[1994] 3 C.F. 662
T-2233-89
Alexander Ernest Sutherland et Sharon Gay Sutherland (demandeurs)
c.
Sa Majesté la Reine du Chef du Canada (défenderesse)
T-123-91
Gunda Mary King (demanderesse)
c.
Sa Majesté la Reine (défenderesse)
Répertorié : Sutherland c. Canada (1re inst.)
Section de première instance, juge McKeown—Ottawa, 21 mars; Toronto, 26 mai 1994.
Droit constitutionnel — Charte des droits — Droits à l’égalité — L’art. 31(1) de la Loi sur la pension de retraite des Forces canadiennes et l’art. 26d) et e) de la Loi sur la continuation de la pension des services de défense refusent le bénéfice de l’allocation au survivant au conjoint ayant épousé un pensionné après que celui-ci a atteint l’âge de 60 ans ou après qu’il a pris sa retraite — Aucune contradiction avec l’art. 15 de la Charte — Aucune discrimination en raison de l’âge ou du sexe — L’art. 15 n’a trait qu’aux caractéristiques personnelles — La Loi a pour unique objet la maîtrise de coûts — La distinction posée n’est pas fondée sur une caractéristique personnelle, mais sur le statut professionnel du pensionné qui se marie après avoir atteint l’âge de 60 ans — L’âge de 60 ans est simplement une sorte d’âge théorique de la retraite permettant de déterminer les droits à pension — Impossibilité de se livrer à une analyse comparative, les groupes à comparer étant composés uniquement de femmes, c’est-à-dire celles à qui profitera surtout l’élimination des restrictions d’admissibilité à l’allocation au conjoint, ou celles davantage susceptibles de pâtir des restrictions imposées — Les demandeurs n’ont pas su démontrer que le groupe de femmes en question sont désavantagées d’une manière générale, pas plus qu’ils n’ont su établir l’existence d’un lien entre les distinctions au niveau du traitement et les désavantages subis — La distinction entre le groupe de femmes ayant épousé des retraités qui avaient plus de 60 ans et le groupe de femmes qui épousent des retraités qui n’ont pas encore atteint l’âge de 60 ans n’est pas fondée sur le sexe — Aucune preuve d’inégalité entre le groupe des femmes « plus âgées » qui épousent des hommes déjà retraités et le groupe de femmes « moins âgées » qui épousent des hommes qui n’ont pas encore pris leur retraite.
Pensions — L’art. 31(1) de la Loi sur la pension de retraite des Forces canadiennes et l’art. 26d) et e) de la Loi sur la continuation de la pension des services de défense refusent le bénéfice de l’allocation au survivant au conjoint ayant épousé un pensionné après que celui-ci a atteint l’âge de 60 ans ou après qu’il a pris sa retraite — Aucune discrimination en raison de l’âge ou du sexe — Les restrictions fondées sur l’âge sont nées du besoin de maîtriser les coûts — La distinction n’est fondée que sur la situation professionnelle du pensionné qui se marie après avoir atteint l’âge de 60 ans — La limite d’âge de 60 ans est simplement une sorte d’âge théorique de la retraite permettant de déterminer le statut professionnel de l’intéressé et les droits qui en découlent au niveau de la pension de retraite.
Forces armées — L’art. 31(1) de la Loi sur la pension de retraite des Forces canadiennes et l’art. 26d) et e) de la Loi sur la continuation de la pension des services de défense refusent le bénéfice de l’allocation au survivant au conjoint ayant épousé un pensionné après que celui-ci a atteint l’âge de 60 ans ou après qu’il a pris sa retraite — Aucune discrimination en raison de l’âge et du sexe — Les restrictions d’âge ainsi posées sont nées du besoin de maîtriser les coûts — La distinction est fondée sur le statut professionnel du pensionné qui se marie après avoir atteint l’âge de 60 ans — La limite d’âge de 60 ans est une sorte d’âge théorique de la retraite permettant de déterminer les droits à pension.
