[2001] 1 C.F. 305
T-1843-99
La succession de feu Emerson Woodburn, Edith Woodburn et Douglas Woodburn (demandeurs)
c.
Commission de la capitale nationale (défenderesse)
Répertorié : Woodburn, succession c. Commission de la capitale nationale (1re inst.)
Section de première instance, juge Heneghan—Ottawa, 23 février; 29 août 2000.
Expropriation — La Commission de la capitale nationale (la CCN) a abandonné les fins pour lesquelles le terrain a été exproprié (la Ceinture de verdure) — Elle a déclaré le terrain excédentaire, a obtenu son rezonage, l’a vendu et en a tiré un profit énorme — En l’absence de « stratagème déguisé », l’ancien propriétaire n’a aucun droit, qui découle de la common law ou de la loi, de racheter le terrain — La question de savoir si l’autorité expropriante agit ou non dans les limites de la compétence que lui confère la loi n’est pas pertinente dans le cadre de la présente requête — La requête en jugement sommaire dans laquelle la CCN sollicite le rejet de l’action est accueillie, mais, compte tenu des circonstances (le profit réalisé et le fait que la terre agricole expropriée pour prévenir l’étalement de la ville a été vendue après être devenue une zone commerciale routière), et n’a pas droit aux dépens.
En 1961, la Commission de la capitale nationale (la CCN) a exproprié une partie des terres des demandeurs situées dans le canton de Gloucester aux fins d’inclusion dans la Ceinture de verdure qui entoure la région de la capitale nationale. L’acquisition a été complétée en 1963 pour 110 000 $. Les demandeurs ont continué d’occuper le terrain exproprié en tant que fermiers locataires. Au début des années 90, la CCN a décidé que le terrain n’était plus nécessaire pour la Ceinture de verdure et l’a déclaré excédentaire. Par la suite, les demandeurs ont sans succès essayé de racheter le terrain à la Commission. En 1997, le terrain a été rezoné à des fins commerciales. En 1999, la CCN a vendu le terrain à une société à dénomination numérique de l’Ontario pour une somme de 6 702 000 $. La famille Woodburn n’a pas soumis d’offre.
Dans leur déclaration, les demandeurs sollicitent un jugement déclaratoire qu’ils seraient autorisés à acquérir le terrain en question, un bref de mandamus pour lui donner effet, un jugement déclaratoire selon lequel la CCN est titulaire d’un titre en qualité de fiduciaire ou de fiduciaire par interprétation, une injonction et des dommages-intérêts (incluant des dommages-intérêts punitifs et exemplaires). Il s’agit en l’espèce d’une requête en jugement sommaire dans laquelle la CCN sollicite le rejet de ces réclamations.
Les demandeurs ne contestent pas la légalité des procédures d’expropriation, mais ils prétendent avoir un droit sur les terrains, qui découle de la common law et de la loi, en particulier le droit de racheter les terrains expropriés que la CCN ne destine plus à faire partie de la Ceinture de verdure.
Les demandeurs invoquent la décision National Capital Commission c. Munro, [1965] 2 R.C.É. 579, dans laquelle la Cour a conclu que les propriétaires expropriés n’ont aucune cause d’action contre la CCN si l’usage pour lequel les terrains ont été expropriés est par la suite abandonné, dans la mesure où l’abandon ne relève pas d’un stratagème déguisé. Les demandeurs prétendent que cette décision, par déduction, donne naissance à un droit de common law de racheter le terrain en cas d’abandon du but initial de son expropriation. Les demandeurs soutiennent également que les faits de l’espèce soulèvent la possibilité de la participation de la CCN à un stratagème déguisé. Les demandeurs revendiquent aussi un droit fondé sur la Land Clauses Consolidation Act, 1845, une loi du Royaume-Uni qui, selon ce que prétendent les demandeurs, a été incorporée dans la législation canadienne par la Colonial Laws Validity Act, 1865. Enfin, les demandeurs maintiennent que la défenderesse a outrepassé sa compétence en rezonant le terrain et en le vendant.
Jugement : la requête est accueillie.
