[1994] 2 .C.F 769
T-546-94
Monsieur le juge Fernand L. Gratton (requérant)
c.
Le Conseil canadien de la magistrature et le procureur général du Canada (intimés)
et
Conférence canadienne des juges (intervenante)
Répertorié : Gratton c. Conseil canadien de la magistrature (1re inst.)
Section de première instance, juge Strayer—Ottawa, 27 avril et 18 mai 1994.
Juges et tribunaux — Demande de contrôle judiciaire d’une décision de mener une enquête relativement à l’allégation d’inaptitude, pour cause d’invalidité, à remplir utilement les fonctions de juge : Loi sur les juges, art. 65(2)a) — Le requérant, juge à la Cour de justice de l’Ontario, n’a pas travaillé depuis 1990 en raison d’une grave maladie — La compétence du Conseil canadien de la magistrature pour enquêter en vertu de l’art. 63(2) de la Loi est contestée — Le manquement à la bonne conduite représente, aux termes de l’art. 99(1) de la Loi constitutionnelle de 1867, l’unique motif de révocation d’un juge d’une cour supérieure — Suivant l’art. 99(1), la révocation d’un juge nommé par le fédéral ne peut se faire que sur adresse des deux Chambres du Parlement — Les motifs de révocation doivent s’accorder avec l’objet essentiel de l’indépendance judiciaire — L’inaptitude due à l’invalidité empêche un juge de rester en fonction durant bonne conduite.
Droit constitutionnel — Un juge sollicite un jugement déclarant que les art. 63 et 65 de la Loi sur les juges violent l’art. 99(1) de la Loi constitutionnelle de 1867 et sont en conséquence inopérants — L’indépendance judiciaire est le mieux assurée et le public le mieux servi si les juges des cours supérieures ne sont révocables que pour manquement à la bonne conduite — Le Parlement a compétence pour légiférer relativement à la révocation des juges — Il n’y a eu aucune délégation illégale des fonctions attribuées au Parlement par l’art. 99(1) — La maxime delegatus non potest delegare ne s’applique pas puisque le Parlement n’a pas qualité de délégué — Le rôle joué par les deux Chambres du Parlement en vertu de l’art. 99 n’est ni juridictionnel ni législatif — Le Conseil canadien de la magistrature est en droit de recommander la révocation, mais c’est au Parlement qu’incombe en dernière analyse la responsabilité de recourir à l’adresse du Sénat et de la Chambre des communes, qui est l’unique moyen de révocation qu’admette la Constitution.
Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision, prise par un comité d’enquête, de mener une enquête relativement à l’allégation selon laquelle le requérant était peut-être, pour cause d’invalidité, inapte à remplir utilement ses fonctions de juge au sens du paragraphe 65(2) de la Loi sur les juges. Le requérant est un juge à la Cour de justice de l’Ontario (Division générale), qui n’aurait pas travaillé depuis le début de 1990 en raison de différents problèmes de santé, dont une grave attaque d’apoplexie. Le Conseil canadien de la magistrature a constitué en vertu du paragraphe 63(3) de la Loi un comité chargé d’enquêter sur l’allégation. Devant le comité, le requérant a contesté la constitutionnalité des procédures, mais le comité a conclu que le Parlement avait validement conféré au Conseil et à son comité le pouvoir en question et qu’à l’heure actuelle un juge ne peut être révoqué que par le gouverneur général sur une adresse des deux Chambres du Parlement. Les deux questions principales qui se posent en l’espèce sont celles de savoir : 1) si l’inaptitude pour cause d’invalidité peut fonder la révocation d’un juge d’une cour supérieure qui, aux termes de l’article 99 de la Loi constitutionnelle de 1867, reste en fonction durant bonne conduite; (2) si le Parlement a fait au Conseil ou au comité de celui-ci une délégation invalide des pouvoirs conférés par le paragraphe 99(1).
Jugement : l’enquête doit pouvoir suivre son cours.
1) Pour trancher la première question, il fallait d’abord décider si le manquement à la bonne conduite constitue l’unique motif de révocation. Tous ont convenu qu’un juge nommé par le fédéral ne peut être révoqué que par le gouverneur général sur adresse des deux Chambres du Parlement conformément au paragraphe 99(1) de la Loi constitutionnelle de 1867. Quoique l’interprétation de l’Act of Settlement (The), 1700 d’Angleterre ainsi que les commentaires des auteurs de doctrine puissent aider à comprendre la distinction entre le manquement à la bonne conduite et les autres motifs de révocation des juges, ils ne sont guère pertinents de nos jours. L’article 99 de la Loi constitutionnelle de 1867 fait partie d’un document constitutionnel qui est à interpréter en fonction à la fois de l’objet qu’il vise et du contexte canadien. Les motifs de révocation doivent donc s’accorder avec l’objet essentiel de l’indépendance judiciaire. Dans l’actuel contexte constitutionnel au Canada, l’indépendance judiciaire sera le mieux assurée, et l’intérêt public sera en conséquence le mieux servi, si les juges des cours supérieures sont considérés comme n’étant révocables que pour manquement à la bonne conduite. L’indépendance judiciaire revêt trop d’importance pour le maintien de l’équilibre constitutionnel pour permettre que le Parlement puisse ultérieurement choisir des motifs de révocation autres que le manquement à la bonne conduite.
La seconde question à trancher est celle de savoir si l’inaptitude vient empêcher un juge de rester en fonction durant bonne conduite. En se prononçant sur la question de savoir si un juge peut constitutionnellement être révoqué pour cause d’inaptitude, le comité d’enquête envisageait « une incapacité permanente et non temporaire ». Le comité a conclu avec raison que, même si le seul motif de révocation sur adresse parlementaire conjointe était le manquement à la bonne conduite, celui-ci s’étendrait au-delà de l’« inconduite » pour inclure l’« inexécution des fonctions » ou l’inaptitude à remplir ses fonctions. Pourvu que le critère pour déterminer s’il y a lieu à révocation pour cause d’invalidité se limite à l’invalidité permanente, il s’agit là d’un critère suffisamment objectif à appliquer par les deux Chambres du Parlement. Il est inconcevable qu’elles déclarent un juge inapte en permanence sans disposer d’une preuve médicale concluante. Cette interprétation nécessite peut-être une atténuation du sens du mot « invalidité » à l’alinéa 65(2)a) de la Loi sur les juges. Un juge d’une cour supérieure qui se trouve dans un état d’inaptitude permanente le rendant incapable de remplir ses fonctions peut constitutionnellement faire l’objet d’une déclaration qu’il a manqué à la bonne conduite.
2) Le Parlement est investi du pouvoir d’adopter des dispositions relatives à la révocation des juges. De plus, en exerçant ce pouvoir, le Parlement n’a pas fait une délégation illégale des fonctions mêmes que lui attribue le paragraphe 99(1). La maxime delegatus non potest delegare ne s’applique pas en l’espèce puisque le Parlement du Canada n’a pas qualité de délégué. Dans l’arrêt Hodge v. Reg., le Comité judiciaire du Conseil privé précise bien que le Parlement du Canada n’est le délégué ni du Parlement impérial ni de quelque autre institution en ce qui concerne l’exercice des pouvoirs dont l’investit la Loi constitutionnelle de 1867. Le Parlement du Canada détient en conséquence le pouvoir souverain de déléguer n’importe laquelle de ses fonctions. Il y a danger à qualifier de « juridictionnel » le rôle joué par les deux Chambres du Parlement en vertu du paragraphe 99(1). Les deux Chambres devraient surtout examiner si le juge en question a manqué à la bonne conduite. Ce faisant, elles doivent, tout comme un tribunal, se borner à appliquer aux faits un critère particulier prescrit par la Constitution pour déterminer s’il y a lieu à révocation; elles n’ont pas toute latitude de choisir n’importe quel motif qui leur semble justifier la révocation. Il ne s’agit donc pas d’un processus de caractère législatif. Par ailleurs, les articles 63 à 65 de la Loi sur les juges ne sont nullement attributifs d’une fonction juridictionnelle au Conseil canadien de la magistrature ou à ses comités. Le Conseil doit s’en tenir à « recommander » la révocation au ministre de la Justice. Pouvoir de recommander n’emporte pas pouvoir de rendre une décision ayant force obligatoire. C’est au Parlement, finalement, de décider s’il y a lieu de recourir au seul mécanisme de révocation que prévoit la Constitution, à savoir l’adresse des Chambres du Parlement.
LOIS ET RÈGLEMENTS
Act of Settlement (The), 1700 (R.-U.), 12 & 13 Will. III, ch. 2, art. 3.
Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44].
Loi constitutionnelle de 1867, 30 & 31 Vict., ch. 3 (R.-U.) (mod. par la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.), annexe de la Loi constitutionnelle de 1982, no 1) [L.R.C. (1985), appendice II, no 5], art. 24, 91, 99.
Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 38, 41, 43.
Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 2 (mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 1).
Loi sur les juges, L.R.C. (1985), ch. J-1, art. 59(4), 63, 64, 65 (mod. par L.R.C. (1985) (2e suppl.), ch. 27, art. 5), 69 (mod. par L.C. 1992, ch. 1, art. 144), 71.
Règles de la Cour fédérale, C.R.C., ch. 663, Règles 1602(3) (édictée par DORS/92-43, art. 19), 1618 (édictée, idem).
JURISPRUDENCE
DÉCISIONS SUIVIES :
MacKeigan c. Hickman, [1989] 2 R.C.S. 796; (1989), 94 N.S.R. (2d) 1; 61 D.L.R. (4th) 688; 41 Admin. L.R. 236; 50 C.C.C. (3d) 449; 72 C.R. (3d) 129; 100 N.R. 81; Hodge v. Reg. (1883-84), 9 A.C. 117 (P.C.).
DÉCISION APPLIQUÉE :
Valente c. La Reine et autres, [1985] 2 R.C.S. 673; (1985), 52 O.R. (2d) 779; 24 D.L.R. (4th) 161; 23 C.C.C. (3d) 193; 49 C.R. (3d) 97; 19 C.R.R. 354; 37 M.V.R. 9; 64 N.R. 1; 14 O.A.C. 79.
DÉCISION EXAMINÉE :
Edwards, Henrietta Muir v. Attorney-General for Canada, [1930] A.C. 124 (C.P.).
