A-604-93
Sa Majesté la Reine (appelante)
c.
Andrew Donnelly (intimé)
Répertorié: Canadac. Donnelly (C.A.)
Cour d'appel, juges Denault, J.C.A. (de droit), Décary et Robertson, J.C.A."Toronto, 24 septembre; Ottawa, 15 octobre 1997.
Impôt sur le revenu — Calcul du revenu — Entreprise agricole — Appel de la décision par laquelle la C.C.I. a statué que l'agriculture était la principale source de revenu du contribuable et a autorisé la déduction, de son revenu de profession libérale, de la totalité des pertes agricoles qu'il a subies — Le contribuable était un urologue — En 1970, il s'est associé à d'autres médecins, ce qui lui a permis de diminuer considérablement ses heures de travail et de consacrer plus de temps à son entreprise d'élevage de chevaux — Le contribuable n'aurait pas pu subir des pertes annuelles s'il n'avait pu compter sur son revenu de profession libérale — Le contribuable qui veut déduire la totalité de ses pertes agricoles doit démontrer (1) que son exploitation agricole a une expectative raisonnable de profit et (2) que l'agriculture est sa principale source de revenu — La question de savoir si l'agriculture est la principale source de revenu dépend de l'effet cumulatif des capitaux investis, du temps consacré à l'exploitation agricole et de la rentabilité — La Cour de l'impôt a commis une erreur dans son appréciation de la preuve relative à l'orientation professionnelle du contribuable et à la rentabilité potentielle de l'entreprise d'élevage de chevaux — Aucun changement d'orientation professionnelle — Quant à la rentabilité, il faut des éléments de preuve de nature à appuyer une conclusion d'expectative raisonnable de profits —considérables— en provenance de l'agriculture — Le contribuable n'a fourni aucun élément de preuve sur ce qu'il aurait raisonnablement pu gagner n'eussent été les contretemps à l'origine de la perte, ni sur la question de savoir si le montant aurait été jugé considérable par rapport à son revenu de profession libérale — Sa principale source de revenu était l'exercice de la médecine — L'élevage des chevaux était purement une entreprise secondaire — Les agriculteurs amateurs qui cherchent à obtenir un allégement fiscal devraient le faire par les voies législatives plutôt qu'au moyen d'une poursuite — Les tribunaux ne peuvent pas se permettre d'encourager les causes désespérées.
Il s'agit de l'appel de la décision par laquelle la Cour canadienne de l'impôt a autorisé le contribuable à déduire de son revenu de profession libérale la totalité des pertes agricoles qu'il a subies en 1986, 1987 et 1988. Le contribuable était un urologue. En 1970, il s'est associé à d'autres médecins, ce qui lui a permis de diminuer considérablement ses heures de travail et de consacrer plus de temps à l'élevage des chevaux. En 1980, le contribuable et ses associés ont commencé à acheter des trotteurs pour en faire l'élevage et les faire courir. Leur intention était de faire courir certains chevaux et d'utiliser les gains pour absorber les dépenses. Les bénéfices devaient provenir de l'élevage, mais à cause des pertes d'établissement, le contribuable ne prévoyait pas faire de bénéfices avant au moins 1983 ou 1984. Au cours de cette période, le contribuable a eu deux contretemps, soit le décès d'un de ses associés et l'effondrement du marché nord-américain des trotteurs et des pur-sang provoqué par des modifications apportées aux lois américaines sur la possession de chevaux en syndication en tant qu'abri fiscal. Le contribuable a liquidé tous ses placements (son REÉR et un immeuble d'habitation) et investi les montants obtenus dans son entreprise d'élevage de chevaux. Le contribuable n'aurait pas pu subir les pertes annuelles engendrées par les activités d'élevage et de courses de chevaux s'il n'avait pu compter sur son revenu de profession libérale. Le ministre a admis que le contribuable avait une expectative raisonnable de profit. La Cour de l'impôt a conclu que l'agriculture était la principale source de revenu du contribuable et que n'eussent été les contretemps subis, le contribuable aurait tiré la "majeure partie" de son revenu de son entreprise d'élevage.
Arrêt: l'appel doit être accueilli.
Selon l'arrêt Moldowan c. La Reine, le contribuable qui veut déduire des pertes agricoles d'un autre revenu doit démontrer (1) que son exploitation agricole avait une "expectative raisonnable de profit" et (2) que l'agriculture était sa "principale source de revenu". Si le contribuable est incapable de satisfaire au premier critère, il ne peut déduire aucune perte. S'il satisfait au premier critère mais pas au second, il peut déclarer une perte agricole restreinte. La Cour de l'impôt n'a pas tenu compte de la différence qui existe entre le critère à appliquer pour déterminer si l'agriculture est la principale source de revenu d'un contribuable et le critère à appliquer pour déterminer si un contribuable a une expectative raisonnable de profit.
