[1995] 3 C.F. 252
IMM-1236-94
John Martin Kaberuka (requérant)
c.
Ministre de l’Emploi et de l’Immigration (intimé)
Répertorié : Kaberuka c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (C.A.)
Section de première instance, juge suppléant Heald—Toronto, 24 mai; Ottawa, 20 juillet 1995.
Citoyenneté et Immigration — Exclusion et renvoi — Les règles de la justice naturelle et les art. 7, 12 et 15 de la Charte s’appliquent-ils aux art. 46.01(1)a) et 53(1) de la Loi sur l’immigration (qui ne prévoient aucun droit à une audience ni à des motifs lorsqu’il est statué que la vie d’une personne n’est pas menacée dans le pays où elle doit être renvoyée)? — Dans l’affirmative, ont-ils été violés?
Droit constitutionnel — Charte des droits — Les art. 46.01(1)a) et 53(1) de la Loi sur l’immigration (qui ne prévoient aucun droit à une audience ni à des motifs lorsqu’il est statué que la vie d’une personne n’est pas menacée dans le pays où elle doit être renvoyée) ne violent pas les art. 7, 12 et 15 de la Charte.
Le requérant, qui est citoyen du Rwanda, a été accepté comme réfugié au sens de la Convention au Kenya au début des années 1980 et a vécu dans ce pays à titre de résident permanent jusqu’en 1992. Après un séjour de quatre mois aux États-Unis, il a essayé d’entrer au Canada en mars 1993. Un rapport a été rédigé en vertu de l’alinéa 20(1)a) de la Loi sur l’immigration, selon lequel l’admission du requérant aurait été contraire à la Loi et aux règlements parce qu’il appartenait à une catégorie décrite à l’alinéa 19(2)d) de la Loi. Au cours d’une enquête tenue devant un agent principal afin qu’il soit déterminé si les allégations contenues dans le rapport étaient exactes, le requérant a revendiqué le statut de réfugié au sens de la Convention, mais l’agent principal a déclaré sa revendication irrecevable parce que ce statut lui avait déjà été reconnu au Kenya. Une mesure d’exclusion a alors été prise. L’agent principal a statué par la suite que le renvoi du requérant du Canada n’était pas interdit par le paragraphe 53(1) de la Loi sur l’immigration parce que sa vie et sa sécurité ne seraient pas menacées s’il était renvoyé du Canada. Le requérant a été expulsé aux États-Unis.
La Cour devait trancher une demande de contrôle judiciaire de cette décision. Le requérant a soutenu que l’alinéa 46.01(1)a) et le paragraphe 53(1) de la Loi sur l’immigration doivent être interprétés ensemble et que leur objet englobe le cas d’une personne qui craint d’être persécutée dans un pays d’asile. Il a fait valoir que le régime législatif d’appréciation de la menace à la vie et à la sécurité doit être conforme aux exigences de l’article 7 de la Charte ou à celles de la justice naturelle. Le requérant a aussi plaidé que le régime législatif viole les articles 12 et 15 de la Charte.
Les questions en litige étaient les suivantes : (1) L’alinéa 46.01(1)a) et le paragraphe 53(1) de la Loi sur l’immigration sont-ils, séparément ou ensemble, soumis à l’épreuve des articles 7, 12 ou 15 de la Charte? (2) Dans l’affirmative, l’alinéa 46.01(1)a) et le paragraphe 53(1) violent-ils, séparément ou ensemble, les articles 7, 12 et 15 de la Charte? (3) Dans l’affirmative, la décision de l’agent principal a-t-elle été rendue en conformité avec les articles 7, 12 et 15 de la Charte? (4) La décision de l’agent principal a-t-elle été rendue en conformité avec son obligation d’agir équitablement?
Jugement : la demande doit être rejetée.
(1) Il est bien établi que les exigences quant à la recevabilité de la revendication, y compris celles énoncées à l’article 46.01, n’entraînent pas en elles-mêmes l’application des articles 7 et 12 de la Charte. Toutefois, l’alinéa 46.01(1)a) et le paragraphe 53(1) doivent être examinés ensemble. Étant donné que la décision portant sur la recevabilité de la revendication est automatique et impérative dans le cas de tous les demandeurs dont le statut de réfugié a été reconnu ailleurs et que le seul obstacle possible à l’exécution de la mesure de renvoi est une décision rendue par application du paragraphe 53(1), l’article 7 de la Charte s’applique. L’article 12 n’est pas en cause car la disposition concernant la recevabilité de la revendication et la révision du renvoi du requérant ne soulèvent pas, séparément ni ensemble, la question des traitements ou peines cruels et inusités. Ce n’est qu’à l’étape de l’expulsion que ces questions entrent en jeu. Dans Nguyen c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] 1 C.F. 696(C.A.), on trouve une indication claire que la Cour d’appel fédérale estime que les exigences établies par la Loi concernant la recevabilité sont soumises à l’épreuve de l’article 15 de la Charte.
(2) (a) L’article 7 de la Charte
Les aspects matériels
L’objectif poursuivi par le paragraphe 46.01(1) de la Loi est d’éviter la « quête du meilleur pays d’asile », c’est-à-dire, d’empêcher que des personnes tentent d’obtenir les conditions d’asile les plus favorables en faisant des revendications inutiles ou multiples. L’interdiction de renvoi prévue par le paragraphe 53(1) est automatique. Par conséquent, l’application automatique du paragraphe 53(1) aux personnes dont la revendication est irrecevable en vertu de l’alinéa 46.01(1)a) constitue un compromis légitime entre l’intérêt qu’a l’État à éviter la quête du meilleur pays d’asile et la nécessité que les conséquences possibles du critère de recevabilité« le renvoi du Canada—soient appréciées dans le cadre d’une évaluation obligatoire du préjudice que son pays d’asile pourrait faire subir au demandeur visé par l’alinéa 46.01(1)a).
Les aspects procéduraux
Il n’existe aucune procédure formelle pour l’application du paragraphe 53(1). Il comporte toutefois la simple exigence voulant que le requérant démontre que sa vie et sa sécurité « seraient » menacées. L’ancien article 46.02 de la Loi sur l’immigration permettait qu’une revendication du statut de réfugié soit tranchée lorsqu’une personne dont le statut de réfugié avait été reconnu dans un autre ressort prétendait être persécutée dans ce pays. L’abrogation quant au fond de cette disposition indique que le législateur a choisi de ne pas permettre aux personnes dont le statut de réfugié a été reconnu par un autre pays de faire valoir une crainte bien fondée d’être persécutées dans leur pays d’asile. La justice fondamentale n’exige pas que la Loi prescrive une procédure sous le régime du paragraphe 53(1) pour le traitement des personnes dont le statut de réfugié au sens de la Convention a déjà été reconnu dans un autre ressort. L’évaluation des circonstances décrites au paragraphe 53(1), dans lesquelles les personnes dont la revendication est jugée irrecevable en vertu de l’alinéa 46.01(1)a) ont le droit de ne pas être renvoyées, doit être laissée à la discrétion des fonctionnaires de l’Immigration. Il est significatif que l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire demeure assujetti au contrôle judiciaire par la présente Cour en vertu de l’article 18.1 de la Loi sur la Cour fédérale. Par conséquent, le régime législatif est compatible avec l’article 7 de la Charte.
(b) L’article 12 de la Charte
Il n’est pas nécessaire de trancher la question d’une éventuelle violation de l’article 12 de la Charte car la question de l’application de l’article 12 se pose uniquement lorsqu’une partie conteste directement la procédure de renvoi. Le requérant avait déjà été renvoyé.
(c) L’article 15 de la Charte
On a fait valoir que les personnes dont le statut de réfugié au sens de la Convention a été reconnu au Canada ont le droit d’interjeter appel d’une ordonnance de renvoi en vertu de l’alinéa 70(2)a) de la Loi sur l’immigration, alors que celles dont le statut de réfugié a été reconnu dans un autre pays ne jouissent pas de ce droit. Cependant, le requérant n’a présenté aucun argument quant aux motifs analogues ou expressément énumérés à l’article 15 de la Charte qui seraient en cause, le cas échéant.
