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[2000] 2 C.F. 212

A-336-98

Pierre Devinat (appelant)

c.

La Commission de l’immigration et du statut de réfugié (intimée)

et

Le Commissaire aux langues officielles (intervenant)

Répertorié : Devinat c. Canada (Commission de l’immigration et du statut de réfugié) (C.A.)

Cour d’appel, juges Desjardins, Linden et Létourneau, J.C.A.— Ottawa, 28 septembre et 29 novembre 1999.

Langues officielles Portée de l’art. 20 de la Loi sur les langues officielles (LLO)La politique de traduction sur demande de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié contrevient à l’art. 20 de la LLOLa politique peut être attaquée au moyen de l’art. 18.1 de la Loi sur la Cour fédéraleToutefois, étant donné les conséquences pratiques d’exiger la traduction de milliers de décisions sans intérêt et le principe de la prépondérance des inconvénients, il n’est pas opportun de rendre l’ordonnance de mandamus pour le passéÀ compter de la date de l’arrêt, la Commission doit se conformer à la Loi, à moins de modifications législatives apportées à l’art. 20 de la LLO.

Compétence de la Cour fédérale Section de première instance La politique de traduction sur demande de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié contrevient à l’art. 20 de la Loi sur les langues officiellesLa Commission est un « tribunal fédéral » — En l’absence d’intention expresse du législateur de l’écarter de l’application du régime juridique général, la Commission ne peut être exclue de l’application de l’art. 18.1 de la Loi sur la Cour fédéraleL’appelant est « directement touché par l’objet de la demande » — Le défaut de la Commission de traduire les ordonnances et les décisions si ce n’est sur demande est fondé sur une « décision », dans chaque cas, de ne pas traduireLa Section de première instance de la Cour fédérale a compétence pour entendre une demande de contrôle judiciaire, fondée sur l’art. 18.1, contestant la politique des langues officielles de la Commission.

Droit administratif Contrôle judiciaire Mandamus La politique de traduction sur demande de la Commission enfreint l’art. 20 de la Loi sur les langues officiellesL’appelant, avocat et traducteur qui a un besoin d’accès rapide aux traductions, a qualité pour demander le contrôle judiciaire de la politiqueÉtant donné les conséquences pratiques d’exiger la traduction de milliers de décisions sans intérêt et le principe de la prépondérance des inconvénients, il n’est pas opportun de rendre une ordonnance de mandamus pour le passé.

La politique suivie par la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission) quant à la traduction de ses décisions consistait essentiellement à ne les traduire que sur demande et à les rendre disponibles 72 heures après la réception de la demande. L’article 20 de la Loi sur les langues officielles (LLO) exige que les tribunaux fédéraux mettent leurs décisions définitives à la disposition du public simultanément dans les deux langues officielles ou, si les décisions sont rendues d’abord dans l’une des langues officielles, qu’elles le soient dans l’autre langue officielle dans les meilleurs délais. L’appelant, traducteur et avocat appelé à faire son travail de traducteur dans des échéances très courtes qui ne lui permettaient pas d’attendre 72 heures pour obtenir les traductions, a déposé une plainte auprès du Commissaire aux langues officielles portant sur le non-respect de l’article 20 de la Loi par l’intimée.

Le Commissaire a enquêté sur la plainte mais, avant même qu’il puisse soumettre son rapport final aux parties, l’appelant a présenté une demande de contrôle judiciaire en vertu du paragraphe 18.1(3) de la Loi sur la Cour fédérale pour que soit émis un bref de mandamus obligeant la Commission à traduire toutes ses décisions passées et futures dans l’autre langue officielle (l’avis d’appel se limitait toutefois à demander la traduction des décisions passées).

Le juge des requêtes a décidé qu’étant donné que le recours prévu à l’article 18.1 de la Loi sur la Cour fédérale n’existait que lorsque la Commission exerçait un pouvoir attribué par la Loi sur l’immigration et qu’étant donné que la décision de la Commission de ne pas traduire toutes ses décisions n’était pas une décision qui avait été prise en vertu de la Loi sur l’immigration, l’article 18.1 de la Loi sur la Cour fédérale ne pouvait par conséquent être invoqué par l’appelant. Le juge des requêtes a par conséquent rejeté la demande de contrôle judiciaire, mais a ajouté, en obiter, que la politique suivie par la Commission était en violation de l’article 20 de la LLO.

Cet appel soulève la vaste question de l’étendue de l’obligation qui est faite à un « tribunal fédéral », telle la Commission, de traduire ses décisions dans l’une et l’autre des deux langues officielles du pays.

Plus précisément, l’appel soulève les questions de savoir si la Cour fédérale a compétence pour entendre cette demande de contrôle judiciaire, si l’appelant a qualité pour agir dans une demande de contrôle judiciaire, quelle est la portée véritable de l’article 20 de la LLO, et s’il y a lieu d’émettre un bref de mandamus

Arrêt : l’appel est rejeté.

La LLO n’est pas une loi ordinaire. Elle fait partie de cette catégorie privilégiée de lois dites quasi-constitutionnelles qui expriment « certains objectifs fondamentaux de notre société » et qui doivent être interprétées « de manière à promouvoir les considérations de politique générale qui (les) sous-tendent ». Dans la mesure où elle constitue une loi relative à des droits linguistiques qui, au Canada, ont pris valeur de droits fondamentaux mais n’en demeurent pas moins le fruit d’un compromis social et politique fragile, elle invite les tribunaux à faire preuve de prudence, et à « hésiter à servir d’instruments de changement » : Canada (Procureur général) c. Viola, [1991] 1 C.F. 373 (C.A.), le juge Décary, J.C.A. 

Il ne fait aucun doute que la Commission est un « office fédéral » au sens du paragraphe 2(1) de la Loi sur la Cour fédérale et qu’elle était soumise à la LLO. La plainte formulée par l’appelant relève de la partie III de la LLO, là où se trouve l’article 20. Il a été noté que [traduction] « Si le demandeur a un droit, il doit nécessairement avoir un moyen de le faire valoir et de le défendre » : Ashby v. White (1703), 92 E.R. 126, de même que [traduction] « Si le droit existe, il faut présumer qu’il existe un tribunal qui peut le faire respecter » : Board v. Board, [1919] A.C. 956 (P.C.). La Cour ne saurait, à moins que le législateur n’ait exprimé de façon incontestablement claire son intention de le faire, écarter la Commission de l’application du régime juridique général tel l’article 18.1 de la Loi sur la Cour fédérale. C’est à tort que le juge des requêtes a conclu que la LLO ne permettait pas à l’appelant d’exercer le recours prévu à l’article 18.1 de la Loi sur la Cour fédérale relativement à une violation alléguée de l’article 20 de la LLO.

L’appelant a rencontré les exigences de l’article 18.1 de la Loi sur la Cour fédérale. L’omission ou le défaut de l’intimée de traduire ses ordonnances et ses décisions présupposait que chaque « décision » ou « ordonnance » rendue par l’intimée emportait aussi la « décision » de ne pas les traduire. Cette politique étant continue, elle avait cours quotidiennement de sorte qu’on ne saurait prétendre que les délais de présentation de la demande étaient expirés. En outre, cette omission constituait sans aucun doute une question à l’égard de laquelle l’appelant était « touché par l’objet de la demande » puisqu’il a lui-même essuyé ce refus.

Étant donné qu’en l’espèce c’est la personne directement lésée, à savoir l’appelant lui-même, qui a intenté un recours qui lui était disponible, soit celui basé sur l’article 18.1 de la Loi sur la Cour fédérale, il n’y a donc pas lieu de se prononcer sur la qualité pour agir dans l’intérêt public qu’aurait autrement l’appelant.

Chacune des parties a admis que la LLO s’appliquait à l’intimée puisqu’elle est un « tribunal fédéral » au sens du paragraphe 3(2) de la LLO. La Commission ne s’acquitte pas de l’obligation qui lui est faite en vertu de l’article 20 de la LLO. La politique de traduire sur demande ne rencontre pas les exigences du « meilleur délai » puisqu’elle signifie que la plupart des décisions ne seraient jamais rendues dans l’autre langue officielle. Si le législateur avait voulu que les tribunaux fédéraux aient une politique de traduction sur demande, il aurait pu le spécifier.