Il s’agissait d’actions visant à faire déclarer que le paragraphe 31(1) de la Loi sur la pension de retraite des Forces canadiennes et les alinéas 26d) et e) de la Loi sur la continuation de la pension des services de défense sont contraires à l’article 15 de la Charte. Le paragraphe 31(1) de la Loi sur la pension de retraite des Forces canadiennes refusait le bénéfice de l’allocation au survivant au conjoint ayant épousé le pensionné après que celui-ci a atteint l’âge de 60 ans sauf si le pensionné est devenu ou est demeuré contributeur au fonds de pension. Mme Sutherland a épousé M. Sutherland en 1983 alors qu’il avait 63 ans et recevait une pension en vertu de la LPRFC. Si donc elle survit à son mari, elle n’aura pas droit à l’allocation au conjoint. Les alinéas 26d) et e) de la Loi sur la continuation de la pension des services de défense refusent le bénéfice de l’allocation au survivant au conjoint ayant épousé le pensionné après que celui-ci a atteint l’âge de 60 ans ou après qu’il a pris sa retraite. Mme King a épousé M. King en 1970 alors qu’il avait 65 ans et touchait déjà une pension de retraite en vertu de la LCPSD. Après le décès de M. King en 1990, Mme King a déposé une demande de prestations au survivant au titre de la LCPSD. Sa demande fut rejetée en vertu des alinéas 26d) et e) étant donné qu’à l’époque où elle a épousé M. King, il était à la fois déjà retraité des Forces canadiennes et âgé de plus de 60 ans. Les demandeurs affirment que ces causes d’exclusion entraînent une discrimination en raison de l’âge et du sexe. La défenderesse estime, pour sa part, que les distinctions posées par la Loi sont fondées sur le statut professionnel du retraité à l’époque de son mariage, ce qui ne constitue pas une caractéristique personnelle. La Couronne a également fait valoir que la limite d’âge de 60 ans, retenue par la LPRFC et la LCPSD, constitue simplement une sorte d’âge théorique de la retraite. Il s’agissait de savoir si les dispositions contestées étaient contraires à l’article 15 de la Charte.
Jugement : les actions doivent être rejetées.
Toute analyse au regard de la Charte est au fond une analyse comparative. Seules les distinctions de nature discriminatoire relèvent de l’article 15 de la Charte qui ne concerne que les caractéristiques personnelles pertinentes. Les restrictions concernant le droit à l’allocation au conjoint survivant sont nées du besoin de maîtriser les coûts et de la nécessité, pour tous les régimes de pension, de pouvoir calculer, à une date donnée, l’étendue de leurs engagements. La distinction posée n’était pas fondée sur une caractéristique personnelle. Elle était fondée sur le statut professionnel du retraité qui se marie après avoir atteint l’âge de 60 ans. Cette distinction est fonction du statut professionnel de l’intéressé avant et après son départ à la retraite, ou avant et après qu’il commence à toucher sa pension. L’âge de 60 ans n’a pas été retenu en tant que caractéristique personnelle, mais comme une sorte d’âge théorique de la retraite permettant de déterminer le statut professionnel de l’intéressé et les droits qui en découlent quant à sa pension de retraite. En l’occurrence, l’âge de 60 ans constitue une caractéristique liée à l’emploi, c’est-à-dire au statut professionnel. N’étant pas une caractéristique personnelle, le statut professionnel ne relève pas de l’article 15 de la Charte.
