[2000] 4 C.F. 132
A-709-98
Robert McNeill (appelant)
c.
Sa Majesté la Reine (intimée)
Répertorié : McNeill c. Canada (C.A.)
Cour d’appel, juge en chef Richard et juges Strayer et Rothstein, J.C.A.—Vancouver, 6 et 8 mars 2000.
Impôt sur le revenu — Calcul du revenu — Déductions — Appel interjeté contre la décision de 1998 de la C.C.I. selon laquelle les dommages-intérêts ordonnés par un tribunal pour inexécution d’un contrat ne sont pas déductibles en tant que dépenses en vue de tirer un revenu d’entreprise au sens de l’art. 18(1)a) de la LIR — La C.S.C.-B. a ordonné à l’appelant de payer des dommages-intérêts pour violation d’une clause restrictive stipulée dans le contrat de vente d’un cabinet d’expertise comptable — La décision rendue en 1999 dans 65302 British Columbia Ltd. c. Canada par la C.S.C., où elle a conclu que les amendes et les pénalités payées en vue de tirer un revenu d’entreprise étaient déductibles au sens de l’art. 18(1)a), s’applique aux dommages-intérêts ordonnés par un tribunal — L’analyse effectuée au sujet de la neutralité et de l’équité fiscales et de la possibilité pour le législateur fédéral d’interdire expressément certaines déductions s’applique également en l’espèce — Dommages-intérêts accordés pour indemniser pour un manque à gagner — Dommages-intérêts déductibles en 1994, année où le tribunal a ordonné leur paiement.
Il s’agissait d’un appel interjeté contre une décision de la Cour canadienne de l’impôt selon laquelle des dommages-intérêts accordés par un tribunal pour inexécution d’un contrat ne constituaient pas des dépenses déductibles faites en vue de tirer un revenu d’entreprise au sens de l’alinéa 18(1)a) de la Loi de l’impôt sur le revenu. En vertu du contrat de vente de son cabinet d’expertise comptable, l’appelant a convenu de ne pas offrir ses services dans une zone donnée de 1991 à 1996. En 1991, lorsque l’acheteur a résilié le contrat au motif que l’appelant n’avait pas fourni certains services prévus dans le contrat, l’appelant a ouvert son propre cabinet d’expertise comptable à l’extérieur de la zone visée par la clause restrictive stipulée au contrat mais il a fourni des services à des clients résidant dans la zone visée. En 1994, la Cour suprême de la Colombie-Britannique a conclu qu’il n’avait pas respecté la clause restrictive et lui a ordonné de payer des dommages-intérêts au montant de 465 908 $. L’appelant a déduit cette somme dans son année d’imposition se terminant en septembre 1994 en vertu de l’alinéa 18(1)a), mais le ministre a refusé la déduction. La Cour de l’impôt a rejeté l’appel, concluant que les dommages-intérêts étaient payables à la suite de la perpétration d’actes répréhensibles commis volontairement dans le but de causer un dommage et qu’ils n’étaient pas déductibles selon la décision de 1996 de la Cour d’appel fédérale dans P.G. du Canada c. Poulin, J. En 1999, la Cour suprême du Canada a conclu dans l’arrêt 65302 British Columbia Ltd. c. Canada que les amendes et les pénalités payées en vue de tirer un revenu étaient déductibles en vertu de l’alinéa 18(1)a).
Les questions en litige étaient : Les dommages-intérêts ordonnés par un tribunal en raison de l’inexécution d’un contrat sont-ils déductibles en tant que dépense engagée en vue de tirer un revenu d’entreprise au sens de l’alinéa 18(1)a) de la Loi de l’impôt sur le revenu? Les dommages-intérêts étaient-ils imputables au capital ou au revenu? Les dommages-intérêts étaient-ils déductibles dans l’année où ils ont été ordonnés?
Arrêt : l’appel est accueilli.
Le raisonnement suivi dans l’arrêt 65302 British Columbia Ltd. s’applique directement au jugement par lequel un tribunal accorde des dommages-intérêts pour violation d’un contrat. Si une amende ou une pénalité infligée à la suite de la violation d’une loi est déductible parce que rien à l’alinéa 18(1)a) ne l’empêche, il s’ensuit que les dommages-intérêts auxquels un tribunal condamne un contribuable par suite d’une inexécution de contrat devraient également être déductibles. L’analyse effectuée par le juge Iacobucci que le refus de la déduction d’une amende ou d’une pénalité contreviendrait aux principes de la neutralité et de l’équité fiscales et que la possibilité pour le législateur fédéral, s’il choisit de le faire, de refuser la déduction de certaines catégories déterminées de dépenses s’applique de la même façon aux dommages-intérêts accordés par un tribunal.