(3) L’agent principal n’a pas exercé son pouvoir discrétionnaire en conformité avec les exigences de la justice fondamentale en ce qui a trait à la crainte du requérant de subir un préjudice au Kenya, son pays d’asile. Néanmoins, des éléments de preuve établissaient que le requérant n’avait pas été renvoyé au Kenya, mais aux États-Unis. Le requérant ne s’est pas déchargé du fardeau de prouver, par prépondérance des probabilités, que l’agent principal a commis une erreur susceptible de contrôle lorsqu’il a conclu en vertu du paragraphe 53(1) que le requérant serait renvoyé aux États-Unis. Pour les mêmes raisons, je conclus qu’il n’a pas été porté atteinte au droit que l’article 12 de la Charte garantit au requérant. Même si l’article 12 s’appliquait à la décision rendue en vertu du paragraphe 53(1), le requérant était expulsé aux États-Unis, et non au Kenya.
(4) En général, les décisions prises en vertu du paragraphe 53(1) sont de nature administrative et, pour cette raison, il est satisfait aux exigences de l’équité lorsque le requérant a la possibilité de présenter des observations par écrit. Quoi qu’il en soit, la preuve était insuffisante en l’espèce pour étayer une conclusion portant que les principes de la justice naturelle ont été violés.
Deux questions ont été certifiées. La première est celle de savoir si l’alinéa 46.01(1)a) et le paragraphe 53(1) violent l’article 7 de la Charte. La deuxième est celle de savoir si l’alinéa 46.01(1)a) viole l’article 15 de la Charte.
LOIS ET RÈGLEMENTS
Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 7, 12, 15.
Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, 28 juillet 1951, [1969] R.T. Can. no 6, art. 33.
Loi modifiant la Loi sur l’immigration et d’autres lois en conséquence, L.C. 1992, ch. 49, art. 36.
Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 18.1 (édicté par L.C. 1990, ch. 8, art. 5), 57 (mod., idem, art. 19).
Loi sur l’immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2, art. 2(1) « réfugié au sens de la Convention » (mod. par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 28, art. 1), 3, 19(2)d), 20(1)a), 23(4) (mod. par L.C. 1992, ch. 49, art. 13), 28 (mod., idem, art. 17), 46.01(1)a) (édicté par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 28, art. 14; L.C. 1992, ch. 49, art. 36), 46.01(2) (édicté par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 28, art. 14; L.C. 1992, ch. 49, art. 36), 53(1) (mod. par L.C. 1992, ch. 49, art. 43), 70(2)a) (mod. par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 28, art. 18), 83(1) (mod. par L.C. 1992, ch. 49, art. 73).
JURISPRUDENCE
DÉCISIONS APPLIQUÉES :
Nguyen c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] 1 C.F. 696 (1993), 100 D.L.R. (4th) 151; 14 C.R.R. (2d) 146; 18 Imm. L.R. (2d) 165; 151 N.R. 69 (C.A.); Barrera c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] 2 C.F. 3 (1992), 99 D.L.R. (4th) 264; 18 Imm. L.R. (2d) 81; 151 N.R. 28 (C.A.); Dehghani c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] 1 R.C.S. 1053; (1993), 101 D.L.R. (4th) 654; 10 Admin. L.R. (2d) 1; 20 C.R. (4th) 34; 14 C.R.R. (2d) 1; 18 Imm. L.R. (2d) 245; 150 N.R. 241; Cunningham c. Canada, [1993] 2 R.C.S. 143; (1993), 11 Admin. L.R. (2d) 1; 80 C.C.C. (3d) 492; 20 C.R. (4th) 57; 14 C.R.R. (2d) 234; 151 N.R. 161; 62 O.A.C. 243; Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) c. Letshou-Olembo, [1990] 3 C.F. 45 (1990), 73 D.L.R. (4th) 560; 11 Imm. L.R. (2d) 225; 113 N.R. 136 (C.A.); Panjwani c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration (1994), 76 F.T.R. 144 (C.F. 1re inst.); Singh et autres. c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1985] 1 R.C.S. 177; (1985), 17 D.L.R. (4th) 422; 12 Admin. L.R. 137; 14 C.R.R. 13; 58 N.R. 1; Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143; (1989), 56 D.L.R. (4th) 1; [1989] 2 W.W.R. 289; 34 B.C.L.R. (2d) 273; 25 C.C.E.L. 255; 10 C.H.R.R. D/5719; 36 C.R.R. 193; 91 N.R. 255; Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) c. Agbasi, [1993] 2 C.F. 620 (1993), 61 F.T.R. 254; 10 Imm. L.R. (2d) 94 (1re inst.); Shah c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration (1994), 170 N.R. 238 (C.A.F.); Liyanagamage c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1994), 176 N.R. 4 (C.A.F.).
DÉCISION EXAMINÉE :
Hoang c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1990), 13 Imm. L.R. (2d) 35; 120 N.R. 193 (C.A.F).
DÉCISIONS CITÉES :
Chiarelli c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 R.C.S. 711; (1992), 90 D.L.R. (4th) 289; 2 Admin. L.R. (2d) 125; 72 C.C.C. (3d) 214; 8 C.R.R. (2d) 234; 16 Imm. L.R. (2d) 1; 135 N.R. 161; Arica c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1995] F.C.J. no 670 (C.A.) (QL); Adjei c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1989] 2 C.F. 680 (1989), 57 D.L.R. (4th) 153 (C.A.); Chichmanov c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] F.C.J. no 832 (C.A.) (QL); Egan c. Canada, [1995] A.C.S. no 43 (QL); Thibaudeau c. Canada (ministre du Revenu national—M.R.N.), [1995] A.C.S. no 42 (QL); Miron c. Trudel, [1995] A.C.S. no 44 (QL); Kaberuka c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] F.C.J. no 369 (1re inst.) (QL).
DEMANDE de contrôle judiciaire de la décision par laquelle un agent principal a statué que le renvoi du requérant du Canada n’était pas interdit par le paragraphe 53(1) de la Loi sur l’immigration. Demande rejetée.
AVOCATS :
Daniel L. Winbaum pour le requérant.
Donald A. MacIntosh pour l’intimé.
PROCUREURS :
Gordner, Klein, Windsor (Ontario), pour le requérant.
Le sous-procureur général du Canada pour l’intimé.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
Le juge suppléant Heald : Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire de la décision par laquelle l’agent principal Frank Parko a statué, le 21 février 1994, que le renvoi du requérant du Canada n’est pas interdit par le paragraphe 53(1) de la Loi sur l’immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2 [mod. par L.C. 1992, ch. 49, art. 43] (la Loi) parce que la vie et la liberté du requérant ne seraient pas menacées s’il était renvoyé du Canada. Cette décision fait suite à celle rendue le 6 avril 1993, portant que la revendication du statut de réfugié du requérant est irrecevable, par application de l’alinéa 46.01(1)a) [édicté par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 28, art. 14; L.C. 1992, ch. 49, art. 36] de la Loi.
I. Les faits
Le requérant est citoyen du Rwanda et membre de la tribu Tutsi. Il a été accepté comme réfugié au sens de la Convention au Kenya au début des années 1980[1]. Il a vécu au Kenya à titre de résident permanent de 1982 à 1992, puis il a quitté le Kenya le 23 novembre 1992 pour se rendre aux États-Unis. Il est demeuré aux États-Unis jusqu’au 31 mars 1993, date à laquelle il a essayé d’entrer au Canada. À cette époque, un rapport a été rédigé en vertu de l’alinéa 20(1)a) de la Loi, selon lequel l’admission du requérant aurait été contraire à la Loi et aux règlements parce qu’il appartenait à une catégorie décrite à l’alinéa 19(2)d) de la Loi. Une enquête devant un agent principal a été fixée au 6 avril 1993 afin qu’il soit déterminé si les allégations contenues dans le rapport étaient exactes. Au cours de l’enquête, le requérant a revendiqué le statut de réfugié au sens de la Convention et l’agent principal a déclaré sa revendication irrecevable par application de l’alinéa 46.01(1)a) parce que le statut de réfugié au sens de la Convention du requérant avait été reconnu dans un autre pays que le Canada, soit au Kenya. Une mesure d’exclusion a alors été prise en conformité avec le paragraphe 23(4) [mod. par L.C. 1992, ch. 49, art. 13] de la Loi.