Ni la Loi sur la Capitale nationale ni la Loi sur les expropriations ne prévoient le cas où une autorité expropriante abandonne les fins pour lesquelles le terrain a été exproprié. La décision Munro n’a pas reconnu un droit de common law de racheter le terrain exproprié. Elle appuie la proposition selon laquelle l’autorité expropriante peut abandonner les fins pour lesquelles le terrain a été exproprié, dans la mesure où l’abandon ne relève pas d’un stratagème déguisé. L’expression « stratagème déguisé » (colourable scheme) est problématique parce que son sens est ambigu. Elle évoque toutefois la duplicité et l’irrégularité.
Rien ne prouve que la CCN a participé à un « stratagème déguisé ». En particulier, rien ne prouve que les procédures d’expropriation de 1961 étaient motivées par l’intention de mettre en réserve les biens immobiliers en vue de les vendre ultérieurement et d’en tirer un profit financier.
Les demandeurs ne peuvent pas non plus invoquer la Lands Clauses Consolidation Act, 1845, comme leur conférant le droit de racheter cette propriété. Bien que les demandeurs n’aient pas bénéficié d’un droit de préemption, il leur était loisible de participer au processus d’appel d’offres, mais ils ont décidé de ne pas y participer.
La question de savoir si la défenderesse agit ou non dans les limites de la compétence que lui confère la loi n’influe pas sur la question litigieuse dans la présente requête en jugement sommaire. Même si la défenderesse avait outrepassé la compétence que lui conférait la loi, il reste que l’expropriation était légale et que, compte tenu de la décision Munro, la loi habilite la défenderesse à changer la fin pour laquelle le terrain a été exproprié.
Compte tenu de l’état actuel du droit, la requête en jugement sommaire doit être accueillie. Toutefois, compte tenu du fait que la Ceinture de verdure a été conçue pour constituer une « zone tampon » contre l’étalement de la ville, les mesures qu’a prises la CCN pour que le terrain, qui était désigné zone institutionnelle gouvernementale, soit rezoné et devienne zone commerciale routière semblent plus conformes à un encouragement à l’étalement de la ville qu’à une résistance à l’érosion des zones vertes. Si l’on tient compte de cela et du fait que la CCN a réalisé un profit énorme sur la vente du terrain exproprié, on peut s’interroger sur les motifs qui ont poussé la défenderesse à déclarer le terrain excédentaire, à obtenir son rezonage et à le vendre. Dans ces circonstances, il n’y a pas d’ordonnance quant aux dépens.
LOIS ET RÈGLEMENTS
Colonial Laws Validity Act, 1865 (R.-U.), 28 & 29 Vict., ch. 63.
Lands Clauses Consolidation Act, 1845 (The) (R.-U.), 8 & 9 Vict., ch. 18, art. 128.
Loi sur la capitale nationale, L.R.C. (1985), ch. N-4, art. 2 « région de la capitale nationale », 10(1) (mod. par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 45, art. 3), (2).
Loi sur la Capitale nationale, S.C. 1958, ch. 37, art. 13.
Loi sur les expropriations, S.R.C. 1952, ch. 106, art. 24, 35(1).
Loi sur les tribunaux judiciaires, L.R.O. 1990, ch. C.43.
Statut de Westminster de 1931, 1931 (R.-U.), 22 Geo. V, ch. 4 [L.R.C. (1985), appendice II, no 27].
JURISPRUDENCE
DÉCISIONS APPLIQUÉES :
Granville Shipping Co. c. Pegasus Lines Ltd., [1996] 2 C.F. 853 (1996), 111 F.T.R. 189 (1re inst.); Kanematsu GmbH c. Acadia Shipbrokers Ltd., [2000] F.C.J. no 978 (C.A.) (QL); National Capital Commission v. Munro, [1965] 2 R.C.É. 579.
DÉCISION CITÉE :
Woodburn v. National Capital Commission, [1999] O.J. no 4286 (S.C.) (QL).
REQUÊTE en jugement sommaire dans laquelle on sollicite le rejet des réclamations des demandeurs visant à obtenir notamment un jugement déclaratoire selon lequel ils sont autorisés à acquérir le terrain que la CCN a exproprié en vue de l’inclure dans la Ceinture de verdure, mais qu’elle a par la suite déclaré excédentaire, rezoné et vendu (en réalisant un profit énorme). Requête accueillie, mais aucune ordonnance quant aux dépens.
ONT COMPARU :
S. Russell Kronick pour les demandeurs.
Kevin P. Nearing pour la défenderesse.
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Goldberg, Shinder & Kronick, Ottawa, pour les demandeurs.