Il ne fait aucun doute qu’il existait une obligation légale d’agir à caractère public, que l’obligation existe envers le requérant et qu’il existe un droit clair d’obtenir l’exécution de cette obligation. Toutefois, étant donné l’impact qu’entraînerait la traduction de toutes les décisions passées rendues par la Commission depuis sa création, une ordonnance de mandamus ne devrait pas être rendue dans cette affaire. Dans son rapport à large portée de 1999, le Commissaire aux langues officielles a recommandé que le ministère de la Justice examine l’à-propos du champ actuel du paragraphe 20(2) de la LLO dans la mesure où cette disposition requiert que soient rendues dans les deux langues officielles les décisions qui n’ont pas valeur de précédent, qui n’ont pas de portée au niveau des principes ou qui découlent de procédures strictement unilingues. La Commission a expliqué que les coûts que représeterait la traduction des 38,599 décisions en 1996 seraient treize fois supérieurs au budget courant de traduction, soit une dépense supplémentaire de treize millions de dollars. L’appelant a reconnu que les décisions antérieures n’avaient pas toutes valeur de précédent. L’émission d’une ordonnance de mandamus qui s’appliquerait à toutes les décisions antérieures ne rencontrerait donc pas les objectifs de l’appelant qui n’a intérêt à consulter que celles qui ont cette valeur, et les sommes d’argent dépensées pour les services de traduction ne donneraient aucun résultat pratique. De plus, la bonne foi de l’intimée ne faisait aucun doute. La difficulté en l’espèce est de déterminer lesquelles des décisions ont valeur de précédent et d’assurer que celles qui l’ont soient accessibles aux chercheurs et au public dans les deux langues officielles. Il s’agissait là du but véritable des présentes procédures, lequel ne pourra être atteint que si l’intimée développe des normes administratives pertinentes, sujettes à l’approbation de l’intervenant, de façon à régler ce différend dans le cadre des objectifs poursuivis par la LLO.

Dans les circonstances, tenant compte au plan pratique de l’incidence que l’octroi d’un mandamus aurait, surtout à l’égard des milliers de décisions dont la traduction du contenu est sans intérêt, et tenant compte de la balance des inconvénients, il n’est pas opportun de rendre une ordonnance de mandamus pour le passé.

Il est toutefois clair que la politique actuelle suivie par l’intimée déroge à la Loi et qu’elle n’a d’autres choix, à compter du présent jugement, que de s’y conformer à moins que des modifications législatives ne soient apportées à l’article 20 de la LLO.

LOIS ET RÈGLEMENTS

Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 16(1),(3).

Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46, art. 530 (mod. par L.R.C. (1985) (1er suppl.), ch. 27, art. 94, 203).

Loi constitutionnelle de 1867, 30 & 31 Vict., ch. 3 (R.-U.) (mod. par la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.), annexe de la Loi constitutionnelle de 1982, no 1) [L.R.C. (1985), appendice II, no 5], art. 133.

Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 2(1) « office fédéral » (mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 1), 18(1)a) (mod., idem, art. 4), 18.1 (édicté, idem).

Loi sur l’emploi dans la fonction publique, L.R.C. (1985), ch. P-33.

Loi sur les langues officielles, L.R.C. 1985 (4e suppl.), ch. 31, art. 2, 3(2), 4, 5, 6, 7, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 56, 57, 58, 59, 60, 61, 62, 63, 64, 65, 66, 67, 68, 69, 70, 76 « tribunal », 77, 78, 79, 81, 91.

JURISPRUDENCE

DÉCISIONS APPLIQUÉES :

R. c. Beaulac, [1999] 1 R.C.S. 768; (1999), 173 D.L.R. (4th) 193; 121 B.C.A.C. 227; 134 C.C.C. (3d) 481; 238 N.R. 131; Canada (Procureur général) c. Viola, [1991] 1 C.F. 373 (1990), 123 N.R. 83 (C.A.); Ashby v. White (1703), 92 E.R. 126; Board v. Board, [1919] A.C. 956 (P.C.); Canada (Commission des droits de la personne) c. Canadian Liberty Net, [1998] 1 R.C.S. 626; (1998), 157 D.L.R. (4th) 385; 6 Admin. L.R. (3d) 1; 22 C.P.C. (4th) 1; 224 N.R. 241; Goodyear Tire and Rubber Company of Canada Limited v. The T. Eaton Company Limited and Others, [1956] R.C.S. 610; (1956), 56 DTC 1060; 4 D.L.R. (2d) 1; Krause c. Canada, [1999] 2 C.F. 476 (1999), 19 C.C.P.B. 179; 236 N.R. 317 (C.A.); Apotex Inc. c. Canada (Procureur général), [1994] 1 C.F. 742 (1993), 18 Admin. L.R. (2d) 122; 51 C.P.R. (3d) 339; 162 N.R. 177 (C.A.).

DÉCISIONS EXAMINÉES :

Thorson c. Procureur général du Canada et autres, [1975] 1 R.C.S. 138; (1974), 43 D.L.R. (3d) 1; 1 N.R. 225; Nova Scotia Board of Censors c. McNeil, [1976] 2 R.C.S. 265; (1975), 12 N.S.R. (2d) 85; 55 D.L.R. (3d) 632; 32 C.R.N.S. 376; 5 N.R. 43; Ministre de la Justice du Canada et autre c. Borowski, [1981] 2 R.C.S. 575; (1981), 130 D.L.R. (3d) 588; [1982] 1 W.W.R. 97; 12 Sask. R. 420; 64 C.C.C. (2d) 97; 24 C.P.C. 62; 24 C.R. (3d) 352; 39 N.R. 331; Finlay c. Canada (Ministre des Finances), [1986] 2 R.C.S. 607; (1986), 33 D.L.R. (4th) 321; [1987] 1 W.W.R. 603; 23 Admin. L.R. 197; 17 C.P.C. (2d) 289; 71 N.R. 338; Conseil canadien des Églises c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 R.C.S. 236; (1992), 88 D.L.R. (4th) 193; 2 Admin. L.R. (2d) 229; 5 C.P.C. (3d) 20; 8 C.R.R. (2d) 145; 16 Imm. L.R. (2d) 161; 132 N.R. 241.

DÉCISIONS CITÉES :

Société des Acadiens du Nouveau-Brunswick Inc. et autre c. Association of Parents for Fairness in Education et autres, [1986] 1 R.C.S. 549; (1986), 69 N.B.R. (2d) 271; 27 D.L.R. (4th) 406; 177 A.P.R. 271; 66 N.R. 173; Bhadauria v. Board of Governors of Seneca College of Applied Arts and Technology (1980), 27 O.R. (2d) 142; 105 D.L.R. (3d) 707; 9 B.L.R. 117; 11 C.C.L.T. 121; 80 CLLC 14,003; 37 N.R. 468 (C.A.); Seneca College of Applied Arts and Technology c. Bhadauria, [1981] 2 R.C.S. 181; (1981), 124 D.L.R. (3d) 193; 14 B.L.R. 157; 17 C.C.L.T. 106; 2 C.H.R.R. D/468; 81 CLLC 14,117; 22 C.P.C. 130; 37 N.R. 455; Succession Ordon c. Grail, [1998] 3 R.C.S. 437; (1998), 40 O.R. (3d) 639; 166 D.L.R. (4th) 193; 232 N.R. 201; 115 O.A.C. 1; Sweet c. Canada, [1999] F.C.J. no 1539 (C.A.) (QL); Distribution Canada Inc. c. M.R.N., [1993] 2 C.F. 26 (1993), 99 D.L.R. (4th) 440; 10 Admin. L.R. (2d) 44; 149 N.R. 152 (C.A.).

DOCTRINE

L’utilisation équitable du français et de l’anglais devant les tribunaux fédéraux et devant les tribunaux administratifs fédéraux qui exercent des fonctions quasi judiciaires. Commissariat aux langues officielles. Ottawa : Ministre des Travaux publics et des Services gouvernementaux Canada, 1999.

APPEL d’une décision de la Section de première instance ([1998] 3 F.C. 590; (1998), 149 F.T.R. 1 (T.D.)) rejetant une demande de contrôle judiciaire contestant la politique de traduction sur demande de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié. L’appel est rejeté mais, à compter du jugement, la Commission doit se conformer à la Loi sur les langues officielles à moins que l’article 20 ne soit modifié.

ONT COMPARU :

Pierre Devinat pour son propre compte.

Simon Noël et Patricia J. Wilson pour l’intimée.

Elizabeth M. Grace et Richard L. Tardif pour l’intervenant.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Osler, Hoskin & Harcourt, Ottawa, pour l’intimée.

Services juridiques, Commissariat aux langues officielles pour l’intervenant.

LE DEMANDEUR POUR SON PROPRE COMPTE :

Pierre Devinat.