En vertu du paragraphe 53(1) de la Loi, une personne dont la revendication a été jugée irrecevable en application de l’alinéa 46.01(1)a) de la Loi ne peut être renvoyée dans un pays où « sa vie ou sa liberté seraient menacées » pour l’un des motifs énumérés dans la définition de l’expression « réfugié au sens de la Convention » énoncée au paragraphe 2(1) [mod. par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 28, art. 1] de la Loi. Après avoir conclu que le renvoi du requérant n’était pas interdit par le paragraphe 53(1), le 18 mars 1994, le juge Wetston a rejeté une demande de sursis de l’exécution de l’ordonnance d’expulsion [[1994] F.C.J. no 369 (1re inst.) (QL)]. Le requérant a été expulsé aux États-Unis le 22 mars 1994, sous le régime d’un accord conclu entre le Canada et les États-Unis. L’avocat du requérant ne connaît pas les allées et venues du requérant depuis le 7 avril 1994. Le dossier ne précise pas si le requérant a été subséquemment expulsé au Kenya.
Après avoir examiné le dossier du requérant, les arguments de l’avocat du requérant et la preuve documentaire interne, l’agent principal a formulé la recommandation suivante dans une note interne le 10 février 1994 :
[traduction] Je statue que M. Kaberuka n’a pas établi l’existence d’un risque personnel et individuel précis qu’il serait le seul à courir par opposition à la situation générale qui prévaut au Kenya. Il ne souhaite peut-être pas retourner dans un pays où règne le désordre et je partage son opinion, mais il fait l’objet d’une ordonnance de renvoi du Canada et je constate, à l’examen de son dossier, que son renvoi devrait s’effectuer vers les États-Unis en vertu de l’accord de réciprocité[2].
L’agent principal n’a pas fourni de motifs formels à l’appui de cette décision. Le requérant a plutôt reçu une lettre que lui a adressée l’intimé le 21 février 1994, et dans laquelle il déclarait :
[traduction] Votre prétention selon laquelle votre vie ou votre liberté seraient menacées si vous retourniez dans votre pays d’asile a été examinée. Après cet examen, il a été décidé que l’article 53 de la Loi sur l’immigration, qui interdirait votre renvoi, ne s’appliquait pas à votre situation[3].
II. Les arguments du requérant
Le requérant soutient que l’alinéa 46.1(1)a) et le paragraphe 53(1) de la Loi doivent être interprétés ensemble. De plus, selon l’avocat, lorsque ces dispositions sont interprétées ensemble, il est évident qu’elles englobent le cas d’une personne qui craint d’être persécutée dans un pays d’asile. À l’appui de cet argument, le requérant invoque l’objectif de la loi de remplir, envers les réfugiés, les obligations imposées au Canada par le droit international et l’article 33 de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés [28 juillet 1951, [1969] R.T. Can. no 6]. L’avocat du requérant en déduit qu’en vertu du paragraphe 53(1), un agent principal est essentiellement tenu de déterminer si une personne est un réfugié au sens de la Convention. Étant donné que la question de savoir si la vie et la liberté d’une personne sont menacées est en cause, le requérant fait valoir que le régime législatif d’appréciation de cette menace doit être conforme aux exigences de l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés (la Charte)[4] ou, subsidiairement, à celles de la justice naturelle. Étant donné que le paragraphe 53(1) ne confère aucun droit à une audience ni à des motifs, le requérant prétend qu’il ne respecte pas les règles de la justice fondamentale ou de la justice naturelle. Le requérant affirme en outre que le régime législatif viole les articles 12 et 15 de la Charte.
III. Les arguments de l’intimé
L’intimé soutient que les décisions relatives à la recevabilité de la revendication ne donnent pas lieu à l’application des articles 7 ou 12 de la Charte parce que les personnes qui se trouvent dans la situation du requérant ne bénéficient pas d’un droit absolu de revendiquer le statut de réfugié, ni de demeurer au Canada. De plus, selon les prétentions de l’intimé, si l’application de l’alinéa 46.01(1)a) et du paragraphe 53(1) est assujettie à l’article 7, la justice fondamentale ne garantit pas le régime législatif idéal ou le plus favorable; partant, l’occasion de présenter des observations par écrit satisfait aux critères de la justice fondamentale et de la justice naturelle, ainsi que de l’équité procédurale. L’intimé affirme que la prise d’une mesure d’exclusion ne constitue pas une décision quasi-judiciaire, ni judiciaire, mais relève de l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire et que, pour cette raison, les exigences auxquelles ce processus doit satisfaire en matière d’équité sont minimales. Enfin, l’intimé fait valoir que le paragraphe 53(1) oblige l’agent principal à tenir compte de l’endroit où le requérant doit être renvoyé; or, en l’espèce, le requérant devait être et a effectivement été renvoyé aux États-Unis, pays à l’égard duquel il n’a formulé aucune allégation de violation du paragraphe 53(1).
IV. Les questions en litige
1. L’alinéa 46.01(1)a) et le paragraphe 53(1) de la Loi sont-ils, séparément ou ensemble, soumis à l’épreuve des articles 7, 12 ou 15 de la Charte[5]?
2. Dans l’affirmative, l’alinéa 46.01(1)a) et le paragraphe 53(1) violent-ils, séparément ou ensemble, les articles 7, 12 et 15 de la Charte?
3. Dans l’affirmative, la décision de l’agent principal a-t-elle été rendue en conformité avec les articles 7, 12 et 15 de la Charte?
4. La décision de l’agent principal a-t-elle été rendue en conformité avec son obligation d’agir équitablement?
V. Analyse
1. L’alinéa 46.01(1)a) et le paragraphe 53(1) de la Loi sont-ils, séparément ou ensemble, soumis à l’épreuve des articles 7, 12 ou 15 de la Charte?
Voici les dispositions législatives pertinentes à la présente demande. En vertu de l’article 23, le requérant était assujetti au processus suivant :
23. …
(4) Sous réserve de l’article 28, l’agent principal prend une mesure d’exclusion à l’encontre de la personne qui fait l’objet du rapport ou l’autorise à quitter le Canada sans délai s’il est convaincu qu’il ne s’agit pas d’un cas pour lequel l’arbitre serait tenu de prendre la mesure d’expulsion prévue par l’alinéa 32(5)a) et que l’intéressé appartient :
a) soit à une catégorie non admissible aux termes de l’alinéa 19(1)i);
b) soit à une catégorie non admissible aux termes de l’alinéa 19(2)d) parce qu’elle ne détient pas, selon le cas, un passeport, un visa ou une autorisation d’étudier ou d’occuper un emploi au Canada en cours de validité, sauf si l’intéressé est titulaire d’une attestation délivrée en vertu de l’article 10.3. [Non souligné dans le texte original.]
L’article 28 [mod. par L.C. 1992, ch. 49, art. 17] dispose :
28. (1) S’il conclut à la recevabilité de la revendication du statut de réfugié au sens de la Convention de la personne à l’encontre de laquelle il prendrait une mesure d’exclusion au titre du paragraphe 23(4) ou une mesure d’interdiction de séjour au titre du paragraphe 27(4), l’agent principal prend contre elle une mesure d’interdiction de séjour conditionnelle.
La disposition pertinente concernant la recevabilité de la revendication est énoncée au paragraphe 46.01(1) :
46.01 (1) La revendication de statut n’est pas recevable par la section du statut si l’intéressé se trouve dans l’une ou l’autre des situations suivantes :
a) il s’est déjà vu reconnaître le statut de réfugié au sens de la Convention par un autre pays dans lequel il peut être renvoyé.
L’article 53 établit une exception à l’application des dispositions qui précèdent :
53. (1) Par dérogation aux paragraphes 52(2) et (3), la personne à qui le statut de réfugié au sens de la Convention a été reconnu aux termes de la présente loi ou des règlements, ou dont la revendication a été jugée irrecevable en application de l’alinéa 46.01(1)a), ne peut être renvoyée dans un pays où sa vie ou sa liberté seraient menacées du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques, sauf …
Les exceptions à l’interdiction de renvoi énumérées dans cette disposition concernent des catégories non admissibles dont le requérant est exclu.
De nombreux aspects du régime législatif décrit ci-dessus sont importants. Premièrement, l’application du paragraphe 23(4), de l’article 28 et de l’alinéa 46.01(1)a) ne laissent à l’agent principal aucun pouvoir discrétionnaire d’admettre le requérant au Canada pour quelque raison que ce soit, bien que le renvoi soit de nature discrétionnaire. J’en arrive à cette conclusion malgré la prétention du requérant portant que le libellé de l’alinéa 46.01(1)a) commande, en raison des obligations imposées au Canada envers les réfugiés par le droit international, un examen au fond de la question de savoir si l’intéressé « peut être renvoyé » dans le pays d’asile[6]. Deuxièmement, le paragraphe 53(1) ne vise que deux catégories de personnes, soit celles à qui le statut de réfugié au sens de la Convention a été reconnu aux termes de la Loi, et celles dont la revendication a été jugée irrecevable en application de l’alinéa 46.01(1)a). Ces dernières forment la seule catégorie de personnes qui ne peuvent être autorisées à demeurer au Canada auxquelles est conféré ce droit additionnel de ne pas être renvoyées du Canada.
