[1995] 1 C.F. 407
T-1951-91
Taiyo Gyogyo K.K. (demanderesse)
c.
Les propriétaires et toute autre personne ayant un droit sur le navire « Tuo Hai », Tianjin Ocean Shipping Co., et China Ocean Shipping Company (défenderesses)
T-2058-91
Sa Majesté la Reine (demanderesse)
c.
(In Rem) Le navire « Tenyo Maru », ses propriétaires, Taiyo Gyogyo K.K. et toute autre personne ayant un droit sur ce navire, le navire « Tuo Hai », ses propriétaires, Tianjin Ocean Shipping Company et China Ocean Shipping Company, ainsi que toute autre personne ayant un droit sur ce navire et (In Personam) Taiyo Gyogyo K.K., Tianjin Ocean Shipping Company, China Ocean Shipping Company, Tashiro Tadao, Chen Bing Tian (défendeurs)
et
L’administrateur de la Caisse d’indemnisation des dommages dus à la pollution par les hydrocarbures causée par les navires (partie de par la Loi)
T-1806-93
Tianjin Ocean Shipping Company, China Ocean Shipping Company et Chen Bing Tian (demandeurs)
c.
Taiyo Gyogyo K.K., Sa Majesté la Reine, l’administrateur de la Caisse d’indemnisation des dommages dus à la pollution par les hydrocarbures causée par les navires et toute autre personne présentant une réclamation ou étant en droit de présenter une réclamation à l’égard du préjudice ou de la perte découlant de la collision entre le navire « Tuo Hai » et le navire « Tenyo Maru » (défendeurs)
Répertorié : Taiyo Gyogyo K.K. c. Tuo Hai (Le) (1re inst.)
Section de première instance, juge Reed—Toronto, 12 septembre; Ottawa, 27 septembre 1994.
Pratique — Plaidoiries — Modifications — Requêtes en vue d’ajouter des allégations précises de négligence de la part des préposés de la Couronne aux allégations générales déjà plaidées dans les défenses déposées dans le cadre de l’action en recouvrement des coûts de nettoyage des dégâts causés par la nappe de pétrole due à la collision entre deux navires, à la demande reconventionnelle en dommages-intérêts et de réclamer, dans le cadre de l’action pour collision, réparation à la Couronne — Les requêtes sont accueillies — Le défaut de compétence n’a pas été établi — Les modifications demandées ne font pas état d’une cause d’action entièrement nouvelle; elles ne font qu’ajouter des précisions à l’allégation de négligence de la part de la Couronne — Les demandes en réparation ne se heurtent pas à la prescription car la responsabilité au niveau de l’indemnisation, de la part d’une tierce partie, n’est déclenchée qu’une fois établie la responsabilité de la partie principale — Bien que les demandes reconventionnelles contre la Couronne soient de nouvelles causes d’action, elles ne sont pas prescrites — L’opportunité d’autoriser les modifications l’emporte sur tout préjudice pouvant découler de celles-ci.
Pratique — Prescription — L’art. 39 de la Loi sur la Cour fédérale prévoit que les lois en matière de prescription d’actions qui, dans une province, régissent les rapports entre particuliers s’appliquent aux actions intentées contre la Couronne lorsque la cause d’action est née dans cette même province, le délai de prescription étant de six ans dans tous les autres cas — Si la cause d’action découlant de la collision est née hors des eaux territoriales, le délai de prescription sera de six ans — Le délai de prescription de deux ans prévu à l’art. 4 du Limitation Act de Colombie-Britannique ne s’applique pas aux demandes reconventionnelles qui sont « en rapport » avec le sujet même de l’action initiale et il était juste d’autoriser les modifications demandées — L’opportunité d’autoriser les modifications l’emporte sur tout préjudice pouvant découler de celles-ci.