Voici les motifs du jugement de la Cour, rendus en français

[1]        La Cour : Cet appel d’une décision de la Section de première instance[1] porte sur l’étendue de l’obligation qui est faite à un tribunal fédéral, telle la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission ou l’intimée) de traduire ses décisions dans l’une et l’autre des deux langues officielles du pays. Le litige met en cause l’article 20 de la Loi sur les langues officielles (la LLO)[2]; mais il suppose que nous nous prononcions d’abord sur la portée des dispositions de la partie X [articles 76 à 81] de la LLO et sur la compétence de notre Cour à entendre la demande de contrôle judiciaire déposée par l’appelant. De plus, puisque la demande de contrôle judiciaire conclut à l’émission d’un bref de mandamus qui obligerait la Commission à traduire dans les deux langues officielles toutes les décisions qu’elle a prononcées depuis sa création jusqu’au jour de la présentation de la demande introductive d’instance jusqu’au 17 septembre 1996[3], il nous faudra nous prononcer sur l’opportunité d’émettre un tel mandamus si nous en venons, par ailleurs, à la conclusion que notre Cour a compétence pour entendre le litige.

[2]        Les faits ne sont pas contestés.

[3]        L’appelant, traducteur et avocat, s’est adressé au cours de l’année 1995 à la Commission pour demander copies de la version française de certaines de ses décisions. Il a appris que les décisions recherchées n’étaient pas traduites et que, de façon générale, les décisions de la Commission ne l’étaient pas. La politique suivie par la Commission à l’époque révèle, par ailleurs, que ces décisions étaient traduites en français sur demande et disponibles soixante-douze heures après la réception de la demande. L’appelant n’a cependant pas demandé qu’elles soient traduites. Il a expliqué que les courtes échéances qu’il doit rencontrer dans son propre travail de traducteur ne lui permettent pas d’attendre que la traduction officielle des décisions de la Commission lui parvienne soixante-douze heures après la demande.

[4]        Le 7 juin 1995, l’appelant déposait une plainte auprès du Commissaire aux langues officielles portant sur le non-respect par l’intimée de l’article 20 de la Loi. Après avoir mené une enquête préliminaire, le Commissaire aux langues officielles soumettait aux parties, pour commentaires, le 26 août 1996, une ébauche de son rapport d’enquête. Cette ébauche comprenait les recommandations suivantes[4] :

Je recommande ainsi que :

1)   les décisions de la CISR choisies à des fins de publication comprennent une mention concernant la possibilité d’obtenir une traduction sur demande; et

2)   toutes les décisions liées à une question de jurisprudence présentant de l’intérêt ou de l’importance pour le grand public et qui ont été choisies afin d’être versées dans la base de données Quicklaw soient disponibles simultanément dans les deux langues.

[5]        Le Commissaire aux langues officielles annonçait en même temps qu’il entreprenait une étude générale de tous les offices fédéraux et des obligations leur incombant aux termes des parties III [articles 14 à 20] et IV [articles 21 à 33] de la LLO. Cette étude allait faire le point sur la question de la traduction de toutes les décisions conformément au paragraphe 20(2) de la LLO. Le Commissaire aux langues officielles suspendait son enquête sur cet aspect de la question jusqu’à ce que l’étude soit terminée.

[6]        Cette étude du Commissaire aux langues officielles a été publiée le 8 mai 1999, sous le titre L’utilisation équitable du français et de l’anglais devant les tribunaux fédéraux et devant les tribunaux administratifs fédéraux qui exercent des fonctions quasi judiciaires[5]. La plainte elle-même n’a pas encore fait l’objet d’une décision finale de sa part.

[7]        Dans une lettre du 16 octobre 1996, la Commission laissait savoir au Commissaire aux langues officielles que les deux recommandations préliminaires formulées par celui-ci lui paraissaient raisonnables et qu’elle entendait prendre des mesures pour y donner suite. Le 16 janvier 1997, une seconde ébauche du rapport du Commissaire aux langues officielles, qui tenait compte des commentaires des parties, se lisait comme suit :

Je recommande ainsi que la CISR :

1)   s’assure que toutes les décisions liées à une question présentant de l’intérêt ou de l’importance pour le grand public, y compris celles qui ont été choisies pour fins de publication et notamment celles qui seront versées dans la base de données Quicklaw, soient disponibles simultanément dans les deux langues officielles,

2)   s’assure que toutes ses décisions comprennent une mention concernant leur disponibilité dans les deux langues officielles.

[8]        L’appelant avait cependant déposé un peu auparavant, soit le 17 septembre 1996, une demande de contrôle judiciaire selon l’alinéa 18(1)a) de la Loi sur la Cour fédérale[6] (la LCF) pour que soit émis le bref de mandamus précité.

[9]        Devant le juge des requêtes, le Commissaire aux langues officielles se vit reconnaître le statut d’intervenant avec autorisation de produire un mémoire concernant l’interprétation des dispositions pertinentes de la LLO et de soumettre des représentations à la Cour sur les questions liées aux langues officielles. L’intervenant y soutient toutes les prétentions ainsi que toutes les conclusions recherchées par l’appelant.

[10]      Le juge des requêtes décida que le paragraphe 77(1) de la LLO ne permettait pas à l’appelant de s’adresser à la Cour fédérale du Canada puisque l’appelant n’était pas un plaignant ayant exercé un recours prévu aux articles 4 à 7, et 10 à 13, ou aux parties IV ou V [articles 34 à 38] ou à l’article 91 de la Loi. Sur ce point, les parties en cause et l’intervenant sont d’avis que cette conclusion est bien fondée puisque la plainte porte sur l’article 20, lequel se trouve dans la partie III de la LLO. Le juge des requêtes ajouta cependant que le paragraphe 77(5) de la LLO ne conférait au requérant aucun nouveau droit d’action. Plutôt, ce paragraphe permettait au requérant d’exercer tout droit d’action ou recours, en matière linguistique, lorsque ce droit d’action ou ce recours était invoqué dans des procédures autres que celles découlant de l’application de la LLO. Le paragraphe 77(5), selon lui, n’excluait donc aucunement le recours prévu à l’article 18.1 [édicté par L.C. 1990, ch. 8, art. 4] de la LCF. Ce recours, cependant, n’existait que lorsque la Commission, à titre d’office fédéral, exerçait un pouvoir attribué par une loi fédérale, à savoir la Loi sur l’immigration[7]. La décision de la Commission de ne pas traduire toutes ses décisions, sauf sur demande spécifique, n’était pas une décision qui avait été prise par la Commission en vertu de la Loi sur l’immigration. L’article 18.1 de la LCF ne pouvait par conséquent être invoqué par l’appelant. En fin d’analyse, le juge des requêtes rejeta la demande de contrôle judiciaire en ajoutant toutefois en obiter que la politique suivie par la Commission était en violation de l’article 20 de la LLO.

[11]      Seul l’appelant a logé appel de cette décision. Vu l’absence d’avis d’appel incident, l’appelant prétend que l’appel ne porte pas sur le commentaire du premier juge selon lequel la Commission ne respecte pas l’article 20 de la LLO. Ce commentaire, selon l’appelant, doit donc être tenu pour avéré.

[12]      Cette prétention n’a aucun fondement. Un appel porte sur le jugement lui-même et non sur les motifs du jugement. Comme le jugement rejette la demande de contrôle judiciaire, l’intimée ne pouvait s’en plaindre puisqu’il lui était favorable. L’appel du jugement par la partie appelante permet, cependant, à l’intimée de faire valoir tous les arguments qu’elle juge utiles et qui ont trait aux questions de droit ou de fait qui étaient devant le juge des requêtes et qui ont conduit au jugement.

[13]      Cet appel soulève, par conséquent, les questions suivantes :

— La Cour fédérale du Canada a-t-elle compétence pour entendre cette demande de contrôle judiciaire?

— L’appelant possède-t-il la qualité d’agir dans une demande de contrôle judiciaire?

— Quelle est la portée véritable de l’article 20 de la LLO?

— Y a-t-il lieu en l’instance d’émettre le bref de mandamus ?

[14]      Mais il importe de situer d’abord la LLO dans le cadre constitutionnel et législatif canadien.

