[2000] 3 C.F. 532
IMM-525-99
Nassim Mohammad Popal, Shajan Popal, Wais Ashraf Popal, Abdul Tawab Popal, Qais Aziz Popal et Ali Abdul Wahab Popal (demandeurs)
c.
Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (défendeur)
Répertorié : Popal c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1re inst.)
Section de première instance, juge Gibson—Toronto, 3 février; Ottawa, 17 mars 2000.
Citoyenneté et Immigration — Statut au Canada — Résidents permanents — Le demandeur principal, un citoyen de l’Afghanistan, s’était vu reconnaître le statut de réfugié au sens de la Convention — Le MCI a omis de lui accorder le statut de résident permanent et de lui délivrer une fiche d’établissement — Il a également omis de délivrer des visas d’immigrant aux autres demandeurs et de remettre les papiers d’identité qui avaient été saisis en vertu de l’art. 110(2) de la Loi sur l’immigration — Aucun motif n’a été fourni expliquant pourquoi les papiers d’identité présentés par le demandeur principal avaient été jugés insuffisants — Le MCI a commis une erreur susceptible de révision en traitant la demande d’établissement — Il a également commis une erreur en ne fournissant aucune explication au sujet du rejet des papiers d’identité que le demandeur avait présentés.
Droit administratif — Contrôle judiciaire — Certiorari — Jugements déclaratoires — Les demandeurs sollicitent un bref de certiorari et un bref de mandamus en vue d’obtenir le statut de résidents permanents, des visas d’immigrant et la remise de papiers d’identité — La ligne de conduite du MCI démontrait une attitude cavalière à l’égard des demandeurs — La Cour a compétence pour entendre la demande — Le représentant du ministre n’a pas expliqué pourquoi les papiers d’identité ont été jugés insuffisants — Le MCI a commis une erreur de droit en rejetant le passeport soumis par le demandeur principal — L’art. 46.04(8) de la Loi sur l’immigration parle uniquement d’un passeport « en cours de validité » — Aucune explication n’a été fournie au sujet du rejet des autres papiers d’identité — La Cour a accordé un bref de certiorari et un jugement déclaratoire, mais elle a jugé qu’il ne convenait pas d’accorder un bref de mandamus — Une question a été certifiée à l’égard de la « ligne de conduite ».
Il s’agissait d’une demande de contrôle judiciaire en vue de l’obtention d’un bref de certiorari et d’un bref de mandamus présentée contre le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, qui a omis d’accorder le statut de résident permanent et de délivrer une fiche d’établissement au demandeur principal et de délivrer des visas d’immigrant aux autres demandeurs, soit la conjointe et les enfants du demandeur principal. Le ministre a également omis de remettre au demandeur principal certains papiers d’identité qui avaient été saisis en vertu du paragraphe 110(2) de la Loi sur l’immigration. La Commission de l’immigration et du statut de réfugié a reconnu le statut de réfugié au sens de la Convention au demandeur principal, qui affirmait être citoyen de l’Afghanistan. Celui-ci s’était vu obligé, plus d’un an après avoir présenté sa demande de résidence permanente en vertu de l’article 46.04 de la Loi, de fournir des papiers d’identité additionnels. Un passeport lui a été délivré, lequel était valide du 11 mars 1996 au 10 mars 1997. Au mois d’avril 1998, on a informé le demandeur principal que les documents qu’il avait fournis n’étaient pas acceptables et que la fiche d’établissement ne lui serait délivrée que sur présentation de pièces d’identité acceptables. Le carnet d’identité et le certificat de mariage du demandeur principal, qui avaient été saisis, n’ont jamais été soumis pour vérification ou pour obtenir des « informations en retour » de la « Section du renseignement ». Au mois de septembre 1999, le demandeur principal a obtenu en principe le droit d’établissement à titre de membre de la catégorie des réfugiés au sens de la Convention se trouvant au Canada sans pièces d’identité (CRCCSPI). Dans l’intervalle, la conjointe et les enfants du demandeur principal, que celui-ci n’avait pas vus depuis plus de six ans, continuaient à languir au Pakistan pendant que lui-même attendait au Canada. Le litige portait sur l’action ou de l’inaction du ministre, qui n’avait pas accordé le droit d’établissement au demandeur principal en vertu de l’article 46.04 de la Loi sur l’immigration et qui n’avait donc pas délivré des visas d’immigrant aux autres demandeurs.
Jugement : la demande est accueillie en partie.
Le ministre a manifesté une attitude remarquablement cavalière en ce qui concerne les épreuves auxquelles ont fait face le demandeur principal et les membres de sa famille. La communication avec le demandeur principal laissait fort à désirer. Si la demande de contrôle judiciaire n’avait pas été présentée pour le compte du demandeur principal et des membres de sa famille, un grand nombre d’embarras susceptibles d’être causés aux agents du ministre, et peut-être au ministre lui-même, auraient pu passer inaperçus. La période d’attente s’appliquant à la CRCCSPI devait servir à permettre d’identifier les demandeurs non prometteurs. Le ministre ne s’est pas servi de la période d’attente à cette fin et semble s’être contenté de dire aux demandeurs et à la Cour qu’elle répondrait [traduction] « lorsqu’elle sera[it] prête à le faire » en insistant qu’il fallait « être patient ». Il est certain que la Cour avait compétence pour entendre la demande en vertu de l’article 18.1 de la Loi sur la Cour fédérale et qu’il n’y avait pas de délai de prescription qui empêcherait que les demandeurs d’obtenir un bref de mandamus ou de prohibition, un jugement déclaratoire ou un bref de certiorari.
Le ministre a commis une erreur susceptible de révision en traitant la demande d’établissement du demandeur principal. Au cours d’une entrevue qui a eu lieu le 20 avril 1998, le demandeur a déclaré que son passeport de l’Afghanistan avait été délivré sur la base de sa carte d’assurance sociale canadienne. À la fin de l’entrevue, on a remis au demandeur une lettre disant qu’il n’avait pas présenté un nombre suffisant de pièces d’identité. Toutefois, aucun motif n’a été fourni expliquant pourquoi les papiers d’identité avaient été jugés insuffisants. Les raisons pour lesquelles les représentants du gouvernement de l’Afghanistan décident de délivrer un passeport relèvent de ce gouvernement. Le paragraphe 46.04(8) de la Loi parle uniquement d’un passeport « en cours de validité » plutôt que d’un passeport en cours de validité jugé « acceptable » par le ministre. Celui-ci a commis une erreur de droit en rejetant le passeport soumis par le demandeur principal aux fins du paragraphe 46.04(8). En outre, le ministre n’a fourni aucune explication au sujet du rejet de certains autres papiers d’identité que le demandeur principal avait présentés à l’entrevue du 20 avril 1998. Comme la Cour suprême du Canada l’a dit dans l’arrêt Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), il serait injuste à l’égard d’une personne visée par une décision telle que celle-ci, si essentielle pour l’avenir du demandeur principal et des membres de sa famille, de ne pas expliquer pourquoi elle a été prise. Le ministre a commis une erreur susceptible de révision en ne fournissant pas de motifs pour justifier le rejet des divers papiers d’identité que le demandeur lui avait remis, à part le certificat de mariage et le carnet d’identité, pour lesquels des motifs ont été fournis.
Les décisions du ministre de rejeter le passeport en cours de validité du demandeur principal ainsi que les divers autres papiers d’identité que celui-ci avait soumis, à part le carnet d’identité et le certificat de mariage, ont été annulées et l’affaire a été renvoyée au ministre pour qu’une décision soit prise le plus tôt possible conformément au droit. La Cour a également ordonné de retourner au demandeur principal le carnet d’identité et le certificat de mariage qui avaient été saisis puisqu’ils n’avaient jamais été soumis pour vérification et qu’il n’était pas justifié pour le ministre de conserver ces documents. L’annulation d’une « absence de décision » se rapproche énormément d’un bref de mandamus, mais il n’était pas justifié d’accorder pareille réparation dans ce cas-ci. Toutefois, un jugement déclaratoire devait être accordé, portant que le ministre avait omis d’établir un équilibre approprié entre les divers objectifs énoncés dans la Loi. Le manque de sensibilité et de souplesse du ministre à l’égard des intérêts du demandeur principal et des membres de sa famille constituait des raisons spéciales d’accorder au demandeur des dépens du montant de 2 000 $. Une question concernant les délais de prescription prévus par la loi qui s’appliquent aux brefs de certiorari ou à toute autre forme de réparation à l’égard d’une « ligne de conduite » a été certifiée.
LOIS ET RÈGLEMENTS
Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 18.1 (édicté par L.C. 1990, ch. 8, art. 5).