Compétence de la Cour fédérale — Section de première instance — Requête en vue d’ajouter des allégations précises de négligence de la part des préposés de la Couronne aux allégations générales déjà plaidées dans les défenses, en vue de déposer une demande reconventionnelle contre la Couronne et en vue de réclamer réparation à la Couronne — Les requêtes sont accueillies — Le défaut de compétence n’a pas été établi — La question de savoir où est née la cause d’action et si le Negligence Act de Colombie-Britannique s’applique en l’espèce ne saurait être débattue qu’une fois produit l’ensemble de la preuve — On ne saurait rejeter les demandes de modification en invoquant le défaut de compétence car l’état de la jurisprudence et les faits de la cause ne permettent pas de dire avec précision ce que prévoit le droit maritime au chapitre de la responsabilité des co-auteurs d’un délit ou en cas de faute de la victime.
Droit maritime — Responsabilité délictuelle — Faute contributive — Collision — Pollution de la côte de la Colombie-Britannique par une nappe de pétrole — La Couronne intente une action en recouvrement des frais de nettoyage — On fait valoir une négligence de la part de préposés de la Couronne (Garde côtière) — Question de savoir si le droit maritime canadien reconnaît la faute contributive — Nécessité de mesures législatives permettant d’éliminer les incertitudes sur ce point — Il n’est pas certain si les moyens de défense de la common law s’appliquent en droit maritime en cas de faute contributive ou commune.
Il s’agissait de requêtes en modifications des plaidoiries. Les trois actions engagées en l’espèce avaient trait à la collision entre le Tuo Hai et le Tenyo Maru et aux dommages-intérêts réclamés en raison de la pollution due à un déversement de pétrole. La Taiyo et la Tianjin sont les défenderesses dans le cadre de l’action intentée par la Couronne pour remboursement des frais de nettoyage des dégâts causés par la nappe de pétrole. Elles demandaient toutes les deux l’autorisation de modifier leurs défenses dans l’action pour pollution afin d’ajouter aux allégations générales de négligence des allégations précises de négligence de la part de préposés de la Couronne (faisant valoir que les membres de la Garde côtière canadienne, Services du trafic maritime, n’avaient pas lancé d’avertissement radio à partir de la côte). Elles demandaient également à modifier leurs plaidoiries dans l’action pour collision (Taiyo c. Tianjin) afin de réclamer à la Couronne dédommagement pour tout dommage que la Couronne aurait causé à l’autre partie, et dans l’action pour pollution afin d’ajouter une demande reconventionnelle à l’encontre de la Couronne pour le préjudice subi. La Couronne s’est opposée à toutes ces modifications aux motifs que (1) la Cour n’avait pas compétence pour trancher en fonction du partage des torts car, la collision s’étant produite hors des eaux territoriales, le Negligence Act de la Colombie-Britannique n’était pas applicable et, aussi, que le droit maritime ne connaît pas de ce genre de réclamation; et (2) que par le biais des modifications sollicitées, les demanderesses tentaient d’introduire une nouvelle cause d’action distincte, atteinte d’ailleurs par la prescription.
Jugement : les requêtes sont accueillies.
Le défaut de compétence n’a pas été établi. La question de savoir où est née la cause d’action, et le point de savoir si c’est la législation de la Colombie-Britannique qui lui est applicable, ne sauraient être débattus avant que n’ait été produit l’ensemble de la preuve.
Plus important encore, on ne connaît pas avec précision quelles sont les lacunes du droit maritime canadien au chapitre de la responsabilité des co-auteurs d’un délit ou en cas de faute de la victime. Étant donné les incertitudes de la jurisprudence et le fait qu’on ne dispose pas d’un ensemble de faits cohérents, il n’y a pas lieu de rejeter les demandes de modification des plaidoiries au simple motif que la Cour n’aurait pas eu la compétence d’accorder les redressements sollicités.