A.        Le statut de la LLO

[15]      La Loi sur les langues officielles a fait l’objet de commentaires importants de la part de la Cour suprême du Canada dans le récent arrêt R. c. Beaulac[8]. Cette décision mettait en cause l’article 530 du Code criminel [L.R.C. (1985), ch. C-46 (mod. par L.R.C. (1985) (1er suppl.), ch. 27, art. 94, 203)]. La Cour fit l’analyse de cet article dans le contexte de l’article 2 de la LLO, de l’article 133 de la Loi constitutionnelle de 1867 [30 & 31 Vict., ch. 3 (R.-U.) (mod. par la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.), annexe de la Loi constitutionnelle de 1982, no 1) [L.R.C. (1985), appendice II, no 5]] et des paragraphes 16(1) et (3) de la Charte canadienne des droits et libertés [qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]].

[16]      Le juge Bastarache, qui s’exprimait au nom de la majorité, établit en ces termes l’objectif de la LLO, tel qu’il figure à l’article 2 de cette Loi[9] :

L’objectif de protéger les minorités de langue officielle, exprimé à l’art. 2 de la Loi sur les langues officielles, est atteint par le fait que tous les membres de la minorité peuvent exercer des droits indépendants et individuels qui sont justifiés par l’existence de la collectivité. Les droits linguistiques ne sont pas des droits négatifs, ni des droits passifs; ils ne peuvent être exercés que si les moyens en sont fournis. Cela concorde avec l’idée préconisée en droit international que la liberté de choisir est dénuée de sens en l’absence d’un devoir de l’État de prendre des mesures positives pour mettre en application des garanties linguistiques.

[17]      Un peu plus loin, il ajoutait[10] :

En ce qui concerne les droits existants, l’égalité doit recevoir son sens véritable. Notre Cour a reconnu que l’égalité réelle est la norme applicable en droit canadien. Quand on instaure le bilinguisme institutionnel dans les tribunaux, il s’agit de l’accès égal à des services de qualité égale pour les membres des collectivités des deux langues officielles au Canada.

[18]      Le juge Bastarache rappelait ensuite cette affirmation du juge Décary, J.C.A., lequel s’exprimait au nom de la Cour d’appel fédérale, dans Canada (Procureur général) c. Viola [[1991] 1 C.F. 373(C.A.), aux pages 386 et 387][11] :

La Loi sur les langues officielles de 1988 n’est pas une loi ordinaire. Elle reflète à la fois la constitution du pays et le compromis social et politique dont il est issu. Dans la mesure où elle est l’expression exacte de la reconnaissance des langues officielles inscrite aux paragraphes 16(1) et 16(3) de la Charte canadienne des droits et libertés, elle obéira aux règles d’interprétation de cette Charte telles qu’elles ont été définies par la Cour suprême du Canada. Dans la mesure, par ailleurs, où elle constitue un prolongement des droits et garanties reconnus dans la Charte, et de par son préambule, de par son objet défini en son article 2, de par sa primauté sur les autres lois établies en son paragraphe 82(1), elle fait partie de cette catégorie privilégiée de lois dites quasi-constitutionnelles qui expriment « certains objectifs fondamentaux de notre société » et qui doivent être interprétées « de manière à promouvoir les considérations de politique générale qui (les) sous-tendent. » Dans la mesure, enfin, où elle constitue une loi relative à des droits linguistiques qui, au Canada, ont pris valeur de droits fondamentaux mais n’en demeurent pas moins le fruit d’un compromis social et politique fragile, elle invite les tribunaux à faire preuve de prudence, et à « hésiter à servir d’instruments de changement » ainsi que le rappelait le juge Beetz dans Société des Acadiens du Nouveau-Brunswick Inc. et autre c. Association of Parents for Fairness in Education et autres. [Souligné dans le texte par le juge Bastarache.]

[19]      Le juge Bastarache affirmait ensuite[12] :

Ce principe d’égalité réelle a une signification. Il signifie notamment que les droits linguistiques de nature institutionnelle exigent des mesures gouvernementales pour leur mise en œuvre et créent, en conséquence, des obligations pour l’État; voir McKinney c. Université de Guelph, [1990] 3 R.C.S. 229, à la p. 412; Haig c. Canada, [1993] 2 R.C.S. 995, à la p. 1038; Renvoi relatif à la Public Service Employee Relations Act (Alb.), [1987] 1 R.C.S. 313; Eldridge c. Colombie-Britannique (Procureur général), [1997] 3 R.C.S. 624, au par. 73; Mahe, précité, à la p. 365. Il signifie également que l’exercice de droits linguistiques ne doit pas être considéré comme exceptionnel, ni comme une sorte de réponse à une demande d’accommodement.

[20]      Il apportait enfin ce commentaire fort important à l’égard de l’affaire Société des Acadiens du Nouveau-Brunswick Inc. et autres c. Association of Parents for Fairness in Education et autres [[1986] 1 R.C.S. 549][13] :

Les droits linguistiques doivent dans tous les cas être interprétés en fonction de leur objet, de façon compatible avec le maintien et l’épanouissement des collectivités de langue officielle au Canada; voir Renvoi relatif à la Loi sur les écoles publiques (Man.), précité, à la p. 850. Dans la mesure où l’arrêt Société des Acadiens du Nouveau-Brunswick, précité, aux pp. 579 et 580, préconise une interprétation restrictive des droits linguistiques, il doit être écarté. [Souligné dans le texte.]

[21]      C’est dans ce cadre éloquent qu’il faut maintenant déterminer si notre Cour a compétence pour entendre la demande présentée par l’appelant.

B. La compétence de la Cour fédérale du Canada pour entendre cette demande de contrôle judiciaire

[22]      Il ne fait aucun doute que la Commission est un office fédéral au sens du paragraphe 2(1) [mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 1] de la LCF. Cet « office fédéral » est également soumis à la LLO et aux prescriptions de cette loi puisqu’il est un « tribunal fédéral » au sens du paragraphe 3(2) et de l’article 20 de la LLO. Le paragraphe 3(2) définit un « tribunal fédéral » comme étant « tout organisme créé sous le régime d’une loi fédérale pour rendre la justice ». Reste à déterminer si le recours intenté par l’appelant est exclu par la partie X de la LLO, comme le prétend l’intimée[14] .

[23]      La partie X de la LLO s’intitule « Recours judiciaire ». Le paragraphe 77(1) de cette Loi précise les types de plaintes à l’égard desquelles un tel recours peut être exercé. Ainsi, il y est dit :

77. (1) Quiconque a saisi le commissaire d’une plainte visant une obligation ou un droit prévus aux articles 4 à 7 et 10 à 13 ou aux parties IV ou V, ou fondée sur l’article 91 peut former un recours devant le tribunal sous le régime de la présente partie.

[24]      Le paragraphe 77(5) déclare pour sa part :

77. […]

(5) Le présent article ne porte atteinte à aucun autre droit d’action. [Nous soulignons.]

[25]      La plainte formulée par l’appelant relève de la partie III de la LLO, là où se trouve l’article 20. Le paragraphe 77(5) se rattache à l’article 77 ainsi que le déclarent les premiers mots de ce paragraphe. L’article 77, selon l’intimée, n’écarte aucun autre droit d’action à l’égard des plaintes se rapportant aux articles 4 à 7 et 10 à 13 ou aux parties IV ou V ou fondées sur l’article 91. Mais il en va différemment quant aux plaintes relevant de la partie III de la LLO. Selon l’intimée, le paragraphe 77(5) n’est d’aucun secours à l’appelant et les plaintes visées par la partie III ne peuvent être traitées qu’en conformité avec la procédure d’enquête prévue aux articles 56 et suivants de la LLO. Le Commissaire aux langues officielles peut, après enquête, faire rapport au président du Conseil du Trésor (paragraphes 62(2) et 63(1)) en même temps qu’il communique ses conclusions au plaignant (article 64). Il peut également choisir d’en informer le gouverneur en conseil (paragraphe 65(1)) ou le Parlement, soit dans son rapport annuel ou dans un rapport spécial (articles 66 et 67). Mais, selon l’intimée, le recours judiciaire n’est pas accessible à l’appelant.

[26]      La LLO renferme un code complet, dit l’intimée. Dans les cas prévus à la partie X de la LLO, un plaignant peut former un recours devant les tribunaux. Dans d’autres cas, il appartient au Conseil du Trésor, au gouverneur en conseil ou au Parlement de donner suite au rapport du Commissaire aux langues officielles. En l’espèce, soumet l’intimée, il n’est pas loisible au plaignant de s’adresser aux tribunaux.

[27]      L’appelant soumet, pour sa part, que l’application du paragraphe 77(5) n’est pas limitée à l’article 77 et qu’il préserve son recours judiciaire pour toute autre plainte qui n’est pas régie par la procédure prévue par l’article 77.