Les capitaux investis, le temps consacré à l'activité et la rentabilité sont les facteurs cumulatifs qui détermineront si l'agriculture sera considérée comme une "entreprise secondaire" visée par les dispositions relatives à la perte agricole restreinte. Aucun facteur n'est décisif. Il ne faisait aucun doute que le contribuable a investi des montants considérables dans l'élevage des chevaux. Toutefois, la Cour de l'impôt a commis une erreur dans son appréciation de la preuve qui lui a été soumise du point de vue à la fois de l'orientation professionnelle du contribuable et de la rentabilité potentielle de l'entreprise d'élevage de chevaux. Le contribuable n'a pas modifié son orientation professionnelle en 1980 au point que l'exercice de la médecine est devenu une entreprise secondaire en regard de son entreprise d'élevage. La décision du contribuable de délaisser les pur-sang pour investir dans les trotteurs était une décision d'affaires et non une modification de son orientation professionnelle. Rien ne permettait de conclure qu'il se retirait progressivement de la profession médicale. Enfin, le contribuable avait besoin de son revenu provenant de l'exercice de la médecine pour vivre et financer l'achat de nouveaux chevaux et d'autres aspects de ses activités d'élevage.
Les contribuables ont la charge de prouver que le revenu net qu'ils pourraient raisonnablement s'attendre de tirer de l'agriculture est considérable par rapport à leur autre source de revenu. En droit fiscal, les termes "expectative raisonnable de profit" et "expectative de bénéfices raisonnables" ne sont pas synonymes. En ce qui concerne le facteur de la rentabilité, le montant est pertinent parce qu'il permet de comparer un revenu agricole potentiel avec le revenu que le contribuable a effectivement tiré de l'autre occupation. Il faut des éléments de preuve de nature à appuyer une conclusion d'expectative raisonnable de bénéfices "considérables" en provenance de l'agriculture. Le contribuable n'a fourni aucun élément de preuve sur ce qu'il aurait raisonnablement pu gagner n'eussent été les deux contretemps qui sont à l'origine de la perte, ni sur la question de savoir si le montant aurait été jugé considérable par rapport à son revenu de profession libérale. Le contribuable aurait dû fournir à la Cour de l'impôt des éléments de preuve permettant d'évaluer à combien ce bénéfice aurait pu s'élever. La Cour de l'impôt a examiné l'affaire uniquement du point de vue de l'existence d'une entreprise, c'est-à-dire du point de vue de l'existence d'une expectative raisonnable de profit. Elle n'a pas effectué d'analyse du bénéfice que le contribuable aurait pu réaliser au cours des années d'imposition en cause. Compte tenu du fait qu'aucun facteur n'est décisif et des conclusions de fait fondamentales que le juge de la Cour de l'impôt a tirées, la principale source de revenu du contribuable au cours des années en question était l'exercice de la médecine. L'élevage des chevaux était purement une entreprise secondaire.
Le fait est que les agriculteurs amateurs qui achètent ou élèvent des chevaux de course ont rarement une expectative raisonnable de profit mais demeurent ouvertement indifférents aux pertes subies. S'ils désirent obtenir un allégement fiscal, ils devraient le faire par les voies législatives au lieu d'intenter une poursuite devant la Cour canadienne de l'impôt. Le système judiciaire ne peut plus se permettre d'encourager les contribuables à engager des poursuites désespérées.
lois et règlements
Loi de l'impôt sur le revenu, S.C. 1970-71-72, ch. 63, art. 31 (mod. par S.C. 1973-74, ch. 14, art. 7; 1979, ch. 5, art. 9; 1988, ch. 55, art. 16).
jurisprudence
décision appliquée:
Moldowan c. La Reine, [1978] 1 R.C.S. 480; (1977), 77 D.L.R. (3d) 112; [1977] CTC 310; 77 DTC 5213; 15 N.R. 476.
distinction faite avec:
R. c. Graham, [1985] 2 C.F. 107; [1985] 1 C.T.C. 380; (1985), 85 DTC 5256; 59 N.R. 221 (C.A.).
décisions citées:
Timpson (R.) c. M.R.N., [1993] 2 C.T.C. 55; (1993), 93 DTC 5281; 157 N.R. 237 (C.A.F.); Succession Poirier (B.) c. Canada, [1992] 2 C.T.C. 9; (1992), 92 DTC 6335; 142 N.R. 156 (C.A.F.); Connell (J.P.) c. M.R.N., [1992] 1 C.T.C. 182; (1992), 92 DTC 6134; 139 N.R. 204 (C.A.F.); Roney (C.H.) c. M.R.N., [1991] 1 C.T.C. 280; (1991), 91 DTC 5148; 124 N.R. 368 (C.A.F.); Morrissey c. Canada, [1989] 2 C.F. 418; [1989] 1 C.T.C. 235; (1988), 89 DTC 5080; 95 N.R. 140 (C.A.); Gordon (R.T.) c. La Reine, [1986] 2 C.T.C. 280; (1986), 86 DTC 6426; 6 F.T.R. 53 (C.F. 1re inst.); Mott (P.S.) c. M.R.N., [1988] 2 C.T.C. 127; (1988), 88 DTC 6359; 20 F.T.R. 33 (C.F. 1re inst.); Mohl (G.) c. Canada, [1989] 1 C.T.C. 425; (1989), 89 DTC 5236; 27 F.T.R. 97 (C.F. 1re inst.); Graham (P E) c La Reine, [1983] CTC 370; 83 DTC 5399 (C.F. 1re inst.).
APPEL de la décision (Donnelly c. Canada, 91-2054 (IT), le juge Beaubier, jugement en date du 17-9-93, C.C.I., non publié) par laquelle la Cour canadienne de l'impôt a autorisé le contribuable à déduire de son revenu de profession libérale la totalité de certaines pertes agricoles. Appel accueilli.
avocats:
Kathryn R. Philpott pour l'appelante.
Roy E. Stephenson pour l'intimé.
procureurs:
Le sous-procureur général du Canada pour l'appelante.
Stephenson & Stephenson, Toronto, pour l'intimé.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
Le juge Robertson, J.C.A.: Même s'il s'est écoulé vingt ans depuis que l'arrêt Moldowan c. La Reine, [1978] 1 R.C.S. 480, a été rendu, nous continuons d'entendre des appels concernant des contribuables qui gagnent leur revenu à la ville et le perdent à la campagne. Dans le présent appel, le contribuable intimé est un médecin qui a cherché à déduire de son revenu de profession libérale la totalité des pertes agricoles qu'il a subies au cours des années d'imposition 1986, 1987 et 1988. Selon l'arrêt Moldowan, le contribuable doit satisfaire à deux critères pour avoir gain de cause. Il doit démontrer, en premier lieu, que son exploitation agricole avait une "expectative raisonnable de profit" et, en second lieu, que l'agriculture est sa "principale source de revenu" (communément appelé l'agriculteur "à temps complet"). Si le contribuable est incapable de satisfaire au premier critère, il ne peut déduire aucune perte (communément appelé l'agriculteur "amateur"). S'il satisfait au premier critère mais pas au second, il peut déclarer une perte agricole restreinte de 5 000 $ (maintenant 8 500 $) par application de l'article 31 de la Loi de l'impôt sur le revenu [S.C. 1970-71-72, ch. 63 (mod. par S.C. 1973-74, ch. 14, art. 7; 1979, ch. 5, art. 9; 1988, ch. 55, art. 16)] (communément appelé l'agriculteur "à temps partiel").
Dans le présent appel, le ministre du Revenu national a admis que l'exploitation agricole du contribuable avait une expectative raisonnable de profit. Il l'a fait en sachant parfaitement que cette entreprise n'avait pas rapporté le moindre bénéfice en l'espace de vingt et un ans (de 1972 à 1992). En revanche, le ministre a soutenu que l'agriculture n'était pas la principale source de revenu du contribuable. La Cour canadienne de l'impôt n'était pas de cet avis et a statué qu'il était raisonnable pour le contribuable de croire qu'il tirerait la "majeure partie" de son revenu de son entreprise agricole [Donnelly c. Canada , 91-2054 (IT), le juge Beaubier, jugement en date du 17-9-93, C.C.I., inédit]. Le ministre prétend maintenant que le tribunal d'instance inférieure a rendu une décision erronée à cet égard. Je suis d'accord avec lui. À mon avis, le juge de la Cour de l'impôt n'a pas tenu compte de la différence qui existe entre le critère à appliquer pour déterminer si l'agriculture est la principale source de revenu d'un contribuable et le critère à appliquer pour déterminer si un contribuable a une expectative raisonnable de profit. Quand on envisage la question sous cet angle, on comprend facilement pourquoi le ministre était prêt à admettre ce dernier point. Ainsi qu'il est expliqué un peu plus loin, le critère juridique applicable pour déterminer si l'agriculture est la principale source de revenu d'un contribuable est plus exigeant sur le plan de la preuve.
Pendant toute la période pertinente, le contribuable a exercé la médecine comme urologue. Il l'a fait à titre individuel entre 1959 et 1970. En 1970, il s'est associé à d'autres médecins et a ainsi pu diminuer considérablement ses heures de travail. Cette association lui a permis de concentrer l'exercice de sa profession sur une période hebdomadaire de vingt-quatre heures et de prendre entre douze et dix-sept semaines de vacances par année. Au cours des semaines où le contribuable exerçait la médecine, il consacrait en plus quarante heures à son exploitation agricole. Pendant ses vacances, il consacrait jusqu'à seize heures par jour à cette entreprise. Bref, le contribuable [traduction] "vivait, mangeait et élevait des chevaux" (Dossier d'appel, appendice 1, à la page 116).