Les modifications demandées ne faisaient pas état d’une cause d’action entièrement nouvelle, et atteinte, de surcroît, par la prescription, en ce qui concerne l’action pour pollution. Dès le départ, cette défense invoquait la négligence de la Couronne et les modifications demandées ne faisaient qu’ajouter un certain nombre de précisions à ces demandes. Les demandes d’indemnisation ne se heurtaient pas à la prescription. La responsabilité au niveau de l’indemnisation, de la part d’une tierce partie, n’est déclenchée qu’une fois établie la responsabilité de la partie principale. Dans l’action pour pollution, les demandes reconventionnelles présentées à l’encontre de la Couronne étaient respectivement fondées sur le préjudice direct subi en raison de l’accident et en raison de la négligence reprochée à la Couronne. En cela, il s’agit donc de nouvelles causes d’action. L’article 39 de la Loi sur la Cour fédérale prévoit que les lois en matière de prescription d’action qui, dans une province, régissent les rapports entre particuliers, s’appliquent aux actions intentées par la Couronne, ou contre elle, lorsque la cause d’action est née dans cette même province. Dans tous les autres cas, le délai de prescription est de six ans. Donc, si la cause d’action est née en dehors des limites territoriales de la Colombie-Britannique, le délai de prescription était de six ans. Or, les actions en question ont été engagées largement dans le délai ainsi prévu. Mais même si, en l’espèce, la prescription était régie par les règles de la Colombie-Britannique, le délai de prescription de deux ans ne s’appliquerait pas non plus. L’alinéa 4(1)a) du Limitation Act prévoit que le délai de prescription de deux ans ne s’applique pas aux demandes reconventionnelles lorsque celles-ci sont « en rapport » avec le sujet même de l’action initiale. Le paragraphe 4(4) permet à la Cour d’autoriser la modification de plaidoiries, même s’il s’agit d’invoquer une nouvelle cause d’action, à chaque fois que la Cour estime qu’il y a lieu de le faire. Dans la mesure où, par certains agissements, la Couronne a peut-être elle-même contribué à la collision, les demandes présentées par les défenderesses et fondées sur ces agissements sont bien en rapport avec le sujet de l’action initiale. La situation en question relève carrément de l’exception prévue à l’alinéa 4(1)a), mais, en tout état de cause, le paragraphe 4(4) incite à autoriser les modifications demandées. L’opportunité d’autoriser les modifications doit l’emporter sur le préjudice éventuel que pourraient entraîner celles-ci. Les modifications apportées aux défenses présentées dans le cadre de l’action pour pollution vont, à elles seules, assurer que toutes les preuves pertinentes touchant le rôle joué par la Couronne seront effectivement produites devant la Cour. Les questions en cause seront pleinement débattues en justice et seront tranchées quelle que soit l’issue de la demande reconventionnelle. Les incidences financières que pourrait avoir, pour la Couronne, le fait de voir sa responsabilité retenue dans le cadre de la demande reconventionnelle n’est pas d’une gravité justifiant le rejet des demandes de modification. Ce n’est qu’au mois de mai dernier, lors de la jonction de l’action pour pollution et de l’action pour collision, et dans le cadre des communications préalables, que les défenderesses ont compris qu’il leur était possible de procéder ainsi.
LOIS ET RÈGLEMENTS
Limitation Act, R.S.B.C. 1979, ch. 236, art. 4.
Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 39 (mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 10).
Loi sur la marine marchande du Canada, L.R.C. (1985), ch. S-9, art. 565.
Negligence Act, R.S.B.C. 1979, ch. 228.
JURISPRUDENCE
DÉCISION EXAMINÉE :
Bow Valley Husky (Bermuda) Ltd. et al. v. Saint John Shipbuilding Ltd. et al. (1994), 118 Nfld. & P.E.I.R. 271 (C.S.T.-N. 1re inst.).
DÉCISIONS CITÉES :
United States, The (1865), 12 L.T.R. 33 (P.C.); B.C. Hydro and Power Authority v. Kees van Western et al. and District of Kitimat et al., [1974] 3 W.W.R. 20 (C.S.C.-B.).
DOCTRINE
Canada. Ministère de la Justice. Éliminer les moyens de défense démodés de la common law en matière de responsabilité maritime.
REQUÊTES en modification des défenses afin d’ajouter des précisions aux allégations générales de négligence de la part de préposés de la Couronne dans le cadre de l’action pour pollution, afin de réclamer réparation à la Couronne dans le cadre de l’action pour collision, et afin d’intenter contre la Couronne une action reconventionnelle pour préjudice subi. Les requêtes sont accueillies.
AVOCATS :
Peter Bernard et Gary Wharton pour Taiyo Gyogyo K.K. (demanderesse dans le dossier T-1951-91 et défenderesse dans les dossiers T-2058-91 et T-1806-93).