Loi sur l’immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2, art. 3f), (mod. par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 28, art. 2), g), i),j), 46.04 (édicté, idem, art. 14; L.C. 1992, ch. 49, art. 38), 83(1) (mod. par L.C. 1992, ch. 49, art. 73), 110(2) (mod., idem, art. 99; 1995, ch. 15, art. 21).
Règlement sur l’immigration de 1978, DORS/78-172, art. 2(1) « réfugié au sens de la Convention se trouvant au Canada sans pièces d’identité » (édicté par DORS/97-86, art. 1; 99-74, art. 1), ann. XII (édicté par DORS/97-86, art. 7; 99-74, art. 4).
JURISPRUDENCE
DÉCISIONS APPLIQUÉES :
Krause c. Canada, [1999] 2 C.F. 476 (1999), 19 C.C.P.B. 179; 236 N.R. 317 (C.A.); Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817; (1999), 174 D.L.R. (4th) 193; 14 Admin. L.R. (3d) 173; 1 Imm. L.R. (3d) 1; 243 N.R. 22; Pushpanathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] 1 R.C.S. 982; (1998), 160 D.L.R. (4th) 193; 11 Admin. L.R. (3d) 1; 43 Imm. L.R. (2d) 117; 226 N.R. 201; motifs modifiés [1998] 1 R.C.S. 1222; (1998), 11 Admin. L.R. (3d) 130.
DÉCISIONS CITÉES :
Puccini c. Canada (Directeur général, Services de l’administration corporative, Agriculture Canada), [1993] 3 C.F. 557 (1993), 65 F.T.R. 127 (1re inst.); Gassmann c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1990), 36 F.T.R. 105; 11 Imm. L.R. (2d) 149 (C.F. 1re inst.); Apotex Inc. c. Canada (Procureur général), [1994] 1 C.F. 742 (1993), 18 Admin. L.R. (2d) 122; 52 C.P.R. (3d) 339; 162 N.R. 177 (C.A.); Liyanagamage c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1994), 176 N.R. 4 (C.A.F.).
DEMANDE de contrôle judiciaire de l’omission, de la part du ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, d’accorder le statut de résident permanent et une fiche d’établissement au demandeur principal, de délivrer des visas d’immigrant aux autres demandeurs et de retourner au demandeur principal certains papiers d’identité qui avaient été saisis par le ministre. Demande accueillie en partie.
ONT COMPARU :
Dan Miller pour les demandeurs.
Marianne Zoric pour le défendeur.
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Dan Miller, Toronto, pour les demandeurs.
Le sous-procureur général du Canada pour le défendeur.
Ce qui suit est la version française des motifs de l’ordonnance rendus par
Le juge Gibson :
INTRODUCTION
[1] Les présents motifs résultent d’une demande de contrôle judiciaire de l’omission du défendeur d’accorder au demandeur Nassim Mohammad Popal (le demandeur principal) le statut de résident permanent, le 4 février 1999, et de lui délivrer une fiche d’établissement, ainsi que de l’omission du défendeur, le même jour, de délivrer des visas d’immigrant aux autres demandeurs, soit la conjointe et les enfants du demandeur principal. Le demandeur principal sollicite en outre le contrôle judiciaire de l’omission du défendeur de lui remettre certains papiers d’identité qu’il lui avait saisis.
[2] Les demandeurs sollicitent les réparations ci-après énoncées :
[traduction]
1. Que la demande soit accueillie et qu’un bref de certiorari soit délivré, annulant, infirmant ou déclarant invalide l’absence de décision de la part du défendeur d’accorder le statut de résident permanent au demandeur Nassim Mohammad Popal et de lui délivrer une fiche d’établissement.
2. Que la demande soit accueillie et qu’un bref de mandamus soit délivré, enjoignant au défendeur d’accorder le statut de résident permanent au demandeur Nassim Mohammad Popal et de lui délivrer une fiche d’établissement.
3. Que la demande soit accueillie et qu’un bref de certiorari soit délivré, annulant, infirmant ou déclarant invalide l’absence de décision de la part du défendeur de délivrer des visas d’immigrant aux autres demandeurs […].
4. Que la demande soit accueillie et qu’un bref de mandamus soit délivré, enjoignant au défendeur de délivrer des visas d’immigrant aux autres demandeurs […].
5. Que la demande soit accueillie et qu’un bref de certiorari soit délivré, annulant, infirmant ou déclarant invalide l’absence de décision de la part du défendeur de remettre au demandeur Nassim Mohammad Popal ses papiers d’identité, à savoir un passeport expiré de l’Afghanistan, un permis de conduire de l’Afghanistan, un certificat de mariage de l’Afghanistan et un carnet d’identité de l’Afghanistan.
6. Que la demande soit accueillie et qu’un bref de mandamus soit délivré, enjoignant au défendeur de remettre au demandeur Nassim Mohammad Popal ses papiers d’identité, à savoir un passeport expiré de l’Afghanistan, un permis de conduire de l’Afghanistan, un certificat de mariage de l’Afghanistan et un carnet d’identité de l’Afghanistan.
LES FAITS
[3] Par une décision datée du 15 novembre 1994, la section du statut de réfugié de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a reconnu le statut de réfugié au sens de la Convention au demandeur principal, qui affirme être citoyen de l’Afghanistan. À ce moment-là, la conjointe et les enfants du demandeur principal, qui sont les autres demandeurs en cause, résidaient apparemment au Pakistan dans des conditions que le demandeur principal a qualifiées de [traduction] « déplorables »; ils y résideraient encore. Le demandeur principal a environ 55 ans. Au 30 mars 1999, il étudiait ici, au Canada.
[4] Au mois de décembre 1994, le demandeur principal a présenté une demande de résidence permanente à titre de réfugié au sens de la Convention conformément aux dispositions de l’article 46.04 de la Loi sur l’immigration[1], dont les passages pertinents se lisent comme suit :
46.04 (1) La personne à qui le statut de réfugié au sens de la Convention est reconnu par la section du statut peut, dans le délai réglementaire, demander le droit d’établissement à un agent d’immigration pour elle-même et les personnes à sa charge, sauf si elle se trouve dans l’une des situations suivantes :
a) elle est un résident permanent;
b) un autre pays lui a reconnu le statut de réfugié au sens de la Convention et elle serait, en cas de renvoi du Canada, autorisée à retourner dans ce pays;
c) elle a la nationalité ou la citoyenneté d’un autre pays que celui qu’elle a quitté ou hors duquel elle est demeurée de crainte d’être persécutée;
d) elle a résidé en permanence dans un autre pays que celui qu’elle a quitté ou hors duquel elle est demeurée de crainte d’être persécutée et elle serait, en cas de renvoi du Canada, autorisée à retourner dans ce pays.
[…]
(3) Malgré les autres dispositions de la présente loi mais sous réserve des paragraphes (3.1) et (8), l’agent d’immigration accorde le droit d’établissement à l’intéressé et aux personnes à sa charge visées par la demande, s’il est convaincu qu’aucun d’entre eux n’est visé à l’un des alinéas 19(1)c.1), c.2), d), e), f), g), j), k) ou l) ou n’a été déclaré coupable d’une infraction prévue par une loi fédérale :
a) soit pour laquelle une peine d’emprisonnement de plus de six mois a été infligée;
b) soit passible d’un emprisonnement maximal égal ou supérieur à cinq ans.
(3.1) L’agent ne peut toutefois accorder le droit d’établissement :
a) dans tous les cas, avant l’expiration du délai normal de présentation d’une demande d’autorisation relative à la présentation aux termes de la Loi sur la Cour fédérale d’une demande de contrôle judiciaire de la décision de la section du statut;
b) dans le cas où le ministre a présenté la demande d’autorisation dans le délai visé à l’alinéa a), avant qu’un jugement ne soit rendu quant à la décision de la section du statut par la Section de première instance de la Cour fédérale, par la Cour d’appel fédérale ou par la Cour suprême du Canada, selon le cas, qui mette fin à l’affaire.
(4) S’il accorde le droit d’établissement, l’agent d’immigration peut imposer des conditions réglementaires à l’intéressé.
[…]
(8) Tant que l’intéressé n’est pas en possession d’un passeport ou d’un document de voyage en cours de validité ou de papiers d’identité acceptables, l’agent d’immigration est tenu de lui refuser, ainsi qu’aux personnes à sa charge, le droit d’établissement.
[5] La conjointe et les enfants du demandeur principal, qui sont codemandeurs en l’espèce, ont été inclus dans la demande du demandeur principal.
[6] Par une lettre datée du 23 janvier 1996, soit plus d’un an après avoir présenté sa demande, on a informé le demandeur principal qu’il devait fournir des papiers d’identité additionnels. Il a expressément été mentionné qu’une copie de son passeport constituait une pièce d’identité appropriée.