Borden Ladner Gervais, Ottawa, pour la défenderesse.
Ce qui suit est la version française de l’ordonnance et ordonnance rendus par
[1] Le juge Heneghan : La Commission de la capitale nationale (la défenderesse) a présenté une requête en jugement sommaire dans laquelle elle sollicite le rejet des réclamations qu’ont présentées contre elle la succession de feu Emerson Woodburn, Edith Woodburn et Douglas Woodburn (les demandeurs).
[2] La défenderesse a présenté la requête en jugement sommaire après que les demandeurs eurent intenté contre elle une action dans laquelle ils sollicitent, entre autres, un jugement déclaratoire selon lequel ils sont autorisés à acquérir certains terrains situés dans le canton de Gloucester, municipalité régionale d’Ottawa-Carleton. Les demandeurs sollicitent également une ordonnance de rétrocession de ces terrains selon les modalités que la Cour peut imposer.
[3] La déclaration détaille la demande de redressement comme suit :
a) un jugement déclaratoire selon lequel les demandeurs sont fondés en droit à acquérir la propriété de ces terrains situés dans la ville de Gloucester, province de l’Ontario, et plus particulièrement décrits comme étant une partie du lot 21, concession 3 (donnant sur la rivière des Outaouais), canton géographique de Gloucester, Municipalité régionale d’Ottawa-Carleton; ces terrains sont désignés comme étant les parties 1, 2, 3 et 4 sur le plan 4R-12756 et leur numéro de cote foncière est le 04351 0015 (ci-après désigné comme étant le terrain);
b) une ordonnance enjoignant à la défenderesse (ci-après désignée comme étant la CCN) de transférer la propriété des terrains aux demandeurs conformément aux modalités que peut imposer la Cour;
c) un jugement déclaratoire selon lequel la CCN est titulaire du titre de propriété sur les terrains en qualité de fiduciaire ou, subsidiairement, en qualité de fiduciaire par interprétation, pour le compte des demandeurs;
d) une injonction provisoire et interlocutoire empêchant la CCN, ses préposés, représentants, employés et toute autre personne qui agit pour son compte, de vendre, d’aliéner les terrains ou de faire quelque transaction que ce soit relativement à ceux-ci jusqu’à ce que l’action soit entendue, qu’il en soit autrement disposé ou que la Cour rende toute autre ordonnance;
e) des dommages-intérêts, incluant des dommages-intérêts punitifs et exemplaires d’un montant de 1 000 000 $, en plus d’une résiliation;
f) les intérêts avant et après jugement comme le prévoit la Loi sur les tribunaux judiciaires [L.R.O. 1990, ch. C.43];
g) les dépens sur la base avocat-client;
h) toute autre ordonnance et mesure de redressement qui peut sembler juste.
Les faits
[4] Le terrain en question est légalement défini comme étant une partie du lot 21, concession 3 (donnant sur la rivière des Outaouais), canton géographique de Gloucester, Municipalité régionale d’Ottawa -Carleton; il est désigné comme étant les parties 1, 2, 3 et 4 sur le plan 4R-12756 et son numéro de cote foncière est le 04351 0015 (le terrain).
[5] Ce terrain s’étend sur 21 acres. Il faisait partie de la ferme des Woodburn et la Commission de la capitale nationale en a enlevé la propriété à Emerson Woodburn par expropriation en 1961 en vue de l’inclure dans la Ceinture de verdure qui entoure la région de la capitale nationale. La superficie totale du terrain exproprié était d’environ 56 ou 57 acres.
[6] En juillet 1963, la Commission de la capitale nationale a complété l’acquisition de la propriété du terrain lorsque Emerson Woodburn et Edith Woodburn ont signé une « Option d’achat-indemnisation de quatre-vingt-dix jours ». En octobre 1963, Emerson Woodburn a concédé la propriété par acte translatif de propriété immobilière à la Commission de la capitale nationale pour 110 000 $. L’acte translatif de propriété immobilière prévoyait expressément que Edith Woodburn renonçait à son douaire sur le terrain.
[7] Après l’expropriation, les demandeurs ont continué d’occuper le terrain en question en tant que fermiers locataires conformément à une série de baux passés avec la défenderesse. Le dernier de ces baux était d’une durée de 20 ans et expirait le 31 mars 1994.