Il est concevable que, dans le cas d’une affaire civile, l’acte fautif soit à ce point flagrant ou répugnant que les dommages-intérêts accordés ne puissent se justifier comme dépenses engagées en vue de tirer un revenu. Bien que la Cour de l’impôt ait qualifié les agissements de l’appelant de répréhensibles, elle a conclu qu’ils visaient à conserver ses clients et son chiffre d’affaires. Par conséquent, les dommages-intérêts payés l’ont été en vue de tirer un revenu. Bien qu’il puisse exister des motifs d’ordre public qui militent contre la déduction de dommages-intérêts comme dépenses lorsqu’ils découlent des agissements « répréhensibles » du contribuable, c’est au Parlement qu’il appartient de se prononcer sur ces questions d’ordre public.
Les dommages-intérêts visaient à indemniser pour un manque à gagner. Chacun des postes des dommages-intérêts se rapportait aux activités commerciales que l’appelant exerçait en violation du contrat.
Le droit de déduire des dommages-intérêts à titre de dépense naît au cours de l’année où le jugement condamnant aux dommages-intérêts est prononcé et non au cours de l’année où sont survenus les événements à l’origine des dommages-intérêts. En common law, le contribuable a le droit de déduire une dépense au moment où elle est engagée, et une dépense est engagée lorsqu’un contribuable a l’obligation absolue et inconditionnelle de payer une somme d’argent déterminée. La responsabilité de l’appelant à l’égard du paiement des dommages-intérêts a été établie et s’est transformée en une obligation absolue et inconditionnelle lorsque le jugement de la Cour suprême de la Colombie-Britannique a été rendu. Le droit de déduire les dommages-intérêts en tant que dépense en vertu de l’alinéa 18(1)a) a pris naissance en 1994.
LOIS ET RÈGLEMENTS
Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. (1985) (5e suppl.), ch. 1, art. 18(1)a), 67.5 (édicté par L.C. 1994, ch. 7, ann. II, art. 46).
JURISPRUDENCE
DÉCISION APPLIQUÉE :
65302 British Columbia Ltd. c. Canada, [1999] 3 R.C.S. 804; (1999), 179 D.L.R. (4th) 577; [2000] 1 W.W.R. 195; 69 B.C.L.R. (3d) 201; 99 DTC 5799; 248 N.R. 216.
DÉCISION EXAMINÉE :
P.G. du Canada c. Poulin, J. (1996), 96 DTC 6477; 204 N.R. 376 (C.A.F.); autorisation d’appel à la C.S.C. refusée, [1997] 1 R.C.S. x.
DÉCISIONS CITÉES :
Roe, McNeill & Co. v. McNeill, [1994] B.C.J. no 1187 (C.S.) (QL); Roe, McNeill & Co. v. McNeill, [1998] 7 W.W.R. 175; (1998), 104 B.C.A.C. 20; 45 B.C.L.R. (3d) 35, 37 B.L.R. (2d) 184 (C.A.).
DOCTRINE
Krasa, Eva M. « The Deductibility of Fines, Penalties, Damages, and Contract Termination Payments » (1990), 38 Rev. fiscale can. 1399.
APPEL interjeté contre une décision de la C.C.I. selon laquelle les dommages-intérêts ordonnés par un tribunal pour inexécution d’un contrat ne constituaient pas des dépenses déductibles au sens de l’alinéa 18(1)a) de la Loi de l’impôt sur le revenu (McNeill c. R., [1999] 1 C.T.C. 2197; (1998), 99 DTC 280 (C.C.I.)). Appel accueilli.
ONT COMPARU :
Douglas C. Morley pour l’appelant.
Patricia A. Babcock pour l’intimée.
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Davis & Company, Vancouver, pour l’appelant.