DÉCISIONS CITÉES :
Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c. Canada (Procureur général), [1994] 2 C.F. 447 (C.A.); Beauregard c. Canada, [1986] 2 R.C.S. 56; (1986), 30 D.L.R. (4th) 481; 26 C.R.R. 59; Landreville c. La Reine, [1977] 2 C.F. 726; (1977), 75 D.L.R. (3d) 36 (1re inst.); Thomson c. Canada (Sous-ministre de l’Agriculture), [1992] 1 R.C.S. 385; (1992), 89 D.L.R. (4th) 218; 3 Admin. L.R. (2d) 242; 133 N.R. 345; R. c. Généreux, [1992] 1 R.C.S. 259; (1992), 88 D.L.R. (4th) 110; 70 C.C.C. (3d) 1; A.G. for Canada v. A.G. for Nova Scotia, [1951] R.C.S. 31; [1950] 4 D.L.R. 369; Initiative and Referendum Act, In re, [1919] A.C. 935 (C.P.).
DOCTRINE
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DEMANDE de contrôle judiciaire d’une décision de mener une enquête relativement à l’allégation selon laquelle le requérant était peut-être, pour cause d’invalidité, inapte à remplir utilement ses fonctions de juge au sens du paragraphe 65(2) de la Loi sur les juges. Demande rejetée.
AVOCATS :
Ian G. Scott, c.r. et Martin J. Doane pour le requérant.
Harvey W. Yarosky pour le Conseil canadien de la magistrature, intimé.
Brian R. Evernden pour le procureur général du Canada, intimé.
M. James O’Grady, c.r. et Katherine J. Young pour la Conférence canadienne des juges, intervenante.
PROCUREURS :
Gowling, Strathy & Henderson, Ottawa, pour le requérant.
Yarosky, Daviault, LaHaye, Stober & Isaacs, Montréal, pour le Conseil canadien de la magistrature, intimé.
Le sous-procureur général du Canada pour le procureur général du Canada, intimé.
O’Grady and Young, Ottawa, pour la Conférence canadienne des juges, intervenante.
Ce qui suit est la version française des motifs de l’ordonnance rendus par
Le juge Strayer :
Redressement sollicité
Le requérant demande le contrôle judiciaire d’une décision en date du 26 janvier 1994 d’un comité d’enquête constitué par le Conseil canadien de la magistrature en vertu du paragraphe 63(3) de la Loi sur les juges[1]. Il s’agit d’une décision de mener une enquête relativement à l’allégation selon laquelle le requérant était peut-être, pour cause d’invalidité, inapte à remplir utilement ses fonctions au sens du paragraphe 65(2) [mod. par L.R.C. (1985) (2e suppl.), ch. 27, art. 5] de la Loi sur les juges.
L’avis de requête vise à obtenir, entre autres :
a) une ordonnance annulant la décision en date du 26 janvier 1994 du comité d’enquête du Conseil canadien de la magistrature intimé, constitué en vertu du paragraphe 63(3) de la Loi sur les juges, L.R.C. (1985), ch. J-1, et modifications, laquelle décision porte sur l’enquête ainsi que sur la contestation par le requérant, fondée sur la Constitution, de la compétence du Conseil canadien de la magistrature et du comité d’enquête;
b) un jugement déclarant que les paragraphes 63(2), 63(3) et 65(1) ainsi que l’alinéa 65(2)a) de la Loi sur les juges, L.R.C. (1985), ch. J-1, et modifications, violent la Loi constitutionnelle de 1867 et sont en conséquence inopérants;
c) une ordonnance annulant ou déclarant illégale l’enquête ouverte par le Conseil canadien de la magistrature intimé en vertu du paragraphe 63(2) de la Loi sur les juges, L.R.C. (1985), ch. J-1, et modifications, sur la question de savoir si le requérant est, pour cause d’âge ou d’invalidité, inapte à remplir utilement ses fonctions au sens de l’alinéa 65(2)a) de la Loi sur les juges …
La requête a été entendue les 27, 28 et 29 avril 1994. Comme le comité d’enquête devait encore tenir une audience vers la fin mai, une décision pressait. J’ai rendu en conséquence le 6 mai 1994 une ordonnance relative à ladite requête en indiquant que je rédigerais ultérieurement des motifs. Voici donc ces motifs.
Les faits
Le requérant est juge à la Cour de justice de l’Ontario, (Division générale), ayant été originairement nommé juge à la Cour de district de l’Ontario le 17 novembre 1967. Il est devenu membre de la Division générale lors de la fusion des cours opérée le 1er septembre 1990. Le 12 septembre 1991, il a choisi de quitter ses fonctions ordinaires pour devenir juge surnuméraire. En cette qualité il allait, aux termes de la loi, continuer à toucher un salaire normal de juge. Le 28 septembre 1992, feu F. W. Callaghan, juge en chef de la Cour de l’Ontario, a présenté au Conseil canadien de la magistrature un rapport indiquant qu’il y avait lieu de croire que le requérant était
[traduction] « inapte, pour cause d’âge ou d’invalidité, à remplir utilement ses fonctions » au sens de l’alinéa 65(1)a) [sic] de la Loi sur les juges.
D’après le juge en chef Callaghan, le requérant n’avait pas repris ses fonctions depuis le début de 1990 et avait éprouvé différents problèmes de santé, dont une [traduction] « attaque d’apoplexie grave et invalidante » survenue le 13 mars 1990.
Les dispositions pertinentes de la Loi sur les juges sont les suivantes :
63. …
(2) Le Conseil peut en outre enquêter sur toute plainte ou accusation relative à un juge d’une juridiction supérieure, d’une cour de comté ou de la Cour canadienne de l’impôt.
(3) Le Conseil peut constituer un comité d’enquête formé d’un ou plusieurs de ses membres, auxquels le ministre peut adjoindre des avocats ayant été membres du barreau d’une province pendant au moins dix ans.
(4) Le Conseil ou le comité formé pour l’enquête est réputé constituer une juridiction supérieure; il a le pouvoir de :
a) citer devant lui des témoins, les obliger à déposer verbalement ou par écrit sous la foi du serment—ou de l’affirmation solennelle dans les cas où elle est autorisée en matière civile—et à produire les documents et éléments de preuve qu’il estime nécessaires à une enquête approfondie;
b) contraindre les témoins à comparaître et à déposer, étant investi à cet égard des pouvoirs d’une juridiction supérieure de la province où l’enquête se déroule.
(5) S’il estime qu’elle ne sert pas l’intérêt public, le Conseil peut interdire la publication de tous renseignements ou documents produits devant lui au cours de l’enquête ou découlant de celle-ci.
(6) Sauf ordre contraire du ministre, les enquêtes peuvent se tenir à huis clos.
64. Le juge en cause doit être informé, suffisamment à l’avance, de l’objet de l’enquête, ainsi que des date, heure et lieu de l’audition, et avoir la possibilité de se faire entendre, de contre-interroger les témoins et de présenter tous éléments de preuve utiles à sa décharge, personnellement ou par procureur.
65. (1) À l’issue de l’enquête, le Conseil présente au ministre un rapport sur ses conclusions et lui communique le dossier.
(2) Le Conseil peut, dans son rapport, recommander la révocation s’il est d’avis que le juge en cause est inapte à remplir utilement ses fonctions pour l’un ou l’autre des motifs suivants :
a) âge ou invalidité;
b) manquement à l’honneur et à la dignité;
c) manquement aux devoirs de sa charge;
d) situation d’incompatibilité, qu’elle soit imputable au juge ou à toute autre cause.
Or, de toute évidence, le juge en chef Callaghan prétendait que le cas du requérant était visé par l’alinéa 65(2)a), c’est-à-dire qu’il était, pour cause d’âge ou d’invalidité, inapte à remplir utilement ses fonctions.
Le 12 novembre 1992, le Comité sur la conduite des juges du Conseil canadien de la magistrature a constitué un groupe chargé d’examiner l’allégation du juge en chef Callaghan. Ce groupe a conclu, le 20 novembre 1992, que le requérant était [traduction] « peut-être inapte à remplir utilement ses fonctions au sens du paragraphe 65(2) … pour l’un ou l’autre des motifs suivants : a) invalidité; c) manquement aux devoirs de sa charge ». Le Conseil, ayant étudié le rapport du groupe le 26 mars 1993, a décidé qu’il convenait de mener, en vertu du paragraphe 63(2) de la Loi sur les juges, une enquête sur l’allégation selon laquelle le requérant était [traduction] « peut-être inapte à remplir utilement ses fonctions au sens du paragraphe 65(2) de la Loi sur les juges ». Le comité d’enquête mis sur pied conformément au paragraphe 63(3) était présidé par E. D. Bayda, juge en chef de la Saskatchewan, et se composait en outre de B. Hewak, juge en chef de la Cour du Banc de la Reine du Manitoba; de L. A. Poitras, juge en chef de la Cour supérieure du Québec; et de deux avocats de l’Ontario nommés par le ministre de la Justice du Canada en vertu du paragraphe 63(3), soit F. P. Kitley de Toronto et G. L. Guénette, c.r., d’Ottawa.
Le comité d’enquête s’est réuni les 1er, 2 et 3 novembre 1993 à seule fin de se pencher sur les questions constitutionnelles soulevées par le requérant. Me Harvey Yarosky, c.r., un avocat indépendant dont les services avaient été retenus par le Conseil, a alors fait savoir au comité qu’il n’aurait à se pencher que sur l’allégation selon laquelle le juge Gratton était peut-être inapte à remplir ses fonctions « pour cause d’invalidité ». Après avoir entendu des arguments, le comité a prononcé l’ajournement en attendant une décision sur les questions constitutionnelles, et l’affaire n’a toujours pas été entendue sur le fond. Il faut en conséquence souligner que, pour le moment, le comité et cette Cour se trouvent saisis d’une question essentiellement hypothétique, soit celle de savoir si la Loi sur les juges a validement conféré au comité d’enquête le pouvoir de faire enquête sur une allégation qu’un juge est, pour cause d’invalidité, inapte à remplir utilement ses fonctions, enquête par suite de laquelle le Conseil canadien de la magistrature pourrait recommander au ministre de la Justice la révocation de ce juge. Aucune preuve n’a été produite concernant l’état véritable du requérant, qui est le juge en cause.
Devant le comité, le requérant a contesté la constitutionnalité des procédures pour des motifs que je résume comme suit :
(i) Le Parlement a illicitement investi le Conseil et son comité d’un pouvoir que le paragraphe 99(1) de la Loi constitutionnelle de 1867[2] confère exclusivement au Parlement. L’article 99 de la Constitution est ainsi conçu :
99. (1) Sous réserve du paragraphe (2) du présent article, les juges des cours supérieures resteront en fonction durant bonne conduite, mais ils pourront être révoqués par le gouverneur général sur une adresse du Sénat et de la Chambre des Communes.