La jurisprudence établit que les exigences quant à la recevabilité de la revendication, y compris celles énoncées à l’article 46.01, n’entraînent pas en elles-mêmes l’application des articles 7 et 12 de la Charte. Dans Nguyen c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] 1 C.F. 696(C.A.), le juge Marceau, J.C.A., a formulé les remarques suivantes au nom de la Cour, à la page 704 :
Il semble encore plus facile d’en arriver à la conclusion que l’autre décision, rendue conformément au sous-alinéa 46.02(1)e)(ii) de la Loi est, en elle-même, également valide sur le plan constitutionnel. Un étranger n’a aucun droit absolu d’être reconnu comme étant un réfugié politique, soit en vertu de la common law, soit en vertu de toute convention internationale à laquelle a adhéré le Canada. Il s’ensuit que les dispositions législatives qui prétendent définir les conditions nécessaires à la revendication du statut de réfugié ne peuvent porter atteinte à la Charte que si ces conditions ont pour effet de faire preuve, à l’égard d’un groupe de demandeurs de statut, de discrimination au sens de l’article 15. Refuser à des criminels dangereux le droit, généralement accordé aux immigrants qui fuient la persécution, de chercher refuge au Canada ne saurait certes pas être considéré comme une forme illégitime de discrimination. Seul l’article 15 de la Charte est en cause car, contrairement à la première décision qui traitait de l’expulsion forcée et par conséquent de la perte de la liberté, une déclaration d’irrecevabilité n’implique ni n’entraîne, en elle-même, aucun acte qui puisse porter atteinte à la vie, la liberté ou la sécurité de la personne … [les citations ont été omises]
Cette décision ne fait toutefois pas obstacle aux arguments du requérant en ce qui a trait à la Charte. Comme l’a souligné le juge Marceau de la Cour d’appel dans l’affaire Nguyen, précitée, à la page 705 :
Une mesure législative peut être contestée même si ses parties sont en elles-mêmes acceptables. En effet, l’action réciproque de ses parties peut créer un contexte complètement nouveau et imposer une approche différente. C’est là, je crois, l’attitude qu’a adoptée la Cour suprême dans l’arrêt Chiarelli[7], précité.
En ce qui a trait aux articles 7 et 12 de la Charte, c’est l’interaction entre l’alinéa 46.01(1)a) et le paragraphe 53(1) qui demeure en litige.
Il me semble utile de reproduire en entier les propos du juge Marceau de la Cour d’appel sur l’interaction du régime législatif dont la Cour était saisie dans l’affaire Nguyen, précitée. Après avoir mentionné l’affaire Chiarelli, précitée, le juge Marceau a ajouté, aux pages 705 et 706 :
De la même façon en l’espèce, bien que la décision concluant à l’irrecevabilité en vertu du sous-alinéa 46.01(1)e)(ii) de la Loi ne soit qu’indirectement liée à la mesure d’expulsion, elle n’en supprime pas moins le seul obstacle possible à la prise d’une mesure d’expulsion pure et simple, et comme telle elle contribue à la perte de la liberté et, il est possible, de la sécurité de la personne résultant de l’expulsion. De façon plus générale, la perte de la liberté en cause dans toute expulsion forcée revêt une nouvelle dimension du fait que la personne qui doit être expulsée revendique le statut de réfugié. Il convient donc, par conséquent, de tenir pour acquis que l’article 7 de la Charte entre en jeu à l’égard du cadre législatif dans son ensemble, c’est-à-dire non seulement en ce qui concerne la prise de la mesure d’expulsion, mais aussi relativement à la conclusion d’irrecevabilité fondée sur l’attestation selon laquelle le requérant constitue un danger pour le public. La question devient donc celle de savoir si la délivrance de cette attestation, qui est la caractéristique principale du régime législatif dans son ensemble, peut être considérée comme une atteinte aux principes de justice fondamentale.
Pour répondre complètement à cette question, il faut étudier deux aspects du problème : l’aspect matériel, qui porte sur le contenu ou le fond de la disposition législative, et l’aspect procédural, qui vise la façon dont la Loi est de fait appliquée.
En vertu du régime législatif contesté en l’espèce, la décision portant sur la recevabilité de la revendication est automatique et impérative dans le cas de tous les demandeurs dont le statut de réfugié a été reconnu ailleurs et le seul obstacle possible à l’exécution de la mesure de renvoi est une décision rendue par application du paragraphe 53(1). Selon moi, ce régime donne lieu à l’application de l’article 7 de la Charte. L’article 12 de la Charte n’est toutefois pas en cause. En effet, la disposition concernant la recevabilité de la revendication et la révision du renvoi du requérant ne soulèvent pas, séparément ni ensemble, la question des traitements ou peines cruels et inusités. Ce n’est qu’à l’étape de l’expulsion proprement dite du requérant que ces questions entrent en jeu. À cet égard, je m’appuie sur les remarques formulées par le juge MacGuigan, au nom de la Cour d’appel, dans l’arrêt Barrera c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] 2 C.F. 3(C.A.) [aux pages 23 et 24] :
Mais, quoi qu’il en soit, c’est seulement son retour au Chili qui mettrait présumément l’appelant en danger aux termes de l’article 12, et c’est seulement le ministre qui est doté du pouvoir légal de le mettre ainsi en danger. Le ministre ne peut même pas prendre une décision en ce qui concerne le pays de renvoi tant que la question de l’expulsion n’est pas réglée par la Commission.
Pour ce motif, j’estime que l’appelant ne peut pas réussir à renverser le paragraphe 27(2) ou l’article 32. Par conséquent, sa cause dépend d’une contestation de l’article 53, qui est la seule disposition susceptible de menacer les droits conférés à l’appelant par l’article 12, vu que c’est la seule qui permette de le renvoyer au Chili.
…
Toutefois, je ne puis admettre la prétention de l’appelant selon laquelle un contrôle judiciaire de l’exercice par le ministre de son pouvoir discrétionnaire limiterait indûment la cause de l’appelant, puisqu’à mon avis, c’est la constitutionnalité de l’article 53 qui est au cœur de l’affaire, et il peut être présumé que son avocat saisira un tribunal de cette question relativement à la décision ministérielle. La nature ex post facto du contrôle (dans la mesure où la décision ministérielle est visée) pourrait aussi être pertinente, comme l’appelant le soutient, à la question de savoir si le ministre lui a fourni l’occasion d’être entendu, et au traumatisme psychologique qui, a-t-on dit, accompagne une ordonnance de refoulement[8]. [Non souligné dans le texte original.]
J’interprète en outre les propos tenus par le juge Marceau à la page 704 de l’arrêt Nguyen, précité, comme une indication claire que la Cour d’appel fédérale estime que les exigences établies par la Loi concernant la recevabilité sont soumises à l’épreuve de l’article 15 de la Charte, malgré la prétention de l’intimé selon laquelle les personnes qui se trouvent dans la situation du requérant ne bénéficieraient pas des droits garantis par l’article 15 de la Charte, parce que ce dernier n’aurait d’effet qu’à l’égard des résidents permanents et des citoyens du Canada. Pour cette raison, l’alinéa 46.01(1)a) entraîne en soi l’application de l’article 15 de la Charte. Il reste au requérant à démontrer que les conditions relatives à la recevabilité de la revendication « ont pour effet de faire preuve, à l’égard d’un groupe de demandeurs de statut, de discrimination au sens de l’article 15 », pour reprendre les termes utilisés par le juge Marceau de la Cour d’appel.
2. L’alinéa 46.01(1)a) et le paragraphe 53(1) sont-ils, séparément ou ensemble, compatibles avec les articles 7, 12 et 15 de la Charte?
(a) L’alinéa 46.01(1)a) et le paragraphe 53(1) sont-ils compatibles avec l’article 7 de la Charte?
L’article 7 de la Charte se lit comme suit :
7. Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale.