En 1972, le contribuable a commencé à s'intéresser à l'industrie des pur-sang. En 1975, il a déterminé que les trotteurs de race standard-bred constituaient un "placement [plus] sûr" et, avec James Rankin et un tiers, il s'est tourné vers cet aspect de l'industrie de l'élevage des chevaux. En 1980, le contribuable et ses associés ont commencé à acheter des trotteurs pour en faire l'élevage et les faire courir. Leur intention était de faire courir certains chevaux et d'utiliser les gains pour absorber les dépenses. Les bénéfices devaient provenir de l'élevage, mais à cause des pertes d'établissement, le contribuable ne prévoyait pas faire de bénéfices avant au moins 1983 ou 1984. Au cours de cette période, le contribuable a eu deux contretemps. En 1983, M. Rankin est mort dans un accident et le contribuable a, à ce moment-là, reporté à 1985 ou 1986 sa prévision quant à la rentabilité. Puis, en 1985, le marché nord-américain des trotteurs et des pur-sang s'est effondré, ce qui a fait chuter considérablement les prix des chevaux. Cet effondrement a été provoqué par des modifications apportées aux lois fiscales américaines qui ont rendu la possession de chevaux en syndication (abris fiscaux) moins attrayante pour les investisseurs. Cette situation a, à son tour, créé une surabondance de chevaux sur le marché et entraîné une forte baisse des prix.
Selon la preuve acceptée par le juge de la Cour de l'impôt, le contribuable a, après 1984, liquidé tous ses placements (son RÉER et un immeuble d'habitation) et investi les montants obtenus dans son entreprise d'élevage de chevaux. De 1972 à 1992 inclusivement, les activités d'élevage et de course de chevaux du contribuable ont engendré des pertes de près de deux millions de dollars. Il est bien établi que le contribuable n'aurait pas pu subir les pertes annuelles en question s'il n'avait pu compter sur son revenu de profession libérale. Le revenu net que le contribuable a tiré de l'exercice de la médecine et les pertes agricoles nettes qu'il a subies au cours des années d'imposition 1986, 1987 et 1988 sont les suivants:
Revenu brut Revenu brut Revenu net Perte nette
provenant provenant provenant de provenant
de l'exercice d'une l'exercice d'une exploi-
de la exploitation de la tation
Année médecine agricole médecine agricole
1986 204 397 $ 80,338 $ 142 239 $ (176 453 $)
1987 222 038 $ 189 935 $ 176 020 $ (128 424 $)
1988 239 913 $ 106 730 $ 211 605 $ (134 639 $)
Malgré les pertes que le contribuable a subies chaque année pendant deux décennies, le ministre a imposé le contribuable en partant du principe qu'il avait une expectative raisonnable de profit. La principale question en litige devant la Cour de l'impôt était de savoir si le contribuable avait le droit de déduire la totalité de la perte subie au cours de chacune des années en question ou s'il était limité au montant de 5 000 $ prévu à l'article 31 de la Loi. Les principales conclusions du juge de la Cour de l'impôt sont les suivantes.
À partir de 1983 et au cours des années d'imposition en cause, le contribuable "a consacré la majeure partie de son temps [à l'entreprise d'élevage de trotteurs] et [y a] investi pratiquement tout son argent". Le juge de la Cour de l'impôt a fait remarquer que selon le témoignage d'expert "non contesté" du Dr McCarthy, qui est un vétérinaire, un ami et un partenaire commercial du contribuable, une entreprise d'élevage peut subir des "pertes d'établissement" pendant une période pouvant aller jusqu'à dix ans. Après avoir fait ces constatations, le juge de la Cour de l'impôt a commencé son analyse proprement dite en déclarant, à la page 13 de ses motifs rendus oralement: "Il reste à savoir si le [contribuable] exploitait une entreprise." Après avoir fait cette affirmation, le juge de la Cour de l'impôt a conclu qu'en 1980 le contribuable a "modifié son orientation professionnelle" et délaissé l'exercice de la médecine pour s'occuper d'élevage de chevaux. Le fait que le contribuable avait investi tout son argent dans cette entreprise a renforcé cette conclusion. Un peu plus loin, le juge de la Cour de l'impôt a conclu que l'exercice de la médecine était devenu une entreprise secondaire en regard de l'"entreprise d'élevage de trotteurs". Enfin, le juge de la Cour de l'impôt a conclu que n'eussent été les contretemps susmentionnés, le contribuable aurait tiré la "majeure partie" de son revenu de son entreprise d'élevage au cours des trois années d'imposition en question. J'en viens maintenant aux principes juridiques pertinents.