[8] En 1988, M. Emerson Woodburn est décédé. Le seul bénéficiaire de sa succession était Edith Woodburn.
[9] Au début des années 90, la défenderesse a terminé une étude et conclu que le terrain dont feu Emerson Woodburn avait été exproprié n’était plus nécessaire pour la Ceinture de verdure. La défenderesse a déclaré ce terrain excédentaire. Par la suite, les demandeurs ont sans succès essayé à plusieurs reprises de racheter le terrain à la défenderesse.
[10] En 1997, la Commission de la capitale nationale a cherché à obtenir le morcellement du terrain et son rezonage à des fins commerciales. Les demandeurs ont sans succès contesté la décision de rezoner le terrain et ont notamment interjeté un appel devant la Commission des affaires municipales de l’Ontario. Cet appel a été entendu en 1998 et, une fois de plus, les demandeurs ont été déboutés. En 1998, le morcellement et le rezonage ont été confirmés. Le terrain, qui était désigné zone institutionnelle gouvernementale, a été rezoné et est devenu zone commerciale routière.
[11] À ce moment, M. Douglas Woodburn, qui est le fils de feu Emerson Woodburn, a encore une fois avisé la défenderesse qu’il désirait racheter le terrain en vue de le cultiver, mais ses efforts ont été vains. En décembre 1998, le président de la Commission de la capitale nationale a informé M. Douglas Woodburn que s’il désirait acquérir de nouveau le terrain, il devrait faire une offre comme toute autre personne intéressée.
[12] Vers février 1999, la défenderesse a fait un appel d’offres pour l’achat des terrains rezonés. Une entente a été conclue entre la Commission de la capitale nationale et un promoteur immobilier pour la vente et l’achat du terrain. L’offre d’achat venait de 938966 Ontario Inc., une filiale de Canril Corporation, et était d’un montant de 6 702 000 $. La famille Woodburn n’a pas soumis d’offre.
[13] Après la vente du terrain, Edith Woodburn a introduit une action devant la Cour supérieure de l’Ontario dans laquelle elle revendiquait un droit sur le terrain. Le 4 août 1999, un certificat d’affaire en instance a été délivré et enregistré sur le titre de propriété. Le certificat a été délivré ex parte.
[14] La défenderesse a sollicité une ordonnance d’annulation du certificat, et, le 8 novembre 1999, la Cour supérieure de l’Ontario a rendu une décision annulant le certificat d’affaire en instance [[1999] O.J. no 4286 (QL)]. Dans ses motifs écrits, le juge Panet a accordé la mesure de redressement sollicitée par la défenderesse. Le juge Panet a conclu que les demandeurs n’avaient pas de droit sur le terrain qui justifiait le maintien du certificat d’affaire en instance. Les demandeurs ont interjeté appel de cette décision.
La revendication par les demandeurs d’un droit sur le terrain
[15] Les procédures d’expropriation en 1961 ont été engagées conformément à l’article 13 de la Loi sur la Capitale nationale, S.C. 1958, ch. 37. Cette disposition est rédigée comme suit :
13. (1) La Commission peut, avec l’approbation du gouverneur en conseil, prendre ou acquérir des terrains pour les objets de la présente loi sans le consentement du propriétaire et, sauf les dispositions différentes contenues dans le présent article, toutes les prescriptions de la Loi sur les expropriations, avec les modifications qu’exigent les circonstances, s’appliquent à l’exercice des pouvoirs conférés par le présent article et aux terrains ainsi pris ou acquis, de même qu’à l’égard dudit exercice et desdits terrains.
(2) Pour les objets de l’article 9 de la Loi sur les expropriations, le plan et la description peuvent être signés par le président ou le directeur général de la Commission.
(3) L’indemnité pour les terrains pris ou acquis aux termes du présent article, ou pour dommage à des terrains nuisiblement atteints du fait de la construction de quelque ouvrage par la Commission, doit être payée par cette dernière comme si les terrains avaient été acquis en vertu des autres dispositions de la présente loi. Toutes réclamations contre la Commission à l’égard de l’indemnité ou du dommage en question peuvent être entendues et décidées par la Cour de l’Échiquier du Canada en conformité des articles 46 à 49 de la Loi sur la Cour de l’Échiquier. Toutefois, aucune disposition du présent paragraphe ne doit s’interpréter de façon qu’elle atteigne l’application de l’article 34 de la Loi sur les expropriations.