Pour évaluer le régime législatif, il faut en analyser à la fois les aspects matériels et les aspects procéduraux. L’intimé a fait valoir avec raison que les exigences de la justice fondamentale ne sont pas immuables. L’évaluation du régime législatif commande que l’on tienne compte du contexte, comme l’a confirmé l’arrêt Chiarelli, précité. La justice fondamentale exige à tout le moins le respect de l’équité procédurale : Dehghani c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] 1 R.C.S. 1053, et nous oblige à établir un juste équilibre entre l’intérêt servi par le régime législatif et les intérêts de la personne en cause : Cunningham c. Canada, [1993] 2 R.C.S. 143.
Les aspects matériels
Dans le contexte de l’immigration, le juge Sopinka a formulé les directives qui suivent dans l’arrêt Chiarelli, précité, à la page 733 :
Donc, pour déterminer la portée des principes de justice fondamentale en tant qu’ils s’appliquent en l’espèce, la Cour doit tenir compte des principes et des politiques qui sous-tendent le droit de l’immigration. Or, le principe le plus fondamental du droit de l’immigration veut que les non-citoyens n’aient pas un droit absolu d’entrer au pays ou d’y demeurer.
L’objectif poursuivi par le paragraphe 46.01(1) de la Loi est compatible avec la pratique qui a cours dans de nombreux ressorts et qui vise à éviter la « quête du meilleur pays d’asile », c’est-à-dire, à empêcher que des personnes tentent d’obtenir les conditions d’asile les plus favorables en faisant une multitude de revendications : voir l’arrêt Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) c. Letshou-Olembo, [1990] 3 C.F. 45(C.A.), à la page 48. Un autre objectif a été décrit par le juge Simpson dans la décision Panjwani c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration (1994), 76 F.T.R. 144 (C.F. 1re inst.), à la page 147 :
Essentiellement, l’objet du par. 46.01(1) est de faire obstacle aux demandes inutiles et importunes et d’établir certaines limites d’ordre procédural pour la présentation d’une demande de statut.
Quel est, en l’espèce, le droit individuel qui s’oppose à l’intérêt de l’État? La personne dont la revendication du statut de réfugié est irrecevable par application de l’alinéa 46.01(1)a) de la Loi a, contrairement à tout autre revendicateur non admissible, le droit de ne pas être renvoyé du Canada, malgré toute ordonnance de renvoi, dans les cas où sa vie ou sa liberté seraient menacées en raison de ce renvoi pour l’un des motifs énumérés dans la définition de l’expression « réfugié au sens de la Convention » énoncée au paragraphe 2(1) de la Loi. Ce droit est également un droit rattaché au statut de réfugié au sens de la Convention. Quant aux incidences des droits rattachés au statut de réfugié au sens de la Convention, et notamment aux droits conférés par le paragraphe 53(1), qui constituait autrefois l’article 55 de la Loi sur l’immigration de 1976[9], je m’en remets aux commentaires des juges Wilson et Beetz dans l’arrêt Singh et autres c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1985] 1 R.C.S. 177. Le juge Wilson a fait le commentaire suivant, à la page 210 :
… si les appelants avaient été déclarés réfugiés au sens de la Convention suivant la définition du par. 2(1) de la Loi sur l’immigration de 1976, ils auraient eu droit aux privilèges de ce statut prévus dans la Loi. Étant donné les conséquences que la négation de ce statut peut avoir pour les appelants si ce sont effectivement des personnes « craignant avec raison d’être persécutée[s] », il me semble inconcevable que la Charte ne s’applique pas de manière à leur donner le droit de bénéficier des principes de justice fondamentale dans la détermination de leur statut.
Le juge Beetz a pour sa part écrit, dans son opinion concordante dans l’affaire Singh, précitée, à la page 230 :
La Loi sur l’immigration 1976 accorde aux réfugiés au sens de la Convention le droit de « demeurer » au Canada, ou s’il est impossible d’obtenir un permis du Ministre, au moins le droit de ne pas être renvoyé dans un pays où leur vie et leur liberté sont menacées et le droit de rentrer au Canada si aucun pays sûr n’est disposé à les accepter. Les droits en cause dans les présentes espèces sont donc d’une importance vitale pour les personnes concernées.
Il est clair que le Parlement a accordé le droit prévu au paragraphe 53(1) aux demandeurs dont la revendication est irrecevable dans l’intention de donner effet aux obligations imposées par le droit international, et plus particulièrement par l’article 33 de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés dont le Canada est signataire et qui prévoit :
Article 33
Défense d’Expulsion et de Refoulement
1. Aucun des États contractants n’expulsera ou ne refoulera, de quelque manière que ce soit, un réfugié sur les frontières des territoires où sa vie ou sa liberté serait menacée en raison de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques.
2. Le bénéfice de la présente disposition ne pourra toutefois être invoqué par un réfugié qu’il y aura des raisons sérieuses de considérer comme un danger pour la sécurité du pays où il se trouve ou qui, ayant été l’objet d’une condamnation définitive pour un crime ou un délit particulièrement grave, constitue une menace pour la communauté dudit pays.
Cette intention est énoncée à l’article 3 de la Loi :
3. La politique canadienne d’immigration ainsi que les règles et règlements pris en vertu de la présente loi visent, dans leur conception et leur mise en œuvre, à promouvoir les intérêts du pays sur les plans intérieur et international et reconnaissent la nécessité :
…
g) de remplir, envers les réfugiés, les obligations imposées au Canada par le droit international et de continuer à faire honneur à la tradition humanitaire du pays à l’endroit des personnes déplacées ou persécutées.
Ainsi, le respect de l’obligation imposée par l’article 33 est assuré par l’interdiction de renvoi dans le cas des personnes qui ne sont pas autorisées à revendiquer le statut de réfugié par application automatique du paragraphe 53(1). Compte tenu du principe fondamental selon lequel les non-citoyens n’ont pas un droit illimité de demeurer au Canada, et à la lumière de la conclusion du juge Marceau, J.C.A., portant qu’un étranger n’a pas le droit absolu de se voir reconnaître le statut de réfugié politique, je conclus que l’interdiction de renvoi prévue au paragraphe 53(1) déclenchée par une déclaration d’irrecevabilité conforme à l’alinéa 46.01(1)a) est compatible avec les exigences de la justice fondamentale quant au fond. L’application automatique du paragraphe 53(1) aux personnes dont la revendication est irrecevable en vertu de l’alinéa 46.01(1)a) constitue un compromis légitime entre l’intérêt qu’a l’État à éviter la quête du meilleur pays d’asile et la nécessité que les conséquences possibles du critère de recevabilité—le renvoi du Canada—soient appréciées dans le cadre d’une évaluation obligatoire du préjudice que son pays d’asile pourrait faire subir au demandeur visé par l’alinéa 46.01(1)a).
Les aspects procéduraux
Comment le paragraphe 53(1) est-il de fait appliqué? Si je m’en remets au dossier qui m’a été soumis, il n’existe tout simplement aucune procédure. Ni la Loi, ni les règlements, ne prévoient une audition de quelque type que ce soit, ni l’obligation de fournir des motifs, ni la possibilité de présenter des observations. Il n’existe aucun droit d’appel. En outre, il ressort clairement du dossier que les fonctionnaires de l’Immigration n’ont pas non plus de politique, ni de procédure établie pour traiter ce type de décisions. Une note de service adressée le 15 juillet 1993 au directeur de programme, Auditions et appels, Région de Toronto, soulève la question suivante :
[traduction] On fait mention des demandeurs dont la revendication du statut de réfugié a été jugée irrecevable par un agent principal en vertu de l’alinéa 46.01(1)a) et au renvoi de leur dossier aux régions pour une évaluation du risque …
Nous avons maintenant reçu les prétentions de deux clients en vue de l’évaluation du risque par notre ARR [agent chargé des revendications rejetées]. L’ARR n’est pas au courant de cette responsabilité en sa qualité d’ARR et se reporte au Guide qui donne pour instructions de renvoyer les dossiers aux régions aux fins d’une évaluation. Qui doit procéder à cette évaluation du risque?
Si c’est l’ARR qui doit s’en occuper plutôt que la région, des instructions précises devraient être données à l’ARR et à tous les bureaux locaux en Ontario, de façon que les agents principaux soient au courant de cette modification au Guide[10].