Le sous-procureur général du Canada pour l’intimée.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement prononcés à l’audience par
Le juge Rothstein, J.C.A. :
QUESTION EN LITIGE
[1] La question en litige dans le présent appel qui a été interjeté d’une décision rendue le 28 octobre 1998 par la Cour canadienne de l’impôt[1] est celle de savoir si les dommages-intérêts auxquels l’appelant a été condamné par un tribunal en raison de l’inexécution d’un contrat sont déductibles en tant que dépense engagée en vue de tirer un revenu d’une entreprise au sens de l’alinéa 18(1)a) de la Loi de l’impôt sur le revenu [L.R.C. (1985) (5e suppl.), ch. 1]. L’alinéa 18(1)a) dispose :
18. (1) Dans le calcul du revenu du contribuable tiré d’une entreprise ou d’un bien, les éléments suivants ne sont pas déductibles :
a) les dépenses, sauf dans la mesure où elles ont été engagées ou effectuées par le contribuable en vue de tirer un revenu de l’entreprise ou du bien.
LES FAITS
[2] L’appelant était comptable agréé. Le 1er septembre 1988, il a vendu son cabinet d’expertise comptable à Roe & Co. Il a été convenu au moment de cette vente que l’appelant fournirait des services de consultation et de comptabilité au cabinet Roe & Co. L’appelant avait en outre convenu qu’au cours de la période de trois ans comprise entre le 1er septembre 1988 et le 31 août 1991, il agirait avec la plus entière bonne foi de manière à présenter à des clients de son cabinet des représentants de Roe & Co. et de manière à faire la promotion de Roe & Co. afin d’assurer le passage harmonieux de sa clientèle à Roe& Co. Finalement, l’appelant avait convenu que, pendant une période de cinq ans, en l’occurrence du 1er septembre 1991 au 31 août 1996, il n’offrirait aucun service comptable professionnel au public de North Vancouver, West Vancouver, Burnaby et Vancouver.
[3] Le 3 juillet 1991, Roe & Co.[2] a résilié le contrat au motif que l’appelant n’avait pas fourni les services prévus au contrat. Vers la même époque, l’appelant a ouvert son propre cabinet d’expertise comptable à l’extérieur de la zone visée par la clause restrictive tout en fournissant notamment ses services à des clients résidant dans la zone visée par la clause restrictive stipulée au contrat.
[4] Roe & Co. a poursuivi l’appelant en justice en introduisant une instance devant la Cour suprême de la Colombie-Britannique. À l’issue d’un procès de 12 jours qui a eu lieu en janvier et en février 1994, Mme le juge Boyd a, le 30 mai 1994, rendu un jugement[3] dans lequel elle a conclu que l’appelant n’avait pas respecté l’obligation qu’il avait contractée aux termes du contrat d’agir avec la plus entière bonne foi de manière à présenter ses clients au cabinet Roe & Co. et qu’il avait violé la clause restrictive. En conséquence, le juge Boyd a condamné l’appelant à des dommages-intérêts et à des frais s’élevant à la somme de 465 908 $. Le 12 février 1998, la Cour d’appel de la Colombie-Britannique a confirmé le jugement du juge Boyd et a en outre statué que l’appelant était assujetti à une obligation fiduciaire indépendante envers Roe & Co. et qu’il n’avait pas respecté cette obligation[4].
[5] L’appelant a tenté de déduire la somme de 465 908 $ au cours de son année d’imposition se terminant le 29 septembre 1994[5] en vertu de l’alinéa 18(1)a) de la Loi de l’impôt sur le revenu.
[6] Le 2 octobre 1995, le ministre a refusé la déduction en invoquant les raisons suivantes :
[traduction] Les dommages-intérêts payables à la suite de la survenance d’un événement qui constitue un risque normal ou qui est accessoire aux activités commerciales du contribuable sont considérés comme satisfaisant au critère de l’alinéa 18(1)a) de la Loi de l’impôt sur le revenu. Pour l’application de l’alinéa 18(1)a), nous examinons le rapport qui existe entre, d’une part, l’événement en question et les activités commerciales du contribuable et, d’autre part, l’incapacité du contribuable d’empêcher la survenance de l’événement.
Le bulletin d’interprétation 104 (Déductibilité des amendes ou pénalités) énumère les critères et les facteurs auxquels il faut satisfaire pour pouvoir déduire des dommages-intérêts. Après avoir attentivement examiné les renseignements que vous nous avez communiqués, nous en sommes arrivés à la conclusion que les dépenses en question n’ont pas été engagées en vue de tirer un revenu d’une entreprise et qu’elles débordent le cadre des risques normaux associés à l’exploitation d’une entreprise. Qui plus est, ainsi que Mme le juge Boyd l’a déclaré, [traduction] « les dommages-intérêts découlent d’une violation flagrante et continue du contrat ». Les critères et les facteurs exposés dans le bulletin d’interprétation susmentionné n’ont pas été respectés.