Pour dire s’il y a discrimination par effet préjudiciable, il faut d’abord décider si les dispositions en cause entraînent un effet préjudiciable pour les femmes par rapport aux hommes. Il faut ensuite chercher à savoir si les dispositions en cause créent une distinction fondée sur la caractéristique personnelle que constitue le sexe. Il faudrait donc que la demanderesse établisse que la distinction en cause avait « pour effet de lui imposer un fardeau, une obligation ou un désavantage qui n’était pas imposé aux autres, ou de lui refuser des possibilités, des bénéfices ou des avantages offerts aux autres, ou de lui en limiter l’accès. » Sur le premier point, les demandeurs cherchèrent à établir que la plupart des conjoints ayant épousé des pensionnés de plus de 60 ans, ou âgés de moins de 60 ans mais ayant tout de même déjà pris leur retraite, sont en fait des femmes. Ainsi, l’élimination des restrictions d’admissibilité à l’allocation au conjoint survivant profiterait surtout aux femmes et, à l’inverse, ce sont les femmes qui ont le plus de chance de pâtir des restrictions ainsi imposées. Mais les femmes sont aussi bien celles qui bénéficient de l’allocation que celles qui se la voient refuser. On ne peut donc pas effectuer d’analyse comparative sur ce point étant donné que, dans les deux cas de figure, les groupes à comparer sont constitués de femmes. La situation économique des femmes âgées vivant seules n’est pas due aux restrictions légales mises en cause en l’espèce. Aucune preuve n’a été produite en ce qui concerne les femmes affectées de manière précise par la restriction en cause. Il ne suffit pas de relever des distinctions dans la manière dont les divers groupes sont traités. La demanderesse n’a pas établi que le groupe en question est désavantagé d’une manière générale, ou établi l’existence d’un lien entre les distinctions au niveau du traitement et les désavantages subis par les membres du groupe en question. En ce qui concerne la deuxième question, la prétendue discrimination entre le groupe des femmes ayant épousé des retraités qui avaient plus de 60 ans et le groupe des femmes qui épousent des retraités qui n’ont pas encore atteint l’âge de 60 ans, n’est pas fondée sur le sexe. Il est impossible que le fardeau, ou l’avantage, revienne aussi bien aux deux sexes. Il ne suffit pas d’affirmer que, le plus souvent, ce sont les femmes qui sont « affectées » par la disposition en cause.
Il n’y a eu aucune discrimination en fonction de l’âge. La limite d’âge de 60 ans prévue dans les textes correspond à une sorte d’âge théorique de la retraite permettant de déterminer le statut professionnel à une date donnée. Il ne s’agit aucunement d’une caractéristique personnelle des retraités de sexe masculin et ne constitue donc pas un motif permettant de conclure à une discrimination en fonction de l’âge. Si la distinction qui s’opère est entre le groupe des femmes « plus âgées » qui épousent des hommes déjà retraités et le groupe des femmes « moins âgées » qui épousent des hommes qui n’ont pas encore pris leur retraite, aucun élément du dossier n’a permis de conclure à une inégalité. Il n’y a donc pas eu lieu de rechercher les caractéristiques personnelles qui seraient, en l’occurrence, à la base de la discrimination.
LOIS ET RÈGLEMENTS
Acte des pensions de la milice de 1901, S.C. 1901, ch. 17, art. 18, 22.
Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44] art. 1, 15.
Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 52.
Loi de la pension du service civil, 1924, S.C. 1924, ch. 69.
Loi des pensions de la milice, S.R.C. 1927, ch. 133.
Loi modifiant certaines lois en matière de pensions et édictant la Loi sur les régimes de retraite particuliers et la Loi sur le partage des prestations de retraite, L.C. 1992, ch. 46, art. 42, 44.
Loi modifiant la Loi des pensions de la milice, S.C. 1946, ch. 59.
Loi sur la continuation de la pension des services de défense, S.R.C. 1970, ch. D-3, art. 25 (mod. par S.C. 1974-75-76, ch. 81, art. 50), 26d),e).
Loi sur la pension de la fonction publique, L.R.C. (1985), ch. P-36.
Loi sur la pension de retraite des Forces canadiennes, S.C. 1959, ch. 21.
Loi sur la pension de retraite des Forces canadiennes, L.R.C. (1985), ch. C-17, art. 2(1), 31(1).
Loi sur le régime de retraite des employés municipaux de l’Ontario, L.R.O. 1990, ch. O.29.
Loi sur les pensions, L.R.C. (1985), ch. P-6.
Loi sur les pensions des services de défense, S.C. 1950, ch. 32.
JURISPRUDENCE
DÉCISIONS APPLIQUÉES :
Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143; (1989), 56 D.L.R. (4th) 1; [1989] 2 W.W.R. 289; 34 B.C.L.R. (2d) 273; 25 C.C.E.L. 255; 10 C.H.R.R. D/5719; 36 C.R.R. 193; 91 N.R. 255; Symes c. Canada, [1993] 4 R.C.S. 695; (1993), 110 D.L.R. (4th) 470; 161 N.R. 243; R. c. Swain, [1991] 1 R.C.S. 933; (1991), 75 O.R. (2d) 388; 71 D.L.R. (4th) 551; 63 C.C.C. (3d) 481; 5 C.R. (4th) 253; 3 C.R.R. (2d) 1; 125 N.R. 1; 47 O.A.C. 81.