J. D. L. Morrison et Mark Sachs pour les propriétaires et toute autre personne ayant un droit sur le navire Tuo Hai, Tianjin Ocean Shipping Company et China Ocean Shipping Company (défendeurs dans les dossiers T-1951-91 et T-2058-91, demandeurs dans le dossier T-1806-93).
Gunnar O. Eggertson, Nancy E. Oster et George C. Carruthers pour Sa Majesté la Reine (demanderesse dans le dossier T-2058-91).
David F. McEwen pour l’administrateur de la Caisse d’indemnisation des dommages dus à la pollution par les hydrocarbures causée par les navires (partie de par la Loi dans le dossier T-2058-91, défendeur dans le dossier T-1806-93).
PROCUREURS :
Campney & Murphy, Vancouver, pour la demanderesse.
Bull, Housser & Tupper, Vancouver, pour les propriétaires et toute autre personne ayant un droit sur le navire Tuo Hai, Tianjin Ocean Shipping Company et China Ocean Shipping Company (défenderesses dans les dossiers T-1951-91 et T-2058-91, et demanderesses dans le dossier T-1806-93).
Le sous-procureur général du Canada pour Sa Majesté la Reine (demanderesse dans le dossier T-2058-91).
McEwen, Schmitt & Co., Vancouver pour l’administrateur de la Caisse d’indemnisation des dommages dus à la pollution par les hydrocarbures causée par les navires (partie de par la Loi dans le dossier T-2058-91, défendeur dans le dossier T-1806-93).
Ce qui suit est la version française des motifs de l’ordonnance rendus par
Le juge Reed : Ces motifs ont trait aux requêtes en modification de plaidoiries afin d’invoquer la responsabilité de Sa Majesté la Reine (la Couronne) pour certains actes qui se situent au cœur de ces trois actions connexes : T-1951-91, T-2058-91 et T-1806-93. Ces trois actions ont trait à la collision entre les navires Tuo Hai et Tenyo Maru et aux dommages-intérêts réclamés en raison de la pollution que le pétrole répandu a entraînée le long des côtes de la Colombie-Britannique. Pour simplifier, on désignera ces trois actions sous la forme respective d’action pour collision, d’action pour pollution et d’action en limitation de responsabilité. Cette dernière n’est pas pertinente en l’occurrence puisque les modifications sollicitées ne s’y appliquent pas.
Nul besoin de décrire dans le détail toutes les parties en cause. En ce qui nous concerne, il suffira de les présenter sous une forme simplifiée. La demanderesse dans l’action pour collision, propriétaire d’un des navires, sera dénommée « Taiyo ». Les défenderesses dans l’action pour collision sont les personnes ayant un droit sur le navire ou ayant un quelconque lien avec lui. Celles-ci seront dénommées sous la forme collective de « Tianjin ». La Couronne est demanderesse dans l’action pour pollution, puisqu’elle entend se voir rembourser le nettoyage des dégâts causés par la nappe de pétrole. Taiyo et Tianjin sont défenderesses dans l’action intentée par la Couronne. Je relève également que dans l’action pour collision Tianjin a engagé contre Taiyo une action reconventionnelle dans laquelle, par conséquent, Tianjin et Taiyo sont respectivement demanderesse et défenderesse.
Taiyo et Tianjin demandent toutes les deux à la Cour l’autorisation de modifier leurs défenses dans l’action pour pollution afin de faire valoir l’existence de certains actes de préposés de la Couronne qui auraient contribué aux dégâts constatés. Ces préposés de la Couronne sont des membres de la Garde côtière canadienne, Services du trafic maritime. Les défenses qu’ont déjà déposées Taiyo et Tianjin dans le cadre de l’action pour pollution comportent, à l’encontre de la Couronne, des allégations générales de négligence. La défense déposée par Tianjin invoque le Negligence Act, R.S.B.C. 1979, ch. 298. Celle de Taiyo affirme simplement qu’au cas où l’on retiendrait sa responsabilité, celle-ci devrait être atténuée à proportion de la négligence de personnes dont les actes engagent la Couronne. On peut d’après moi, considérer que les modifications que l’on se propose d’apporter aux défenses, constituent l’ajout d’allégations précises de négligence aux revendications générales déjà avancées.