[7] L’appelant a interjeté appel devant la Cour canadienne de l’impôt. Le juge de la Cour de l’impôt a conclu que l’objectif de l’appelant était de conserver ses clients et son chiffre d’affaires, malgré l’entente qu’il avait conclue avec Roe & Co.
Ce qu’il voulait, c’était recevoir la rétribution provenant du contrat tout en gardant les clients et leurs affaires[6].
Cette conclusion du juge de la Cour de l’impôt va dans le même sens que celle à laquelle en est venue le juge Boyd de la Cour suprême de la Colombie-Britannique :
[traduction] […] McNeill […] était déterminé à conserver une partie importante de la clientèle pour s’assurer une source de revenu. Au procès, McNeill a admis qu’il ne s’était pas constitué sa propre clientèle distincte sur l’île de Gabriola et qu’après avoir quitté le cabinet Roe, McNeill, sa seule façon de répondre à son besoin de conserver une source de revenu permanente (du moins tant qu’il ne se serait pas constitué une nouvelle clientèle) était de continuer à travailler pour les clients du cabinet Roe, McNeill[7].
[8] Le juge de la Cour de l’impôt a rejeté l’appel. Il s’est fondé exclusivement sur l’arrêt rendu par notre Cour dans l’affaire P.G. du Canada c. Poulin, J. (1996), 96 DTC 6477 (autorisation de former un pourvoi devant la Cour suprême du Canada refusée à [1997] 1 R.C.S. x). Dans cet arrêt, notre Cour a statué que les dommages-intérêts payables à la suite de la perpétration d’un acte répréhensible commis volontairement dans le but de causer un dommage ne constituent pas une dépense déductible en vertu de l’alinéa 18(1)a) de la Loi de l’impôt sur le revenu (par opposition aux dommages-intérêts découlant d’une faute commise dans l’accomplissement d’un acte inhérent à l’exercice d’un métier ou d’une profession, lesquels sont déductibles). Le juge de la Cour de l’impôt a conclu que les dommages-intérêts auxquels l’appelant avait été condamné en l’espèce se rapportaient à la perpétration d’actes répréhensibles commis volontairement dans le but de causer un dommage à Roe & Co.
65302 British Columbia Ltd.
[9] Le 25 novembre 1999, la Cour suprême du Canada a rendu sa décision dans l’affaire 65302 British Columbia Ltd. c. Canada, [1999] 3 R.C.S. 804. Dans cet arrêt, la Cour suprême a conclu qu’une taxe sur dépassement de quota imposée par l’Office de commercialisation des œufs de la Colombie-Britannique constituait une dépense déductible en vertu de l’alinéa 18(1)a) de la Loi de l’impôt sur le revenu. La décision de produire au-delà des quotas était une décision commerciale prise par la contribuable dans le but de produire un revenu. Aux paragraphes 39 et 40 [page 828], le juge Iacobucci a déclaré, pour la majorité :
Reformulée dans le contexte de la présente espèce, la question à se poser est la suivante : l’appelante a-t-elle encouru la taxe sur dépassement de quota en vue de tirer un revenu de son entreprise?
À première vue, je répondrais à cette question par l’affirmative. Je suis d’accord avec le juge Lamarre de la Cour canadienne de l’impôt pour reconnaître que la taxe résultait des opérations journalières de l’entreprise de l’appelante. La décision de produire au-delà des quotas était une décision commerciale prise dans le but de tirer un revenu. L’appelante a intentionnellement produit plus que ce lui permettait son quota afin de conserver son principal client, qui s’agrandissait dans la région, en attendant de pouvoir acheter des quotas supplémentaires à un prix qu’elle jugeait abordable.
[10] Le juge Iacobucci a rejeté deux arguments défavorables à la déductibilité des pénalités et des amendes qui avaient déjà été reconnus dans la jurisprudence. Le premier argument voulait qu’une amende ou une pénalité ne soit pas déductible si l’infraction reprochée était évitable. Comme le fondement de cet argument se trouvait dans une disposition qui ne faisait plus partie de la Loi de l’impôt sur le revenu, le juge Iacobucci a déclaré ce qui suit, au paragraphe 45 [page 831] :
En l’absence de libellé semblable dans la loi actuelle, il m’est difficile d’appuyer l’exigence que les dépenses soient accessoires, au sens d’inévitables, pour être déductibles sous le régime de l’al. 18(1)a).