[16] L’article 13 de la Loi sur la Capitale nationale, précitée, incorpore par renvoi la Loi sur les expropriations, S.R.C. 1952, ch. 106. En vertu du paragraphe 35(1) de la Loi sur les expropriations, précitée, la propriété d’un terrain exproprié sera dévolue à Sa Majesté. Le paragraphe 35(1) prévoit ce qui suit :
35. (1) Tous les terrains, rivières et cours d’eau et immeubles acquis pour un ouvrage public sont dévolus à Sa Majesté et, lorsque ces biens ne sont plus nécessaires pour l’ouvrage public, ils peuvent être vendus ou aliénés sous l’autorité du gouverneur en conseil.
[17] Il est important de noter aux fins de la requête en jugement sommaire que les demandeurs ne contestent pas la légalité des procédures d’expropriation engagées en 1961. Plutôt, ils prétendent avoir un droit sur les terrains, qui découle de la common law et de la loi, en particulier le droit de racheter les terrains expropriés que la Commission de la capitale nationale ne destine plus à faire partie de la Ceinture de verdure.
[18] En ce qui concerne le droit fondé sur la common law, les demandeurs s’appuient sur les termes qu’a utilisés le juge Gibson dans la décision National Capital Commission v. Munro, [1965] 2 R.C.É. 579, à page 645 :
[traduction] À mon avis, tous ces usages relèvent de la compétence de la Commission de la Capitale nationale aux termes de l’art. 13 de la Loi sur la Capitale nationale, dans la mesure où l’acquisition des terrains est effectuée de bonne foi pour les fins mentionnées à l’art. 10(1). En cas d’abandon des fins pour lesquelles les terrains ont été acquis, si cet abandon ne relève pas d’un stratagème déguisé, la Commission de la Capitale nationale, sous réserve de l’art. 14, peut vendre ces terrains à des fins privées et les propriétaires initiaux ne conservent aucun droit sur ceux-ci. En outre, il n’y a aucune obligation de la part de la Commission de la Capitale nationale de poursuivre un usage particulier des terrains après les avoir acquis conformément à l’art. 13 de la Loi, et, en conséquence, les propriétaires initiaux n’auront en aucun temps une cause d’action contre la Commission de la Capitale nationale du fait de l’abandon par cette dernière, de bonne foi, d’un usage qui constituait le but initial de l’acquisition de ces terrains. [Non souligné dans l’original.]
Les demandeurs prétendent que cet extrait, par déduction, donne naissance à un droit de common law de racheter le terrain en cas d’abandon du but initial de son expropriation.
[19] Deuxièmement, les demandeurs revendiquent un droit fondé sur l’article 128 de la Land Clauses Consolidation Act, 1845 (R.-U.), 8 & 9 Vict., ch. 18. Cette disposition prévoit ceci :
[traduction]
CXXVIII. Avant d’aliéner ces terrains excédentaires, à moins que ceux-ci ne soient situés dans une municipalité, urbanisés ou utilisés pour des travaux de construction, les promoteurs de l’entreprise doivent, dans un premier temps, offrir de les vendre (s’il en est) à la personne qui y a droit, soit celle qui en a été initialement dépossédée; si cette personne refuse de les acheter ou si cette personne ne peut pas, après une recherche minutieuse, être trouvée, la même offre est faite à la personne ou aux diverses personnes dont les terrains sont directement contigus aux terrains qu’on projette de vendre, ces personnes étant habiles à conclure un contrat relatif à l’achat de ces terrains; et lorsque plus d’une personne a un tel droit de préemption, l’offre est faite à chacune de ces personnes successivement, dans l’ordre que les promoteurs de l’entreprise estiment approprié.
[20] Les demandeurs prétendent que cette loi impériale a été incorporée dans la législation canadienne par la Colonial Laws Validity Act, 1865 (R.-U.), 28 & 29 Vict., ch. 63. Les demandeurs soutiennent également que cette disposition fait toujours partie du droit canadien et que le Statut de Westminster de 1931, 1931 (R.-U.), 22 Geo. V, ch. 4 [L.R.C. (1985), appendice II, no 27] n’a rien changé à cela.
Le stratagème déguisé et la compétence que reconnaît la loi à la Commission de la capitale nationale
[21] Les demandeurs prétendent également que les termes utilisés par le juge Gibson dans la décision Munro, précitée, envisagent le rachat des terrains expropriés par leur propriétaire initial en cas d’abandon faisant partie d’un stratagème déguisé.