Taiyo et Tianjin cherchent à modifier leurs plaidoiries écrites dans l’action pour collision. Elles entendent faire valoir que, dans l’hypothèse où l’on retiendrait leur responsabilité pour une partie du préjudice subi par l’autre partie, la Couronne devrait être tenue de verser des dommages-intérêts à proportion de la part du dommage due au comportement de ses préposés. Taiyo et Tianjin demandent l’autorisation de signifier à la Couronne des avis à tierce partie.
Et enfin, dans le cadre de l’action pour pollution, Taiyo et Tianjin sollicitent toutes les deux de la Cour l’autorisation de modifier chacune leurs plaidoiries écrites afin d’ajouter, contre la Couronne, une demande reconventionnelle. Elles demandent toutes les deux réparation du préjudice qu’elles ont respectivement subi pour la part due à la négligence des préposés de la Couronne. Taiyo réclame, pour sa part, l’indemnisation (1) de la perte de son navire; (2) de la perte des revenus de la pêche occasionnée par la perte du navire et (3) réclame, en outre, toute somme nécessaire à l’indemnisation des dégâts créés le long des côtes de l’État de Washington par le pétrole qui s’est répandu. Tianjin, pour sa part, entend être indemnisée (1) pour les réparations qu’elle a dû faire apporter à son navire, (2) pour l’interruption de jouissance de son navire et (3) pour toute responsabilité qu’elle pourrait avoir encourue envers des tiers en raison de l’accident.
La Couronne, elle, s’oppose aux modifications sollicitées en faisant valoir un double argument : (1) dans une affaire telle que celle-ci, la Cour n’a pas compétence pour trancher en fonction du partage des torts; et (2) par le biais des modifications sollicitées, les demanderesses tentent d’introduire une nouvelle cause d’action distincte, atteinte d’ailleurs par la prescription.
En ce qui concerne la thèse voulant que la Cour n’ait pas compétence pour trancher en fonction du partage des torts, la Couronne affirme que la collision maritime s’étant produite en dehors des eaux territoriales de la Colombie-Britannique, le Neligence Act de cette province n’est pas applicable. Cette thèse s’appuie également sur un argument voulant que le droit maritime ne connaisse pas de ce genre de réclamation. On a cité à la Cour un document de travail du ministère de la Justice publié sous le titre Éliminer les moyens de défense démodés de la common law en matière de responsabilité délictuelle maritime, ainsi que le jugement rendu dans l’affaire Bow Valley Husky (Bermuda) Ltd. et al. v. Saint John Shipbuilding Ltd. et al. (1994), 118 Nfld. & P.E.I.R. 271 (C.S.T.-N. 1re inst.).
Je ne pense pas que l’argument sur la non-compétence de la Cour soit d’une solidité qui me porte à rejeter les demandes de modification.
Précisons tout de suite qu’en l’absence de faits précis, on ne saurait dire si la cause d’action est effectivement née en dehors des eaux territoriales. Il semblerait que la collision ait bien eu lieu en cet endroit, mais la négligence dont il est fait état découle d’une carence au niveau des transmissions radio à partir de la côte. La question de savoir où est née la cause d’action, et le point de savoir si c’est la législation de la Colombie-Britannique qui lui est applicable ne saurait être débattue avant que n’ait été produit l’ensemble de la preuve, et notamment le fait de savoir où, précisément, la collision a eu lieu, ainsi que l’ensemble des faits entourant la négligence que l’on reproche à la Couronne et le lieu où ces faits se sont produits.