Pour déterminer si l'agriculture est la principale source de revenu d'un contribuable, il faut établir une comparaison favorable entre cette source de revenu et l'autre source de revenu du contribuable sous l'angle des capitaux investis, du temps consacré à chacune et de la rentabilité présente et future. Il s'agit d'un critère à la fois relatif et objectif. Ce n'est pas une simple question de proportion. Ces trois facteurs doivent être soupesés et aucun d'eux n'est décisif. Malgré tout, il ne saurait y avoir de doute que le facteur de la rentabilité est le principal obstacle auquel se heurtent les contribuables qui cherchent à convaincre les tribunaux que l'agriculture est leur principale source de revenu. Il en est ainsi parce que les contribuables ont la charge de prouver que le revenu net qu'ils pourraient raisonnablement s'attendre de tirer de l'agriculture est considérable par rapport à leur autre source de revenu: il s'agit invariablement d'un revenu d'emploi ou de profession libérale. Si la règle de droit était différente, la Cour de l'impôt n'aurait aucun moyen d'établir une comparaison entre les montants relatifs censés être tirés de l'agriculture et de l'autre source de revenu, ainsi que le prévoit l'article 31 de la Loi. J'approfondirai un peu plus loin la question de la mesure dans laquelle le fardeau de preuve pour ce qui est de la rentabilité diffère de celui qui régit l'expectative raisonnable de profit.
En résumé, les capitaux investis, le temps consacré à l'activité et la rentabilité sont les facteurs cumulatifs qui détermineront si l'agriculture sera considérée comme une "entreprise secondaire" visée par les dispositions relatives à la perte agricole restreinte. Ces principes directeurs découlent des décisions suivantes: Moldowan (supra); Timpson (R.) c. M.R.N., [1993] 2 C.T.C. 55 (C.A.F.); Succession Poirier (B.) c. Canada, [1992] 2 C.T.C. 9 (C.A.F.); Connell (J.P.) c. M.R.N., [1992] 1 C.T.C. 182 (C.A.F.); Roney (C.H.) c. M.R.N., [1991] 1 C.T.C. 280 (C.A.F.); Morrissey c. Canada, [1989] 2 C.F. 418 (C.A.); Gordon (R.T.) c. La Reine, [1986] 2 C.T.C. 280 (C.F. 1re inst.); Mott (P.S.) c. M.R.N., [1988] 2 C.T.C. 127 (C.F. 1re inst.); et Mohl (G.) c. Canada, [1989] 1 C.T.C. 425 (C.F. 1re inst.).
Nul doute qu'en l'espèce le contribuable a investi des montants considérables dans l'élevage des chevaux. Ainsi qu'il vient d'être mentionné, le contribuable a subi des pertes de près de deux millions de dollars. Ce facteur joue en sa faveur. Ce sont les deux autres éléments, soit le temps consacré à l'élevage et la rentabilité, qui posent plus de problèmes au contribuable.
En ce qui concerne le temps consacré à l'élevage, je ne suis pas convaincu que le contribuable a modifié son orientation professionnelle en 1980 au point que l'exercice de la médecine est devenu une entreprise secondaire en regard de son entreprise d'élevage. Voici les trois raisons pour lesquelles j'arrive à cette conclusion. Premièrement, la décision du contribuable de délaisser les pur-sang pour investir plutôt dans les trotteurs en 1980 est une décision d'affaires et non une modification de son orientation professionnelle. Depuis l'achat de son premier cheval en 1972, le contribuable a axé ses activités agricoles sur l'achat de chevaux pour en faire l'élevage. Deuxièmement, il ressort de la preuve que l'actuel contrat d'association entre le contribuable et d'autres médecins a été conclu en 1970. Il se peut que le contribuable ait tenté de diminuer sa charge de travail ou de prendre plus de vacances, mais le dossier ne révèle aucun changement notable dans son exercice de la médecine. Au cours des trois années en cause, le contribuable a continué de voir environ 74 patients par semaine à sa clinique (Dossier d'appel, appendice 1, à la page 197). En 1988, il a effectué 612 interventions chirurgicales (supra, à la page 196). En 1993, le contribuable acceptait encore environ 18 nouveaux patients par semaine (supra, à la page 201). Rien ne permet de conclure qu'il se retirait progressivement de la profession médicale. Cette constatation m'amène inexorablement à mon troisième point: le contribuable a reconnu qu'il avait besoin de son revenu provenant de l'exercice de la médecine pour vivre et financer l'achat de nouveaux chevaux et d'autres aspects de ses activités d'élevage (supra, à la page 216). Dans ces circonstances, il est difficile de voir comment on peut considérer le contribuable comme un homme ayant modifié son orientation professionnelle. On ne saurait nier que le contribuable consacrait énormément de temps à l'élevage des chevaux, mais ce facteur quantitatif, pris isolément, ne reflète pas fidèlement la réalité, savoir que le contribuable dépendait financièrement de l'exercice de la médecine, qui était son principal gagne-pain.