DÉCISION MENTIONNÉE :
Brooks c. Canada Safeway Ltd., [1989] 1 R.C.S. 1219; (1989), 59 D.L.R. (4th) 321; [1989] 4 W.W.R. 193; 58 Man. R. (2d) 161; 26 C.C.E.L. 1; 10 C.H.R.R. D/6183; 89 CLLC 17,012; 45 C.R.R. 115; 94 N.R. 373.
ACTIONS tendant à faire déclarer que le paragraphe 31(1) de la Loi sur la pension de retraite des Forces canadiennes et les alinéas 26d) et e) de la Loi sur la continuation des services de défense sont contraires à l’article 15 de la Charte. Les actions sont rejetées.
AVOCATS :
J. J. Mark Edwards et E. Ainslie Benedict pour les demandeurs.
Barbara A. McIsaac, c.r. et Frederick Woyiwada pour la défenderesse.
PROCUREURS :
Nelligan/Power, Ottawa, pour les demandeurs.
Le sous-procureur général du Canada pour la défenderesse.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
Le juge McKeown : Il s’agit de deux actions, intentées séparément contre la Couronne pour contester, sur le fondement de la Charte canadienne des droits et libertés [qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]] (la Charte), certaines dispositions de diverses lois sur les pensions et les régimes de pension. La première action, engagée par Alexander Ernest Sutherland (M. Sutherland) et Sharon Gay Sutherland (Mme Sutherland), visait le paragraphe 31(1) de la Loi sur la pension de retraite des Forces canadiennes, L.R.C. (1985), ch. C-17, et modifications (LPRFC). Cette disposition refuse les prestations au survivant au conjoint ayant épousé le pensionné après que celui-ci a atteint l’âge de 60 ans, à moins que le pensionné n’ait continué à contribuer au fonds de pension. La seconde action, engagée par Gunda Mary King (Mme King), vise les alinéas 26d) et e) de la Loi sur la continuation de la pension des services de défense, S.R.C. 1970, ch. D-3 (LCPSD). Ces deux alinéas refusent les prestations au survivant au conjoint ayant épousé le pensionné après que celui-ci a atteint l’âge de 60 ans ou après qu’il a pris sa retraite. Étant donné la similitude des questions soulevées et des circonstances, les deux actions furent réunies, sur consentement, par ordonnance de Jacques Lefebvre, protonotaire-chef, en date du 25 février 1992.
Les demandeurs affirment que ces clauses d’exclusion entraînent une discrimination en raison de l’âge et du sexe. La question constitutionnelle qui doit être tranchée est de savoir si les dispositions contestées portent atteinte à l’article 15 de la Charte. Si la Cour est d’avis que c’est le cas, elle devra alors dire si la Couronne est parvenue à établir que la justification des restrictions contenues dans les deux textes en cause peut se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique, et que ces deux dispositions peuvent donc être sauvegardées par l’article premier de la Charte.
Deux questions se posent au niveau d’un redressement éventuel. Il s’agit premièrement de savoir si les demandeurs sont en droit d’obtenir un jugement déclaratoire portant que les dispositions en cause sont contraires à l’article 15 de la Charte et qu’elles sont donc, en vertu de l’article 52 de la Loi constitutionnelle de 1982 [annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]], inopérantes. La seconde question, qui n’a trait qu’à l’action engagée par Mme King, est la suivante : dans l’hypothèse où Mme King obtient gain de cause, aura-t-elle droit à la pension de la veuve, telle que définie dans la LCPSD, et si oui, son droit à la pension remonte-t-il au décès de son mari ou prend-il naissance à la date de la présente décision?
Voici les dispositions pertinentes de la Charte, ainsi que l’article 52 de la Loi constitutionnelle de 1982 :
1. La Charte canadienne des droits et libertés garantit les droits et libertés qui y sont énoncés. Ils ne peuvent être restreints que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique.