[11] Le second argument était que des raisons d’ordre public justifiaient le refus de déduire les amendes et les pénalités. Après avoir procédé à une analyse approfondie au terme de laquelle il a conclu, d’une part, que le refus d’autoriser la déduction d’une amende ou d’une pénalité irait à l’encontre des objectifs de neutralité et d’équité de notre système fiscal et, d’autre part, que, lorsque le législateur fédéral avait décidé d’interdire la déduction de dépenses, il l’avait fait de façon explicite, comme par exemple à l’article 67.5 [édicté par L.C. 1994, ch. 7, ann. II, art. 46], le juge Iacobucci s’est prononcé contre le fait de refuser pour des motifs d’ordre public la déduction des amendes et des pénalités. Il a déclaré ce qui suit, au paragraphe 66 [page 841] :
Je ne puis donc retenir l’argument selon lequel la déduction d’amendes et de pénalités devrait être refusée parce qu’elle serait contraire à l’ordre public. Tout d’abord et surtout, les amendes et les pénalités peuvent, à première vue, relever du libellé large et clair de l’al. 18(1)a). S’ils intervenaient au nom de l’ordre public, les tribunaux ne feraient que créer de l’incertitude quant à savoir quels principes suivre, ou s’il y a lieu de qualifier de dissuasive une amende ou une pénalité, ou encore si l’intention de l’organisme imposant l’amende était de la rendre déductible. De plus, la déduction d’amendes et de pénalités est compatible avec les objectifs de neutralité et d’équité de la politique fiscale. Même s’il est possible de dire que la déduction des amendes et des pénalités « dilue » l’impact de la sanction, selon moi cette conséquence ne crée pas une dissonance telle que notre Cour doive ignorer le sens ordinaire de l’al. 18(1)a) lorsque ce sens ordinaire s’harmonise avec le régime et l’objet de la Loi. Lorsque le Parlement a décidé d’interdire la déduction de dépenses qui seraient par ailleurs déductibles pour des motifs d’ordre public, il l’a fait de façon explicite.
[12] Le juge Iacobucci reconnaît que, si le contribuable ne peut démontrer qu’une amende a en fait été payée en vue de gagner un revenu, elle ne peut être déduite. Il admet également qu’une infraction puisse être à ce point flagrante ou répugnante pour que l’amende imposée par la suite ne puisse se justifier comme ayant été payée en vue de tirer un revenu. Il déclare au paragraphe 69 [page 842] :
Il est vrai que l’al. 18(1)a) permet expressément la déduction de dépenses engagées en vue de tirer un revenu de l’entreprise. Cependant, il est tout aussi vrai que si le contribuable ne peut démontrer que l’amende a en fait été encourue en vue de tirer un revenu, l’amende ou la pénalité ne peut alors être déduite et l’analyse s’arrête là. Il est envisageable qu’une infraction puisse être à ce point flagrante ou répugnante que l’amende imposée par la suite ne puisse se justifier comme ayant été encourue en vue de tirer un revenu. Cependant, une telle situation ne surviendrait que rarement et n’a pas besoin d’être examinée plus en détail dans le contexte du présent pourvoi, compte tenu plus particulièrement du fait que le Parlement pourrait lui-même choisir de délimiter ce type d’amendes ou pénalités comme il l’a fait pour les amendes prévues à la Loi de l’impôt sur le revenu.
[13] Par suite de l’arrêt rendu par la Cour suprême dans l’affaire 65302 British Columbia Ltd., il est maintenant établi que les amendes et les pénalités payées en vue de tirer un revenu constituent des dépenses déductibles au sens de l’alinéa 18(1)a).