(2) Un juge d’une cour supérieure, nommé avant ou après l’entrée en vigueur du présent article, cessera d’occuper sa charge lorsqu’il aura atteint l’âge de soixante-quinze ans, ou à l’entrée en vigueur du présent article si, à cette époque, il a déjà atteint ledit âge.
(ii) Le comité d’enquête a été constitué à titre de cour supérieure mais comprend deux membres qui ne sont pas juges et qui ne jouissent pas de l’inamovibilité qui est garantie aux juges des cours supérieures. D’où il s’ensuit que le comité a été formé d’une manière invalide.
(iii) Du point de vue constitutionnel, la prétendue raison de l’inaptitude ne justifie pas la révocation d’un juge puisque le paragraphe 99(1) prévoit que les juges des cours supérieures resteront en fonction « durant bonne conduite » jusqu’à l’âge de soixante-quinze ans. Or, d’après le requérant, l’inaptitude fondée sur l’invalidité ne constitue pas un manquement à la bonne conduite.
En ce qui concerne la première objection, le comité d’enquête a conclu que le Parlement avait validement conféré au Conseil et à son comité le pouvoir en question. Le comité a dit en effet que le paragraphe 99(1) et les mots liminaires de l’article 91 de la Loi constitutionnelle de 1867 habilitaient implicitement le Parlement à légiférer de manière à prévoir un processus permettant d’enquêter sur les plaintes portées contre des juges nommés par le fédéral et de faire des recommandations au ministre concernant ces plaintes. Le comité semble avoir été d’avis que le paragraphe 99(1) confie au Parlement une espèce de fonction juridictionnelle, mais que le Parlement n’a pas déléguée. En d’autres termes, le Parlement conservait le pouvoir de décider en dernier ressort de la révocation d’un juge. Le comité a conclu que le Parlement n’avait pas abdiqué la responsabilité qui lui incombait aux termes du paragraphe 99(1) et a cité différents auteurs et divers actes internationaux à l’appui de la politique consistant à faire examiner par des juges les plaintes portées contre des juges.
Se penchant sur la deuxième question, le comité d’enquête a estimé qu’il n’avait pas été constitué en juridiction supérieure étant donné qu’il n’est pas habilité à régler des différends entre des parties. Le requérant a abandonné cette question dans la présente instance.
Le comité a conclu relativement à la troisième question constitutionnelle soulevée qu’à l’heure actuelle un juge ne peut être révoqué que par le gouverneur général sur une adresse des deux Chambres du Parlement. Il n’y a toutefois pas eu unanimité parmi les membres du comité quant aux motifs justifiant la révocation. Selon les majoritaires, ces motifs ne se limitent pas au manquement à la « bonne conduite »; le Parlement peut aussi en invoquer d’autres, non spécifiés, qui sont à « dégager de la common law, de la tradition parlementaire et de toute autre considération qui puisse préserver et renforcer le principe de l’indépendance judiciaire ». Ce point de vue n’a cependant pas été partagé par le juge en chef Poitras, qui s’est borné à l’affirmation suivante :
Le juge inapte ou non disposé à s’acquitter de ses fonctions de juge ne respecte pas la condition relative à l’occupation « durant bonne conduite » et peut donc être révoqué.
Or, si je comprends bien, les autres membres du comité convenaient que, de toute façon, « l’« inexécution des fonctions ou l’inaptitude à remplir [les] fonctions » constituerait un motif de révocation pour manquement à la bonne conduite.
Le requérant cherche donc à faire écarter ces conclusions, à faire déclarer invalides les dispositions pertinentes de la Loi sur les juges et à faire annuler l’enquête. Cette Cour se trouve saisie de l’affaire par suite de l’assertion du requérant, incontestée d’ailleurs, que le comité est un « office fédéral » au sens de l’article 2 de la Loi sur la Cour fédérale[3].
Deux jours avant la date fixée pour l’audition de la présente requête, la Conférence canadienne des juges a demandé le statut d’intervenant. Il s’agit là d’un organisme bénévole composé de juges nommés par le fédéral, dont environ 93 p. 100 y appartiennent. Comme les parties ont consenti à cette demande plutôt inopportune, j’ai autorisé l’intervention en précisant qu’il serait permis à la Conférence de présenter des observations à l’audience et de participer à un appel, mais sans pouvoir elle-même interjeter appel.
D’après l’intitulé primitif de la cause, les intimés étaient
LE CONSEIL CANADIEN DE LA MAGISTRATURE, REPRÉSENTÉ PAR SON AVOCAT INDÉPENDANT HARVEY YAROSKY, et LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA
À l’audience devant moi, Me Yarosky, qui a comparu en qualité d’avocat du Conseil canadien de la magistrature, a proposé la radiation de son nom parce qu’il n’était pas partie à l’instance. J’ai accédé à sa demande. Je conçois bien cependant que l’avocat du requérant ait pu hésiter sur qui devait être désigné partie intimée. Comme l’a confirmé récemment la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c. Canada (Procureur général)[4], il ne convient pas de constituer un tribunal partie dans le cadre du contrôle judiciaire d’une décision de ce tribunal. C’est pour cette raison, a expliqué l’avocat du requérant, que le comité d’enquête n’a pas été constitué partie. Je crois cependant que, suivant la Règle 1602(3) [Règles de la Cour fédérale, C.R.C., ch. 663 (édictée par DORS/92-43, art. 19)], il seyait de désigner à titre de partie le Conseil canadien de la magistrature. Le paragraphe (3) dispose comme suit :
Règle 1602. …
(3) Toute personne intéressée qui avait des intérêts opposés à ceux de la partie requérante lors de l’instance devant l’office fédéral est désignée à titre d’intimée dans l’avis de requête.
Il me semble en effet que, du point de vue pratique, le Conseil canadien de la magistrature a eu devant le comité d’enquête des intérêts opposés à ceux du requérant relativement aux questions faisant l’objet du contrôle judiciaire. Manifestement, en constituant le comité et en le chargeant de l’enquête en cause, le Conseil s’est dit habilité à le faire par la Loi sur les juges. D’après le rapport du comité, le Conseil avait retenu les services de Me Yarosky pour qu’il fasse office d’« avocat indépendant » devant le comité. Il était à ce titre chargé « de recueillir, de rassembler et de présenter tout élément de preuve pertinent relativement à la plainte ». Or, il appert que, devant le comité, Me Yarosky a pris, relativement aux questions constitutionnelles, une position qui s’opposait à celle du requérant et qui appuyait celle du Conseil, tout comme il l’a fait en plaidant pour le Conseil canadien de la magistrature devant moi. D’où il s’ensuit que c’est à bon droit que le Conseil a été constitué partie et il ne convenait pas de désigner Me Yarosky partie intimée, car il n’avait aucun intérêt personnel dans l’affaire, si ce n’est en sa qualité d’avocat. Bien entendu, le procureur général du Canada a été à juste titre constitué partie parce qu’on demande notamment un jugement déclarant invalide une loi fédérale.
Les questions en litige
La première question soulevée par le requérant en l’espèce est la suivante :
(1) L’inaptitude pour cause d’invalidité peut-elle fonder la révocation d’un juge d’une cour supérieure qui, aux termes de l’article 99 de la Loi constitutionnelle de 1867, reste en fonction durant bonne conduite?
Je crois que, pour trancher cette question, je dois répondre à deux autres :
a) Un juge d’une cour supérieure peut-il être révoqué pour des motifs autres que le manquement à la « bonne conduite »?
b) Dans la négative, l’inaptitude peut-elle venir empêcher un juge de rester en fonction « durant bonne conduite »?
On suppose que la première question en litige se rapporte à la validité de la façon de procéder du comité parce que, si la Constitution n’admet pas la possibilité de révoquer un juge pour simple inaptitude, alors on ne devrait entreprendre aucune enquête sur cette inaptitude en vue de recommander la révocation. Cette présomption n’a pas été contestée.
Le requérant formule comme suit la seconde question en litige :
(2) L’article 99 de la Loi constitutionnelle de 1867 autorise-t-il la participation du Conseil de la magistrature au processus de révocation d’un juge d’une cour supérieure, participation consistant notamment à engager une procédure contre un juge avant qu’une motion ne soit déposée devant le Parlement, à tenir une audience en vue de rendre une décision concernant le droit du juge de rester en fonction, à faire un rapport au Parlement au sujet de l’audience, et à lui recommander soit la révocation, soit le maintien en fonction?
Conclusions
L’indépendance judiciaire
Je m’abstiens d’ajouter au nombre des apologies de l’indépendance judiciaire et de m’étendre sur la signification et l’importance de cette notion. On peut trouver ailleurs des énoncés faisant autorité relativement à sa nature et à son rôle[5]. Qu’il suffise de dire que l’indépendance judiciaire fait partie intégrante de notre société libre et démocratique. Elle est reconnue et sauvegardée par la Constitution et les conventions constitutionnelles, par les lois et par la common law. Elle sert essentiellement à permettre aux juges de rendre des décisions en conformité avec leur conception du droit et des faits, sans avoir à craindre de subir eux-mêmes des conséquences fâcheuses. Cela s’impose pour assurer au public que, tant en apparence qu’en réalité, leurs causes seront jugées, leurs lois interprétées et leur Constitution appliquée sans distinction de personnes. La garantie aux juges de pouvoir rester en poste sans subir d’ingérence irrégulière dans l’exercice de leurs fonctions est indispensable à l’indépendance judiciaire[6]. Mais il importe tout autant de se rappeler que la protection de l’inamovibilité [traduction] « vise à profiter non pas aux juges mais bien aux justiciables »[7].
Dans l’analyse qui suit, je tente de respecter et d’appliquer cette conception de l’indépendance judiciaire.
(1) L’inaptitude par suite de l’invalidité peut-elle donner lieu à révocation?
a) Le manquement à la bonne conduite constitue-t-il l’unique motif de révocation?
Voilà une question fondamentale puisque, si les motifs de révocation sont illimités et ne tiennent qu’à la discrétion du Parlement, il faut répondre par l’affirmative à la première question du requérant.
Or, pour déterminer les motifs de révocation, on doit évidemment prendre pour point de départ le paragraphe 99(1) de la Loi constitutionnelle de 1867 que, par souci de commodité, je reprends ici :
99. (1) Sous réserve du paragraphe (2) du présent article, les juges des cours supérieures resteront en fonction durant bonne conduite, mais ils pourront être révoqués par le gouverneur général sur une adresse du Sénat et de la Chambre des Communes.