[22] Les demandeurs soutiennent que le fait pour la Commission de la capitale nationale en l’espèce de vendre des terrains excédentaires à un prix très élevé soulève la possibilité de la participation de la Commission à un stratagème déguisé qui serait contraire à l’objet de la Loi.
[23] Enfin, les demandeurs allèguent que la défenderesse a outrepassé sa compétence en rezonant le terrain et en le vendant. Ils affirment également que les actes de la Commission de la capitale nationale, à qui la loi a conféré le pouvoir extraordinaire d’exproprier des terrains privés à des fins particulières, soulèvent des considérations de principe importantes. À l’appui de cet argument, les demandeurs invoquent les paragraphes 10(1) [mod. par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 45, art. 3] et 10(2) de la Loi sur la capitale nationale [L.R.C. (1985), ch. N-4].
[24] Selon le paragraphe 10(1), la Commission de la capitale nationale a la mission suivante :
10. (1) La Commission a pour mission :
a) d’établir des plans d’aménagement, de conservation et d’embellissement de la région de la capitale nationale et de concourir à la réalisation de ces trois buts, afin de doter le siège du gouvernement du Canada d’un cachet et d’un caractère dignes de son importance nationale;
b) d’organiser, de parrainer ou de promouvoir, dans la région de la capitale nationale, des activités et des manifestations publiques enrichissantes pour le Canada sur les plans culturel et social, en tenant compte du caractère fédéral du pays, de l’égalité du statut des langues officielles du Canada ainsi que du patrimoine des Canadiens.
[25] Le paragraphe 10(2) décrit les moyens que la Commission de la capitale nationale peut utiliser dans l’exercice des pouvoirs qui lui sont conférés par la loi :
10. […]
(2) Pour l’application de la présente loi, la Commission peut :
a) acquérir, détenir, gérer ou mettre en valeur des biens;
b) prendre, à l’égard de biens, toute mesure compatible avec les conditions et restrictions qu’elle juge utiles, et notamment les vendre, les concéder, les transférer, les louer ou encore les mettre à la disposition de qui que ce soit;
c) construire, entretenir et exploiter des parcs, places, voies publiques, promenades, ponts, bâtiments ou tous autres ouvrages;
d) entretenir et améliorer ses propres biens ou, à la demande du titulaire ou autre responsable d’un ministère, d’autres biens placés sous l’autorité de ce ministère et gérés par lui;
e) collaborer ou participer à des projets conjoints avec les municipalités locales ou d’autres autorités, ou leur accorder des subventions, en vue de l’embellissement, de l’aménagement ou de l’entretien des propriétés;
f) aménager, entretenir et exploiter—ou accorder des concessions pour exploiter—, sur toute propriété de la Commission, des lieux d’intérêt ou d’usage public, notamment des lieux de divertissement, de loisir et de rafraîchissement;
g) administrer, préserver et entretenir tout lieu ou musée historique;
h) mener des enquêtes et recherches sur la planification de la région de la capitale nationale;
i) d’une façon générale, accomplir et autoriser les actions pouvant contribuer, directement ou indirectement, à la réalisation de sa mission.
[26] Le mandat de la Commission de la capitale nationale se rapporte particulièrement à « [l]’aménagement, [la] conservation et [l]’embellissement de la région de la capitale nationale ». L’expression « région de la capitale nationale » est définie comme suit dans la loi pertinente :
2. […]
[…]
« région de la capitale nationale » désigne le siège du gouvernement du Canada et ses alentours, plus particulièrement décrits dans l’annexe.
Analyse
[27] Avant d’entreprendre l’analyse relative à la requête en jugement sommaire, il importe de ne pas oublier que les demandeurs ne sollicitent pas le contrôle judiciaire de la décision de la défenderesse de déclarer le terrain excédentaire, de le rezoner ou de le vendre. Plutôt, les demandeurs ont sollicité réparation en se fondant sur les arguments juridiques selon lesquels ils conservent un droit sur le terrain.
[28] Pour les fins de la présente requête, je dois déterminer, compte tenu des principes applicables aux jugements sommaires énoncés dans Granville Shipping Co. c. Pegasus Lines Ltd., [1996] 2 C.F. 853 (1re inst.), s’il existe une question sérieuse à instruire. Cette affaire fournit une liste détaillée des facteurs à prendre en considération sur présentation d’une requête en jugement sommaire.