[7] Le demandeur principal a demandé un passeport de l’Afghanistan par l’entremise du consulat général de l’Afghanistan, à New York. Un passeport lui a été délivré, celui-ci étant valide du 11 mars 1996 au 10 mars 1997. L’avocat du demandeur a transmis au défendeur une copie certifiée conforme du passeport avec une lettre d’envoi datée du 21 mars 1996.
[8] Par une lettre datée du 15 juillet 1996, l’avocat du demandeur principal a demandé au défendeur s’il fallait fournir des documents additionnels. Dans la réponse qu’il a donnée au moyen d’une télécopie datée du 22 juillet 1996, le défendeur a fait savoir que la copie certifiée conforme du passeport du demandeur principal était acceptable; il a ajouté :
[traduction] Il semble que seuls les résultats des vérifications effectuées à l’étranger au sujet des personnes à la charge [du demandeur] manquent encore.
[9] Au cours des mois qui ont suivi, l’avocat du demandeur principal a demandé par écrit des rapports de la situation à plusieurs reprises au défendeur. Il a reçu une réponse le 9 avril 1998 seulement.
[10] Le 9 avril 1998, le défendeur a informé le demandeur principal qu’il devait se présenter à une [traduction] « entrevue relative à l’établissement » le 20 avril 1998 au Centre d’Immigration Canada, à Etobicoke (Ontario). Le demandeur principal s’est présenté à cette entrevue. Le préposé à l’entrevue lui a demandé de fournir des [traduction] « pièces d’identité personnelles » pour qu’une fiche d’établissement puisse être délivrée. Le demandeur principal lui a montré les originaux du passeport de l’Afghanistan alors expiré, de son permis de conduire de l’Afghanistan avec traduction à l’appui, de son permis de conduire de l’Ontario et de sa carte d’assurance-maladie de l’Ontario. Le permis de conduire de l’Afghanistan que le demandeur principal a produit au cours de l’entrevue avait été soumis à titre de pièce d’identité lors de l’audience qui avait eu lieu en 1994 devant la section du statut de réfugié, et son authenticité avait apparemment été jugée acceptable.
[11] On a informé le demandeur principal que les documents qu’il avait fournis n’étaient pas acceptables. On lui a demandé d’obtenir d’autres papiers d’identité, comme l’original de son certificat de mariage ou un certificat de naissance. On l’a informé que la fiche d’établissement ne lui serait délivrée que sur présentation de pièces d’identité acceptables. C’est là la réponse du défendeur quelque 39 ou 40 mois après que le demandeur principal eut demandé le droit d’établissement et plus de deux ans après qu’il eut fourni au défendeur la copie certifiée conforme de son passeport.
[12] Le demandeur principal a pris des dispositions pour que sa famille, au Pakistan, envoie l’original de son certificat de mariage et de son carnet d’identité par l’entremise d’un service de messageries. Il a également pris des dispositions pour faire traduire ces documents en anglais. Au bout d’un certain temps, après que le dossier du demandeur principal eut été transféré d’un bureau à l’autre du ministère, l’original du passeport expiré du demandeur principal, son permis de conduire de l’Afghanistan, son certificat de mariage auquel était jointe une version traduite et son carnet d’identité avec traduction à l’appui ont été fournis au défendeur, apparemment vers la fin du mois de juillet 1998.
[13] Le 14 septembre 1998 ou vers cette date, le défendeur a écrit au demandeur pour l’informer que les papiers d’identité additionnels qu’il avait soumis n’étaient pas acceptables, qu’il serait mis fin au traitement de sa demande et que le carnet d’identité et le certificat de mariage avaient été saisis conformément au paragraphe 110(2) [mod. par L.C. 1992, ch. 49, art. 99; 1995, ch. 15, art. 21] de la Loi sur l’immigration. Le passeport expiré de l’Afghanistan et le permis de conduire de l’Afghanistan du demandeur principal n’ont apparemment pas été officiellement saisis, mais ils ne lui ont pas été remis non plus. Les documents versés au dossier du tribunal, qui est remarquablement peu volumineux, indiquant que le certificat de mariage et le carnet d’identité soumis par le demandeur principal
[traduction]
[…] sont altérés, de sorte qu’ils sont inacceptables pour l’application de l’article 46.04 de la Loi.
Le certificat de mariage renferme des ratures et des corrections là où doit être indiqué l’âge au moment du mariage.
La pièce d’identité renferme des biffures et des corrections […]
Les documents seront saisis et transmis à la Section du renseignement pour examen et commentaires.
[14] Selon les avis de saisie du carnet d’identité et du certificat de mariage du demandeur principal, des [traduction] « informations en retour » avaient été demandées au sujet des documents saisis, probablement à la « Section du renseignement ». Quoi qu’il en soit, les papiers d’identité n’ont jamais été transmis à la « Section du renseignement » pour vérification. Les documents dont dispose la Cour montrent que l’omission, de vérifier ou d’obtenir des « informations en retour », n’a été découverte et divulguée au demandeur principal qu’au bout de très nombreux mois. Même au 21 janvier 2000, en réponse à des questions qui lui avaient été posées par écrit dans la présente instance, le déposant de l’affidavit du défendeur a déclaré ce qui suit :
[traduction] Les documents qui ont été saisis ont été transmis à notre Section régionale du renseignement le 14 septembre 1998; des informations en retour ont été demandées au sujet des biffures et des inscriptions qui avaient été effectuées sur les documents. À ce jour, je n’ai reçu aucune information.
Aucune information en retour n’a été reçue parce que, en fait, les documents n’ont jamais été soumis pour vérification ou pour obtention de telles informations.
[15] Au début du mois d’octobre 1998, le demandeur principal a en outre été informé de la saisie de ses documents et des réserves que le défendeur avait à leur sujet, par l’entremise d’un membre du personnel du bureau d’un député fédéral. Cet employé a apparemment informé le défendeur, par une lettre datée du 28 octobre 1998, que des membres de la famille du demandeur principal étaient prêts à confirmer son identité. Apparemment, aucune réponse n’a été reçue. Le demandeur principal a néanmoins transmis au défendeur un affidavit dans lequel son frère confirmait son identité. Aucun accusé de réception de cet affidavit n’a été fourni.
[16] En réponse à des questions posées par écrit, le déposant du défendeur a communiqué le texte ci-après reproduit, qui avait été reçu le 24 juin 1999 d’un agent des visas du défendeur, à Islamabad :
[traduction] Les présentes font suite au message électronique que vous avez envoyé à Islamabad au sujet de la personne susmentionnée [probablement le demandeur principal] (notre dossier B033894195). Vous n’avez malheureusement pas indiqué le numéro de votre dossier.
En Afghanistan et au Pakistan, les certificats de mariage sont en général rédigés par le « mollah », qui est autorisé à célébrer des mariages sous le régime du droit musulman. Les mollahs sont habituellement des personnes qui se portent volontaires et qui, bien qu’elles aient une bonne connaissance du Coran, ne sont en général pas instruites. Il arrive souvent qu’un « Nikah Nama » (un certificat de mariage) renferme des ratures et des biffures. Ces documents sont également dans bien des cas incomplets et renferment des renseignements erronés, mais il s’agit néanmoins de documents authentiques.
En ce qui concerne les ressortissants de l’Afghanistan, votre client possède deux documents de plus que la majorité des personnes que nous rencontrons ici. Dans bien des cas, la relation est établie au moyen d’entrevues au cours desquelles on demande si les personnes en cause se connaissent ainsi qu’au moyen de photos de famille. Depuis 20 ans, les documents, en Afghanistan, sont presque inexistants. Les cartes d’identité n’ont pas plus de valeur que les dires du demandeur.
Dans ce cas-ci, il est vrai que nous avons accepté les documents tels qu’ils ont été soumis. Nous ne sommes pas en mesure de vérifier l’authenticité des documents établis en Afghanistan. Le préposé à l’entrevue, qui n’occupe plus ce poste, a simplement noté par écrit que la relation avait été établie. L’entrevue visait davantage à permettre de déterminer l’admissibilité des personnes à la charge du demandeur qui avaient dépassé l’âge limite.
Ceci dit, cette demande traîne maintenant depuis plus de quatre ans; nous aimerions clore le dossier le plus tôt possible. Les intéressés ont subi deux examens médicaux et les résultats du dernier examen ne sont maintenant plus valables; toutefois, si vous accordez le droit d’établissement au chef de famille, nous délivrerons un visa sans exiger d’autres examens médicaux, conformément au paragraphe 46.04(3) de la Loi.