Le professeur Peter Hogg a formulé succinctement le problème d’interprétation que pose le paragraphe 99(1) :
[traduction] L’article 99 établit-il un seul mode de révocation ou deux? On pourrait d’une part conclure qu’un juge ne peut être révoqué que sur une adresse parlementaire conjointe, et alors seulement pour mauvaise conduite. On pourrait d’autre part conclure que le juge peut être révoqué pour mauvaise conduite par le gouvernement, sans adresse parlementaire conjointe, et qu’il peut en outre être révoqué pour tout motif (pas nécessairement la mauvaise conduite) sur une adresse parlementaire conjointe. En principe, la première interprétation est préférable puisqu’elle est plus en mesure de réaliser l’objectif de l’article, savoir préserver l’indépendance du pouvoir judiciaire[8].
En l’espèce, le requérant adopte essentiellement la première interprétation possible évoquée par le professeur Hogg, à savoir qu’un juge ne peut être révoqué que sur adresse du Sénat et de la Chambre des communes et seulement pour inconduite délibérée. Par conséquent, soutient le requérant, un juge ne peut être révoqué du fait de son incapacité à remplir ses fonctions. Quoique le Conseil canadien de la magistrature ne prétende pas ici qu’un juge peut être révoqué autrement que sur adresse des deux Chambres, son avocat fait valoir que le Parlement peut le révoquer pour n’importe quelle raison, les raisons devant être définies par les conventions constitutionnelles et assujetties à celles-ci. Selon le procureur général, par contre, qu’il existe ou non d’autres motifs de révocation, l’incapacité de s’acquitter de ses devoirs empêche un juge de rester en fonction durant bonne conduite. Quant à la Conférence canadienne des juges, elle affirme que l’unique motif de révocation est le manquement à la bonne conduite, et la seule méthode de révocation, une adresse du Sénat et de la Chambre des communes.
Toutes les parties et l’intervenante conviennent donc qu’à l’heure actuelle un juge ne peut être révoqué que par le gouverneur général sur adresse des deux Chambres du Parlement. Le fait qu’il ait pu exister par le passé d’autres modes de révocation n’a qu’une pertinence minime en ce qui concerne l’interprétation de la Constitution canadienne, mais j’en traiterai brièvement étant donné qu’on a beaucoup insisté au cours des débats, tant devant le comité d’enquête que devant cette Cour, sur l’interprétation de l’Act of Settlement (The), 1700[9] d’Angleterre. Cette loi disposait comme suit :
[traduction] La nomination des juges est quamdiu se bene gesserint et leur salaire est fixé et établi; mais ils peuvent être révoqués sur adresse des deux Chambres du Parlement.
L’avocat du Conseil canadien de la magistrature a cité de nombreux auteurs[10] qui, dans différentes mesures, appuient l’interprétation suivante de The Act of Settlement, 1700. Au cours du siècle qui a précédé son adoption, les rois Stuarts nommaient normalement les juges à titre amovible (durante bene placito), de sorte que le roi pouvait les révoquer s’il désapprouvait leurs jugements. À la suite de la « Glorieuse Révolution » de 1688, il y a eu rétablissement de la pratique suivie pendant le Commonwealth, c’est-à-dire que les juges étaient nommés à titre inamovible (quamdiu se bene gesserint). Cette pratique a été consacrée par The Act of Settlement, 1700, qui a pris effet dès l’accession au trône de la maison de Hanovre en 1714. La Glorieuse Révolution a marqué le triomphe du Parlement sur le roi et c’est dans cette optique que doit s’interpréter la disposition précitée de The Act of Settlement, 1700. Il avait toujours été loisible au roi de faire révoquer des juges par voie de bref de scire facias, au moyen duquel tout juge qui violait les conditions selon lesquelles il occupait sa charge pouvait se voir démis de celle-ci. La charge était considérée comme une espèce de propriété conférée à vie, mais dont le titre était révocable du moment que le juge violait une condition. Donc, suivant cette opinion doctrinale, l’expression « la nomination des juges est quamdiu se bene gesserint » par laquelle commence la disposition en question de l’Acte de 1700 établissait l’unique motif que pouvait invoquer le roi pour demander la révocation d’un juge, à savoir le fait pour ce dernier d’avoir manqué à la bonne conduite. Quant à la seconde partie de cette disposition « mais ils peuvent être révoqués sur adresse des deux Chambres du Parlement », prétend-on, il faut la voir comme contrastant avec le droit limité du roi de demander la révocation d’un juge. Puisqu’il commence par le mot « mais », le second membre de phrase doit se lire indépendamment et être considéré comme visant une procédure différente de révocation des juges, procédure qui n’était soumise à aucune condition et qui n’avait rien à voir avec l’attribution d’un droit de propriété soumis à la condition de la bonne conduite. En d’autres termes, il existait, outre le pouvoir limité du roi de demander la révocation pour manquement à la bonne conduite, le pouvoir du Parlement de révoquer des juges pour n’importe quelle raison. C’est cette interprétation, soutient-on, qui reflète le mieux le triomphe du Parlement anglais sur le roi à la fin du XVIIe siècle. Voilà qui donne à entendre que le roi ne pouvait plus, comme il le faisait auparavant, mettre fin à son gré aux nominations « à titre amovible », mais que le Parlement était maintenant en mesure de prononcer la révocation des juges pour n’importe quelle raison, sous réserve seulement des restrictions qu’il s’imposait à lui-même. Pour ce qui est de ces restrictions, il ne faut pas en minimiser l’importance, car, si je comprends bien, il n’y a eu depuis 1700 qu’un seul cas où le Parlement britannique a révoqué un juge, quoique plusieurs procédures de révocation aient été engagées.
En ce qui concerne cette interprétation de The Act of Settlement, 1700, deux points sont à souligner. Premièrement, il est frappant que tous les auteurs cités s’appuient directement sur les ouvrages d’Alpheus Todd parus dans les années 1880[11] ou invoquent d’autres auteurs qui, eux, se fondaient sur Todd. Pourtant, lorsqu’on examine ce que dit Todd concernant le problème particulier dont cette Cour se trouve présentement saisie, à savoir la révocation pour cause d’inaptitude, son point de vue paraît plutôt mal appuyé. Il affirme en effet dans un passage clef que l’attribution d’une charge à occuper à titre inamovible crée un domaine viager à l’égard de cette charge. Puis, il ajoute :
[traduction] Il ne peut être mis fin [à ce domaine] que pour inaptitude du titulaire due à une invalidité mentale ou physique, ou pour manquement à la bonne conduite[12].
Todd parle ici de la façon de révoquer un juge sans avoir recours à une adresse des deux Chambres du Parlement. Il est à noter également qu’il fait une distinction entre l’« invalidité mentale ou physique » et le « manquement à la bonne conduite ». Il poursuit en expliquant que [traduction] « la déchéance doit être exécutée au moyen d’un bref de scire facias »[13]. Todd traite ensuite de la révocation par adresse des deux Chambres, dont il dit qu’il s’agit d’un moyen qui s’ajoute à celui déjà décrit. Au sujet du pouvoir conféré aux deux Chambres du Parlement par The Act of Settlement, 1700, Todd fait les observations suivantes :
[traduction] Il ne s’agit pas à proprement parler d’un pouvoir judiciaire. Il peut être invoqué à des occasions où l’inconduite dont on se plaint ne constituerait pas, du point de vue juridique, une violation des conditions selon lesquelles la charge est occupée. La possibilité de révocation par cette méthode représente, en réalité, une restriction ou une exception aux mots prévoyant l’exercice des fonctions durant bonne conduite; elle ne découle pas de ceux-ci, ni accessoirement ni en tant que conséquence juridique[14]. [Je souligne.]
Autant que je puisse voir, Todd ne cite aucune source directe pour expliquer la distinction qu’il fait entre la révocation pour manquement à la bonne conduite et les motifs de révocation pouvant être invoqués par les deux Chambres du Parlement. Les exemples qu’il mentionne de tentatives (dont une qui a réussi) par le Parlement de révoquer un juge me semblent tous être des cas d’inconduite, réelle ou prétendue, équivalant à un manquement à la bonne conduite.
L’adoption de l’analyse de Todd présente cependant un inconvénient encore plus grave en ce sens qu’il s’agit après tout d’une interprétation de l’Act of Settlement (The), 1700 d’Angleterre et non pas de l’article 99 de la Loi constitutionnelle de 1867 du Canada. Or, l’Acte de 1700 était une loi ordinaire qui a en fait été modifiée à plusieurs reprises afin de mieux répondre aux besoins modernes. Il visait, disait-on, à éliminer l’autorité du roi sur les juges en y substituant celle du Parlement, ce qui était admissible compte tenu de la victoire du Parlement dans la Glorieuse Révolution.
L’article 99 de la Loi constitutionnelle de 1867, par contre, fait partie d’un document constitutionnel qui est à interpréter en fonction à la fois de l’objet qu’il vise et du contexte canadien. On n’a produit devant moi aucune preuve établissant qu’il était estimé en 1867 qu’en reprenant les termes de The Act of Settlement, 1700, les Pères de la Confédération ont voulu que cet article de la Constitution canadienne s’interprète comme faisant partie des lois ordinaires en vigueur en Angleterre en 1700. De fait, en Amérique du Nord britannique, la nomination des juges à titre amovible avait cédé le pas à l’inamovibilité bien avant la Confédération[15]. Au Canada, la charge de juge n’était pas considérée comme une forme de propriété. Il n’y a certainement aucune indication qu’avant ou après la Confédération, on ait jamais eu recours, au Canada, au bref de scire facias pour la révocation de juges. (En fait, il semble être généralement admis qu’en 1867 on ne pouvait pas se servir de ce bref même en Angleterre.) Rien ne permet donc de croire que l’article 99 a été consciemment adopté afin d’assurer au Parlement la possibilité de suppléer, en révoquant les juges pour tout motif qui lui semblait bon, les conditions traditionnelles, liées à la notion de propriété, selon lesquelles était occupée la charge de juge. Par ailleurs, il n’y a dans la pratique suivie ultérieurement au Canada rien qui laisse entendre que le Parlement s’estimait investi du droit de révoquer les juges pour n’importe quelle raison autre que le manquement à la bonne conduite. En fait, la seule déclaration officielle qu’on m’ait signalée qui évoque un pouvoir illimité de révocation conféré au Parlement est celle faite par l’honorable Lucien Cardin, ministre de la Justice, dans une lettre adressée à l’avocat du juge Landreville en 1965. En rejetant la proposition que le gouvernement renvoie à la Cour suprême du Canada la question du sens à prêter aux mots « durant bonne conduite » figurant à l’article 99, le ministre Cardin a dit :
[traduction] … le Parlement a entière latitude pour rédiger une adresse visant à révoquer un juge pour tout motif qu’il juge à propos, qu’il constitue ou non une mauvaise conduite dans l’exercice de sa charge[16].