[28]      Indépendamment de la portée à donner au paragraphe 77(5) sur laquelle il ne m’est pas nécessaire d’adjuger, la prétention de l’intimée, à mon sens, n’est pas justifiée. Pour qu’une interprétation aussi rigoureuse soit retenue, il aurait fallu que l’exclusion soit expresse. Elle ne saurait être présumée.

[29]      Le droit anglais est ferme à ce sujet. Dans Ashby v. White[15], le juge en chef Holt rappelait ce principe devenu célèbre :

[traduction] Si le demandeur a un droit, il doit nécessairement avoir un moyen de la faire valoir et de la défendre ainsi qu’un recours dans le cas où on l’empêcherait de l’exercer ou d’en jouir pleinement. En fait, il est vain d’imaginer un droit non assorti d’un recours, car absence de droit et absence de recours vont de pair.

[30]      Dans Board v. Board[16], le Comité judiciaire du Conseil privé rappelait également :

[traduction] Si le droit existe, il faut présumer qu’il existe un tribunal qui peut le faire respecter, car si aucun autre mode d’exercice n’est prescrit, ce fait à lui seul suffit pour conférer compétence aux cours de justice du Roi. Pour les priver de leur compétence, il est nécessaire, en l’absence de loi spéciale excluant cette compétence, de plaider que celle-ci a été conférée à quelque autre tribunal.

[31]      Cette affirmation du Comité judiciaire du Conseil privé dans l’affaire Board v. Board fait également référence à la théorie de la « compétence inhérente », laquelle fut réitérée à maintes reprises par la Cour suprême du Canada

[17]. Dans l’affaire Canada (Commission des droits de la personne) c. Canadian Liberty Net, le juge Bastarache indiqua, au nom de la majorité, que la théorie en question « découle de la présomption qui veut que, s’il existe un droit équitable, il doit exister un tribunal compétent permettant de le faire valoir »[18].

[32]      Il est vrai que notre Cour n’est pas héritière des cours royales. Mais autant l’article 18.1 de la LCF que l’affaire Canadian Liberty Net lui reconnaissent une compétence ferme et complète en matière de contrôle judiciaire.

[33]      L’intimée soumet, cependant, que notre Cour dans Canada (Procureur général) c. Viola[19], a affirmé que la LLO « n’établit pas de compétences nouvelles autres que celles, dévolues au commissaire aux langues officielles et à la Section de première instance de la Cour fédérale, qu’elle établit expressément »[20]. Hormis cette compétence expresse, la Cour fédérale du Canada ne serait pas habilitée à entendre une affaire, tel le présent litige.

[34]      La question à décider dans Viola portait sur la compétence qu’avait un comité d’appel agissant selon la Loi sur l’emploi dans la fonction publique[21] pour examiner la légalité ou le bien-fondé des exigences linguistiques d’un poste. Notant que la compétence d’un comité d’appel était elle-même l’objet d’un compromis auquel en était arrivé le législateur pour tenir compte des responsabilités exercées par le Conseil du Trésor, le ministère concerné et la Commission de la fonction publique, le juge Décary, J.C.A., au nom de la Cour, exprimait en ces termes sa réticence à accroître ou à élargir la compétence du comité d’appel[22] :

Autant j’hésiterais à la diminuer, de peur de mettre en péril l’équilibre recherché et vraisemblablement atteint, autant j’hésiterais, en l’absence d’invitation claire de la part du législateur, à l’accroître.[23] (Voir Goodyear Tire and Rubber Company of Canada Limited v. The T. Eaton Company Limited and Others, [1956] R.C.S. 610, où le juge Fauteux, à la p. 614, s’exprimait comme suit : [traduction] « une législature n’est pas censée s’écarter du régime juridique général sans exprimer de façon incontestablement claire son intention de le faire, sinon la loi reste inchangée ».)

[35]      Empruntant les paroles du juge Fauteux dans l’affaire Goodyear Tire and Rubber Company of Canada Limited v. The T. Eaton Company Limited and Others [[1956] R.C.S. 610], nous ne saurions, en l’absence d’une disposition expresse, écarter un « office fédéral », telle la Commission, de l’application du régime juridique général tel l’article 18.1 de la LCF.

[36]      Il faut enfin noter ce sur quoi le juge Décary ne s’est pas prononcé. C’est ainsi qu’il écrivait au moment de conclure ses motifs[24] :

L’intervenant, le commissaire aux langues officielles, a proposé un moyen additionnel pour faire échec aux prétentions de l’intimée : lui seul, aux termes de la Loi sur les langues officielles de 1988, aurait compétence pour veiller sur la bonne administration de cette Loi. À l’audience, son procureur a nuancé cette proposition à tout le moins audacieuse et soutenu en présence du précédent Gariépy (supra, note 4) et, j’ajouterais, du précédent Kelso (supra, note 3), et à la vue des termes mêmes des paragraphes 77(5) et 78(3), que l’exclusivité dont le commissaire se réclamait ne valait qu’à l’égard des tribunaux dits administratifs et n’écartait pas la compétence des tribunaux dits judiciaires. Puisque j’en viens à la conclusion que la Loi sur les langues officielles de 1988 n’a pas attribué au comité d’appel la compétence de décider du bien-fondé ou de la légalité des exigences linguistiques posées par un ministère, il ne m’est pas nécessaire de décider si le recours au commissaire établi par cette Loi est nécessairement le seul qui soit disponible, en termes de tribunaux dits administratifs, dans tous les cas où une violation de la Loi sur les langues officielles de 1988 est alléguée. [Nous soulignons.]

[37]      Il va de soi que le juge Décary, J.C.A. ne s’est pas prononcé sur la compétence des tribunaux dits judiciaires face à la LLO, et ne l’a pas écartée.

[38]      Nous concluons que c’est donc à tort, nous le disons avec respect, que le juge des requêtes a conclu que la LLO ne permettait pas à l’appelant d’exercer le recours prévu à l’article 18.1 de la LCF relativement à une violation alléguée de l’article 20 de la LLO.

C. L’appelant rencontre-t-il cependant les exigences statutaires prévues à l’article 18.1 de la LCF?

[39]      Les paragraphes 18.1(1) et (2) de la LCF prescrivent :

18.1 (1) Une demande de contrôle judiciaire peut être présentée par le procureur général du Canada ou par quiconque est directement touché par l’objet de la demande.

(2) Les demandes de contrôle judiciaire sont à présenter dans les trente jours qui suivent la première communication, par l’office fédéral, de sa décision ou de son ordonnance au bureau du sous-procureur général du Canada ou à la partie concernée, ou dans le délai supplémentaire qu’un juge de la Section de première instance peut, avant ou après l’expiration de ces trente jours, fixer ou accorder.

[40]      Il s’agit de déterminer si l’appelant est une personne « directement touchée par l’objet de la demande », si la décision de la Commission de ne pas traduire ses décisions équivaut à une « décision » ou « ordonnance » et si l’appelant a intenté son recours dans le délai de trente jours prévu au paragraphe 18.1(2) de la LCF.

[41]      Le premier juge, ayant exclu la possibilité d’un contrôle judiciaire, n’a pas eu à se prononcer sur ces questions.

[42]      La Commission prétend, pour sa part, que l’appelant n’est partie à aucune instance devant elle. Il n’existe aucune « décision » ou « ordonnance » de la Commission, au sens du paragraphe 18.1(2) de la LCF, à l’égard de laquelle l’appelant pourrait introduire une demande de contrôle judiciaire. Il n’est pas non plus « directement touché par l’objet de la demande », au sens de ce même paragraphe 18.1(2) de la LCF, et la Commission n’a aucune obligation particulière à son égard.

[43]      Il ne fait pas de doute que l’appelant a été affecté par l’omission ou le défaut de l’intimée de traduire ses ordonnances et ses décisions. C’est à cette omission qu’il s’en prend. Celle-ci repose, d’une part, sur une décision qui se rapporte à des décisions et ordonnances de l’intimée de sorte que l’on peut dire que chaque « décision » ou « ordonnance » rendue par l’intimée emporte aussi la « décision » de ne pas les traduire. Cette politique, étant continue, peut être attaquée en tout temps[25]. D’autre part, cette omission constitue sans aucun doute une question à l’égard de laquelle l’appelant est « touché par l’objet de la demande » (« matter in respect of which relief is sought »). Dans Krause c. Canada[26], le juge Stone, J.C.A. rappelait que l’expression « objet de la demande » (« matter ») avait été utilisée par les rédacteurs afin de couvrir les diverses mesures administratives qui sont rendues[27]. Et l’appelant est certes « directement touché par l’objet de la demande » puisqu’il a lui-même essuyé ce refus.