L'analyse du facteur de la rentabilité permet de dissiper les doutes qui subsistent quant à savoir si la principale source de revenu d'un contribuable est l'agriculture. Il existe une différence entre le genre de preuve qu'un contribuable doit produire concernant la rentabilité en vertu de l'article 31 de la Loi et le genre de preuve applicable à l'expectative raisonnable de profit. Dans ce dernier cas, le contribuable n'a qu'à démontrer qu'il a ou avait une expectative de profit, que ce soit un dollar ou un million de dollars. Il est bien établi en droit fiscal que les termes "expectative raisonnable de profit" et "expectative de bénéfices raisonnables" ne sont pas synonymes. En ce qui concerne la rentabilité prévue à l'article 31, toutefois, le montant est pertinent parce qu'il permet de comparer un revenu agricole potentiel avec le revenu que le contribuable a effectivement tiré de l'autre occupation. Autrement dit, nous cherchons des éléments de preuve de nature à appuyer une conclusion d'expectative raisonnable de bénéfices "considérables" en provenance de l'agriculture.
En l'espèce, il incombait au contribuable de démontrer ce qu'il aurait raisonnablement pu gagner n'eussent été les deux contretemps qui sont à l'origine de la perte, à savoir le décès de M. Rankin et la baisse des prix des chevaux. Je dis cela parce que le juge de la Cour de l'impôt a conclu que sans ces deux contretemps le contribuable aurait tiré la majeure partie de son revenu de l'agriculture au cours des trois années d'imposition en question. Il ne fait aucun doute que la perte de M. Rankin et les modifications qui ont été apportées aux lois fiscales américaines ont eu un effet négatif et inattendu sur l'entreprise, mais le contribuable n'a fourni aucun élément de preuve sur les bénéfices qu'il aurait pu réaliser si ces événements ne s'étaient pas produits ni sur la question de savoir si le montant aurait été jugé considérable par rapport à son revenu de profession libérale. Le contribuable ne pouvait pas se contenter d'affirmer qu'il pourrait avoir réalisé un bénéfice. Il aurait dû fournir assez d'éléments de preuve pour permettre au juge de la Cour de l'impôt d'évaluer à combien ce bénéfice aurait pu s'élever.
À mon avis, ni le contribuable ni le juge de la Cour de l'impôt n'ont donné suite à la question de la manière qui vient d'être décrite. Ils ont plutôt continué de l'examiner uniquement du point de vue de l'existence d'une entreprise, c'est-à-dire du point de vue de l'existence d'une expectative raisonnable de profit. Comme le ministre a admis ce point, l'analyse que fait le juge de la Cour de l'impôt à partir de la page 13 de ses motifs est mal orientée. Cela est apparent aux pages 14 et 15 de ses motifs du jugement:
La Couronne et l'appelant estiment tous deux que l'appelant a une expectative de profit. Étant donné la preuve patente de la qualité des poulains qui seront mis en vente, j'en arrive à la conclusion que même en 1986, 1987 et 1988, l'appelant avait une expectative raisonnable de profit, qui a été compromise subitement (avec le recul) par les effets persistants des modifications apportées au Internal Revenue Code des États-Unis et de la récession actuelle qui persiste. En 1986, en 1987 et en 1988, il était raisonnable pour l'appelant de croire qu'il tirerait la majeure partie de son revenu de son entreprise d'élevage de chevaux, même en comparaison de son revenu de médecin. Au cours des années en cause, l'appelant pouvait raisonnablement s'attendre à ce que son revenu provienne entièrement de son entreprise d'élevage de chevaux, surtout qu'à ce moment-là, les effets des modifications au régime fiscal et de la récession actuelle ne s'étaient pas encore fait pleinement sentir. Il était possible de prévoir que la course de chevaux permettrait de faire face aux dépenses courantes et qu'un bon programme d'élevage rapporterait des bénéfices considérables.
Le juge de la Cour de l'impôt n'a pas effectué d'analyse du bénéfice que le contribuable aurait pu réaliser au cours de chacune des trois années d'imposition en cause. Nul doute que cette omission est en partie attribuable au fait que le contribuable n'a pas produit les éléments de preuve nécessaires, comme le fait ressortir le témoignage du Dr McCarthy. Ce témoignage a porté sur la question de savoir si l'entreprise d'élevage de chevaux avait une expectative raisonnable de profit. Le témoin a reconnu qu'il n'avait jamais examiné les livres comptables du contribuable ni comparé les recettes et les dépenses de l'entreprise (voir le Dossier d'appel, appendice 1, aux pages 20, 79 et 80). Il a été incapable d'émettre une opinion sur la rentabilité future de cette entreprise.