À ma connaissance, cette déclaration de très large portée n’a jamais été sanctionnée ni dans une adresse du Parlement ni par voie de convention constitutionnelle.
Toutes les parties et l’intervenante en l’espèce ainsi que le comité d’enquête[17] conviennent qu’on ne saurait à l’heure actuelle recourir au bref de scire facias et qu’un juge nommé par le gouvernement du Canada ne peut être révoqué que par adresse du Sénat et de la Chambre des communes en vertu du paragraphe 99(1). La Cour suprême a confirmé d’ailleurs que seul le Parlement peut procéder à la révocation[18]. Voilà donc qui porte à croire que toute la vieille doctrine (même en la supposant bien fondée) concernant la distinction entre le manquement à la bonne conduite (condition liée à un droit de propriété, dont l’exécution peut être assurée par voie de bref de scire facias) d’une part et les autres motifs (ne pouvant être invoqués que par le Parlement) d’autre part n’est guère pertinente de nos jours, et qu’il faut interpréter le paragraphe 99(1) dans le contexte de la structure mise en place par la Confédération, telle qu’elle a évolué jusqu’à maintenant.
À cet égard, il est instructif, pour quiconque cherche à interpréter la Constitution canadienne en fonction des règles de droit anglaises d’antan, de considérer la cause célèbre Edwards, Henrietta Muir v. Attorney-General for Canada[19]. Il s’agissait là, évidemment, de l’interprétation de l’article 24 de la Loi constitutionnelle de 1867, qui dispose notamment que « le gouverneur-général mandera de temps à autre au Sénat … des personnes ayant les qualifications voulues ». La question était de savoir si le terme « personnes » comprenait les femmes. Or, le Comité judiciaire du Conseil privé, tout en reconnaissant que, d’après la jurisprudence nationale britannique, ce terme n’englobait pas les femmes eu égard particulièrement aux incapacités de ces dernières en common law, a conclu que, dans le contexte de la Constitution canadienne, les femmes étaient bel et bien incluses. Le lord chancelier Sankey a écrit à ce propos :
[traduction] Qui plus est, leurs Seigneuries ne croient pas juste d’appliquer rigidement au Canada contemporain les décisions, ainsi que les motifs de ces décisions, qui, probablement avec raison, ont paru indiquées aux personnes appelées à appliquer la loi dans des circonstances différentes, à des époques différentes et dans des pays se trouvant à différents stades de développement.
…
Les collectivités soumises au système britannique comprennent des pays et des peuples à tous les stades du développement social, politique et économique; et ils sont en évolution constante. Sa Majesté le Roi en conseil est la cour de dernier recours pour toutes ces collectivités. Nous devons en conséquence avoir bien soin, dans l’interprétation d’une loi destinée à s’appliquer à une collectivité en particulier, de ne pas nous en tenir rigoureusement aux coutumes et aux traditions d’une autre collectivité.
…
L’Acte de l’Amérique du Nord britannique a planté un arbre au Canada. Cet arbre est vivant, il peut croître et se ramifier. L’acte avait pour but de donner une Constitution au Canada. « Comme toutes les constitutions écrites, elle a évolué par les usages et les conventions » : Canadian Constitutional Studies, Sir Robert Borden (1922), p. 55.
Leurs Seigneuries estiment qu’il n’est pas de leur devoir—et ce n’est sûrement pas leur désir—de limiter les dispositions de l’Acte au moyen d’une interprétation étroite et technique. Elles croient plutôt devoir interpréter l’Acte de façon large et libérale …[20].
Bien que souvent repoussé par d’autres formations du Comité judiciaire, ce point de vue n’en demeure pas moins fondamentalement sensé. Les tribunaux canadiens peuvent-ils se permettre de ne pas en tenir compte?
Passant donc au contexte particulier dans lequel doit jouer le paragraphe 99(1), signalons que notre Constitution a revêtu depuis le début un caractère fédéral. Les Chambres du Parlement visées au paragraphe 99(1) n’avaient pas la toute-puissance de celles dont il s’agit dans The Act of Settlement, 1700. En effet, les pouvoirs du Parlement du Canada se sont toujours restreints aux domaines de compétence non attribués aux assemblées législatives provinciales. À la différence de leurs homologues anglais, les juges dont la durée des fonctions est prescrite dans notre Constitution sont tenus de statuer sur l’étendue même des pouvoirs du Parlement qui est habilité à les révoquer. Il en a toujours été ainsi en ce qui concerne l’application du fédéralisme par les tribunaux. Plus récemment, nos tribunaux se sont vu conférer la responsabilité d’interpréter la Charte canadienne des droits et libertés [qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]], ce qui les met parfois dans l’obligation de déterminer si le Parlement et ceux qui lui sont comptables ont empiété sur les droits individuels garantis par la Constitution. Voilà autant de circonstances qui engendrent infiniment plus de possibilités que les décisions des tribunaux canadiens entrent en conflit avec les opinions des parlementaires. Les juges peuvent être obligés, dans l’exercice de leurs fonctions, de rendre des décisions contrecarrant certaines mesures importantes d’ordre public, contraignant les parlementaires de prendre des décisions politiquement difficiles par suite de l’invalidation d’une loi ou ayant une incidence grave sur les recettes ou les dépenses du gouvernement. Dans ces circonstances, tellement étrangères à la suprématie absolue du Parlement en Angleterre au lendemain de la Glorieuse Révolution, il ne sied guère d’interpréter le paragraphe 99(1) par référence au sens prêté à l’Acte de 1700 par les auteurs de doctrine. Pour éminents que soient ces derniers, leurs vues ne sauraient être concluantes sur le sens actuel de l’article 99 de la Loi constitutionnelle de 1867. Il nous faut plutôt donner au paragraphe 99(1) un sens qui, eu égard au rôle que jouent les juridictions supérieures canadiennes en veillant à ce que le Parlement respecte les contraintes constitutionnelles qui lui sont imposées, limitera de façon appropriée les motifs de révocation et, par le fait même, le pouvoir discrétionnaire du Parlement en matière de révocation des juges de juridictions supérieures. Les motifs de révocation doivent donc s’accorder avec l’objet essentiel de l’indépendance judiciaire. À cet égard, je fais miens les propos tenus par le comité d’enquête :
En somme, l’interprétation statutaire, l’historique constitutionnel, les décisions en common law, les débats et la tradition parlementaires et les opinions des juristes sont tous d’un certain secours. Toutefois, aucun d’eux n’offre une réponse définitive à la question dont nous sommes saisis. Pour cette raison, il importe de revenir au principe fondamental en cause. La nature et l’importance de ce principe ont été analysées dans nos commentaires introductifs. En d’autres termes, quelle interprétation du paragraphe 99(1) contribue le plus à préserver et à renforcer le principe de l’indépendance judiciaire au Canada aujourd’hui?
Le principe de l’indépendance judiciaire n’est pas une fin en soi. Au contraire, il vise fondamentalement à servir le public[21].
À mon avis, et sauf le respect que je dois aux tenants du point de vue contraire, dans l’actuel contexte constitutionnel au Canada, l’indépendance judiciaire sera le mieux assurée, et l’intérêt public sera en conséquence le mieux servi, si les juges des cours supérieures sont considérés comme n’étant révocables que pour manquement à la bonne conduite. En toute déférence, je rejette, comme le juge en chef Poitras, la conclusion des membres majoritaires du comité d’enquête selon laquelle le paragraphe 99(1) autorise le Parlement à révoquer les juges pour d’autres motifs que celui-là. Le comité n’a pas d’ailleurs précisé ces motifs, préférant les
dégager de la common law, de la tradition parlementaire et de toute autre considération qui puisse préserver et renforcer le principe de l’indépendance judiciaire[22].
Il me semble plutôt que l’indépendance judiciaire revêt trop d’importance pour le maintien de l’équilibre constitutionnel pour permettre que le Parlement puisse ultérieurement choisir des motifs de révocation autres que le manquement à la bonne conduite. Je n’ai vu aucune indication qu’au moment de la Confédération ou après, il était généralement entendu que le Parlement était investi d’aussi larges pouvoirs ou que de tels pouvoirs s’imposaient. Malgré les affirmations de nombreux auteurs érudits et en dépit de certains arguments syntaxiques pouvant être invoqués à l’appui de leur analyse du paragraphe 99(1), j’estime que l’opinion générale suivant laquelle l’article 99 permet aux juges de rester en fonction tant qu’ils satisfont à l’exigence de bonne conduite est aussi l’interprétation correcte sur le plan constitutionnel. À cet égard, je souscris au point de vue du professeur Hogg, énoncé au début des présents motifs, voulant que la bonne conduite soit l’unique condition à remplir pour que les juges restent en fonction. Si je me range à l’avis du professeur Hogg, c’est parce que son interprétation est « plus en mesure de réaliser l’objectif de l’article, savoir préserver l’indépendance du pouvoir judiciaire »[23]. Plusieurs autres auteurs semblent s’accorder pour dire qu’il n’est d’autre critère que la bonne conduite[24]. Voilà qui paraît également concorder avec l’opinion de l’un des plus grands experts constitutionnels canadiens, W. P. M. Kennedy, qui a dit :
[traduction] Les juges des cours supérieures restent en fonction durant bonne conduite, et ils ne sont révocables que par le gouverneur général sur une adresse du Sénat et de la Chambre des Communes[25]. [Je souligne.]
b) L’inaptitude empêche-t-elle de rester en fonction durant bonne conduite?
En tant que juge de première instance, je dois me borner aux faits de l’affaire dont je me trouve effectivement saisi, laquelle concerne la décision particulière faisant l’objet de contrôle judiciaire. Le comité d’enquête a confirmé qu’en se prononçant sur la question de savoir si un juge peut constitutionnellement être révoqué pour cause d’inaptitude, ce qu’il envisageait était « une incapacité permanente et non temporaire »[26]. Les conclusions du comité sur la validité de ses actes et des dispositions de la Loi sur les juges doivent, je crois, être considérées dans ce contexte-là, c’est-à-dire que l’inaptitude permanente d’un juge justifierait, du point de vue constitutionnel, la révocation de celui-ci, et que c’est là la nature de l’allégation sur laquelle se penchera le comité.
Cela étant, je souscris en toute déférence à l’avis unanime du comité d’enquête que :
Même si l’on acceptait que le seul motif de révocation sur adresse parlementaire conjointe est le manquement à la bonne conduite, celui-ci s’étendrait au-delà de l’« inconduite » pour inclure l’« inexécution des fonctions » ou l’inaptitude à remplir ses fonctions[27].