[17] Les remarques de l’agent des visas montrent qu’en déterminant à sa satisfaction l’identité des intéressés dans des cas comme celui-ci, le défendeur applique différentes normes selon les circonstances pertinentes. À mon avis, il est intéressant de noter qu’à Islamabad, où la situation qui existe en Afghanistan et au Pakistan est beaucoup plus facile à cerner, les documents du demandeur principal ont été jugés bien supérieurs à ceux que fournissent habituellement les personnes qui s’enfuient de l’Afghanistan. Une norme différente, qui est de toute évidence beaucoup plus rigoureuse, a été appliquée au Canada où règne la sécurité.
[18] Le 22 juin 1999, plus de quatre mois après que la présente demande de contrôle judiciaire eut été présentée, le défendeur a envoyé au demandeur principal une lettre qui est en partie ainsi libellée :
[traduction] La présente est envoyée en réponse à votre demande de résidence permanente. Vous aviez le droit de présenter cette demande à titre de réfugié au sens de la Convention, mais il n’est pas possible de continuer le traitement de votre demande.
En vertu du paragraphe 46.04(8) de la Loi sur l’immigration, le droit d’établissement est refusé tant que l’intéressé n’est pas en possession d’un passeport ou d’un document de voyage en cours de validité ou de papiers d’identité acceptables.
Les papiers d’identité que vous avez soumis ne satisfont pas aux exigences du paragraphe 46.04(8) de la Loi sur l’immigration. Étant donné que vous n’avez pas pu satisfaire à ces exigences, nous avons suspendu le traitement de votre demande de résidence permanente.
[…]
Si, à un moment donné dans l’avenir, vous estimez pouvoir vous conformer aux exigences du paragraphe 46.04(8), veuillez fournir au CIC d’Etobicoke l’original de votre passeport, document de voyage ou de vos papiers d’identité et nous les examinerons.
De plus, l’auteur de la lettre fournit au demandeur principal des renseignements au sujet de la catégorie des réfugiés au sens de la Convention se trouvant au Canada sans pièces d’identité (CRCCSPI) et des modalités de demande applicables aux membres de cette catégorie.
[19] Que ce soit sur l’initiative du défendeur ou d’une autre façon, le demandeur principal a appris que, six mois avant l’expiration de la période de cinq ans suivant la date de la reconnaissance de son statut de réfugié au sens de la Convention, il avait le droit de présenter une demande d’établissement au Canada à titre de membre de la CRCCSPI. Cette catégorie est définie comme suit au paragraphe 2(1) du Règlement sur l’immigration de 1978[2] :
2. (1) […]
« réfugié au sens de la Convention se trouvant au Canada sans pièces d’identité » Réfugié au sens de la Convention, à la fois :
a) à qui le statut de réfugié au sens de la Convention est reconnu selon la Loi, les recours en appel et en contrôle judiciaire étant épuisés et cinq ans s’étant écoulés depuis la date de cette reconnaissance;
b) qui n’a fait l’objet d’aucune décision de la section du statut, en vertu du paragraphe 69.3(4) de la Loi, entraînant la perte ou l’annulation de son statut de réfugié au sens de la Convention;
c) dont le pays de nationalité ou, s’il est apatride, le pays dans lequel il avait sa résidence habituelle est un pays mentionné à l’annexe XII, en état de trouble, qui n’a pas d’organe central pouvant délivrer des pièces d’identité;
d) qui a demandé le droit d’établissement à titre de réfugié au sens de la Convention à un agent d’immigration conformément au paragraphe 46.04(1) de la Loi, lequel droit lui a été refusé, en application du paragraphe 46.04(8) de la Loi, au seul motif qu’il n’était pas en possession d’un passeport ou d’un document de voyage en cours de validité ou de papiers d’identité acceptables;
e) qui a payé les droits qui s’appliquaient, au moment de la demande visée à l’alinéa d), à celle-ci conformément au Règlement sur les droits exigibles--Loi sur l’immigration.
Les pays mentionnés à l’annexe XII du Règlement sur l’immigration de 1978 [édicté par DORS/97-86, art. 7; 99-74, art. 4] sont l’Afghanistan et la Somalie.
[20] Sans abandonner ses efforts pour obtenir le droit d’établissement en vertu des dispositions de l’article 46.04 de la Loi sur l’immigration, le demandeur principal a présenté une demande en vue d’obtenir le droit d’établissement à titre de membre de la CRCCSPI le 19 juillet 1999, environ trois mois après la date à laquelle il est devenu admissible aux fins de la présentation de pareille demande. Le 21 septembre 1999, le demandeur principal a obtenu en principe le droit d’établissement à titre de membre de cette catégorie. À la date de l’audition de la présente demande, il n’avait toujours pas obtenu le droit d’établissement, étant donné la vérification [traduction] « des antécédents et les contrôles de sécurité » en cours.
[21] Dans l’intervalle, plus de cinq ans après que le statut de réfugié au sens de la Convention eut été reconnu au demandeur principal sous le régime du droit canadien contre l’Afghanistan, sa conjointe et ses enfants, qu’il n’a pas vus depuis plus de six ans au 30 mars 1999, continuent à languir au Pakistan. La situation du demandeur principal lui-même est encore incertaine au Canada. Ses enfants continuent à grandir. L’un d’eux a maintenant atteint l’âge où le demandeur principal ne peut plus le parrainer à titre de personne à sa charge. Il en sera apparemment bientôt de même pour un autre enfant.
LE CONTEXTE
[22] La situation du demandeur principal et de sa famille est apparemment loin d’être unique en son genre, même si, comme le croyait à coup sûr un agent de ministère du défendeur à Islamabad, cette situation peut être considérée comme différente de celle de nombreux intéressés reconnus à titre de réfugiés au sens de la Convention qui sont dans une situation similaire au Canada. De toute évidence, pareils intéressés n’ont pas tous une conjointe et des enfants qui vieillissent en dehors du Canada d’une façon inexorable et qui perdent le statut de personne à la charge de leur père, dans des conditions que le demandeur principal qualifie de [traduction] « déplorables ». Les familles des intéressés qui se trouvent dans une situation similaire ne sont pas toutes séparées de la façon dont l’est la famille ici en cause.
[23] Un Résumé de l’étude d’impact de la réglementation concernant les modifications apportées au Règlement sur l’immigration de 1978 par lesquelles la définition de l’expression « réfugié au sens de la Convention se trouvant au Canada sans pièces d’identité » a été modifiée en 1999[3] nous permet de comprendre pourquoi la CRCCSPI a été établie ainsi que les objectifs visés. Le Résumé de l’étude d’impact de la réglementation se lit en partie comme suit :
L’alinéa 114(1)e) de la Loi sur l’immigration autorise le gouverneur en conseil à créer des catégories d’immigrants et à préciser par règlement des exigences relatives à l’établissement afin d’accorder le statut de résident permanent (l’établissement) pour des motifs humanitaires ou d’intérêt public. Les présentes modifications au Règlement sur l’immigration ont pour but de renouveler l’Annexe XII du Règlement sur l’immigration de 1978, soit la liste des pays pour lesquels ces dispositions réglementaires s’appliquent, ainsi que la clause de temporarisation prévue relativement à ces dispositions.
La catégorie des réfugiés au sens de la Convention se trouvant au Canada sans pièces d’identité (CRCCSPI) a été créée pour des motifs d’intérêt public. Elle permet d’accorder la résidence permanente à des réfugiés sans document provenant de pays déterminés — actuellement l’Afghanistan et la Somalie. Des dispositions spéciales ont été prises dans le cas de ces deux pays parce qu’il y est survenu des troubles extrêmes, et que ces troubles ont empêché et continuent d’empêcher des réfugiés qui sont des citoyens ou des ressortissants de ces pays de se conformer à l’exigence de la Loi selon laquelle ils doivent être en possession d’un passeport, d’un document de voyage ou d’une autre pièce d’identité acceptable pour que la résidence permanente au Canada puisse leur être octroyée. Dans les deux cas visés, il n’a pas été possible depuis un bon moment aux citoyens et aux ressortissants de ces deux pays d’obtenir des papiers d’identité acceptables, sous une forme officielle quelconque, à cause de l’absence d’un gouvernement central dûment établi.
[…]
Comme on exigeait une pièce d’identité sans faire d’exception, de plus en plus de réfugiés au sens de la Convention n’obtenaient pas le statut de résident permanent faute de posséder une pièce d’identité acceptable. Avant l’établissement de la catégorie des RCCSPI, de nombreuses personnes risquaient de se trouver dans l’impossibilité pour une période indéterminée, et peut-être pour toujours, de se conformer aux exigences relatives à la résidence permanente. Un réfugié sans pièce d’identité acceptable ne pouvait pas parrainer l’admission au Canada de membres de sa famille immédiate se trouvant à l’étranger, ne pouvait pas aspirer à obtenir la citoyenneté canadienne et ne pouvait pas, par conséquent, s’intégrer pleinement à la société canadienne. Au moment où les dispositions relatives à la CRCCSPI ont été mises en œuvre, on estimait qu’il y avait au Canada quelque 7 500 réfugiés venant de Somalie ou d’Afghanistan qui n’avaient pu obtenir la résidence permanente parce qu’ils n’avaient pas de pièces d’identité acceptables.