Dans son argumentation, l'avocat du contribuable a cherché à nous convaincre de la rentabilité des activités agricoles du contribuable en se référant à l'interrogatoire préalable de la répartitrice de Revenu Canada qui a traité le dossier, Rosemarie Weber. Des passages de la transcription de cet interrogatoire préalable ont été versés au dossier au procès (voir le Dossier d'appel, appendice 1, aux pages 221 à 227). Mme Weber a déclaré que, selon elle, l'entreprise d'élevage de chevaux avait une expectative raisonnable de profit, vu la qualité des chevaux achetés par le contribuable et sa connaissance des chevaux en général. Toutefois, ce témoignage appuie uniquement la reconnaissance d'une expectative raisonnable de profit (voir le Dossier d'appel, appendice 1, aux pages 221 à 227). Une fois de plus, il n'a pas été tenu compte du fardeau qui incombait au contribuable de convaincre le juge du tribunal d'instance inférieure qu'il aurait ou pourrait avoir raisonnablement réalisé un bénéfice de "X" dollars n'eussent été les deux contretemps. Il ne l'a pas fait, et il est peu probable qu'il aurait pu s'acquitter de ce fardeau. Je dis cela parce que la preuve documentaire révèle qu'au cours des années d'imposition pendant lesquelles le contribuable allait faire un bénéfice, il achetait tout simplement un ou deux chevaux, de sorte que l'entreprise d'élevage subissait une perte.
Le contribuable a reconnu qu'il ne prédéterminait pas d'une année à l'autre le montant qu'il consacrerait à l'achat de nouveaux chevaux. Ses registres indiquent que les sommes qu'il tirait de l'entreprise d'élevage, ainsi que le revenu supplémentaire provenant de l'exercice de la médecine, servaient à acheter de nouveaux chevaux. On peut soutenir que les actes du contribuable ne traduisaient aucun désir de tirer un revenu de son entreprise d'élevage de chevaux au cours des années d'imposition en question. Au contraire, il semblerait que le fait qu'il réinvestissait périodiquement dans de nouveaux chevaux dénotait un désir d'améliorer ses écuries, peut-être dans l'espoir de prendre sa retraite un jour et de vivre du revenu tiré de son entreprise d'élevage à ce moment-là.
En dernier lieu, le contribuable invoque l'arrêt R. c. Graham, [1985] 2 C.F. 107 (C.A.). À ma connaissance, il s'agit de la seule affaire dans laquelle un contribuable a eu gain de cause devant la Cour d'appel après avoir soutenu que son entreprise agricole était sa principale source de revenu même s'il exerçait un emploi dans un autre domaine. Selon moi, il y a deux façons d'établir une distinction d'avec l'affaire Graham. Premièrement, on peut soutenir que la Cour a appliqué un critère désuet qui a été redéfini dans d'autres décisions: voir l'arrêt Morrissey c. Canada, supra. Dans l'affaire Graham, la Cour a effectué une analyse en deux étapes. Existait-il une expectative raisonnable de profit et, dans l'affirmative, quelles étaient les "habitudes et la façon coutumière de travailler" du contribuable? À la page 113, la Cour a conclu que, "[é]tant donné les circonstances exceptionnelles de la présente espèce", l'emploi du contribuable n'empêchait pas le juge de première instance de conclure que l'agriculture était la principale préoccupation du contribuable [Graham (P E) c La Reine , [1983] CTC 370 (C.F. 1re inst.)]. La deuxième méthode pour établir une distinction d'avec l'arrêt Graham est la méthode classique, c'est-à-dire la méthode fondée sur les faits.
Dans l'arrêt Graham, les juges majoritaires de la Cour ont autorisé le contribuable à déduire la totalité des pertes agricoles qu'il avait subies malgré le fait qu'il travaillait à temps plein pour Hydro-Ontario. Le contribuable, qui avait grandi sur une ferme, avait un horaire souple de travail par postes autour de son entreprise d'élevage porcin et prenait ses vacances, des jours de congé sans solde et des changements de quarts pendant les périodes de plantation et de récolte. Il s'était également arrangé avec son employeur pour pouvoir s'absenter du travail en cas d'urgence à la ferme. Chaque jour, le contribuable consacrait huit heures à son emploi et onze autres heures à son exploitation agricole. La femme et le fils de seize ans du contribuable accomplissaient les tâches indispensables pendant que celui-ci s'absentait. Enfin, le contribuable avait pu obtenir le financement nécessaire auprès de l'Ontario Farm Loan Board, qui ne prêtait pas d'argent aux agriculteurs à temps partiel: voir [1983] CTC 370 (C.F. 1re inst.), à la page 374. Examinant cette situation, la majorité a considéré que la question principale consistait à déterminer si une personne pouvait travailler à temps plein dans deux domaines d'activité à la fois. Le juge d'appel Marceau (dissident) a examiné la question du point de vue d'un contribuable qui exerçait un emploi à temps plein, s'occupait "sérieusement" d'agriculture, mais ne pouvait pas s'attendre à tirer des bénéfices "considérables" de son entreprise.