…
15. (1) La loi ne fait acception de personne et s’applique également à tous, et tous ont droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination, notamment des discriminations fondées sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l’âge ou les déficiences mentales ou physiques.
…
24. (1) Toute personne, victime de violation ou de négation des droits ou libertés qui lui sont garantis par la présente charte, peut s’adresser à un tribunal compétent pour obtenir la réparation que le tribunal estime convenable et juste eu égard aux circonstances.
…
52. (1) La Constitution du Canada est la loi suprême du Canada; elle rend inopérantes les dispositions incompatibles de toute autre règle de droit.
LES FAITS
Les parties ont déposé un exposé conjoint des faits que je vais résumer. M. Sutherland est né en 1920. Il servit dans les Forces canadiennes de 1941 à 1946, puis de 1949 à 1970, lorsqu’il fut libéré honorablement avec le grade de major. Pendant son service dans les Forces, M. Sutherland était, aux termes du paragraphe 2(1) de la LPRFC, « contributeur ». Depuis sa libération, il a droit, au titre de la LPRFC, à des prestations de retraite. Il reçoit actuellement environ 24 485 $ par an. Après sa démobilisation, M. Sutherland prit un emploi dans la Fonction publique du Canada. Il a depuis pris sa retraite et reçoit tous les ans, au titre de la Loi sur la pension de la fonction publique, L.R.C. (1985), ch. P-36, et modifications (la LPFP), 12 333 $. Il touche également des prestations de la Sécurité de la vieillesse et du Régime de pensions du Canada.
Mme Sutherland, elle, est née en 1940. Elle épousa M. Sutherland en 1983, alors qu’elle avait 43 ans et lui, 63 ans. Ils avaient tous deux déjà été mariés puis divorcés. Aux termes du jugement de divorce, M. Sutherland n’a aucune obligation financière envers son ancienne épouse, mais il a assumé l’entière responsabilité pour les enfants nés de son premier mariage. Lorsqu’il s’est remarié, M. Sutherland n’avait pas encore pris sa retraite de la Fonction publique. Depuis son mariage à M. Sutherland, Mme Sutherland travaille en tant qu’intérimaire. Elle cotise à l’assurance-chômage et au Régime de pensions du Canada. Le 1er avril 1992, elle a été admise à participer au régime de pension de son employeur actuel. Étant donné les cotisations que M. Sutherland versait à l’époque où ils se sont mariés, au Régime de pension de la fonction publique, si elle survit à son mari, Mme Sutherland aura droit, aux termes de la LPFP, aux prestations au survivant. Ces prestations, qui lui seront versées sa vie durant, consistent en un versement annuel égal à 50 % de la pension annuelle auquel M. Sutherland a droit jusqu’à son décès. Aux termes du paragraphe 31(1) de la LPRFC, si Mme Sutherland survit à son mari, elle n’aura pas droit aux prestations au survivant que prévoit la LPRFC, étant donné que lorsqu’ils se sont mariés, M. Sutherland avait plus de 60 ans. Le paragraphe pertinent de la LPRFC stipule en effet, que :
31. (1) Nonobstant toute autre disposition de la présente loi, le conjoint survivant d’une personne n’a droit à aucune allocation annuelle prévue par la présente loi si cette personne était âgée de plus de soixante ans lors de son mariage, sauf si, par après, cette personne est devenue ou demeurée contributeur.
Feu M. King, le mari de la demanderesse dans la seconde action engagée, est né en 1904. Il servit dans les Forces canadiennes de 1923 à 1948 et fut libéré avec le grade de lieutenant-colonel. Après sa libération, il entra à la Fonction publique de la Colombie-Britannique, où il occupa un poste jusqu’à son départ à la retraite, vers 1968. En raison de son service au sein des Forces canadiennes, M. King avait droit à une pension, aux termes de la LCPSD, pension qu’il toucha effectivement de sa libération à sa mort en 1990. Juste avant son décès, M. King disposait de quatre sources de revenu : sa pension des Forces canadiennes, soit environ 1 278 $ par mois; sa pension du gouvernement de la Colombie-Britannique, d’environ 900 $ par mois; ses prestations du Régime de pensions du Canada, soit environ 138 $ par mois; et les prestations de la Sécurité de la vieillesse.