Application de l’arrêt 65302 British Columbia Ltd. au présent appel
[14] Dans le présent appel, le débat ne porte pas sur la déductibilité d’amendes ou de pénalités, mais bien sur la déduction des dommages-intérêts auxquels le contribuable a été condamné par suite de l’inexécution d’un contrat. Bien qu’elle n’ait pas cité la décision Poulin dans l’arrêt 65302 British Columbia Ltd., la Cour suprême du Canada y a rejeté les motifs acceptés dans Poulin comme justifiant le refus de la déduction de dommages-intérêts comme dépenses, soit l’évitabilité et l’ordre public. À notre avis, le raisonnement suivi par le juge Iacobucci dans l’arrêt 65302 British Columbia Ltd. s’applique directement au jugement par lequel un tribunal accorde des dommages-intérêts pour violation de contrat. L’avocat de l’intimée affirme que, bien qu’une amende ou une pénalité puisse être déductible parce qu’elle est payable au gouvernement, le jugement par lequel un contribuable est condamné à payer des dommages-intérêts à une personne physique ou à une personne morale entre dans une catégorie différente. Cet argument est mal fondé. Si une amende ou une pénalité infligée à la suite de la violation d’une loi est déductible parce que rien à l’alinéa 18(1)a) ne l’empêche, il s’ensuit que les dommages-intérêts auxquels un tribunal condamne un contribuable par suite d’une inexécution de contrat devraient également être déductibles. L’analyse effectuée par le juge Iacobucci au sujet de la neutralité et de l’équité fiscales et de la possibilité pour le législateur fédéral, s’il choisit de le faire, de refuser la déduction de certaines catégories déterminées de dépenses, s’applique de la même façon aux dommages-intérêts accordés par un tribunal qu’aux amendes et aux pénalités.
[15] Il est concevable que, dans le cas d’une condamnation civile à des dommages-intérêts, l’acte fautif soit à ce point flagrant ou répugnant que les dommages-intérêts auxquels le contribuable a été condamné ne puissent se justifier comme dépenses engagées en vue de tirer un revenu. Dans ces rares cas, c’est à juste titre que leur déduction serait refusée. Bien qu’en l’espèce, le juge de la Cour de l’impôt ait qualifié les agissements de l’appelant de répréhensibles, il a également conclu qu’ils visaient à conserver ses clients et son chiffre d’affaires. Nous sommes convaincus que les dommages-intérêts payés l’ont été en vue de tirer un revenu.
[16] En conséquence, nous estimons que la conclusion tirée par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt 65302 British Columbia Ltd. a pour effet de trancher le présent appel. Ce faisant, nous reconnaissons qu’il peut exister des motifs d’ordre public qui militent contre la déduction de dommages-intérêts comme dépenses lorsque ces dommages-intérêts découlent des agissements « répréhensibles » du contribuable. Quoi qu’il en soit, suivant l’arrêt 65302 British Columbia Ltd., c’est au Parlement qu’il appartient de se prononcer sur ces questions d’ordre public. S’il le désire, le Parlement peut légiférer de manière à interdire la déduction des dommages-intérêts en pareil cas.
Les dommages-intérêts sont-ils imputables au revenu ou au capital?
[17] Il est nécessaire d’aborder brièvement deux autres questions. La première est celle de savoir si les dommages-intérêts auxquels l’appelant a été condamné en l’espèce devraient être considérés comme imputables au capital ou au revenu. Outre le fait que le ministre n’a pas fait reposer sa cotisation sur cette distinction, la conclusion de fait du juge de la Cour de l’impôt suivant laquelle l’objectif que poursuivait l’appelant en violant le contrat était de conserver ses clients et son chiffre d’affaires est déterminante. Les dommages-intérêts visaient à indemniser pour un manque à gagner. L’avocat de l’appelant a expliqué de quelle manière chacun des postes des dommages-intérêts auxquels son client a été condamné au titre des pertes subies ou à subir par Roe & Co. se rapportait aux activités commerciales que l’appelant exerçait ou exercerait en violation du contrat.
Année au cours de laquelle les dommages-intérêts sont déductibles
[18] La seconde question est celle de savoir si les dommages-intérêts auxquels le contribuable a été condamné en 1994 et dont il a réclamé la déduction pour cette année-là en tant que dépense peuvent légitimement être attribués à l’année d’imposition en question. L’avocat de l’appelant a expliqué que les dommages-intérêts couvrent la période du 3 juillet 1991 au 31 août 1996, c’est-à-dire la période écoulée entre la résiliation du contrat et l’expiration de la clause restrictive. On n’a cité à la Cour aucune décision sur la question de l’année d’imposition pertinente. L’avocat de l’appelant a toutefois soumis à la Cour un article assez fouillé d’Eva M. Krasa intitulé « The Deductibility of Fines, Penalties, Damages and Contract Termination Payments » (1990), 38 Rev. fiscale can. 1399, qui renferme une analyse utile au sujet de la question de l’année d’imposition pertinente. L’auteur y explique les raisons pour lesquelles le droit de déduire des dommages-intérêts à titre de dépense naît au cours de l’année où le jugement condamnant le contribuable aux dommages-intérêts est prononcé et non au cours de l’année où sont survenus les événements à l’origine des dommages-intérêts. L’auteur explique, aux pages 1431 et 1432 :
[traduction] Il arrive souvent qu’il s’écoule une longue période de temps entre l’événement à l’origine d’une responsabilité en dommages-intérêts et la reconnaissance finale de cette responsabilité. Il y a donc lieu de se demander si les dommages-intérêts sont déductibles lors du calcul du revenu de l’année au cours de laquelle l’événement s’est produit ou au cours de l’année pendant laquelle la condamnation aux dommages-intérêts a finalement lieu.