En fin de compte, l'arrêt Graham est un cas d'espèce. Il est toutefois possible de tirer au moins une leçon de cette affaire. Il me semble que l'arrêt Graham s'apparente davantage à une affaire dans laquelle un agriculteur à temps complet est contraint d'aller chercher un revenu supplémentaire à la ville afin d'absorber les pertes subies à la ferme. L'agriculteur de deuxième génération qui est incapable de subvenir convenablement aux besoins de sa famille peut bien se tourner vers un autre emploi pour absorber des pertes annuelles répétées. Voilà le genre d'affaires dont les tribunaux ne sont jamais saisis. Vraisemblablement, le ministre du Revenu national a pris la décision de principe de reconnaître l'existence d'une expectative raisonnable de profit dans les situations où la famille d'un contribuable a toujours compté sur l'agriculture pour gagner sa vie, encore qu'avec un succès financier limité. Les mêmes considérations générales permettent d'accorder plus d'importance aux facteurs des capitaux investis et du temps consacré à l'agriculture en vertu de l'article 31 de la Loi, et d'accorder moins d'importance à la rentabilité. Je n'ai encore jamais vu d'affaire dans laquelle le ministre refuse à un tel contribuable le droit de déduire la totalité de ses pertes agricoles à cause de l'existence d'une autre source de revenu. C'est peut-être parce qu'il est peu probable qu'un éleveur de porcs comme M. Graham exercerait cette activité comme un passe-temps.
Il est bien établi que l'article 31 de la Loi vise à empêcher les "gentlemen-farmers" qui disposent d'un revenu considérable de déduire la totalité des pertes agricoles qu'ils subissent: voir l'arrêt Morrissey c. Canada , supra, aux pages 420 à 423. Plus souvent qu'autrement, cet arrêt est invoqué par les agriculteurs qui sont disposés à poursuivre l'exploitation de leur entreprise en demeurant ouvertement indifférents aux pertes subies. Concrètement et sur le plan juridique, ces agriculteurs sont des agriculteurs amateurs, mais le ministre leur accorde la déduction limitée prévue à l'article 31 de la Loi. Ces affaires concernent presque toujours des éleveurs de chevaux qui achètent ou élèvent des chevaux en vue de les faire courir. En vérité, ces entreprises ont rarement même une expectative raisonnable de profit, encore moins les éléments essentiels pour constituer la principale source de revenu de leur propriétaire.
Peut-être bien qu'en droit fiscal il faut établir une distinction entre le fermier qui va à la ville et le citadin qui va à la campagne. Les personnes qui insisteront à l'avenir pour obtenir un allégement fiscal dans des circonstances semblables aux circonstances de l'espèce devraient le faire par les voies législatives et non par l'entremise de la Cour canadienne de l'impôt. Le système judiciaire ne peut plus se permettre d'encourager les contribuables ou leurs avocats à engager de telles poursuites dans l'attente du triomphe de l'espoir sur l'expérience.
En résumé, la question de savoir si l'agriculture est la principale source de revenu d'un contribuable dépend de l'effet cumulatif de trois facteurs fondamentaux: les capitaux investis, le temps consacré à l'exploitation agricole et la rentabilité. À mon avis, le juge de la Cour de l'impôt a commis une erreur dans son appréciation de la preuve (les conclusions qui ont été tirées en fonction des faits acceptés) qui lui a été soumise du point de vue à la fois du changement d'orientation professionnelle du contribuable et de la rentabilité potentielle de l'entreprise d'élevage de chevaux. Compte tenu du fait qu'aucun facteur n'est décisif et des conclusions de fait fondamentales que le juge de la Cour de l'impôt a tirées, je conclus que la principale source de revenu du contribuable au cours des années en question était l'exercice de la médecine. L'élevage des chevaux était purement une entreprise secondaire. Par conséquent, je suis d'avis d'accueillir l'appel avec dépens dans cette Cour et dans le tribunal d'instance inférieure, d'annuler le jugement du juge de la Cour de l'impôt et de confirmer les nouvelles cotisations établies par le ministre pour les années d'imposition en question.
Le juge Denault, J.C.A. (de droit): Je souscris.
Le juge Décary, J.C.A.: Je souscris.