On a reconnu que la grande majorité des personnes dans cette situation étaient d’authentiques réfugiés qui, sans qu’il y ait faute de leur part, ne pouvaient pas obtenir une pièce d’identité de leur pays d’origine parce que celui-ci vivait des troubles tels qu’il n’y avait pas sur place un pouvoir central en mesure de délivrer des pièces d’identité (et qu’il n’y en a toujours pas). On a également reconnu qu’il fallait concilier notre désir de faciliter l’établissement de réfugiés provenant de ces pays avec notre engagement à protéger le Canada contre la faible minorité de personnes cachant délibérément leur identité ou leur pays d’origine afin de dissimuler des renseignements qui pourraient les empêcher d’avoir droit à la protection du Canada. A cet égard, les demandeurs de la catégorie des RCCSPI sont tenus de faire une déclaration solennelle concernant l’exactitude et l’intégralité des renseignements fournis au sujet de l’identité. Cette déclaration confirme que les renseignements sont conformes à ceux donnés à la Section du statut du réfugié au moment de la présentation de la revendication du statut de réfugié, ou précisent et expliquent tout écart entre les renseignements actuels et ceux donnés au moment de la revendication du statut de réfugié.
Un des principaux critères pour pouvoir être reconnu comme un membre de la catégorie des RCCSPI est qu’il faut qu’une importante période de temps se soit écoulée depuis la reconnaissance du statut de réfugié. Actuellement, la période d’attente est de cinq ans. Dans le cadre de nouvelles orientations pour la politique et la législation relatives aux immigrants et aux réfugiés annoncées le 6 janvier 1999, le gouvernement propose un ensemble cohérent de mesures visant à renforcer le système de protection des réfugiés tout en assurant la sécurité des Canadiens; ces mesures proposées comprennent la réduction de cinq à trois ans de la période d’attente pour la catégorie des réfugiés sans papiers.
La période d’attente garantit l’équilibre nécessaire entre notre obligation d’offrir notre protection à des personnes qui craignent avec raison d’être persécutées et notre obligation de protéger les Canadiens contre ceux qui voudraient abuser de notre générosité en cachant sciemment leur identité pour dissimuler un passé criminel ou leur vrai pays d’origine. Cette période nous donne la possibilité de détecter, souvent avec l’aide des collectivités auxquelles appartiennent ces personnes, celles qui ont un passé criminel, ont commis des violations des droits de la personne ou sont impliquées dans d’autres activités qui les excluraient des avantages reconnus aux réfugiés par la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés (Convention de Genève). Les années d’attente permettent également à ces réfugiés de démontrer qu’ils sont désireux de respecter les lois canadiennes et les règles de notre société. L’évaluation de leur comportement pendant cette période au Canada remplace la vérification des antécédents normalement effectuée pour tous les immigrants, y compris les réfugiés, étant donné que l’efficacité de ce genre de vérifications est limitée si ni le nom de la personne visée ni les renseignements personnels la concernant ne peuvent être confirmés par des registres officiels.
Pour être admissible à la catégorie des RCCSPI, l’intéressé doit satisfaire aux conditions suivantes : le statut de réfugié au sens de la Convention lui a été reconnu au Canada; le statut de réfugié au sens de la Convention ne lui a pas été retiré; l’intéressé est un ressortissant d’un pays reconnu comme étant en plein bouleversement et donc incapable de délivrer des documents d’identité, ou, s’il est apatride, il avait antérieurement sa résidence habituelle dans un tel pays; il a demandé la résidence permanente en suivant les formalités prévues pour les personnes auxquelles le statut de réfugié au sens de la Convention a été reconnu, a payé tous les droits exigibles pour l’examen de cette demande, et n’a pas reçu le statut de résident permanent pour le seul motif qu’il ne peut fournir un document d’identité acceptable (par exemple, il n’y a pas de motifs sérieux de criminalité ou de sécurité qui empêchent de lui accorder la résidence permanente.)
Les membres de la catégorie des RCCSPI n’ont le droit d’inclure dans leur demande de résidence permanente que les personnes à leur charge qui étaient incluses dans la demande originale de résidence permanente et qui ont résidé au Canada depuis cette première demande. Il est fait exception, pour les personnes à charge admissibles qui sont arrivées au Canada avant la date où le gouvernement a fait publiquement connaître son intention d’établir la catégorie (16 novembre 1996), a l’obligation d’avoir résidé au Canada depuis la date de la demande originale. Cette disposition diffère de la règle actuelle concernant l’inclusion des personnes à charge dans les demandes de résidence permanente présentées par des réfugiés au sens de la Convention en application du paragraphe 46.04(1) de la Loi. Elle a été proposée parce que le fait de ne pas avoir de papiers d’identité prouvant la relation avec les personnes à leur charge nuit à ces réfugiés. Pour accélérer au maximum le règlement de la demande de résidence permanente des réfugiés de cette catégorie et de toutes les personnes à leur charge déjà au Canada, les personnes à charge encore à l’étranger n’ont pas été incluses, car les délais de traitement seraient extrêmement longs. [Non souligné dans l’original.]
COMMENTAIRE
[24] Il vaut la peine de noter quatre points du Résumé de l’étude d’impact de la réglementation précité qui est joint aux modifications apportées au Règlement sur l’immigration de 1978 telles qu’elles se rapportent à la définition de l’expression « réfugié au sens de la Convention se trouvant au Canada sans pièces d’identité ». Premièrement, à la date d’entrée en vigueur du programme concernant la CRCCSPI, la catégorie en question n’était pas négligeable : on estimait qu’il y avait au Canada environ 7 500 réfugiés venant de Somalie ou d’Afghanistan qui n’avaient pas pu obtenir la résidence permanente parce qu’ils n’avaient pas de pièces d’identité acceptables. Ce nombre ne comprend pas les personnes à la charge d’un intéressé, tant au Canada qu’à l’étranger, qui n’avaient pas elles-mêmes été reconnues à titre de réfugiés au sens de la Convention. Deuxièmement, le gouvernement songeait à réduire de cinq à trois ans la période d’attente dans le cas des membres de la CRCCSPI. Troisièmement, la catégorie en question est à peine avantageuse pour les personnes à la charge d’un intéressé qui sont en dehors du Canada. Quatrièmement, la période d’attente devait servir à permettre d’identifier les demandeurs non prometteurs. En l’espèce, la Cour ne dispose d’aucun élément de preuve tendant à démontrer que la période d’attente a servi à cette fin dans le cas du demandeur principal ici en cause. Au contraire, le défendeur semble n’avoir absolument rien fait pendant toute la période.
ANALYSE
[25] Les faits susmentionnés, le contexte et le bref commentaire qui a été fait au sujet du Résumé de l’étude d’impact de la réglementation montrent, à mes yeux du moins, que le défendeur a manifesté une attitude remarquablement cavalière en ce qui concerne les épreuves auxquelles ont fait face le demandeur principal et les membres de sa famille. Il semble que la communication avec le demandeur principal ait grandement laissé à désirer. Les papiers d’identité qui n’étaient pas jugés adéquats n’ont jamais été envoyés pour vérification alors qu’ils auraient dû l’être et qu’il a été allégué qu’ils l’avaient été. La différence de philosophie dont font foi la communication d’un agent des visas du ministère du défendeur, à Islamabad, d’une part, et les actions ou l’inaction des agents du même ministère ici au Canada d’autre part, semble dramatique. J’ai la nette impression que si la présente demande de contrôle judiciaire n’avait pas été présentée pour le compte du demandeur principal et des membres de sa famille, un grand nombre d’embarras susceptibles d’être causés aux agents du défendeur, et peut-être bien au défendeur lui-même, auraient fort bien pu passer inaperçus.
[26] Malgré cette demande, le traitement se poursuit. Dans un affidavit daté du 10 décembre 1999, le déposant du défendeur déclare ce qui suit :
[traduction] À l’heure actuelle, sa demande [celle du demandeur principal] est en suspens en attendant les résultats du contrôle de sécurité et l’attestation d’absence de casier judiciaire. Le droit d’établissement ne sera accordé que sur réception d’un compte rendu favorable de la part du SCRS et de la GRC. À ce jour, les résultats de la vérification des antécédents n’ont pas encore été reçus.