[…]
Pour les contribuables qui utilisent la méthode de la comptabilité d’exercice, comme Imperial Oil, il est plus difficile de déterminer quelle est la bonne année pour faire la déduction. Le principe fondamental de common law est que le contribuable a le droit de déduire une dépense au moment où elle est engagée, et une dépense est engagée lorsqu’un contribuable a l’obligation absolue et inconditionnelle de payer une somme d’argent déterminée. Une obligation éventuelle n’est pas déductible. Dans le cas d’une action en dommages-intérêts, il semble acquis que l’obligation du contribuable de payer des dommages-intérêts demeure éventuelle tant que sa responsabilité et que le montant des dommages-intérêts n’ont pas été arrêtés définitivement par le tribunal ou aux termes d’une entente obligatoire conclue entre les parties. Au moment où le montant des dommages-intérêts est ainsi liquidé (et pas avant), le contribuable est assujetti à une obligation absolue et inconditionnelle de payer une somme et une dépense est considérée avoir été engagée sur le plan fiscal. Il s’ensuit que le droit du contribuable de déduire la somme en question naît au cours d’une année ultérieure et non lors de l’année pendant laquelle l’événement à l’origine des dommages-intérêts est survenu. L’auteur avait obtenu une interprétation technique du ministère dans laquelle le ministère avait confirmé cette position.
[19] Nous souscrivons à ce raisonnement. L’appelant utilisait la méthode de la comptabilité d’exercice. Sa responsabilité à l’égard du paiement des dommages-intérêts a été établie et s’est transformée en une obligation absolue et inconditionnelle le 30 mai 1994, date à laquelle le jugement de la Cour suprême de la Colombie-Britannique a été rendu. Il s’ensuit que c’est en 1994 qu’il a acquis le droit de déduire les dommages-intérêts à titre de dépense en vertu de l’alinéa 18(1)a).
DISPOSITIF
[20] L’appel sera accueilli avec dépens tant dans notre Cour que dans la Cour canadienne de l’impôt, le jugement de la Cour canadienne de l’impôt sera annulé et la cotisation sera renvoyée au ministre du Revenu national pour qu’il en établisse une nouvelle en partant du principe que la somme de 465 908 $ constitue une dépense déductible au sens de l’alinéa 18(1)a) de la Loi de l’impôt sur le revenu pour l’année d’imposition de l’appelant se terminant le 29 septembre 1994.
[1] [1999] 1 C.T.C. 2197 (C.C.I.).
[2] À compter du 1er septembre 1988, le cabinet a changé son nom pour celui de Roe, McNeill and Company, mais pour éviter toute confusion, il est désigné dans les présents motifs sous le nom de Roe & Co.
[3] [Roe, McNeill & Co. v. McNeill] [1994] B.C.J. no 1187 (C.S.) (QL).
[4] [1998] 7 W.W.R. 175 (C.A.C.-B.).
[5] L’appelant a fait une cession de ses biens en vertu de la Loi sur la faillite le 29 septembre 1994, ce qui explique la raison pour laquelle son année d’imposition antérieure à la faillite s’est terminée à cette date. Roe & Co. a été autorisée par le syndic à introduire une instance devant la Cour de l’impôt au nom de l’appelant. Les sommes réclamées correspondent à l’impôt sur le revenu payé par l’appelant en 1994 et au cours des années précédentes par suite du report des pertes subies en 1994. La faillite de l’appelant n’est pas en litige dans le présent appel.
[6] Supra, note 1, au par. 9 [p. 2207].
[7] Supra, note 3, au par. 54.