Or, il n’existe aucune jurisprudence canadienne qui fasse autorité sur cette question; celle-ci ne fait d’ailleurs l’objet d’aucune analyse poussée dans la doctrine que l’on a portée à mon attention.
Même en ce qui concerne l’interprétation de The Act of settlement, 1700, il règne une certaine confusion quant à ce que signifie la bonne conduite et quant à ce qui constitue un manquement à celle-ci. Le vénérable Todd a dit, dans un passage déjà cité plus haut :
[traduction] La nomination durant bonne conduite crée, sur le plan juridique, un domaine viager à l’égard des fonctions auquel il ne peut être mis fin que pour inaptitude du titulaire due à une invalidité mentale ou physique, ou pour manquement à la bonne conduite. Mais à l’instar de tout domaine conditionnel, le titulaire peut en être déchu pour manquement à la condition dont il est assorti, soit, en d’autres termes, pour inconduite[28] [Je souligne.]
Comme l’a fait observer le comité d’enquête, ce passage est « difficile à comprendre »[29]. Le comité a proposé une interprétation suivant laquelle deux éléments entreraient en jeu : premièrement, il y a lieu à révocation lorsque le titulaire de la charge est inapte pour cause d’invalidité mentale ou physique ou est par ailleurs incapable de remplir ses fonctions (manquement à la bonne conduite); deuxièmement, le titulaire peut se voir « déchu » de sa charge pour « inconduite ». Parmi les motifs de révocation, Todd semble distinguer entre l’inaptitude et le manquement à la bonne conduite, car il sépare les deux concepts par la conjonction ou. Il convient cependant de souligner qu’il ne considère pas comme synonymes le « manquement à la bonne conduite » et l’« inconduite ». Quoique l’inconduite, explique-t-il par la suite, paraisse comporter un acte délibéré susceptible d’entraîner la déchéance de la charge, il semble exister des situations où il n’y a peut-être aucun acte délibéré, qui constitueraient des manquements à la bonne conduite et qui donneraient lieu à la révocation. Que le passage en question soit effectivement difficile se trouve confirmé par l’interprétation qu’en donne le professeur Lederman. Selon lui, Todd a voulu dire que :
[traduction] … le titulaire manque à la « bonne conduite », c’est-à-dire qu’il ne « se comporte pas bien dans l’exercice de ses fonctions », en raison de son « inaptitude due à une invalidité mentale ou physique » tout autant que par les moyens délibérés qui ont été mentionnés[30].
Le professeur Lederman semble donc considérer comme se valant l’inaptitude et le manquement à la bonne conduite, même si Todd parle en fait de révocation pour « inaptitude du titulaire due à une invalidité … ou pour manquement à la bonne conduite ».
Quoi qu’il en soit, Todd et Lederman laissent fortement entendre qu’on pourrait ne pas satisfaire à l’exigence de bonne conduite sans qu’il n’y ait inconduite délibérée, même sous le régime de The Act of Settlement, 1700. Pareille interprétation me paraît tout à fait indiquée de nos jours en ce qui concerne le paragraphe 99(1) de la Loi constitutionnelle de 1867, du moins dans la mesure où l’inaptitude permanente pourrait entraîner soit un manquement à la bonne conduite, soit, comme l’a dit le comité, l’« inexécution des fonctions ». C’est l’interprétation la plus propre à réaliser l’objet de l’indépendance judiciaire, qui est de faire en sorte non seulement que le public soit servi au moyen de décisions rendues sans distinction de personnes, mais qu’il soit servi tout simplement. J’adopte sur ce point les propos tenus par le comité d’enquête :
Nous sommes d’avis que, pour que la confiance du public dans l’administration de la justice soit maintenue, il importe que le titulaire d’un poste de juge ne soit pas, de façon permanente, inapte à remplir les fonctions de juge[31].
En même temps, cette interprétation offre aux juges une protection suffisante contre toute menace illégitime de révocation. Pourvu que le critère pour déterminer s’il y a lieu à révocation pour cause d’invalidité se limite à l’invalidité permanente, je crois qu’il s’agit là d’un critère suffisamment objectif à appliquer par les deux Chambres du Parlement. Ainsi, on ne sera pas tenté de faire des allégations d’inaptitude temporaire. Il est par ailleurs inconcevable que les deux Chambres du Parlement déclarent un juge inapte en permanence sans disposer d’une preuve médicale concluante.
Or, si l’interprétation en question nécessite une atténuation du sens du mot « invalidité » à l’alinéa 65(2)a) de la Loi sur les juges, je suis disposé à atténuer. Au cours des débats devant moi, on n’a pas abordé explicitement ce point, quoique l’avocat du requérant ait donné à entendre que le mot « invalidité » était en soi de portée trop large. Il n’était toutefois pas prêt à concéder que n’importe quel type d’invalidité devrait justifier la révocation.
De plus, il me semble qu’interpréter l’expression « bonne conduite » comme excluant l’inexécution des fonctions imputable à l’invalidité s’accorde avec l’interprétation que lui donne le Parlement lui-même à l’article 69 [mod. par L.C. 1992, ch. 1, art. 144] de la Loi sur les juges. Le paragraphe 69(1) prescrit ce qui suit concernant le Conseil canadien de la magistrature :
69. (1) Sur demande du ministre, le Conseil enquête aussi sur les cas de révocation—pour les motifs énoncés au paragraphe 65(2)—des titulaires de poste nommés à titre inamovible aux termes d’une loi fédérale … [Je souligne.]
L’alinéa 65(2)a) prévoit évidemment que le Conseil peut recommander la révocation d’un juge qui, d’après lui, « est inapte à remplir utilement ses fonctions pour … [cause d’]invalidité ». Cela prouve donc que, selon le Parlement lui-même, l’inaptitude due à l’invalidité constitue un manquement à la bonne conduite ou l’« inexécution des fonctions », puisque la procédure visée à l’article 69 ne s’applique qu’aux personnes nommées à titre inamovible. Voilà qui devrait nous indiquer comment les deux Chambres du Parlement exerceraient leur pouvoir de révocation de juges pour manquement à la bonne conduite.
Je suis en conséquence d’avis qu’un juge d’une cour supérieure qui se trouve dans un état d’inaptitude permanente le rendant incapable de remplir ses fonctions peut constitutionnellement faire l’objet d’une déclaration qu’il a manqué à la bonne conduite.
(2) Le Parlement a-t-il fait au Conseil ou au comité de celui-ci une délégation invalide des pouvoirs conférés par le paragraphe 99(1)?
Sur cette question, le requérant fait valoir essentiellement ce qui suit :
[traduction] C’est au Parlement qu’il incombe d’engager, de présider et de conduire toute procédure liée à la révocation d’un juge d’une cour supérieure[32].
Cet argument comporte au fond deux volets : d’une part, l’article 99 n’investit pas le Parlement du pouvoir de légiférer, comme il l’a fait aux articles 63 à 65 de la Loi sur les juges, pour permettre au Conseil canadien de la magistrature de tenir une enquête portant sur la révocation éventuelle d’un juge et de recommander sa révocation; d’autre part, la fonction que l’article 99 de la Constitution attribue aux deux Chambres du Parlement est juridictionnelle et ne saurait en conséquence faire l’objet d’une délégation puisque cela irait à l’encontre du principe delegatus non potest delegare. Le comité d’enquête, en rejetant des arguments analogues avancés par le requérant, a conclu que le Parlement détient bel et bien le pouvoir de légiférer relativement à la révocation de juges nommés par le fédéral, que rien ne l’empêche de confier certaines procédures préliminaires à une autre instance et qu’il n’y a pas de délégation illégale parce que, sur le double plan juridique et pratique, c’est en dernière analyse le Parlement qui détient le pouvoir de décider de la révocation d’un juge. Le comité a poursuivi en énonçant et en approuvant ce qu’il considérait comme une « solide raison d’ordre public [permettant] l’introduction dans la procédure de révocation [d’] un élément judiciaire »[33].
En toute déférence, je souscris aux conclusions constitutionnelles du comité d’enquête, quoique pour des motifs qui peuvent à certains égards différer.
Je suis en effet convaincu que le Parlement est investi du pouvoir d’adopter, comme il l’a fait, des dispositions relatives à la révocation des juges. Il y a presque quarante ans, le professeur Lederman s’est dit d’avis que :
[traduction] … pris ensemble, les articles 96 à 100 inclusivement ont pour effet de conférer implicitement et nécessairement au Parlement le pouvoir législatif relatif à la nomination des juges des cours supérieures provinciales, à la durée de leur charge et à leur révocation, sous réserve des restrictions énoncées dans ces articles[34].
Il se dégage « implicitement » aussi que les assemblées législatives provinciales ne détiennent aucun pouvoir législatif en la matière, point de vue qu’a récemment confirmé et développé le juge La Forest dans des opinions incidentes exprimées dans l’arrêt MacKeigan c. Hickman[35] de la Cour suprême. En effet, le juge La Forest s’est dit d’avis que, puisque les questions comme celle de la révocation des juges des cours supérieures échappent à la compétence des législateurs provinciales, le Parlement peut légiférer dans ces domaines grâce à son pouvoir résiduel, conféré par l’article 91 de la Loi constitutionnelle de 1867, de légiférer « relativement à toutes les matières ne tombant pas dans les catégories de sujets par la présente loi exclusivement assignés aux législatures des provinces ». Il a en outre dit que le pouvoir particulier de révocation, dont le paragraphe 99(1) investit les deux Chambres du Parlement, n’empêche pas celui-ci de prévoir des mécanismes :
… permettant de traiter d’enquêtes ou de plaintes relatives à l’exercice de fonctions judiciaires qui ne sont pas assez sérieuses pour justifier des procédures de révocation, ou pouvant précéder ou faciliter la conduite de ces procédures sans toutefois empêcher leur bon fonctionnement ou les remplacer en réalité[36].
Faisant mien ce raisonnement, je conclus que le Parlement avait le pouvoir d’adopter les dispositions en cause de la Loi sur les juges.