[29] Je note également que, plus récemment, la Cour d’appel fédérale, dans Kanematsu GmbH c. Acadia Shipbrokers Ltd., [2000] F.C.J. no 978 (QL), a émis les commentaires suivants au paragraphe 13 et que ceux-ci sont pertinents en l’espèce en ce qui concerne les éléments de preuve qui doivent être soumis sur présentation d’une requête en jugement sommaire :
La décision de la Cour dans l’affaire Feoso Oil Ltd. c. Le Sarla, où elle interprète les Règles de la Cour fédérale, constitue un arrêt de principe en matière de jugement sommaire. Il établit que, sur présentation d’une requête en jugement sommaire, les deux parties doivent déposer la preuve relative aux questions invoquées à laquelle elles peuvent raisonnablement avoir accès et qui est susceptible d’aider la Cour à déterminer s’il existe une question sérieuse à instruire. L’intimé ne peut s’appuyer sur ses plaidoiries écrites; il doit faire valoir des faits précis démontrant l’existence d’une question sérieuse à instruire.
[30] L’expropriation est une création de la loi. Le législateur a conféré ce pouvoir à la Commission de la capitale nationale. Compte tenu des éléments de preuve dont je suis saisie, il semble que les exigences prévues par la loi quant à l’expropriation des terrains appartenant aux Woodburn ont été respectées. En outre, les demandeurs ont clairement dit qu’ils ne contestent pas la validité de l’expropriation. Leur litige porte sur l’aliénation du terrain exproprié maintenant que la Commission de la capitale nationale a déclaré celui-ci excédentaire.
[31] Aucune disposition de la Loi sur la capitale nationale, précitée, ni de la Loi sur les expropriations, précitée, ne traite de la situation en l’espèce, soit les conséquences juridiques d’une décision par l’autorité expropriante d’abandonner les fins pour lesquelles le terrain a été exproprié.
[32] L’article 24 de la Loi sur les expropriations, précitée, traite de la situation où l’autorité expropriante abandonne les terrains expropriés, mais rien ne prouve qu’il y eu un tel abandon en l’espèce. Dans la présente affaire, la Commission de la capitale nationale a abandonné l’utilisation qu’elle faisait du terrain, mais elle n’a pas abandonné le terrain lui-même.
[33] Je n’accepte pas les arguments fondés sur un droit de common law de racheter le terrain, droit qui, dit-on, découlerait par déduction des remarques du juge Gibson dans la décision National Capital Commission c. Munro, précitée. En fait, j’interprète les commentaires du juge Gibson comme signifiant que la Commission de la capitale nationale peut abandonner les fins pour lesquelles le terrain a été exproprié, dans la mesure où l’abandon ne relève pas d’un stratagème déguisé.
[34] L’expression « stratagème déguisé » (colourable scheme) est problématique parce que son sens est ambigu. Elle évoque la duplicité et l’irrégularité. Dans le contexte de la présente affaire, les demandeurs prétendent que l’aliénation projetée des anciens terrains des Woodburn relève d’un stratagème déguisé. Toutefois, rien ne prouve que c’est le cas.
[35] Les allégations de participation de la Commission de la capitale nationale à un « stratagème déguisé » s’appuient sur les faits entourant l’acquisition initiale du terrain et son aliénation projetée en ce moment. En 1961, la Commission de la capitale nationale a exproprié un terrain d’environ 56 ou 57 acres qu’avait cultivé la famille Woodburn depuis 1945. L’indemnité relative à l’expropriation a été de 110 000 $.
[36] La Commission de la capitale nationale n’a pas pris possession matérielle du terrain, mais l’a loué à Emerson Woodburn qui a continué de le cultiver. Le terrain a été utilisé à des fins agricoles jusqu’en 1994, quand la Commission de la capitale nationale a refusé de renouveler le bail.
[37] En 1999, après que des demandes de morcellement et de rezonage eurent été présentées, une partie du terrain exproprié a fait l’objet d’une convention de vente pour la somme de 6 702 000 $. On projetait d’utiliser le terrain à des fins commerciales. Le terrain avait été exproprié pour être inclus dans la Ceinture de verdure qui entoure la région de la capitale nationale, une zone tampon contre l’étalement de la ville.