La demanderesse Mme King est née en 1922. Elle a épousé M. King en 1970, alors qu’elle avait 48 ans et lui, 65 ans. Ils sont restés mariés jusqu’au décès de M. King, en 1990. Ils avaient tous les deux déjà été mariés auparavant; le premier mariage de Mme King se termina par un divorce en 1967 après 27 ans de mariage, et le premier mariage de M. King prit fin avec le décès de sa femme en 1965.
De 1972 jusqu’à peu de temps après le décès de M. King, Mme King faisait, à temps partiel, des travaux de comptabilité, gagnant, dans la période précédant sa retraite, entre 500 $ et 600 $ par mois. Elle ne pouvait pas travailler à plein temps car il lui fallait veiller aux besoins médicaux et personnels de M. King chez qui la maladie de Parkinson se révéla environ deux ans après leur mariage. Elle fut son unique héritière, sa succession comprenant :
a) des prestations consécutives au décès de 2 500 $ d’une assurance-vie, de 2 400 $ du Régime de pensions du Canada et de 500 $ du régime de pensions du gouvernement de la Colombie-Britannique; et
b) d’un appartement en copropriété, non grevé, que possédaient conjointement Mme et M. King à l’époque où celui-ci est décédé.
À part les prestations consécutives au décès, elle n’a touché du Régime de pension du gouvernement de la Colombie-Britannique aucunes prestations au survivant. Elle croit savoir que, après leur mariage, son mari avait soulevé, auprès du Service des pensions de la Colombie-Britannique, la question des prestations au survivant. D’après ce qu’elle dit, elle n’aurait eu droit à aucune prestation étant donné que M. King n’était pas encore marié à l’époque où avait été calculé le montant de sa pension de retraite.
Ses revenus consistent actuellement des 385 $ par mois en prestations de la Sécurité de la vieillesse, des prestations au survivant et de sa propre pension du Régime de pensions du Canada, soit, 525 $ par mois, des 856 $ par mois qu’elle reçoit d’un Fonds enregistré de revenu de retraite et des 200 $ par mois environ qu’elle touche en intérêts sur des certificats de placement garanti. Après la mort de son mari, Mme King déposa une demande de prestations au survivant au titre de la LCPSD. Sa demande fut rejetée en vertu des alinéas 26d) et e) de la LCPSD car à l’époque où elle épousa M. King, il était à la fois déjà retraité des Forces canadiennes et âgé de plus de 60 ans. La Couronne fait valoir que chacune de ces deux circonstances suffit à faire obstacle au droit que Mme King pourrait autrement faire valoir à l’égard des prestations au survivant. Voici les dispositions pertinentes de la LCPSD :
25. [mod. par S.C. 1974-75-76, ch. 81, art. 50] Sous réserve des dispositions ci-après contenues, le Ministre peut, s’il le juge à propos, accorder une pension à la veuve et une allocation de commisération à chacun des enfants de tout officier qui recevait sa solde entière lors de son décès, survenu après une époque à laquelle une pension aurait pu lui être accordée, ou qui recevait une pension lors de son décès.
26. Cette pension ou allocation de commisération n’est pas accordée
…
d) si l’officier s’est marié après sa mise à la retraite; [ou]
e) si l’officier était, à l’époque de son mariage, âgé de plus de soixante ans;
ANTÉCÉDENTS LÉGISLATIFS
Les dispositions de la LPRFC et de la LCPSD refusant les prestations au survivant aux conjoints de membres des Forces s’étant mariés après avoir atteint l’âge de 60 ans remontent à l’Acte des pensions de la milice de 1901, S.C. 1901, ch. 17. Avant 1901, les pensions de retraite des militaires n’étaient accordées que par brevet royal.