Par ailleurs, je ne crois pas qu’en exerçant ce pouvoir le Parlement ait fait une délégation illégale des fonctions mêmes que lui attribuait le paragraphe 99(1). On se heurte à un problème fondamental d’ordre conceptuel lorsqu’on essaye d’appliquer au Parlement la maxime delegatus non potest delegare, c’est-à-dire que le délégué ne saurait lui-même déléguer. De qui, peut-on se demander, le Parlement du Canada est-il le délégué? Je croyais en fait que l’idée voulant que les assemblées législatives canadiennes soient les « délégués » du Parlement impérial, qui les avait créées ou maintenues au moyen de la Loi constitutionnelle de 1867 , avait été enterrée il y a plus d’un siècle par le Comité judiciaire du Conseil privé dans l’affaire Hodge v. Reg., où, invoquant la maxime delegatus non potest delegare, on a fait valoir que l’assemblée législative de l’Ontario ne pouvait déléguer à un bureau des commissaires aux permis le pouvoir d’adopter des résolutions réglementant les tavernes et les magasins. Sir Barnes Peacock, se prononçant au nom du Comité judiciaire, a écrit :
[traduction] Toutefois, il semble évident à leurs Seigneuries que l’objection ainsi soulevée par les appelants repose sur une conception tout à fait erronée du caractère et de la situation réels des législatures provinciales. Celles-ci ne sont en aucune façon les délégués du Parlement impérial; elles n’agissent pas non plus en vertu d’aucun mandat reçu de ce dernier. En décrétant que l’Ontario avait droit à une législature et qu’il appartenait en exclusivité à son Assemblée législative d’adopter des lois pour la province et pour des fins provinciales relativement aux catégories de sujets énumérés à l’article 92, l’Acte de l’Amérique du Nord britannique lui conféra, non pas des pouvoirs qu’elle était censée exercer par délégation ou en qualité de représentant du Parlement impérial, mais une autorité aussi complète et aussi vaste, dans les limites prescrites par l’article 92, que le Parlement impérial, dans la plénitude de ses attributions, possédait et pouvait conférer. Dans les limites des sujets précités et à l’intérieur de ce cadre, la législature locale est souveraine et possède le même pouvoir que le Parlement impérial ou le Parlement du Dominion aurait, dans des circonstances analogues, de déléguer à une institution municipale ou à un organisme de sa création le pouvoir d’adopter des règlements ou résolutions quant aux sujets mentionnés dans la loi, en vue de la mise en vigueur et de l’application de ladite mesure[37]. [Je souligne.]
Or, s’il en est ainsi des législatures provinciales, il doit à plus forte raison, comme le laisse entendre le passage précité, en être de même du Parlement du Canada, qui s’est vu conférer la totalité des pouvoirs législatifs résiduels afférents au Canada qui n’ont pas fait l’objet d’une attribution expresse aux provinces. Je ne connais aucune décision faisant jurisprudence qui soit venue renverser ou modifier sur ce point l’arrêt Hodge.
Mais, soutient le requérant, l’arrêt Hodge porte sur la délégation du pouvoir législatif, tandis que ce dont il s’agit aux articles 63 à 65 de la Loi sur les juges est la délégation d’une fonction juridictionnelle du Parlement, et l’arrêt Hodge ne traite pas de la délégation de telles fonctions. Bien que le comité d’enquête lui-même qualifie de fonction de prise de décision la fonction en cause exercée par le Parlement[38], en toute déférence, j’ai bien du mal à la qualifier ainsi. J’écarte d’emblée toutes les descriptions lyriques qu’on m’a faites au nom du requérant et qui dépeignent la Chambre des communes et le Sénat comme la [traduction] « Haute Cour du Parlement ». Appliquée au Parlement à Westminster, cette appellation possède une certaine pertinence historique, qu’elle conserve d’ailleurs sous une forme vestigiale. En effet, le Parlement britannique a pris naissance dans la Curia Regis, dont tirent leur origine bien des tribunaux et où se mêlaient les pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire. Aux stades initiaux de son évolution, le Parlement faisait effectivement, parfois, office de tribunal ordinaire. Quelques vestiges de cette fonction judiciaire subsistent encore à Westminster, particulièrement au sein du Comité de la Chambre des lords qui constitue le tribunal d’appel de dernier recours ainsi que dans certains rôles archaïques joués par la Chambre des lords, notamment dans le cas de procès intentés aux pairs. Tout cela n’a cependant pas la moindre pertinence en ce qui concerne le Parlement du Canada, qui est issu, entièrement, de la Loi constitutionnelle de 1867. Ce qu’il importe encore plus de signaler, c’est que de très graves conséquences pourraient s’ensuivre si la fonction remplie par les deux Chambres en vertu du paragraphe 99(1) était qualifiée de « juridictionnelle ». On peut s’imaginer, par exemple, le cas où un juge dont la révocation était demandée par des résolutions des deux Chambres alléguerait l’illégalité de cette révocation en invoquant le principe selon lequel [traduction] « qui statue doit entendre » et en faisant valoir que les membres de chaque Chambre qui ont voté en faveur de la résolution n’avaient pas tous entendu la totalité de la preuve produite contre lui. Il est difficile en effet de concevoir qu’une audience puisse se dérouler devant chaque Chambre siégeant en séance plénière, peut-être sur une période de plusieurs semaines, sans que ne s’absentent quelques-uns de ceux qui pourraient finalement voter relativement à la résolution, s’en remettant alors au Hasard pour savoir ce qui s’était passé pendant leur absence. Chose certaine, la thèse de la fonction « juridictionnelle » mettrait en doute le droit du Parlement de charger même son propre comité spécial—et c’est là, d’après le requérant, la bonne façon de procéder—d’entendre la preuve et les arguments et de faire rapport à la Chambre siégeant en séance plénière. Or, si le requérant a raison de dire que l’article 99 attribue effectivement une fonction juridictionnelle aux deux Chambres et que les fonctions juridictionnelles ne sont pas susceptibles de délégation, on voit mal comment la tenue d’une audience pourrait être confiée à un comité spécial. De plus, dans un cas où les « juges » sont quelque 400 personnages politiques, on peut imaginer des possibilités infinies qu’on soulève la partialité appréhendée, l’intérêt, la prise de position, en public et avant l’audience, en faveur d’une conclusion particulière, etc.
Il y a en conséquence danger à qualifier de « juridictionnel » le rôle joué par les deux Chambres du Parlement en vertu de l’article 99. Sous certains aspects, la fonction ainsi exercée s’apparente certes à une procédure judiciaire. Les deux Chambres—conformément à mes conclusions précédentes—devraient surtout examiner si le juge en question a manqué à la bonne conduite. Ce faisant, elles doivent, tout comme un tribunal, se borner à appliquer aux faits un critère particulier prescrit par la Constitution pour déterminer s’il y a lieu à révocation; elles n’ont pas toute latitude de choisir n’importe quel motif qui leur semble justifier la révocation. Il ne s’agit donc pas d’un processus de caractère législatif. La décision de révocation ne saurait pas non plus être considérée comme une mesure législative puisque le processus consiste dans l’adoption d’une résolution demandant au gouverneur général d’agir; il n’est nullement question de l’adoption d’un texte législatif. À cet égard, le processus n’a rien d’unique, car l’amendement de la Constitution se fait aussi maintenant par voie de résolutions adoptées par les deux Chambres et par les assemblées législatives des provinces[39]. Il y a en fait peu d’avantages, et passablement de danger, à donner un qualificatif particulier à des fonctions spéciales de ce genre confiées aux deux Chambres du Parlement.
Même à supposer que l’article 99 confère un pouvoir judiciaire aux deux Chambres, les articles 63 à 65 de la Loi sur les juges ne sont nullement attributifs d’une fonction juridictionnelle au Conseil canadien de la magistrature ou à ses comités. Le Conseil peut certes charger un comité de la tenue d’une enquête pour déterminer s’il y a lieu de révoquer un juge, mais doit en dernière analyse s’en tenir à « recommander » la révocation au ministre de la Justice. Or, pouvoir de recommander n’emporte pas pouvoir de rendre une décision ayant force obligatoire[40]. Il faut assurément comme condition fondamentale de l’exercice d’une fonction juridictionnelle que le tribunal en question soit investi du pouvoir de rendre des décisions ayant force obligatoire. Ce pouvoir, le Parlement ne l’a conféré ni au Conseil canadien de la magistrature ni au comité d’enquête. Par conséquent, même si on pouvait dire du Parlement qu’il remplit une fonction juridictionnelle, c’est une fonction qui n’a fait l’objet d’aucune délégation. Qui plus est, même à supposer que le pouvoir accordé au comité soit juridictionnel, il pourrait tout de même surgir certains problèmes d’ordre pratique dans des cas particuliers. Je passe sous silence les situations, comme celle qui se présente en l’espèce, où une plainte est portée par un membre du Conseil canadien de la magistrature qui, lui, choisit parmi ses propres membres la majorité des membres du comité[41]. Je signale toutefois quelques objections possibles pouvant être opposées au fait qu’il soit « statué » sur une plainte qu’a portée le ministre de la Justice en vertu du paragraphe 63(1), celui-ci étant habilité par le paragraphe 63(3) à nommer spécialement pour entendre sa propre plainte assez d’avocats pour former la majorité du comité d’enquête. Or, s’il s’agissait de rendre une décision juridictionnelle, ce genre de structure ne pourrait être considérée comme constituant un tribunal indépendant, même si on se plaçait dans un contexte militaire[42]. Voilà qui vient donc renforcer le point de vue suivant lequel le Parlement n’a jamais voulu que le comité d’enquête joue un rôle juridictionnel.
En outre, je ne retiens pas l’argument du requérant voulant que l’arrêt Hodge ne s’applique pas à la délégation par le Parlement de pouvoirs autres que législatifs. Même à supposer que l’article 99 confère certains pouvoirs juridictionnels au Parlement et que celui-ci les ait délégués, la maxime delegatus non potest delegare ne s’applique pas de toute façon. En effet, l’arrêt Hodge v. Reg. pose comme principe fondamental que le Parlement du Canada n’est le délégué ni du Parlement impérial ni de quelque autre institution en ce qui concerne l’exercice des pouvoirs dont l’investit la Loi constitutionnelle de 1867. Le Parlement du Canada détient en conséquence le pouvoir souverain de déléguer n’importe laquelle de ses fonctions.