[44]      L’omission de l’intimée a été portée à la connaissance de l’appelant en août 1995. La procédure a été intentée devant notre Cour le 17 septembre 1996, soit un an plus tard. Cette omission, parce qu’elle est permanente, court donc quotidiennement de sorte qu’on ne saurait prétendre que les délais de présentation de la demande sont expirés.

[45]      Ceci dit, l’appelant soumet qu’il rencontre également les critères du common law sur la qualité d’agir pour quiconque représente l’intérêt public.

[46]      L’intimée répond par la négative. La question, selon elle, ne porte pas sur la validité ou l’applicabilité de certaines dispositions législatives. Elle consiste plutôt à déterminer si l’intimée se conforme à la LLO. Le Commissaire aux langues officielles a fait enquête et déposé son rapport. Il est seul en mesure de représenter l’intérêt public et non l’appelant. Toujours selon l’intimée, le Commissaire aux langues officielles devra se prononcer sur la plainte de l’appelant puisque son enquête générale est maintenant terminée. L’appelant pourra, sans aucun doute, contester s’il le désire, les conclusions du Commissaire aux langues officielles sur sa plainte, et ce par voie de recours judiciaire. Mais l’appelant, comme tel, dit l’intimée, n’a aucun des attributs reconnus par la jurisprudence pour agir au nom de l’intérêt public.

[47]      Dans les arrêts Thorson c. Procureur général du Canada[28], Nova Scotia Board of Censors c. McNeil[29] et Ministre de la Justice du Canada et autre c. Borowski[30], la Cour suprême du Canada a énoncé les conditions auxquelles un demandeur doit satisfaire pour se voir reconnaître la qualité pour agir. Ainsi, s’exprimant au nom de la majorité dans Borowski, le juge Martland écrivait[31] :

[…] pour établir l’intérêt pour agir à titre de demandeur dans une poursuite visant à déclarer qu’une loi est invalide, si cette question se pose sérieusement, il suffit qu’une personne démontre qu’elle est directement touchée ou qu’elle a, à titre de citoyen, un intérêt véritable quant à la validité de la loi, et qu’il n’y a pas d’autre manière raisonnable et efficace de soumettre la question à la cour. [Nous soulignons.]

[48]      Dans Finlay c. Canada (Ministre des Finances)[32], après l’adoption de la Charte, le juge Le Dain a élargi la portée de cette trilogie en affirmant que les tribunaux pouvaient, dans l’exercice de leur pouvoir discrétionnaire, reconnaître la qualité pour agir dans l’intérêt public à celui qui entendait contester un exercice de l’autorité administrative aussi bien qu’un texte de loi. Cette conclusion était basée sur le principe sous-jacent à l’exercice du pouvoir discrétionnaire à l’égard de la qualité pour agir, définie comme une reconnaissance de l’intérêt public dans le maintien et le respect des « limites de l’autorité législative »[33].

[49]      Dans Conseil canadien des églises c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration)[34], la Cour suprême du Canada rappelait cependant, par la voix du juge Cory :

La reconnaissance grandissante de l’importance des droits publics dans notre société vient confirmer la nécessité d’élargir la reconnaissance du droit à la qualité pour agir par rapport à la tradition de droit privé qui reconnaissait qualité pour agir aux personnes possédant un intérêt privé. En outre, un élargissement de la qualité pour agir au delà des parties traditionnelles est compatible avec les dispositions de la Loi constitutionnelle de 1982. Toutefois, je tiens à souligner que la reconnaissance de la nécessité d’accorder qualité pour agir dans l’intérêt public dans certaines circonstances ne signifie pas que l’on reconnaîtra pour autant qualité pour agir à toutes les personnes qui désirent intenter une poursuite sur une question donnée. Il est essentiel d’établir un équilibre entre l’accès aux tribunaux et la nécessité d’économiser les ressources judiciaires. Ce serait désastreux si les tribunaux devenaient complètement submergés en raison d’une prolifération inutile de poursuites insignifiantes ou redondantes intentées par des organismes bien intentionnés dans le cade de la réalisation de leurs objectifs, convaincus que leur cause est fort importante. Cela serait préjudiciable, voire accablant, pour notre système de justice et injuste pour les particuliers. [Nous soulignons.]

[50]      La Cour rappelait enfin les exigences auxquelles doit satisfaire la personne qui demande que lui soit reconnue la qualité pour agir dans l’intérêt public[35] :

On a vu qu’il faut tenir compte de trois aspects lorsqu’il s’agit de déterminer s’il y a lieu de reconnaître la qualité pour agir dans l’intérêt public. Premièrement, la question de l’invalidité de la loi en question se pose-t-elle sérieusement? Deuxièmement, a-t-on démontré que le demandeur est directement touché par la loi ou qu’il a un intérêt véritable quant à sa validité? Troisièmement, y a-t-il une autre manière raisonnable et efficace de soumettre la question à la cour? [Nous soulignons.]

[51]      La question soulevée en l’espèce est sérieuse. Il s’agit de savoir si le Parlement a voulu que la jurisprudence de la Commission soit disponible dans les deux langues officielles et donc facilement accessible à ceux qui sont appelés à se servir de ces documents. La violation alléguée porte sur une obligation quasi constitutionnelle. Le public a intérêt à connaître et à faire vérifier au besoin l’étendue des obligations que le Parlement canadien impose aux tribunaux fédéraux dans la qualité des services qui doivent être rendus aux usagers. L’appelant a un intérêt véritable à connaître s’il a la même qualité d’accès à cette connaissance que les membres du public de l’autre langue officielle. Il n’existe pas d’autres recours raisonnable et efficace de saisir un tribunal de la question. La procédure administrative prévue par la LLO, telle qu’énoncée plus haut, ne remplace pas l’intervention des tribunaux.

[52]      En l’espèce, cependant, la personne directement lésée, l’appelant lui-même, a intenté un recours qui lui était disponible, soit celui basé sur l’article 18.1 de la LCF. Il n’y a donc pas lieu de se prononcer sur la qualité pour agir dans l’intérêt public qu’aurait autrement l’appelant.

D. La portée véritable de l’article 20 de la LLO

[53]      Il est admis par chacune des parties que la LLO s’applique à l’intimée puisqu’elle est un « tribunal fédéral » au sens du paragraphe 3(2) de la LLO.

[54]      L’article 20 de la LLO déclare :

20. (1) Les décisions définitives—exposé des motifs compris—des tribunaux fédéraux sont simultanément mises à la disposition du public dans les deux langues officielles :

a) si le point de droit en litige présente de l’intérêt ou de l’importance pour celui-ci;

b) lorsque les débats se sont déroulés, en tout ou en partie, dans les deux langues officielles, ou que les actes de procédure ont été, en tout ou en partie, rédigés dans les deux langues officielles.

(2) Dans les cas non visés par le paragraphe (1) ou si le tribunal estime que l’établissement au titre de l’alinéa (1)a) d’une version bilingue entraînerait un retard qui serait préjudiciable à l’intérêt public ou qui causerait une injustice ou un inconvénient grave à une des parties au litige, la décision—exposé des motifs compris—est rendue d’abord dans l’une des langues officielles, puis dans les meilleurs délais dans l’autre langue officielle. Elle est exécutoire à la date de prise d’effet de la première version.

(3) Les paragraphes (1) et (2) n’ont pas pour effet d’interdire le prononcé, dans une seule langue officielle, d’une décision de justice ou de l’exposé des motifs.

(4) Les décisions de justice rendues dans une seule des langues officielles ne sont pas invalides pour autant.

[55]      Le juge des requêtes, dans son commentaire écrit, n’a rencontré aucune difficulté dans l’interprétation de cet article.

[56]      Il a d’abord résumé ainsi la position de l’intervenant quant à l’application de l’article 20[36] :

Tout d’abord l’intervenant a expliqué que la règle générale concernant la langue des décisions est contenue dans le paragraphe 20(2) de la LLO. Cette règle veut que les décisions, exposé des motifs compris, soient rendues d’abord dans l’une des langues officielles, puis dans les meilleurs délais dans l’autre langue officielle.

Trois qualificatifs s’attachent à cette règle générale : d’abord, le paragraphe 20(2) indique également que les décisions sont exécutoires à la date de prise d’effet de la première version. Le paragraphe 20(3) établit que les décisions et l’exposé des motifs peuvent être prononcés dans une seule langue officielle. Enfin, les décisions rendues dans une seule langue officielle ne sont pas invalides pour autant, en vertu du paragraphe 20(4).