[27] On ne donne aucune garantie au demandeur principal, aux membres de sa famille ou à la Cour au sujet du moment où les « comptes rendus » du SCRS et de la GRC pourraient être reçus. Le ministre défendeur semble se contenter de dire aux demandeurs et à la Cour qu’elle répondra [traduction] « lorsqu’elle sera prête à le faire ». Dans l’intervalle, elle affirme que nous devons tous [traduction] « être patients ». Comme il en a déjà été fait mention dans les présents motifs, les enfants du demandeur principal vieillissent dans l’intervalle, de sorte qu’ils pourraient bien ne plus pouvoir être parrainés par le demandeur principal au Canada. La période pendant laquelle le demandeur principal et les membres de sa famille ont été séparés les uns des autres se prolonge. Et le défendeur conserve les papiers d’identité qui pourraient bien faciliter la réunion du demandeur principal, de sa conjointe et de ses enfants.
[28] Cela dit, il est ici question de l’action ou de l’inaction du défendeur, qui n’a pas accordé le droit d’établissement au demandeur principal en vertu de l’article 46.04 de la Loi sur l’immigration et qui n’a donc pas délivré de visas d’immigrants aux autres demandeurs en cause, plutôt que de la façon dont le demandeur principal a été traité à titre de membre de la CRCCSPI et de l’omission d’établir des fondements efficaces au cours des cinq années qui ont précédé la date à laquelle le demandeur principal a demandé à être admis à titre de membre de cette catégorie.
La compétence
[29] Ni l’une ni l’autre des parties à la présente demande de contrôle judiciaire, que ce soit dans la documentation écrite ou par l’entremise des avocats à l’audience, n’a remis en question la compétence de la Cour pour examiner en contrôle judiciaire ce que les demandeurs ont appelé une [traduction] « absence de décision de la part du défendeur » et ce que j’ai appelé une « ligne de conduite » dans une décision antérieure[4]. Compte tenu des faits de l’affaire, au moins trois décisions ont été prises dans le contexte de l’« absence de décision » ou de la « ligne de conduite », à savoir deux rejets des papiers d’identité avant la date de présentation de la demande de contrôle judiciaire et un autre rejet de papiers d’identité après la présentation de la demande. Dans chacune des trois décisions, on a veillé à préciser qu’il ne s’agissait pas d’un rejet définitif de la demande d’établissement présentée par le demandeur principal en vertu de l’article 46.04 de la Loi sur l’immigration.
[30] Je suis convaincu qu’il est maintenant certain que la Cour a compétence pour entendre une demande comme la présente en vertu de l’article 18.1 de la Loi sur la Cour fédérale[5]. Dans l’arrêt Krause c. Canada[6], le juge Stone, au nom de la Cour, a dit ce qui suit, au paragraphe 21 [page 491] :
Ils font observer que la formulation de l’article 18.1 est telle que celui-ci embrasse le recours tendant au redressement spécifiquement prévu à l’article 18 et tout autre redressement que prévoit le paragraphe 18.1(3). Tel est le sens du membre de phrase « quiconque est directement touché par l’objet de la demande » qui figure au paragraphe 18.1(1). Selon la juge des requêtes […], le concept d’« objet de la demande », tel qu’il se retrouve dans l’ancienne Règle 1602, exprime « la nécessité de trouver des mots pour désigner diverses mesures administratives ». J’en conviens. Le même avis a été exprimé après l’adoption mais avant l’entrée en vigueur de la loi C-38, qui opérait cette modification. En effet, il me semble que le concept d’« objet de la demande » embrasse non seulement les « décisions » mais encore toute question à l’égard de laquelle il est possible d’obtenir une réparation en application de l’article 18 de la Loi sur la Cour fédérale. [Renvoi omis.]
Au paragraphe 23 [page 492], le juge Stone a fait la remarque suivante :
À mon avis, le délai prévu au paragraphe 18.1(2) ne fait pas que les appelants soient irrecevables à agir en mandamus, en prohibition ou en jugement déclaratoire.
Enfin, au paragraphe 24 [page 492], la Cour a dit ce qui suit :
L’exercice de la compétence prévue à l’article 18 n’est pas subordonné à l’existence d’une « décision ou ordonnance ».
[31] Bref, je suis convaincu que la Cour a compétence pour examiner la « ligne de conduite » ici en cause; et, vu les faits de l’affaire, il n’y a pas de délai de prescription qui ferait que les demandeurs sont empêchés d’obtenir un bref de mandamus ou de prohibition ou un jugement déclaratoire, et j’ajouterais un bref de certiorari.
Erreurs susceptibles de révision
[32] L’entrevue du demandeur principal, le 20 avril 1998, a une importance cruciale aux fins de la décision que je rendrai en l’espèce. Le seul témoignage sous serment dont dispose la Cour au sujet de ce qui s’est produit à l’entrevue est celui du demandeur principal lui-même. Les notes du préposé à l’entrevue, qui sont incluses dans le dossier du tribunal, sont ainsi libellées :
[traduction] Il est impossible d’accorder le droit d’établissement à l’intéressé en ce moment, étant donné que les pièces d’identité qui ont été présentées sont inacceptables. L’intéressé a présenté un permis de conduire de l’Afghanistan qui n’indique pas sa citoyenneté, le pays où il est né ou sa date de naissance. Il a également présenté un passeport de l’Afghanistan qui a été délivré à New York au mois de mars 1996. Il a déclaré que ce passeport avait été délivré sur la base de sa carte d’assurance sociale canadienne. [Non souligné dans l’original.]
[33] Le demandeur principal déclare qu’on lui a remis une lettre à la fin de l’entrevue. Une copie de la lettre est jointe à son affidavit et une autre copie se trouve dans le dossier du tribunal. Il s’agit d’une lettre type dans laquelle des « X » ont été inscrits dans des cases à côté des déclarations suivantes : [traduction] « Vous n’avez pas présenté un nombre suffisant de pièces d’identité » et : [traduction] « Il faut poursuivre le traitement ». La lettre ne fournit aucune autre explication ou instruction à l’intention du demandeur principal. Plus précisément, aucun motif n’est fourni au sujet de la raison pour laquelle les papiers d’identité présentés par le demandeur principal ont été jugés insuffisants, et ce, même si un espace est prévu à cette fin dans la lettre type.
[34] Comme je l’ai déjà mentionné dans les présents motifs, le défendeur a envoyé une autre lettre au demandeur principal le 14 septembre 1998. Cette lettre se lit en partie comme suit :
[traduction] Nous accusons par la présente réception des documents que vous nous avez soumis à l’appui de votre demande de résidence permanente. Nous avons conclu que ces documents ne satisfont pas aux exigences de l’Immigration en ce qui a trait à l’établissement de votre identité. En outre, nous avons saisi les documents conformément au paragraphe 110(2) de la Loi sur l’immigration. Une copie du formulaire de saisie est jointe à vos dossiers.
Si vous obtenez subséquemment les originaux de vos papiers d’identité, veuillez nous les transmettre le plus tôt possible. Dans l’intervalle, votre demande sera laissée en suspens.
[35] Encore une fois, la nature des papiers d’identité en question n’est pas précisée. En outre, comme je l’ai déjà mentionné dans les présents motifs, les papiers d’identité qui ont été soumis n’ont pas tous été saisis, et aucun suivi ou aucune information en retour n’ont été demandés à l’égard des documents qui avaient été saisis, et ce, même si, selon le « formulaire de saisie », des informations en retour avaient été demandées.
[36] Plus de quatre mois après la présentation de la présente demande de contrôle judiciaire, le défendeur a envoyé une lettre au demandeur principal, le 22 juin 1999. Les passages pertinents de cette lettre ont déjà été cités dans les présents motifs.
[37] À la date à laquelle la présente demande de contrôle judiciaire a été présentée, et par la suite jusqu’à la date de l’audition de cette demande dont je suis ici saisi, je suis convaincu que le défendeur a commis une erreur susceptible de révision en traitant la demande d’établissement du demandeur principal. Pour plus de commodité, je reproduirai de nouveau le paragraphe 46.04(8) :
46.04 […]
(8) Tant que l’intéressé n’est pas en possession d’un passeport ou d’un document de voyage en cours de validité ou de papiers d’identité acceptables, l’agent d’immigration est tenu de lui refuser, ainsi qu’aux personnes à sa charge, le droit d’établissement. [Non souligné dans l’original.]
[38] Comme je l’ai déjà mentionné dans les présents motifs, on a informé le demandeur principal par une lettre datée du 23 janvier 1996 qu’il devait fournir des papiers d’identité additionnels. Il a expressément été mentionné qu’une copie de son passeport constituait une pièce d’identité appropriée. Le demandeur principal a demandé un passeport de l’Afghanistan par l’entremise du consulat général de l’Afghanistan à New York, lequel lui a été délivré. Ce passeport était valide du 11 mars 1996 au 10 mars 1997. L’avocat du demandeur a transmis au défendeur une copie certifiée conforme du passeport avec une lettre d’envoi datée du 21 mars 1996, soit à un moment où le passeport était clairement « en cours de validité ».