Aux termes de l’Acte des pensions de la milice, de 1901, l’octroi d’une pension de retraite à la veuve était discrétionnaire. Selon l’article 18 de cette Loi, la pension était refusée si la requérante était, dans l’opinion du ministre, indigne de cette pension, ou si elle était riche. Aucune pension n’était accordée à la veuve d’un officier si celui-ci était plus âgé qu’elle d’au moins 25 ans, et aucune pension n’était non plus accordée si l’officier en question s’était marié après son départ à la retraite ou s’il s’était marié après avoir atteint l’âge de 60 ans. Selon l’article 22, la pension versée à la veuve était supprimée si elle en devenait indigne ou si elle devenait riche. En cas de remariage, sa pension était suspendue, mais elle lui était versée à nouveau si elle redevenait veuve.
C’est la Loi de la pension du service civil, 1924 [S.C. 1924, ch. 69] qui, pour la première fois, prévoit que la veuve d’un fonctionnaire aura droit à l’allocation au survivant. Cependant, cette allocation au survivant était assujettie à un octroi du Gouverneur en conseil. On exigeait également que celle qui en bénéficiait soit et demeure digne, et ne se remarie point. L’allocation n’était pas versée si, à l’époque de son mariage, le mari avait déjà pris sa retraite ou avait plus de 60 ans. Si le pensionné avait plus de 20 ans de plus que sa femme, le montant de l’allocation était réduit en fonction d’un calcul actuariel.
En 1946, la Loi modifiant la Loi des pensions de la milice, S.C. 1946, ch. 59, modifia la Loi des pensions de la milice [S.R.C. 1927, ch. 133] en y ajoutant une partie V applicable aux personnes entrées dans les Forces après le 31 mars 1946, ainsi qu’à ceux qui étaient membres des Forces qui, à cette date-là, et qui choisirent de devenir contributeurs. La partie V s’appliquait aussi bien aux officiers qu’aux membres du rang.
Aux termes de la partie V, les veuves n’avaient pas droit aux prestations si, entre autres, le contributeur avait plus de 60 ans lors de son mariage, mais aucune restriction n’était prévue pour les mariages intervenant après le départ à la retraite de l’intéressé. Les veuves de membres des Forces ne relevant pas de la partie V restaient assujetties à la double restriction qui refusait d’accorder les prestations au survivant lorsque le mariage avait eu lieu après le départ à la retraite ou après que l’intéressé avait atteint l’âge de 60 ans. En 1950, la Loi des pensions de la milice devint la Loi sur les pensions des services de défense, S.C. 1950, ch. 32 (LPSD).
La Loi sur la pension de retraite des forces canadiennes a été édictée en 1959 [S.C. 1959, ch. 21], et est entrée en vigueur l’année suivante. Cette Loi régissait le droit aux prestations de retraite de toutes les personnes servant dans les Forces canadiennes, ainsi que de toutes les personnes relevant de la partie V de la Loi sur les pensions des services de défense, qu’elles aient touché à l’époque des prestations de pension ou qu’elles aient été décédées. La LPRFC donnait dorénavant aux veuves droit à une allocation dans la mesure où elles répondaient aux conditions prévues. Le paragraphe 31(1) de la Loi reprenait, cependant, la disposition de la partie V de la LPSD refusant aux veuves l’octroi d’une allocation si le mari avait plus de 60 ans lors de son mariage. La Loi ne refusait cependant pas à la veuve une allocation si elle s’était mariée après le départ à la retraite de son conjoint. Ainsi, le pensionné de la LPRFC, qui se marie avant l’âge de 60 ans, verra reconnaître à son conjoint le droit aux prestations au survivant. La LPRFC fut modifiée par la [Loi modifiant certaines lois en matière de pensions et édictant la Loi sur les régimes de retraite particuliers et la Loi sur le partage des prestations de retraite] L.C. 1992, ch. 46, articles 42 et 44, qui permettent aux retraités dont le conjoint n’avait pas droit aux prestations au survivant, de choisir de réduire le montant de leur pension de retraite afin de donner au conjoint le droit de recevoir immédiatement une allocation annuelle. Rappelons que M. Sutherland relève de la LPRFC.