Le Parlement est, bien entendu, soumis à des restrictions quant à ce qu’il peut faire à cet égard. De toute évidence, il ne saurait transférer ses pouvoirs à une législature provinciale ni se voir transférer les pouvoirs de celle-ci, car la Constitution prescrit le partage des compétences entre ces deux paliers de gouvernement[43]. Il ne peut pas non plus, par exemple, prévoir l’adoption de lois sans le concours de chacune des trois composantes du Parlement suivant la Constitution, à savoir le gouverneur général, le Sénat et la Chambre des communes[44]. J’estime donc, en toute déférence, qu’il convenait que le comité d’enquête se penche sur la question de savoir si le Parlement avait renoncé en faveur du Conseil canadien de la magistrature aux fonctions que lui attribuait l’article 99. L’avocat du requérant a tenu pour non pertinente la question de la renonciation parce que, selon lui, c’était la délégation illégale qui était en cause et il peut y avoir délégation illégale même si, en dernière analyse, le délégant n’a pas renoncé à son pouvoir. Pour les motifs déjà exposés, je juge inapplicable la maxime delegatus non potest delegare, mais je pense qu’il est nécessaire de s’assurer que le Parlement n’a pas renoncé au pouvoir que l’article 99 confère expressément aux deux Chambres du Parlement. Comme le comité d’enquête, je suis convaincu que le Parlement ne l’a pas fait. Il appartient au Conseil canadien de la magistrature de recommander la révocation, mais c’est au Parlement, finalement, de décider s’il y a lieu de recourir au seul mécanisme de révocation que prévoit la Constitution, à savoir l’adresse des Chambres du Parlement. Rien dans la Loi sur les juges n’empêche le Parlement d’envisager la révocation d’un juge sans recommandation émanant du Conseil. De fait, l’article 71 de la Loi sur les juges conserve explicitement le pouvoir du Parlement dans ce domaine. Pour ce qui est de l’argument voulant que, du point de vue pratique, le Parlement ne puisse refuser de donner suite à la recommandation du Conseil canadien de la magistrature, je crois qu’il est purement conjectural, car, entre autres choses, il ne tient pas compte des grandes possibilités d’inertie dans un cas où se manifeste parmi les parlementaires peu d’enthousiasme pour la prise d’une décision donnée.
Le requérant a formulé certaines critiques, portant essentiellement sur le processus d’enquête prévu par la Loi sur les juges, processus auquel il reproche notamment le fait que, en théorie du moins, il expose les juges aux plaintes de tout le monde, y compris les plaideurs mécontents ou les personnes mues par la [traduction] « malveillance ou le désir de se venger ». De telles plaintes peuvent être prises en charge par le Conseil canadien de la magistrature et examinées publiquement devant un comité d’enquête. Ce genre d’audience peut se tenir à huis clos, « sauf ordre contraire du ministre ». Théoriquement à tout le moins, la réputation du juge peut être gravement compromise du seul fait de la tenue d’une enquête, indépendamment de la décision rendue. Ce sont là des préoccupations importantes en ce qui concerne le fonctionnement éventuel du système, même si, dans les faits, le Conseil a mis en place de nombreuses sauvegardes. Mais, pareilles critiques mettent en doute, tout au plus, le caractère judicieux des dispositions particulières de la Loi sur les juges dont il s’agit, et non pas leur constitutionnalité.
Le comité d’enquête ainsi que l’avocat du Conseil canadien de la magistrature devant moi ont également estimé pertinent ce qu’ils ont considéré comme certains avantages du système en question. Je me permets donc quelques observations sur ce point. Il est frappant que le paragraphe 63(3) de la Loi sur les juges autorise le Conseil, lorsque celui-ci juge opportun la tenue d’une enquête, à nommer au comité autant de ses membres que bon lui semble. Les membres du Conseil sont, à quelques rares exceptions près[45], tous des juges en chef. À ce comité peuvent être adjoints, par le ministre de la Justice, autant de membres qualifiés du barreau qu’il juge bon de nommer. Aucune disposition ne prévoit la nomination d’un juge puîné à un tel comité. On en est réduit aux conjectures quant à la raison d’être de cette structure, qui semble s’inspirer de modèles. Sans minimiser le moindrement l’importance du rôle et des responsabilités des juges en chef ni l’ampleur de l’expérience et de la sagesse qu’ils peuvent apporter à l’accomplissement des travaux de ce genre de comités, il semble fort étrange que, dans ce contexte, le point de vue des juges puînés soit considéré comme moins utile que, par exemple, celui des avocats choisis spécialement par le ministre de la Justice pour faire partie du comité. L’avocat du Conseil canadien de la magistrature a invoqué à l’appui de la position de celui-ci en faveur du système actuel certaines déclarations internationales touchant la révocation de juges. Par exemple, la Déclaration universelle sur l’indépendance de la justice de 1983 porte que la procédure de révocation doit être
engagée devant un tribunal ou un conseil composé en majorité de membres de la magistrature choisis par leurs pairs.
L’Association internationale du barreau a adopté en 1982 un Code fixant des normes minimales en matière d’indépendance judiciaire, qui prescrit que les législatures peuvent être investies du pouvoir de révoquer les juges, mais qu’il est
préférable que ce pouvoir ne s’exerce que sur recommandation d’une commission judiciaire.
Le système canadien permet certes à des juges de prendre part à ce processus, mais les actes internationaux ne semblent pas limiter aux seuls juges en chef cette participation.
Dispositif
Dans mon ordonnance du 6 mai 1994, j’ai en conséquence permis que l’enquête suive son cours, mais en exigeant que l’on tienne compte du fait qu’un juge ne peut être révoqué que pour manquement à la bonne conduite et que l’inexécution des fonctions de juge pour cause d’invalidité permanente constituerait un tel manquement. La décision du comité a donc été modifiée dans la mesure où elle était incompatible avec cette conclusion. Je me suis refusé à toute déclaration ou décision dont la portée aurait dépassé les besoins du cas particulier dont se trouvait saisi le comité d’enquête en l’espèce.
Suivant la Règle 1618 [édictée par DORS/92-43, art. 19], les dépens ne pouvaient être adjugés que s’il existait des « raisons spéciales » et comme aucune ne m’a été signalée, il n’y a pas eu d’adjudication de dépens.
[1] L.R.C. (1985), ch. J-1.
[2] 30 & 31 Vict., ch. 3 (R.-U.) [mod. par la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.), annexe de la Loi constitutionnelle de 1982, no 1 [L.R.C. (1985), appendice II, no 5]].
[3] L.R.C. (1985), ch. F-7 [mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 1].
[4] [1994] 2 C.F. 447 (C.A.).
[5] Voir, p. ex., Valente c. La Reine et autres, [1985] 2 R.C.S. 673, aux p. 689 à 694; Beauregard c. Canada, [1986] 2 R.C.S 56, aux p. 71 à 76.
[6] Dans l’arrêt Valente, précité, aux p. 694 à 712, le juge Le Dain a précisé trois éléments essentiels de l’indépendance judiciaire : (1) l’inamovibilité, ce dont il est question en l’espèce; (2) la sécurité financière; (3) l’indépendance institutionnelle relativement aux questions administratives qui ont directement un effet sur l’exercice des fonctions judiciaires.
[7] Kurland, « The Constitution and the Tenure of Federal Judges : Some Notes from History » (1969), 36 U. Chi. L. Rev. 665, à la p. 698, cité par Kaufman, « Chilling Judicial Independence », (1979), 88 Yale L.J. 681, à la p. 690.
[8] Constitutional Law of Canada (3e éd., complétée), Toronto : Carswell, 1992, vol. 1, aux p. 7 à 9.
[9] 12 & 13 Will. III, ch. 2, art. 3 (R.-U.).
[10] Shimon Shetreet, Judges on Trial, 1976, aux p. 92, 93 et 94; W. R. Lederman, « The Independence of the Judiciary » (1956), 34 R. du B. can. 769, à la p. 787; Peter Russell, The Judiciary in Canada : The Third Branch of Government, 1987, à la p. 176; Sir Kenneth Roberts-Wray, Commonwealth and Colonial Law, 1966, aux p. 486 et 487; S. A. de Smith, Constitutional and Administrative Law, 1973, 2e éd., aux p. 373 et 374; Wade, Constitutional Law (1970, 8e éd.), à la p. 329; Sir William R. Anson, The Law and Custom of the Constitution 4e éd. par A. B. Keith, 1935, vol. II, à la p. 235; R. Brazier, Constitutional Practice (1988), à la p. 252.
[11] Une édition souvent citée s’intitule On Parliamentary Government in England, 2e éd, 1889.
[12] Ibid., vol. 2, à la p. 857.
[13] Ibid., vol. 2, à la p. 858.
[14] Ibid., vol. 2, à la p. 860.
[15] Lederman, précité, note 10, aux p. 1150 à 1158.
[16] Cité dans Landreville c. La Reine, [1977] 2 C.F. 726 (1re inst.), à la p. 740.
[17] Décision, à la p. 28.
[18] Valente, précité, note 5, à la p. 695.
[19] [1930] A.C. 124 (C.P.).
[20] Ibid., aux p. 134 à 136.
[21] Décision, à la p. 36.
[22] Ibid., à la p. 40.
[23] Note 8 ci-dessus et le texte qui l’accompagne.
[24] Voir, p. ex., Heard, Canadian Constitutional Conventions : the Marriage of Law and Politics (1991), à la p. 121; Mallory, The Structure of Canadian Government (éd. rev.), à la p. 318; Cheffins et Tucker, The Constitutional Process in Canada, 2e éd., aux p. 98 et 99.
[25] The Constitution of Canada 1534-1937 2e éd., 1938, à la p. 394.
[26] Décision, à la p. 24.
[27] Décision, à la p. 41.
[28] Note 10 ci-dessus, à la p. 857.
[29] Décision, à la p. 27.
[30] Note 10 ci-dessus, à la p. 787.
[31] Décision, à la p. 40.
[32] Exposé des points d’argument, au. par. 67.
[33] Décision, aux p. 21 et 22, al. e).
[34] Note 10 ci-dessus, à la p. 1160.
[35] [1989] 2 R.C.S. 796, aux p. 811 et 812.
[36] Note 35 ci-dessus.
[37] (1883-84), 9 A.C. 117 (C.P.), à la p. 132.
[38] Voir, p. ex., les p. 17, 19, 21.
[39] Voir la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44] art. 38, 41, 43, etc.
[40] Thomson c. Canada (Sous-ministre de l’Agriculture), [1992] 1 R.C.S. 385.
[41] Le règlement administratif du Conseil prévoit en fait que les membres du Comité sur la conduite des juges qui font l’examen préliminaire d’une plainte ne peuvent être nommés au comité d’enquête, ni les membres éventuels de celui-ci participer aux délibérations du Conseil relatives à cette plainte.
[42] Voir R. c. Généreux, [1992] 1 R.C.S. 259, aux p. 302 à 304.
[43] A.G. for Canada v. A.G. for Nova Scotia, [1951] R.C.S. 31.
[44] Cf. Initiative and Referendum Act, In re, [1919] A.C. 935 (C.P.).
[45] Voir l’art. 59(4) de la Loi, la disposition prévoyant le choix d’un membre « suppléant » par les différents juges en chef.