Une note de service provenant des Auditions et appels, Région de l’Ontario, datée du 7 décembre 1993, énonce la politique de l’intimé :
[traduction] Étant donné le nombre peu élevé de ce type de causes jusqu’à ce jour, nos directions générales ont mis en place un arrangement informel pour les traiter peu de temps après l’entrée en vigueur du projet de loi C-86.
Nous confirmons par les présentes que vous pouvez continuer à renvoyer des causes de ce type directement à l’unité de l’ARR de votre région, à des fins d’évaluation. Veuillez transmettre les documents requis conformément à l’IE12.19 et le dossier à l’unité de l’ARR appropriée[11].
Cela dit, la décision prise par application du paragraphe 53(1) n’est pas, comme le requérant demande à la Cour de le déclarer, une décision semblable à celle prise en vertu du paragraphe 2(1) de la Loi. Leur différence peut être mise en lumière par renvoi à l’exigence voulant que le requérant démontre que sa vie et sa sécurité « seraient » menacées en vertu du paragraphe 53(1), alors que pour établir l’existence d’une crainte objectivement bien fondée de persécution, il doit satisfaire au critère préliminaire selon lequel il doit exister « davantage qu’une possibilité minimale »[12]. Il est aussi intéressant de noter que le législateur avait décidé, dans la Loi sur l’immigration de permettre que la revendication du statut de réfugié puisse être tranchée lorsqu’une personne dont le statut de réfugié avait été reconnu dans un autre ressort prétendait être persécutée dans son pays d’asile. Le paragraphe 46.01(2) établissait une exception à l’application de l’alinéa 46.01(1)a) [édicté par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 28, art. 14] :
46.01 …
(2) L’alinéa (1)a) ne fait pas obstacle à la recevabilité de la revendication si l’arbitre ou le membre de la section du statut estime que le demandeur craint—et cette crainte a un minimum de fondement—d’être persécuté du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques dans le pays qui lui a reconnu le statut de réfugié au sens de la Convention.
Cette disposition a été abrogée et remplacée[13]. Le paragraphe 46.01(2) se lit maintenant comme suit :
46.01 …
(2) Le ministre peut, par arrêté, suspendre l’application de l’alinéa (1)b) soit pour une période donnée, soit à l’égard de catégories de personnes.
En vertu du paragraphe 46.01(2) de la Loi sur l’immigration les personnes dont le statut de réfugié avait été reconnu à l’étranger étaient autorisées à revendiquer le statut de réfugié au sens de la Convention par rapport à leur pays d’asile, mais il n’existe aucune disposition équivalente dans la version actuelle de la Loi. L’abrogation quant au fond du paragraphe 46.01(2) de la Loi sur l’immigration indique que le législateur a choisi de ne pas permettre aux personnes dont le statut de réfugié a été reconnu par un autre pays de faire valoir une crainte bien fondée d’être persécutées dans leur pays d’asile.
Bien que la décision prise en vertu du paragraphe 53(1) se distingue de l’évaluation d’une revendication du statut de réfugié, la procédure utilisée doit être compatible avec les principes de justice fondamentale. Aucune décision ne traite directement de cette question. L’arrêt Hoang c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1990), 13 Imm. L.R. (2d) 35 (C.A.F.), semble pertinent car il concerne un réfugié au sens de la Convention qui risquait d’être expulsé en contravention du paragraphe 53(1). Toutefois, l’évaluation d’une menace à la vie ou à la liberté de l’expulsé n’était pas pertinente à la décision concernant son expulsion car il appartenait à l’une des catégories visées par les exceptions établies au paragraphe 53(1). Le juge MacGuigan de la Cour d’appel a précisé, à la page 41 :
Enfin, en ce qui concerne les obligations internationales du Canada, nous constatons que l’article 33 de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés de 1951 prévoit lui-même une exception à la défense de refouler dans les cas où la personne expulsée a fait l’objet d’une condamnation pour un crime particulièrement grave, qui constitue une menace pour la communauté.
La Cour d’appel fédérale ne s’est donc pas prononcée sur la nature de cette décision, ni sur l’incidence de la Charte sur cette disposition.
Le requérant ne m’a pas convaincu que la justice fondamentale exige que la Loi prescrive une procédure sous le régime du paragraphe 53(1) pour le traitement des personnes dont le statut de réfugié au sens de la Convention a déjà été reconnu dans un autre ressort. Les personnes dont la revendication est déclarée irrecevable par application de l’alinéa 46.01(1)a) ne forment pas une catégorie de personnes auxquelles la Loi confère, dans le cadre d’une évaluation sous le régime du paragraphe 53(1), le droit à des procédures similaires à celles imposées par l’article 7 de la Charte dans le cas des personnes dont la revendication est recevable en vertu de la Loi. Les personnes dont la revendication est jugée irrecevable en vertu de l’alinéa 46.01(1)a) forment la seule catégorie de personnes inadmissibles qui sont automatiquement investies du droit important conféré par la Loi aux réfugiés au sens de la Convention—soit, le droit de ne pas être renvoyé dans les circonstances précisées au paragraphe 53(1). L’évaluation de ces circonstances doit être laissée à la discrétion des fonctionnaires de l’Immigration. Il est significatif que l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire demeure assujetti au contrôle judiciaire par la présente Cour en vertu de l’article 18.1 de la Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7, [édicté par L.C. 1990, ch. 8, art. 5], lorsque son exercice permet d’invoquer les moyens d’appel énumérés au paragraphe 18.1(4).
Pour les motifs qui précèdent, je conclus que le régime législatif contesté est compatible avec l’article 7 de la Charte.
(b) L’alinéa 46.01(1)a) et le paragraphe 53(1) sont-ils compatibles avec l’article 12 de la Charte?
Il n’est pas nécessaire que je tranche cette question, compte tenu de ma conclusion portant que la question de l’application de l’article 12 se pose uniquement lorsqu’une partie conteste directement la procédure de renvoi. Toutefois, le requérant en l’espèce a bel et bien été renvoyé. Il convient donc d’examiner plus loin, dans les présents motifs, la question de savoir si l’intimé a violé l’article 12 de la Charte en renvoyant le requérant.
(c) L’alinéa 46.01(1)a) viole-t-il l’article 15 de la Charte?
Voici le libellé du paragraphe 15(1) de la Charte :
15. (1) La loi ne fait acception de personne et s’applique également à tous, et tous ont droit à la même protection et aux mêmes bénéfices de la loi, indépendamment de toute discrimination, notamment des discriminations fondées sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l’âge ou les déficiences mentales ou physiques[14].
Le requérant a soutenu que l’alinéa 46.01(1)a) [traduction] « tente injustement d’établir une distinction entre les réfugiés au sens de la Convention dont le statut a été reconnu au Canada et ceux dont le statut de réfugié a été reconnu dans un autre pays »[15]. Le requérant fait valoir plus particulièrement que les personnes dont le statut de réfugié au sens de la Convention a été reconnu au Canada ont le droit d’interjeter appel d’une ordonnance de renvoi auprès de la Section d’appel en vertu de l’alinéa 70(2)a) [mod. par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 28, art. 18] de la Loi, alors que celles dont le statut de réfugié a été reconnu dans un autre pays ne jouissent pas de ce droit.
Les conditions de recevabilité limitent de toute évidence les droits de certaines catégories de personnes qui tentent d’obtenir le statut de réfugié au sens de la Convention. Pour établir qu’il y a discrimination au sens de l’article 15 de la Charte, le requérant doit prouver que la distinction touchant les personnes dont le statut de réfugié au sens de la Convention a été reconnu à l’étranger repose sur l’un des motifs énumérés à l’article 15, ou sur un motif analogue : voir Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143[16]. Le requérant n’a présenté aucun argument devant moi quant aux motifs énumérés à l’article 15 de la Charte, s’il en est, qui seraient subsumés dans le statut de réfugié au sens de la Convention reconnu dans un autre ressort. Le requérant n’a pas non plus suggéré quelque fondement que ce soit à la conclusion qu’il existerait un motif analogue lié au statut du requérant en qualité de personne dont le statut de réfugié au sens de la Convention a été reconnu à l’étranger.
Pour les motifs énoncés plus haut, je ne peux conclure que les distinctions établies par l’alinéa 46.01(1)a) font preuve, envers les personnes qui se trouvent dans la situation du requérant, de discrimination au sens de l’article 15 de la Charte.