À cette règle générale, il y a deux exceptions, contenues au paragraphe 20(1) : Lorsque le point de droit en litige présente de l’intérêt ou de l’importance pour le public (alinéa 20(1)a)) ou lorsque les débats se sont déroulés, en tout ou en partie, rédigés dans les deux langues officielles (alinéa 20(1)b)) les décisions doivent être mises à la disposition du public simultanément dans les deux langues officielles.

La première exception comprend une sous-exception, qui veut que si le tribunal estime que l’établissement d’une version bilingue entraînerait un retard qui serait préjudiciable à l’intérêt public ou qui causerait une injustice ou un inconvénient grave à l’une des parties au litige, la règle générale, c’est-à-dire la règle des « meilleurs délais » s’applique.

L’intervenant a également ajouté la mise en garde suivante : le paragraphe 20 parle de décisions « rendues » dans les deux langues officielles, et non pas rendues dans une langue et « traduites » dans l’autre. Cela signifie donc que les deux versions ont également force de loi.

[57]      Le juge des requêtes a ensuite conclu [à la page 613] :

À mon avis, les termes de l’article 20 de la LLO sont clairs, et ils obligent tous les tribunaux fédéraux, y compris l’intimée, à rendre leurs décisions dans les deux langues officielles dans les meilleurs délais dans la plupart des cas, et simultanément dans les cas prévus à l’alinéa 20(1)a) à moins d’un préjudice grave au public ou d’une injustice ou d’un inconvénient grave à l’une des parties, et dans les cas prévus à l’alinéa 20(1)b).

[58]      Le juge des requêtes s’est ensuite demandé si la Commission s’acquitte de son obligation en vertu de l’article 20 de la LLO. Il en a conclu [à la page 614] :

À mon avis, l’intimée ne respecte pas l’obligation prévue à l’article 20 de la LLO. La politique de traduction sur demande ne rencontre pas les exigences du « meilleur délai », puisqu’elle signifie que la plupart des décisions ne seront jamais rendues dans l’autre langue officielle. Si le législateur avait voulu que les tribunaux fédéraux aient une politique de traduction sur demande, il aurait pu le spécifier.

[59]      L’analyse de l’article 20 de la LLO et la conclusion à laquelle il en est arrivé nous paraissent irréprochables.

E. Y a-t-il lieu en l’instance d’émettre le mandamus?

[60]      Dans Apotex Inc. c. Canada (Procureur général)[37], le juge Robertson, au nom de la Cour d’appel, a résumé, à la lumière de la jurisprudence antérieure, les principes généraux qui régissent l’émission d’un mandamus :

1. Il doit exister une obligation légale d’agir à caractère public […]

2. L’obligation doit exister envers le requérant […]

3. Il existe un droit clair d’obtenir l’exécution de cette obligation, notamment :

a) le requérant a rempli toutes les conditions préalables donnant naissance à cette obligation;

b) il y a eu (i) une demande d’exécution de l’obligation, (ii) un délai raisonnable a été accordé pour permettre de donner suite à la demande à moins que celle-ci n’ait été rejetée sur-le-champ, et (iii) il y a eu refus ultérieur, exprès ou implicite, par exemple un délai déraisonnable […]

4. Lorsque l’obligation dont on demande l’exécution forcée est discrétionnaire, les règles suivantes s’appliquent […][38]

5. Le requérant n’a aucun autre recours […]

6. L’ordonnance sollicitée aura une incidence sur le plan pratique […]

7. Dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, le tribunal estime que, en vertu de l’équité, rien n’empêche d’obtenir le redressement demandé […]

8. Compte tenu de la « balance des inconvénients », une ordonnance de mandamus devrait (ou ne devrait pas) être rendue.

[61]      Nous n’hésitons pas à répondre dans l’affirmative aux trois premières conditions. L’article 20 de la LLO oblige la Commission à rendre ses décisions dans les deux langues officielles suivant les modalités prévues à cet article. L’appelant a demandé la communication des décisions de la Commission en s’adressant aux services de traduction de la Commission. Cette communication lui a été refusée au motif que ces décisions n’étaient pas disponibles dans l’autre langue officielle.

[62]      Les conclusions que recherche l’appelant portent sur les décisions passées rendues par la Commission depuis sa création, non sur celles qu’elle rendra. Il nous faut donc examiner l’impact qu’aurait l’émission d’un tel bref sur les décisions rendues antérieurement à la présente procédure, selon que le prescrivent les conditions 6, 7 et 8 énoncées par le juge Robertson, J.C.A.

[63]      La Commission est, selon la Loi sur l’immigration, formée de trois sections : la section du statut de réfugié, la section d’appel de l’immigration et la section d’arbitrage. Elle constitue le tribunal administratif qui rend le plus grand nombre de décisions parmi les tribunaux administratifs canadiens.

[64]      Dans un affidavit au dossier, la Commission explique ainsi le nombre de décisions rendues par chacune des sections. Pour la section du statut de réfugié, elle déclare[39] :

Excluant les revendications où il y a eu renonciation ou désistement, la SSR a rendu 16 630 décisions durant l’année 1996, et nous prévoyons qu’elle rendra 19 900 décisions en 1997. La vaste majorité des audiences de la SSR se déroule à huis clos afin de protéger l’identité des revendicateurs. Ses décisions et motifs, le cas échéant, sont communiqués aux parties seulement et non au public. Quelques décisions (295 en 1996) sont résumées dans notre publication RéfLex (voir par. 16) et sont publiées dans la base de données Quicklaw. Ces décisions doivent être épurées en enlevant les signes identificateurs, avant qu’elles ne soient rendues publiques et versées dans la base de données Quicklaw.

[65]      Pour la section d’arbitrage, elle affirme[40] :

La SA a le mandat de tenir des enquêtes en matière d’immigration et de procéder à l’examen des motifs de détention (voir pièce « B » jointe au présent affidavit). En 1996, la Section d’arbitrage a mené à terme 7 564 enquêtes et 9 790 examens des motifs de détention, ce qui représente un total de 18 354 décisions rendues. En 1996, le nombre de dossiers menés par la Section a chuté d’environ 18% par comparaison aux années passées, principalement, à cause de l’adoption du projet de loi C-44 en juillet 1995, qui a entraîné une diminution importante du nombre de cas moins complexes qui sont maintenant réglés par les agents principaux du Centre d’immigration.

Les décisions de la SA sont rendues oralement et une transcription n’est pas normalement produite s’il y a révision des motifs de détention, appel à la SAI ou demande d’autorisation de présenter une demande de contrôle judiciaire à la Cour fédérale.

[66]      Quant à la section d’appel, le nombre d’affaires entendues a été le suivant[41] :

Au cours de 1996, la SAI a réglé 3 610 appels (2 155 excluant les désistements et appels abandonnés), ce qui représente une hausse de 32% par rapport aux décisions rendues en 1995. Le nombre d’appels réglés devrait passer à 4 100 appels (2 750 excluant les décisions sans motifs) au cours des prochaines années à cause d’une diminution projetée des cas en suspens.

[67]      Ainsi, en 1996, la Commission a-t-elle rendu un total de 38 599 décisions.

[68]      La Commission nous a de plus informés que nombre de ces décisions n’ont aucune valeur jurisprudentielle et sont présentement stockées aux archives.

[69]      La Commission a expliqué, par ailleurs, les coûts que représente la traduction[42] :

Les coûts de traduction des décisions rendues en 1996 seraient treize fois supérieurs au montant prévu au budget courant de la traduction. Il faudrait alors que le Parlement autorise des crédits supplémentaires de plus de 13 millions de dollars. Même les coûts de traduction des décisions fournies à Quicklaw en 1996, évalués dans la pièce « M » à 1,6 million de dollars, dépasseraient de 1,5 fois le budget courant.

[70]      Le Commissaire aux langues officielles dans son rapport intitulé L’utilisation équitable du français et de l’anglais devant les tribunaux fédéraux et devant les tribunaux administratifs fédéraux qui exercent des fonctions quasi judiciaires mentionné plus haut a traité des décisions rendues dans le passé par les tribunaux administratifs. Il a reconnu la portée de l’article 20 de la LLO, mais il a aussi noté que certaines des décisions antérieures rendues par l’intimée peuvent n’avoir aucune valeur de précédent. Il est utile de reproduire un extrait des commentaires et recommandations du Commissaire au chapitre de la langue des décisions[43] :

(D) Langue des décisions

Comme l’a montré notre étude, il importe au plus haut point que les jugements et décisions des tribunaux judiciaires et quasi judiciaires fédéraux qui sont significatifs en tant que précédents ou sur le plan des principes soient mis à la disposition du public dans les deux langues officielles. La portée actuelle de l’article 20 de la Loi est plus que suffisante pour répondre à cette nécessité. En effet, l’article 20 paraît assez large pour imposer la communication, dans les deux langues officielles, des décisions qui ne font qu’appliquer des principes bien établis du droit à un ensemble de faits connus. Nous parlons ici des décisions qui ne présentent pas un intérêt particulier pour l’évolution du droit ou des lignes de conduite.