[39] À l’entrevue du 20 avril 1998, le demandeur principal a présenté au préposé à l’entrevue l’original du passeport, qui n’était plus « en cours de validité ». Selon les notes du préposé qui ont été versées au dossier du tribunal, le passeport a été rejeté en tant que pièce d’identité, probablement parce qu’il avait été délivré [traduction] « sur la base de [la] carte d’assurance sociale canadienne [du demandeur principal]».
[40] Les raisons pour lesquelles les représentants du gouvernement de l’Afghanistan décident de délivrer un passeport relèvent de ce gouvernement. Les raisons pour lesquelles on avait délivré le passeport du demandeur principal, qui était apparemment valide selon les représentants de l’Afghanistan à New York et qui était en vigueur au moment où la copie certifiée conforme du passeport a été soumise, n’étaient peut-être pas «acceptables » aux yeux des représentants du ministère du défendeur, mais tel n’est pas le critère à appliquer. Le paragraphe 46.04(8) de la Loi sur l’immigration parle uniquement d’un passeport « en cours de validité » plutôt que d’un passeport en cours de validité jugé « acceptable » par le défendeur. Le mot « acceptables » figurant dans cette disposition se rapporte uniquement aux « papiers d’identité » autres qu’un passeport ou un document de voyage en cours de validité. À mon avis, cette interprétation est appuyée par la version française du paragraphe 46.04(8).
[41] Je conclus que le défendeur a commis une erreur de droit en rejetant le passeport soumis par le demandeur principal pour l’application du paragraphe 46.04(8).
[42] En outre, le défendeur n’a fourni absolument aucune explication, du moins devant la Cour, au sujet du rejet de certains autres papiers d’identité que le demandeur principal avait présentés à l’entrevue du 20 avril 1998. La phrase pertinente figurant dans la lettre que le défendeur a envoyée au demandeur principal le 14 septembre 1998 est la suivante :
[traduction] Nous avons conclu que ces documents [sans autres précisions] ne satisfont pas aux exigences de l’immigration en ce qui a trait à l’établissement de votre identité.
Cela ne constitue absolument pas une explication ou un motif. Le défendeur avait peut-être bien des motifs valables de rejeter le permis de conduire de l’Afghanistan du demandeur principal auquel était joint une traduction, son permis de conduire de l’Ontario et sa carte d’assurance-maladie de l’Ontario en tant que « papiers d’identité acceptables », mais aucune explication et aucun motif n’ont été donnés. De même, aucune explication et aucun motif n’ont été donnés au sujet du rejet de l’affidavit dans lequel le frère du demandeur principal confirmait l’identité du demandeur principal. Je ne suis pas prêt à reconnaître que la phrase suivante de la lettre que le défendeur a envoyée au demandeur principal le 22 juin 1999 équivaut à une explication ou à un motif :
[traduction] Les papiers d’identité que vous avez soumis ne satisfont pas aux exigences du paragraphe 46.04(8) de la Loi sur l’immigration.
Cela ne constitue pas une explication ou un motif. En outre, rien ne permet de croire que par « les papiers d’identité que vous avez soumis », on entend l’affidavit.
[43] Dans l’arrêt Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration)[7], Mme le juge L’Heureux-Dubé, dans le contexte d’une demande d’établissement présentée au Canada pour des motifs d’ordre humanitaire, a dit ce qui suit à la page 848 :
À mon avis, il est maintenant approprié de reconnaître que, dans certaines circonstances, l’obligation d’équité procédurale requerra une explication écrite de la décision. Les solides arguments démontrant les avantages de motifs écrits indiquent que, dans des cas comme en l’espèce où la décision revêt une grande importance pour l’individu, dans des cas où il existe un droit d’appel prévu par la loi, ou dans d’autres circonstances, une forme quelconque de motifs écrits est requise. Cette exigence est apparue dans la common law ailleurs. Les circonstances de l’espèce, à mon avis, constituent l’une de ces situations où des motifs écrits sont nécessaires. L’importance cruciale d’une décision d’ordre humanitaire pour les personnes visées, […] milite en faveur de l’obligation de donner des motifs. Il serait injuste à l’égard d’une personne visée par une telle décision, si essentielle pour son avenir, de ne pas lui expliquer pourquoi elle a été prise. [Renvois omis.]
[44] Je suis convaincu que l’on peut dire exactement la même chose dans ce cas-ci. Je paraphraserai le juge L’Heureux-Dubé en disant qu’il serait injuste à l’égard d’une personne ou de personnes visées par une décision telle que celle-ci, si essentielle pour l’avenir du demandeur principal et des membres de sa famille, de ne pas leur expliquer pourquoi elle a été prise. Cela étant, je suis également convaincu que le défendeur a commis une erreur susceptible de révision en ne fournissant pas de motifs pour justifier le rejet des divers papiers d’identité qui lui avaient été remis, à part le certificat de mariage et le carnet d’identité, pour lesquels des motifs ont été fournis.
[45] Par conséquent, la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie.
RÉPARATIONS
[46] Cela dit, il reste à savoir quelle réparation la Cour est en mesure d’accorder au demandeur principal et aux membres de sa famille.
[47] Les décisions que le défendeur a prises de rejeter le passeport en cours de validité que le demandeur principal avait soumis à l’appui de sa demande d’établissement et de celle des personnes à sa charge conformément à l’article 46.04 de la Loi sur l’immigration, ainsi que les divers autres papiers d’identité que celui-ci avait soumis, à part le carnet d’identité et le certificat de mariage, sont annulées et l’affaire est renvoyée au défendeur pour qu’elle soit décidée conformément au droit, tel qu’il est interprété dans les présents motifs. Étant donné le temps qui s’est écoulé depuis que la demande initiale du demandeur principal et des personnes à sa charge a été présentée, le défendeur devra, le plus tôt possible, rendre sa nouvelle décision et fournir au demandeur principal des motifs à l’appui.
[48] Je suis convaincu que la Cour peut ordonner au défendeur de retourner au demandeur principal le carnet d’identité et le certificat de mariage qui ont été saisis. La saisie de ces documents a censément été effectuée en vertu du paragraphe 110(2) de la Loi sur l’immigration dont les passages pertinents se lisent comme suit :
110. […]
(2) L’agent d’immigration a le pouvoir :
[…]
b) de saisir et retenir, à un point d’entrée ou ailleurs au Canada, tous objets ou documents, lorsqu’il a des motifs raisonnables de croire qu’une telle mesure s’impose pour faciliter l’application de la présente loi et de ses règlements;
La saisie était peut-être légitime pour le motif qu’elle « s’impos[ait] pour faciliter l’application de la loi et de ses règlements », mais la Cour ne dispose d’aucun élément de preuve tendant à montrer que les documents ont été ainsi utilisés après la saisie, puisqu’ils n’ont jamais été soumis pour vérification. Dans ces conditions, indépendamment de la valeur que ces documents pourraient avoir pour le demandeur principal, je ne puis voir pourquoi il serait justifié pour le défendeur de les conserver[8].
[49] Annuler une « absence de décision », se rapproche énormément d’un bref de mandamus; or, pour les motifs ci-après énoncés, je ne suis pas convaincu qu’il soit justifié d’accorder pareille réparation dans ce cas-ci. D’autre part, il est à mon avis justifié de rendre un jugement déclaratoire.
[50] L’article 3 [mod. par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 28, art. 2] de la Loi sur l’immigration énonce les objectifs de la politique canadienne d’immigration. Il prévoit que la politique canadienne d’immigration ainsi que les règles et règlements pris en vertu de la Loi sur l’immigration visent, dans leur conception et leur mise en œuvre, à promouvoir les intérêts du pays sur les plans intérieur et international et reconnaissent notamment la nécessité :
3. […]
f) de garantir que les personnes sollicitant leur admission au Canada à titre permanent ou temporaire soient soumises à des critères excluant toute discrimination contraire à la Charte canadienne des droits et libertés;
g) de remplir, envers les réfugiés, les obligations imposées au Canada par le droit international et de continuer à faire honneur à la tradition humanitaire du pays à l’endroit des personnes déplacées ou persécutées;
[…]
i) de maintenir et de garantir la santé, la sécurité et l’ordre public au Canada;
j) de promouvoir l’ordre et la justice sur le plan international en n’acceptant pas sur le territoire canadien des personnes susceptibles de se livrer à des activités criminelles.