3. La décision de l’agent principal a-t-elle été rendue en conformité avec les articles 7, 12 et 15 de la Charte?
Bien que j’aie conclu à la constitutionnalité du régime législatif, j’estime que, dans le cas du requérant, le pouvoir discrétionnaire en cause n’a pas été exercé en conformité avec les exigences de la justice fondamentale en ce qui a trait à la crainte du requérant de subir un préjudice au Kenya, son pays d’asile. À cet égard, je reprends les propos du juge Dubé de la présente Cour dans l’affaire Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) c. Agbasi, [1993] 2 C.F. 620(1re inst.), aux pages 635 et 636 :
De plus, il ressort clairement de la jurisprudence de cette Cour que le tribunal a non seulement le pouvoir, mais aussi la responsabilité d’examiner si les dispositions législatives pertinentes violent les droits des parties garantis par la Charte dans une espèce donnée, ainsi que l’obligation de ne pas les appliquer en pareil cas. Cette Cour a également souligné l’importance d’interpréter les dispositions législatives à la lumière des valeurs protégées par la Charte. [Les citations ont été omises.]
Le requérant s’est fait reconnaître au Kenya le statut de réfugié au sens de la Convention en raison de sa crainte bien fondée d’être persécuté au Rwanda, son pays d’origine. La prétendue crainte du requérant d’être persécuté au Kenya comporte deux aspects. Le premier touche l’alliance conclue entre le gouvernement du Kenya et le gouvernement du Rwanda que le requérant a essayé activement de renverser en se joignant au Front patriotique rwandais, ainsi que l’intention manifestée par le Kenya d’expulser les réfugiés rwandais en les renvoyant au Rwanda à la demande du gouvernement rwandais. Le deuxième aspect de la prétention du requérant est liée au harcèlement spécifique qu’il a subi de la part de la police parce qu’il était Rwandais et réfugié, et notamment au fait qu’il aurait été battu et emprisonné et que l’État aurait refusé de renouveler son permis de travail. Le requérant a obtenu le droit de consulter un avocat et de présenter des observations par écrit. On ne lui a toutefois pas accordé le droit à une audience, ni à des motifs.
Je reviens aux remarques formulées par le juge Beetz dans l’affaire Singh, précitée, à la page 231, en ce qui a trait à la portée de l’équité procédurale :
… les menaces à la vie ou à la liberté de la part d’une puissance étrangère sont pertinentes en ce qui concerne non pas l’applicabilité de la Déclaration canadienne des droits, mais le genre d’audition justifiée dans les circonstances. À mon sens, rien de moins n’est suffisant que la tenue d’une audition complète avant la décision sur le fond.
Il y a d’autres motifs pour lesquels les appelants auraient dû bénéficier d’une audition. Ils sont énoncés dans l’argument suivant que j’accepte :
[traduction] Les appelants soutiennent que même si la « justice fondamentale » n’exige pas la tenue d’une audition dans chaque cas, lorsque la vie ou la liberté peut dépendre de conclusions de fait et de la crédibilité, ce qui peut être le cas dans les présentes espèces, la possibilité de soumettre des observations écrites, même assortie de la possibilité de répondre par écrit aux allégations de fait et de droit défavorables, est insuffisante.
D’après les observations écrites présentées par le requérant, il aurait été emprisonné et battu, et on lui aurait refusé un permis de travail et toute possibilité de travailler. À sa connaissance, plusieurs de ses concitoyens auraient été kidnappés par la police du Kenya et remis aux autorités rwandaises. Le requérant a prétendu que ces actes visaient à chasser les réfugiés rwandais du Kenya. Le requérant a également soumis une preuve selon laquelle le gouvernement du Kenya a rapatrié de force 1 000 réfugiés au Rwanda, sans utiliser les voies de droit régulières et en contrevenant à l’article 33 de la Convention précitée[17]. En conséquence, l’agent principal doit avoir fondé en partie sa conclusion que le requérant n’a pas démontré l’existence d’un risque qu’il serait « le seul à courir » sur une opinion défavorable quant à sa crédibilité. J’en arrive à cette conclusion à partir des faits qui m’ont été soumis, en tenant compte de la preuve documentaire à l’appui. Dans les circonstances, une audience et une occasion plus complète de prendre connaissance des allégations à réfuter seraient normalement requises.
Toutefois, comme l’intimé l’a fait valoir avec insistance, le requérant devait, du moins à l’origine, être renvoyé aux États-Unis, soit le pays à partir duquel il avait essayé d’entrer au Canada, en application de [traduction] « l’alinéa III.2.C de l’Accord de réciprocité ». Cet Accord de réciprocité n’a pas été déposé en preuve devant moi. Le dossier contient des éléments de preuve portant que le requérant a été renvoyé aux États-Unis, c’est-à-dire, qu’il n’a pas été renvoyé au Kenya : une lettre du 6 avril 1993 adressée par le directeur, Centre d’Immigration Canada, au directeur du Port, Service d’immigration et de naturalisation des États-Unis, confirmant le renvoi prochain du requérant aux États-Unis et la convocation en vue du renvoi du 21 février 1994, indiquant au requérant : [traduction] « Votre renvoi se fera vers les États-Unis, en vertu de l’Accord de réciprocité Canada/États-Unis ». Dans l’affidavit déposé à l’appui de la demande de contrôle judiciaire et au cours de l’audition de la présente instance, l’avocat du requérant a informé la Cour qu’il n’avait eu aucun contact avec le requérant après le renvoi du requérant et qu’il ne connaît pas les allées et venues du requérant.
La situation est donc la même que celle décrite par le juge Wetston dans ses motifs à l’appui du rejet de la requête présentée par le requérant en vue d’obtenir le sursis de l’exécution de la mesure d’expulsion prise contre lui :
En l’absence de la preuve relative à la procédure qui serait suivie dans le cas de l’arrivée du requérant aux États-Unis, cette Cour ne saurait conclure qu’un préjudice irréparable découlerait du rejet de la demande de sursis d’exécution. Il appartient au requérant de produire la preuve d’un préjudice irréparable[18].
Le requérant doit s’acquitter du même fardeau de preuve devant la présente Cour. Il lui incombe de prouver ses prétentions par prépondérance des probabilités, à la fois en ce qui a trait à la demande de contrôle judiciaire et, plus particulièrement, à la prétendue violation de la Charte résultant du régime législatif ou de son application au requérant. Il est clair que l’agent principal, bien qu’il ait envisagé la possibilité du renvoi du requérant au Kenya, a statué que, quoi qu’il en soit, la mesure à laquelle il faisait face était son renvoi aux États-Unis, pays où le requérant n’a pas prétendu que sa vie et sa liberté seraient menacées. C’est là le fondement de la conclusion de l’agent principal portant que le renvoi ne serait pas contraire aux dispositions du paragraphe 53(1). Je conclus que le requérant ne s’est pas déchargé du fardeau de prouver, par prépondérance des probabilités, que l’agent principal a commis une erreur susceptible de contrôle lorsqu’il a conclu en vertu du paragraphe 53(1) que le requérant serait renvoyé aux États-Unis.
Pour les mêmes raisons, je conclus qu’il n’a pas été porté atteinte au droit que l’article 12 de la Charte garantit au requérant. Même si l’article 12 s’appliquait à la décision rendue en vertu du paragraphe 53(1), le requérant était expulsé aux États-Unis. Il n’a pas prétendu qu’il y subirait des traitements ou peines cruelles et inusitées.
4. La décision de l’agent principal a-t-elle été rendue en conformité avec son obligation d’agir équitablement?
En général, les décisions prises en vertu du paragraphe 53(1) sont de nature administrative. Pour cette raison, elles sont assujetties à un degré d’équité auquel la possibilité de présenter des observations par écrit satisfait certainement : voir Shah c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration (1994), 170 N.R. 238 (C.A.F.). Compte tenu du fardeau imposé au requérant, la preuve qui m’a été soumise n’était pas suffisante pour appuyer une conclusion portant que les principes de l’équité n’ont pas été respectés en l’espèce.
VI. Conclusion
Pour tous les motifs énoncés plus haut, la demande de contrôle judiciaire est rejetée.