Le champ actuel de l’article 20 semble faire peser un lourd fardeau sur certains tribunaux quasi judiciaires, sans faire progresser un objectif reconnaissable. Même une cour d’archives comme la Cour canadienne de l’impôt semble actuellement dans l’impossibilité de rendre chacune de ses décisions dans les deux langues officielles, encore que tous ses jugements présentant une importance sur le plan du droit ou des principes soient ordinairement mis à disposition dans les deux langues officielles, ainsi que ses jugements découlant de procédures où les deux langues officielles ont été utilisées. Il semble raisonnable que l’on entreprenne un examen des raisons susceptibles de justifier la nécessité de rendre dans l’autre langue officielle des décisions purement factuelles découlant de procédures strictement unilingues. Il va sans dire que toute requête de la part d’une personne ayant un intérêt pour une décision particulière devrait toujours être positivement accueillie; telle semble être en effet la politique actuelle des divers tribunaux que nous avons examinés au cours de cette étude.

Recommandation numéro six

Le Commissaire recommande donc que le ministère fédéral de la Justice examine l’à-propos du champ actuel du paragraphe 20(2) de la Loi sur les langues officielles, dans la mesure où cette disposition requiert que soient rendues dans les deux langues officielles les décisions qui n’ont pas valeur de précédents ou qui n’ont pas de portée au niveau des principes.

Recommandation numéro sept

Le Commissaire recommande aussi, pour le cas où aucun principe supérieur ne justifierait la portée actuelle du paragraphe 20(2) de la Loi sur les langues officielles, que le ministère fédéral de la Justice envisage la possibilité de modifier la Loi sur les langues officielles afin de donner au gouverneur en conseil le pouvoir de préciser par règlement les tribunaux qui devraient être dispensés de l’obligation de rendre dans les deux langues officielles leurs décisions factuelles lorsque de telles décisions n’ont pas valeur de précédents ni ne sont significatives sur le plan des principes et qu’elles découlent de procédures strictement unilingues; aussi d’établir des catégories de décisions à cette fin. Les critères justifiant une telle dispense devraient être clairement définis.

[71]      L’appelant a également reconnu que les décisions antérieures rendues par l’intimée depuis sa création jusqu’au jour du dépôt de la requête introductive d’instance, le 17 septembre 1996, n’ont pas toutes valeur de précédent. L’émission d’une ordonnance de mandamus qui s’appliquerait à toutes les décisions antérieures ne rencontrerait donc pas les objectifs de l’appelant qui n’a intérêt à consulter que celles qui ont cette valeur. Émettre une ordonnance de mandamus qui couvrirait toute la portée de l’article 20 de la LLO ne serait donc pas justifié puisque les sommes d’argent dépensées pour les services de traduction ne donneraient aucun résultat pratique. De plus, la bonne foi de l’intimée, telle que le démontre le dossier, ne fait aucun doute. Elle s’est appliquée, dès le début, à collaborer à l’enquête du Commissaire aux langues officielles et s’est empressée de se conformer aux recommandations de ce dernier.

[72]      La difficulté en l’espèce est de déterminer lesquelles des décisions rendues par l’intimée ont valeur de précédent, et d’assurer que celles qui le sont soient accessibles aux chercheurs et au public dans les deux langues officielles. Il s’agit là du but véritable des présentes procédures, lequel ne pourra être atteint que si, en fin d’analyse, l’intimée développe des normes administratives pertinentes, sujettes à l’approbation de l’intervenant, de façon à régler ce différend dans le cadre des objectifs poursuivis par la LLO.

[73]      Dans les circonstances, tenant compte au plan pratique de l’incidence que l’octroi d’un mandamus aurait, surtout à l’égard de milliers de décisions dont la traduction du contenu est sans intérêt, et tenant compte de la balance des inconvénients, nous croyons qu’il n’est pas opportun de rendre une ordonnance de mandamus pour le passé.

[74]      Ceci dit, il est clair que la politique actuelle suivie par l’intimée déroge à la Loi et qu’elle n’a, à compter du présent jugement, d’autres choix que de s’y conformer à moins que des modifications législatives ne soient apportées à l’article 20 de la LLO.

[75]      Les parties ont convenu que chacune assumerait ses propres dépens.

[76]      Pour ces motifs, l’appel devrait être rejeté sans frais.



[1]  Devinat c. Canada (Commission de l’immigration et du statut de réfugié), [1998] 3 C.F. 590 (1re inst.).

[2]  L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 31.

[3]  L’avis d’appel se limite à demander la traduction des décisions passées. Dans son avis de requête introductive d’instance, l’appelant demandait que soient traduites toutes les décisions passées et à venir rendues par la Commission.

[4]  D.A., aux p. 206 et 207.

[5]  Commissariat aux langues officielles, Ministre des Travaux publics et Services gouvernementaux Canada, 1999.

[6]  L.R.C. (1985), c. F-7 [art. 18(1)a) (mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 4)].

[7]  L.R.C. (1985), ch. I-2.

[8]  [1999] 1 R.C.S. 768.

[9]  Ibid., à la p. 788.

[10]  Ibid., à la p. 789.

[11]  Ibid., aux p. 788-789.

[12]  Ibid., à la p. 791.

[13]  Ibid.

[14]  Le mot « tribunal » est défini à l’art. 76 de la LLO comme étant la Section de première instance de la Cour fédérale.

[15]  (1703), 92 E.R. 126, à la p. 136, cité par Wilson, J.C.A. (telle qu’elle était alors) dans Bhadauria v. Board of Governors of Seneca College of Applied Arts and Technology (1980), 27 O.R. (2d) 142 (C.A.), dont il y eut appel à la Cour suprême du Canada par la suite, [1981] 2 R.C.S. 181.

[16]  [1919] A.C. 956 (C.P.), à la p. 962.

[17]  Succession Ordon c. Grail, [1998] 3 R.C.S. 437; Canada (Commission des droits de la personne) c. Canadian Liberty Net, [1998] 1 R.C.S. 626.

[18]  [1998] 1 R.C.S. 626, à la p. 656.

[19]  [1991] 1 C.F. 373 (C.A.).

[20]  Ibid., à la p. 387.

[21]  L.R.C. (1985), ch. P-33.

[22]  Supra, note 19, à la p. 389.

[23]  Ibid., à la p. 390.

[24]  Sweet c. Canada, [1999] F.C.J. no 1539 (C.A.) (QL), au par. 11, le juge Décary, J.C.A.; Krause c. Canada, [1999] 2 C.F. 476 (C.A,), au par. 21 à 25 inclusivement, le juge Stone, J.C.A.

[25]  [1999] 2 C.F. 476 (C.A.).

[26]  Ibid.

[27]  [1975] 1 R.C.S. 138.

[28]  [1976] 2 R.C.S. 265.

[29]  [1981] 2 R.C.S. 575.

[30]  Ibid., à la p. 598.

[31]  [1986] 2 R.C.S. 607. Voir aussi Distribution Canada Inc. c. M.R.N., [1993] 2 C.F. 26 (C.A.), le juge Desjardins, J.C.A.

[32]  Tel qu’expliqué par le juge Cory dans Conseil canadien des églises c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 R.C.S. 236, à la p. 251.

[33]  Ibid., à la p. 252.

[34]  Ibid., à la p. 253.

[35]  Supra, note 1, à la p. 612.

[36]  [1994] 1 C.F. 742 (C.A.), à la p. 766.

[37]  Cinq conditions secondaires ont été développées par le juge Robertson, J.C.A., mais elles ne sont pas pertinentes en l’espèce. Voir ibid., aux p. 767 et 768.

[38]  D.A., à la p. 55, par. 11.

[39]  D.A., aux p. 55 et 56, par. 12 et 13.

[40]  D.A. à la p. 56, par. 15.

[41]  D.A. à la p. 61, par. 38.

[42]  Supra, note 5.

[43]  Ibid., à la p. 56.

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