Ajoutons que, chose plus importante encore, on ne sait pas avec précision quelles sont les lacunes du droit maritime canadien au chapitre de la responsabilité des co-auteurs d’un délit ou en cas de faute de la victime. On ne trouve, dans le jugement Bow Valley, aucune citation de jurisprudence appuyant les conclusions auxquelles la Cour est parvenue et je crois savoir par ailleurs que cette décision est actuellement en appel. Je relève également que le document, non publié, du ministère de la Justice, invoqué en l’espèce, aboutit lui-même à la conclusion qu’on ne sait guère quelles seraient, effectivement, les lacunes du droit maritime canadien et qu’il est par ailleurs difficile d’en préciser la portée. Ce document recommande la prise de mesures législatives permettant d’éliminer « toute insécurité juridique qui pourrait persister » (page 1). On y cite les décisions de justice ayant fait droit à des demandes d’indemnisation en cas de partage des torts, et notamment l’arrêt United States, The (1865), 12 L.T.R. 33 (P.C.) (cité à la page 6 du document de travail). D’après ce document, les décisions citées nous « montrent qu’il n’est pas certain maintenant qu’il sera ou ne sera pas fait droit aux moyens de défense de la common law par les tribunaux [dans les cas] où intervient une faute contributive ou commune née d’une cause maritime autre qu’un abordage » (page 11). En effet, le partage des responsabilités en cas de collision entre navires est prévu par la Loi sur la marine marchande du Canada, L.R.C. (1985), ch. S-9, article 565. Étant donné les incertitudes de la jurisprudence et le fait qu’on ne dispose pas d’un ensemble de faits cohérents, je ne suis pas persuadée qu’il y ait lieu de rejeter les modifications que les demanderesses demandent à apporter à leurs plaidoiries, au simple motif que la Cour n’aurait pas la compétence d’accorder les redressements sollicités dans le cadre de cette action. Cette question devra être, au contraire, débattue à l’audience, une fois qu’on disposera de toutes les preuves voulues.
Pour ce qui est de l’argument voulant que les modifications proposées fassent, en fait, état d’une cause d’action entièrement nouvelle, et atteinte de surcroît par la prescription, cela n’est pas vrai de la défense produite dans le cadre de l’action en pollution. Nous avons dit plus haut que, dès le départ, cette défense invoquait la négligence de la Couronne et les modifications demandées ne font qu’ajouter un certain nombre de précisions à ces demandes.
En ce qui concerne les demandes d’indemnisation présentées par Tianjin en tant que défenderesse dans l’action pour collision, et par Taiyo en tant que défenderesse par voie de demande reconventionnelle, on ne saurait prétendre, là non plus, que ces demandes se heurtent à la prescription. La responsabilité au niveau de l’indemnisation, de la part d’une tierce partie, n’est déclenchée qu’une fois établie la responsabilité de la partie principale; voir B.C. Hydro and Power Authority v. Kees van Western et al. and District of Kitimat et al., [1974] 3 W.W.R. 20 (C.S.C.-B.). Les demandes de modification ne se heurtent pas à la prescription et les avis à tierce partie pourront effectivement être signifiés.
Examinons maintenant les modifications que l’on souhaite apporter, par demande reconventionnelle, à l’action pour pollution. Rappelons que les demandes reconventionnelles présentées à l’encontre de la Couronne par Taiyo et Tianjin sont fondées respectivement sur le préjudice direct subi par chacune d’entre elles en raison de l’accident et aussi en raison de la négligence qu’elles reprochent à la Couronne. En cela, il s’agit donc, effectivement, de nouvelles causes d’action. La Couronne affirme que c’est pourquoi ces revendications auraient dû être avancées plus tôt, ajoutant qu’elles sont maintenant frappées de prescription. Elle affirme aussi que le Limitation Act de la Colombie-Britannique, R.S.B.C. 1979, ch. 236 s’applique en l’espèce. Or cette loi prévoit un délai de prescription de deux ans.
Selon l’article 39 de la Loi sur la Cour fédérale [L.R.C. (1985), ch. F-7 (mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 10)], les lois en matière de prescription d’action qui dans une province régissent les rapports entre particuliers s’appliquent aux actions intentées par la Couronne, ou contre elle, lorsque la cause d’action est née dans cette même province. Dans tous les autres cas, le délai de prescription est de six ans. Donc, si la cause d’action est née en dehors des limites territoriales de la Colombie-Britannique, comme le prétend la Couronne, qui tente de se soustraire à l’action de la loi provinciale en matière de partage des torts, le délai de prescription sera de six ans. Or, les actions en question ont été engagées largement dans ce délai.