[51] À coup sûr, il faut établir l’équilibre entre les objectifs mentionnés aux alinéas 3f) et 3g) précités et ceux qui sont mentionnés aux alinéas 3i) et 3j). Vu les faits de l’espèce, je suis convaincu que l’équilibre a été rompu d’une façon déraisonnable en faveur des objectifs mentionnés aux alinéas 3i) et 3j) sans qu’il ait été établi devant la Cour que ces objectifs ont été poursuivis avec diligence lorsqu’il s’est agi d’examiner le cas du demandeur principal et des membres de sa famille. Par conséquent, la décision que je rendrai comprendra un jugement déclaratoire dans le sens suivant :
Il est par les présentes déclaré que vu les faits de l’affaire, résumés dans les motifs de la présente ordonnance, le défendeur a omis d’établir un équilibre approprié entre les objectifs en matière d’immigration énoncés aux alinéas 3f) et g) et les objectifs énoncés aux alinéas 3i) et j) de la Loi sur l’immigration en ne traitant pas d’une façon diligente et efficace la demande d’établissement du demandeur principal, Nassim Mohammad Popal, et des membres de sa famille, qui sont codemandeurs dans cette demande, et en omettant également de faire preuve de diligence en vue de garantir la sécurité et l’ordre public au Canada et de promouvoir l’ordre et la justice sur le plan international en n’acceptant pas sur le territoire canadien des personnes susceptibles de se livrer à des activités criminelles.
[52] Une réparation de la nature d’un bref de mandamus, qui va plus loin que ce que je suis prêt à accorder en ce qui concerne la remise des papiers d’identité, pose plus de problèmes. Dans l’arrêt Apotex Inc. c. Canada (Procureur général)[9], le juge Robertson, au nom de la Cour, a décrit « plusieurs conditions fondamentales » qui doivent être respectées avant qu’un mandamus puisse être accordé. Étant donné les réparations que je suis prêt à accorder, et compte tenu de ces conditions fondamentales, je ne suis pas convaincu qu’il soit ici justifié d’accorder une autre réparation au moyen d’un bref de mandamus.
CONCLUSION
[53] Par conséquent, j’annulerai les décisions du défendeur de rejeter le passeport en cours de validité soumis par le demandeur principal ainsi que les divers autres papiers d’identité que celui-ci a soumis, à part le carnet d’identité et le certificat de mariage. Ces décisions seront renvoyées au défendeur pour qu’il rende une nouvelle décision conformément au droit tel qu’il est interprété dans les présents motifs. J’ordonnerai la remise des papiers d’identité que le demandeur principal a fournis et qui sont encore en la possession du défendeur, quelque suspects que ces documents puissent être. De plus, je rendrai un jugement déclaratoire selon les termes que j’ai utilisés précédemment dans les présents motifs.
LES DÉPENS
[54] L’avocat des demandeurs a soutenu qu’eu égard aux faits particuliers de la présente espèce, il est possible de conclure à l’existence de raisons spéciales justifiant l’octroi des dépens au demandeur principal. Selon l’avocat, ces dépens devraient être fixés à 4 000 $. L’avocate du défendeur a soutenu qu’en l’espèce, il n’existe pas de raisons spéciales de rendre une ordonnance à l’égard des dépens. Je retiens l’avis que l’avocat du demandeur a exprimé au sujet de l’existence de raisons spéciales. Le dossier qui a été mis à la disposition de la Cour montre un manque de sensibilité et de souplesse à l’égard des intérêts du demandeur principal et des membres de sa famille, lequel manque semble n’avoir été atténué, et encore d’une façon partielle seulement et avec réticence, que par la présentation de la présente demande. Cela dit, j’ordonnerai au défendeur de verser au demandeur principal des dépens au montant de 2 000 $, y compris les débours.
CERTIFICATION D’UNE QUESTION
[55] Une copie non signée des présents motifs a été remise aux avocats, qui ont été invités à examiner la question de la certification et à présenter des observations écrites, à la suite de quoi une téléconférence serait au besoin tenue.
[56] Aucune question n’a été proposée par l’avocat des demandeurs, celui-ci ayant fait savoir qu’il s’opposerait à la certification de toute question susceptible d’être proposée pour le compte du défendeur.
[57] L’avocate du défendeur a proposé la certification des trois questions ci-après énoncées :
[traduction]
1. Le délai prévu au paragraphe 18.1(2) de la Loi sur la Cour fédérale ou au paragraphe 82.1(3) de la Loi sur l’immigration s’applique-t-il de façon à faire obstacle à l’octroi d’une réparation de la nature d’un bref de certiorari dans une demande de contrôle judiciaire concernant une « ligne de conduite »?
2. Un passeport qui a été délivré par le pays de citoyenneté du demandeur est-il suffisant pour l’application du paragraphe 46.04(8) de la Loi sur l’immigration ou l’agent d’immigration peut-il se reporter à la procédure sous-jacente de délivrance pour déterminer s’il doit accepter le passeport pour l’application de cette disposition?
3. L’agent d’immigration qui conserve des documents qui ont été saisis en vertu de l’article 110 de la Loi sur l’immigration à titre de mesure visant à faciliter l’application de la Loi sur l’immigration et de ses règlements, y compris le renvoi éventuel du détenteur du document, et qui omet ensuite de soumettre ces documents pour vérification lorsque leur authenticité est remise en question commet-il une erreur susceptible de révision?
[58] Il est bien établi que, pour qu’une question soit certifiée conformément au paragraphe 83(1) [mod. par L.C. 1992, ch. 49, art. 73] de la Loi sur l’immigration, cette question doit dépasser les intérêts des parties immédiates au litige et viser des questions de portée étendue ou d’application générale. De plus, il doit s’agir d’une question déterminante aux fins de l’appel[10]. Plus récemment, la Cour suprême du Canada a clairement dit que lorsqu’une question est certifiée, la Cour d’appel n’est pas limitée à aborder uniquement la question certifiée et les questions y afférentes. Dans l’arrêt Pushpanathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration)[11], la Cour suprême a dit :
Sans la certification d’une « question grave de portée générale », l’appel ne serait pas justifié. L’objet de l’appel est bien le jugement lui-même, et non simplement la question certifiée.
[59] Compte tenu de la directive susmentionnée, je suis convaincu que la première question qui a été proposée pour le compte du défendeur doit être certifiée, une modification devant toutefois y être apportée. La réparation de la nature d’un bref de certiorari n’est pas l’unique réparation qui sera accordée dans la présente instance et, par conséquent, si la question se rapportait uniquement à une réparation de la nature d’un bref de certiorari, comme on l’a proposé pour le compte du défendeur, la réponse à la question ne réglerait peut-être pas un appel. Les mots « ou de toute autre forme de réparation » seront ajoutés après le mot « certiorari ».
[60] La certification de la première question a en réalité pour effet de rendre superflue la certification des deuxième et troisième questions proposées. Cela ne veut pas pour autant dire que je considère les deuxième et troisième questions comme n’étant pas des questions de portée étendue ou d’application générale. Cependant, je crains qu’en tant que telles, ni l’une ni l’autre de ces questions ne règle un appel en l’espèce. En outre, la troisième question présuppose que l’on a conservé les documents saisis à des fins qui n’ont pas été établies devant moi. Il n’y a tout simplement rien qui permette à la Cour de croire que les documents saisis que le défendeur avait encore en sa possession au moment de l’audition de la présente affaire ont été conservés pour faciliter le renvoi éventuel du demandeur principal. Le seul but dans lequel les documents ont été saisis et conservés, qui est révélé par la preuve dont dispose la Cour, se rapportait à la vérification de l’authenticité de ces documents.
[61] Pour les motifs susmentionnés, et en particulier parce qu’il n’est pas nécessaire de certifier plus d’une question pour qu’un appel soit pleinement débattu, la deuxième et la troisième question ne seront pas certifiées.
[1] L.R.C. (1985), ch. I-2 [édicté par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 28, art. 14; L.C. 1992, ch. 49, art. 38].
[2] DORS/78-172 [mod. par DORS/97-86, art. 1; 99-74, art. 1].
[3] DORS/99-74, 29 janvier 1999.
[4] Puccini c. Canada (Directeur général, Services de l’administration corporative, Agriculture Canada), [1993] 3 C.F. 557 (1re inst.).
[5] L.R.C. (1985), ch. F-7 [édicté par L.C. 1990, ch. 8, art. 5].
[6] [1999] 2 C.F. 476 (C.A.).
[7] [1999] 2 R.C.S. 817.
[8] Voir Gassmann c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1990), 36 F.T.R. 105 (C.F. 1re inst.).
[9] [1994] 1 C.F. 742 (C.A.).
[10] Voir Liyanagamage c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1994), 176 N.R. 4 (C.A.F.).
[11] [1998] 1 R.C.S. 982, au par. 25, p. 1004; voir également Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), supra, note 7.