J’examinerai maintenant la question de la certification d’une question grave de portée générale en vertu du paragraphe 83(1) [mod. par L.C. 1992, ch. 49, art. 73] de la Loi. Les deux parties ont soumis des questions concernant la constitutionnalité de l’alinéa 46.01(1)a) et du paragraphe 53(1) en regard des articles 7, 12 et 15 de la Charte. Le requérant a proposé quatre questions : (1) L’alinéa 46.01(1)a) viole- t-il les articles 7 et 15 de la Charte? (2) Le paragraphe 53(1) viole-t-il les articles 7, 12 ou 15 de la Charte? (3) L’alinéa 46.01(1)a) et le paragraphe 53(1) violent-ils ensemble les articles 7, 12 ou 15 de la Charte? (4) Enfin, le défaut du paragraphe 53(1) d’établir des lignes directrices pour l’évaluation des menaces à la vie et à la sécurité dans le contexte de l’alinéa 46.01(1)a) est-il incompatible avec les exigences de la justice fondamentale ou de la justice naturelle?
L’intimé a prétendu que la violation de l’article 12 n’a pas été plaidée et ne doit pas être certifiée. Il s’est de plus opposé à la certification de la quatrième question parce que les règles de la justice naturelle peuvent être abrogées par voie législative. L’intimé suggère sa propre question : Les personnes qui se trouvent dans la situation du requérant bénéficient-elles des droits garantis par l’article 15 relativement aux dispositions législatives de l’alinéa 46.01(1)a) et du paragraphe 53(1)?
La Cour d’appel fédérale a énoncé les critères applicables à la certification d’une question dans l’affaire Liyanagamage c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1994), 176 N.R. 4 (C.A.F.) [à la page 5] :
Lorsqu’il certifie une question sous le régime du paragraphe 83(1), le juge des requêtes doit être d’avis que cette question transcende les intérêts des parties au litige, qu’elle aborde des éléments ayant des conséquences importantes ou qui sont de portée générale … et qu’elle est aussi déterminante quant à l’issue de l’appel.
Selon moi, il ressort clairement de la jurisprudence mentionnée plus haut que l’alinéa 46.01(1)a) concernant la recevabilité des revendications est en soi constitutionnel en ce qu’il respecte l’article 7 de la Charte. Il est aussi clair que la Cour d’appel fédérale, dans l’affaire Nguyen, précitée, a envisagé l’application de l’article 15 de la Charte aux dispositions de la Loi qui concernent la recevabilité. Je suis d’accord avec l’intimé pour dire que l’article 12 de la Charte n’est pas en cause à la présente étape, étant donné que l’ordonnance de renvoi n’a pas été contestée directement. Les questions qui demeurent irrésolues et qui sont déterminantes quant à l’issue d’un appel touchent la question de savoir si l’alinéa 46.01(1)a) et le paragraphe 53(1) violent, ensemble, l’article 7 de la Charte, et celle de savoir si l’alinéa 46.01(1)a) est contraire à l’article 15 de la Charte. Je certifie donc les questions suivantes :
1. L’alinéa 46.01(1)a) et le paragraphe 53(1) violent-ils l’article 7 de la Charte pour l’une des raisons suivantes :
(i) ils nient à la personne qui se prétend victime de persécution dans son pays d’asile le droit de revendiquer le statut de réfugié au sens de la Convention;
(ii) le processus d’évaluation de la prétention portant que la vie ou la liberté d’une personne seraient menacées dans son pays d’asile du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques, ne respecte pas les règles de la justice fondamentale?
2. L’alinéa 46.01(1)a) viole-t-il l’article 15 de la Charte?
Je refuse la certification concernant les questions plus spécifiques de savoir si l’application du régime législatif au requérant a porté atteinte aux droits que lui garantit l’article 7 de la Charte ou violé le devoir d’agir équitablement qui découlait des faits de l’espèce, car ces questions ne transcendent pas les intérêts des parties immédiates au litige.
[1] Le dossier du tribunal contient des éléments de preuve selon lesquels le requérant aurait également été accepté comme réfugié au Zimbabwe en 1960 (en qualité de mineur) et en Ouganda en 1964. Toutefois, contrairement à ce qui concerne le statut du requérant au Kenya, aucun élément versé au dossier du tribunal n’indique que le requérant a le droit de retourner au Zimbabwe ou en Ouganda.
[2] Dossier du tribunal, note de service de Frank Parko, ARR, adressée à Y. Scott, directeur adjoint.
[3] Dossier du tribunal, lettre adressée par Y. Scott, agent d’expulsion adjoint, à M. John Martin Kaberuka.
[4] Qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44].
[5] Le 10 mai 1995, le requérant a déposé et signifié un Avis de question constitutionnelle en vertu de l’art. 57 de la Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7 (mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 19) dans lequel il a précisé le fondement juridique de la question constitutionnelle :
[traduction] 1) L’article 46.01(1)a) de la Loi sur l’immigration viole les articles 7 et 15 de la Charte canadienne des droits et libertés.
2) L’article 53(1) de la Loi sur l’immigration viole les articles 7, 12 et 15 de la Charte canadienne des droits et libertés.
3) Le régime législatif établi par l’article 46.01(1)a) et l’article 53(1) de la Loi sur l’immigration interprétés ensemble violent les articles 7, 12 et 15 de la Charte canadienne des droits et libertés.
[6] J’interprète l’expression « peut être renvoyé » comme liée au statut du revendicateur dans le pays d’asile, en ce sens que le pays d’asile est tenu de permettre au revendicateur de revenir. Cette interprétation est en accord avec la version précédente de l’art. 46.01(1)a) [L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 28, art. 14] qui se lisait comme suit :
46.01 (1) La revendication de statut n’est pas recevable par la section du statut si le demandeur se trouve dans l’une ou l’autre des situations suivantes :
a) il s’est vu reconnaître le statut de réfugié au sens de la Convention par un autre pays, lequel lui a délivré un titre de voyage en cours de validité aux termes de l’article 28 de la Convention.
[7] Dans l’arrêt Chiarelli c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 R.C.S. 711, le juge Sopinka a rejeté, au nom de la Cour, le recours fondé sur l’incompatibilité avec la Charte du régime législatif permettant l’expulsion des résidents permanents déclarés coupables d’une infraction criminelle grave au Canada, sans droit d’appel fondé sur des motifs de compassion, dans le cas où le ministre délivre une attestation. Le juge Sopinka a rejeté tous les moyens des appelants en tenant pour acquis, sans toutefois trancher la question, que la Charte s’appliquait et que les procédures contestées satisfaisaient aux exigences de la justice fondamentale.
[8] Voir aussi l’arrêt Arica c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1995] F.C.J. no 670 (C.A.) (QL).
[9] Le droit de ne pas être renvoyé prévu par l’art. 53(1) n’a été accordé à l’origine qu’aux réfugiés au sens de la Convention, par l’art. 55 de la Loi sur l’immigration de 1976, S.C. 1976-77, ch. 52. L’interdiction de renvoyer les demandeurs dont la revendication du statut de réfugié a été déclarée irrecevable par la section du statut de réfugié en vertu de l’art. 46.01(1)a) a été ajoutée à l’art. 53(1) par L.R.C. (1985), (4e suppl.), ch. 28, art. 17.
[10] Note de service de B. Johns, Auditions, Windsor, à C. Nakamura, directeur de programme—Auditions et appels, Région de l’Ontario.
[11] Note de service du directeur adjoint, Auditions et appels, Région de l’Ontario, au directeur, Direction générale des activités intérieures, Région de l’Ontario.
[12] Voir Adjei c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1989] 2 C.F. 680(C.A.) et Chichmanov c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] F.C.J. no 832 (C.A.) (QL).
[13] Loi modifiant la Loi sur l’immigration et d’autres lois en conséquence, L.C. 1992, ch. 49, art. 36.
[14] Supra, note 6.
[15] Mémoire du requérant, Dossier de la demande, à la p. 36.
[16]16Après l’audition de l’instance, la Cour suprême du Canada a prononcé les arrêts Egan c. Canada, [1995] A.C.S. no 43 (QL); Thibaudeau c. Canada (ministre du Revenu national—M.R.N.), [1995] A.C.S. no 42 (QL), et Miron c. Trudel, [1995] A.C.S. no 44 (QL). Bien que la Cour ait traité abondamment de l’interprétation de l’art. 15 de la Charte, je n’ai repéré dans ces arrêts aucun élément qui ait une incidence substantielle sur mon analyse des faits.
[17] Dossier du tribunal, « News From Africa Watch », Pièce A jointe à l’affidavit de John Martin Kaberuka.
[18] [1994] F.C.J. no 369 (1re inst.) (QL), à la p. 6.