Par contre, si la prescription est, en l’espèce, régie par les règles de la Colombie-Britannique, alors, selon l’interprétation que j’en donne, le délai de prescription de deux ans ne s’applique pas non plus. L’article 4 du Limitation Act prévoit, en effet, que le délai de prescription de deux ans ne s’applique pas aux demandes reconventionnelles lorsque celles-ci sont [traduction] « en rapport avec le sujet même de l’action initiale ». De plus, ces dispositions permettent à la Cour d’autoriser la modification de plaidoiries, même s’il s’agit d’invoquer une nouvelle cause d’action, à chaque fois que la Cour estime qu’il y a lieu de le faire. L’article 4 de la Loi prévoit en effet :
[traduction] 4. (1) Lorsqu’est engagée une action à laquelle s’applique la présente Loi ou toute autre loi, les délais prévus pour l’intenter ne font pas obstacle :
a) aux demandes reconventionnelles, y compris la jonction d’une nouvelle partie à titre de défenderesse par voie de demande reconventionnelle;
b) aux mises en cause;
…
en vertu de toute loi applicable, en ce qui concerne toute demande en rapport avec le sujet même de l’action initiale.
…
(4) Dans toute action, la Cour peut autoriser la modification d’une plaidoirie, aux conditions que la Cour estime justes en ce qui concerne les dépens ainsi que d’autres aspects de la cause, même si, entre la délivrance du bref d’assignation et la demande de modification, toute nouvelle cause d’action susceptible d’être révélée par la modification en question était depuis atteinte par le jeu de la prescription.
La Couronne prétend que la demande reconventionnelle n’est pas en rapport avec le sujet même de l’action initiale. Cet argument ne me convainc pas. L’action initiale porte sur les coûts de nettoyage du pétrole qui s’est répandu. Ce déversement de pétrole est dû à la collision maritime qui s’est produite. Dans la mesure où, par certains agissements, la Couronne a peut-être elle-même contribué à cet accident, les demandes présentées par les défenderesses et fondées sur ces agissements sont bien en rapport avec le sujet de l’action initiale. J’estime que la situation en question relève carrément de l’exception prévue à l’alinéa 4(1)a). Je serais d’ailleurs disposée à autoriser la modification des défenses en vertu du paragraphe 4(4). L’intérêt qu’il y a à voir trancher de manière aussi complète que possible la question de la responsabilité pour cet accident nous incite fortement à autoriser les modifications demandées. Il serait, à mes yeux, injuste de rejeter les modifications sollicitées, à moins que la Couronne ne parvienne à démontrer que cela l’exposerait à un préjudice disproportionné.
Les avocats de la Couronne prétendent que les modifications demandées entraîneraient effectivement pour la Couronne un préjudice, mais je ne suis pas convaincue que ce préjudice éventuel doive l’emporter sur l’opportunité d’autoriser les modifications sollicitées. Les modifications apportées aux défenses présentées dans le cadre de l’action pour pollution vont, à elles seules, garantir que toutes les preuves pertinentes touchant le rôle joué par la Couronne seront effectivement produites devant la Cour. Les questions en cause seront pleinement débattues en justice et seront tranchées quelle que soit l’issue de la demande reconventionnelle. En ce qui concerne la Couronne, le principal préjudice découlerait des incidences financières de la demande reconventionnelle au cas où la responsabilité de la Couronne serait retenue. Je ne pense pas que cela soit d’une gravité qui porterait la Cour à rejeter les demandes de modification.
L’avocat de la Couronne fait valoir que les avocats de Taiyo et de Tianjin ont très tôt été en possession de renseignements (peu de temps après l’accident, on leur a transmis la transcription des communications radio) qui auraient dû tout de suite donner lieu à une enquête sur la responsabilité éventuelle de la Couronne. Il fait donc valoir que la Cour devrait refuser les modifications sollicitées étant donné qu’à l’époque les deux parties en question n’ont pas réclamé la tenue d’une enquête. Les avocats de Taiyo et Tianjin soutiennent pour leur part que ce n’est qu’au mois de mai dernier, c’est-à-dire lors de la jonction de l’action pour pollution et de l’action pour collision, et à l’occasion des communications préalables qui ont eu lieu, que les deux parties ont compris qu’il était possible de procéder ainsi. J’admets leur explication sur ce point.
Pour l’ensemble des présents motifs, les requêtes en modification des plaidoiries sont accueillies.