[38] La somme considérable que la Commission de la capitale nationale tirera de la vente du terrain et, en plus, l’utilisation commerciale projetée de ce terrain, qui a fait partie pendant près de 40 ans de la Ceinture de verdure, peuvent donner lieu à des suppositions. Cependant, en l’absence d’éléments de preuve selon lesquels les procédures d’expropriation en 1961 étaient motivées par l’intention de mettre en réserve les biens immobiliers en vue de les vendre ultérieurement et d’en tirer un profit financier, je ne suis pas disposée à conclure que la Commission de la capitale nationale participe à un stratagème déguisé.
[39] De même, je ne suis pas convaincue que les demandeurs peuvent invoquer la Lands Clauses Consolidation Act, 1845, précitée, à l’appui de leur argument selon lequel cette loi leur confère un droit de préemption quant au rachat des terrains expropriés.
[40] À mon avis, l’article 128 de cette loi, s’il est applicable, confère au propriétaire foncier intéressé uniquement un droit de préemption quant au rachat des terrains expropriés, sous réserve d’autres dispositions de cette loi. Bien que les demandeurs en l’espèce n’aient pas bénéficié d’un tel droit, il leur était certainement loisible de participer au processus d’appel d’offres. Les demandeurs ont décidé de ne pas y participer.
[41] Le dernier argument soulevé par les demandeurs se rapporte aux incidences sur les politiques générales du fait que la Commission de la capitale nationale a vendu des terrains expropriés en vue d’obtenir de l’argent pour ses opérations courantes. Cette question soulève la question additionnelle de savoir si le rezonage et la vente du terrain en question relève de la compétence que la loi confère à la Commission de la capitale nationale.
[42] La question de savoir si la défenderesse agit ou non dans les limites de la compétence que lui confère la loi n’influe pas sur la question litigieuse dans la présente requête en jugement sommaire. Même si la défenderesse avait outrepassé la compétence que lui conférait la loi, et je souligne que je ne tire aucune conclusion à cet égard, il reste que l’expropriation du terrain était légale et que, compte tenu de la décision Munro, la loi habilite la défenderesse à changer la fin pour laquelle le terrain en question a été exproprié. Le droit canadien ne prévoit aucun mécanisme permettant que le terrain en l’espèce revienne aux Woodburn, sauf, peut-être, si les faits de l’espèce méritaient l’application des commentaires du juge Gibson dans la décision Munro, précitée.
[43] En conséquence, compte tenu de l’état actuel du droit sur l’expropriation et les jugements sommaires, ainsi que des actes de procédure sur lesquels la présente requête est fondée, je suis d’avis que la requête en jugement sommaire devrait être accueillie. Je ne suis pas convaincue que les demandeurs ont établi qu’il existe une question sérieuse à instruire en l’espèce.
[44] Cependant, je conclurais en disant que je ne suis pas indifférente à la situation dans laquelle se trouvent les Woodburn. Leur terrain a été exproprié contre leur gré en vue de créer la Ceinture de verdure. Le terrain lui-même est demeuré une terre agricole puisque la défenderesse a conclu une série de baux avec les Woodburn. Par la suite, conformément à une étude, le terrain a été déclaré excédentaire.
[45] Compte tenu du fait que la Ceinture de verdure a été conçue pour constituer une « zone tampon » contre l’étalement de la ville, les mesures qu’a prises la Commission de la capitale nationale pour déclarer le terrain excédentaire et pour que le terrain, qui était désigné zone institutionnelle gouvernementale, soit rezoné et devienne zone commerciale routière semblent plus conformes à une concession à l’étalement de la ville qu’à une résistance à l’érosion des zones vertes. Si l’on tient compte de cela et du fait que la Commission de la capitale nationale a réalisé un profit de 6,7 millions de dollars sur la vente du terrain, on ne peut s’empêcher de s’interroger sur les motifs qui ont poussé la défenderesse à déclarer le terrain excédentaire, à le rezoner et à le vendre. En conséquence, bien que la conclusion en droit soit inévitable, on ne peut s’empêcher d’éprouver une immense sympathie pour les Woodburn.
ORDONNANCE
[46] La requête en jugement sommaire est accueillie. Compte tenu des circonstances de l’espèce, il n’y a pas d’ordonnance quant aux dépens.