Le reste de la LPSD, c’est-à-dire les parties I à IV, devint la Loi sur la continuation de la pension des services de défense (la LCPSD). Les alinéas 26d) et e) maintiennent, en des termes identiques, les dispositions touchant les mariages après le départ à la retraite ainsi que le mariage après l’âge de 60 ans, et ces alinéas sont eux-mêmes identiques aux alinéas 18d) et e) de l’Acte des pensions de la milice, de 1901. Rappelons que la réclamation formulée par Mme King se fonde sur la Loi sur la continuation de la pension des services de défense.
LE TÉMOIGNAGE DES EXPERTS
Les demandeurs soutiennent que le refus du droit à une allocation aux veuves qui avaient épousé un retraité ou quelqu’un âgé de plus de 60 ans n’avait pas pour but de limiter les coûts d’une manière générale mais plutôt de protéger le régime de pension créé en 1901 par l’Acte des pensions de la milice, de 1901 contre les « chercheuses d’or » et éviter les mariages in extremis. Les demandeurs ont cité comme témoin expert, pour confirmer leur interprétation sur ce point, Mme Margaret McCallum. Estimant que son témoignage n’était pas pertinent, la défenderesse demanda à la Cour de ne pas l’admettre. J’admets cependant ce témoignage, en ne lui accordant toutefois que peu de poids. Ce témoin commença par évoquer une [traduction] « ancienne hypothèse chère à la fois au législateur et aux administrateurs des régimes de pension relevant du gouvernement fédéral, et selon lequel certaines femmes se marieraient uniquement afin de bénéficier de l’allocation au survivant ». Elle prétend que c’est cela qui est à la base des dispositions évinçant des dispositions de la LPRFC le conjoint survivant d’une union survenue après que le pensionné a atteint l’âge de 60 ans. Elle ajouta que :
[traduction] L’existence de cette hypothèse implicite et le crédit qui lui est accordé, sont bien documentés dans les travaux préparatoires des régimes de pension et l’on peut remonter au moins jusqu’à la Première Guerre mondiale.
À mes yeux, cependant, les quelques références, citées par Mme McCallum, à ce but sous-jacent des restrictions prévues dans les textes, n’émanent pas de personnes occupant des postes de responsabilité. C’est ainsi, par exemple, qu’aucun ministre n’est cité comme approuvant cette soi-disant « hypothèse implicite » invoquée par le témoin. D’ailleurs, les déclarations dont elle a fait état ne s’entendent que de « certaines femmes » seulement. Il n’est nulle part affirmé que toutes les femmes, ou même une majorité d’entre elles, étaient prêtes à se marier simplement pour pouvoir bénéficier de l’allocation au survivant. Mme McCallum et Mme Hamilton, experte dans le domaine des régimes de pension fédéraux, ont toutes deux noté l’absence de documents permettant de cerner la raison d’être des dispositions d’exclusion inscrites aussi bien dans l’Acte des pensions de la milice, de 1901 que dans la LPSD, la LCPSD ou la LPRFC. Pour Mme McCallum, la preuve documentaire à cet égard se trouverait dans les travaux préparatoires de la Loi sur les pensions [L.R.C. (1985), ch. P-6] puisque ce texte assurait certaines prestations aux soldats libérés, qu’il s’agissait, à l’époque, du principal poste de dépenses en matière de bien-être social, et que ce régime de prestations supposait que l’on fixât un certain nombre d’orientations et qu’on mît en place un dispositif d’enquête. Pourtant, ni la LCPSD, ni la LPRFC ne mettent en place des programmes de bien-être social. Les pensions prévues dans ces deux lois s’inscrivent dans le cadre de la rémunération versée aux personnes qui choisissent de servir leur pays au sein des Forces armées. Ainsi que l’a reconnu Dr McCallum, la Loi sur les pensions n’avait rien à voir avec le départ à la retraite ou avec la prise de dispositions financières en vue de la retraite. La Loi ne créait aucun fonds alimenté par des cotisations et n’exigeait pas, comme le font la LPRFC et la LPFP, une péréquation entre les ressources et les charges.
Dans son rapport, Mme McCallum affirme que :
[traduction] On craignait fort que la perspective d’un veuvage de longue durée financé par une pension inciterait une masse de jeunes femmes à épouser des soldats, vieux ou malades, se trouvant à l’article de la mort … [et que] les responsables politiques et les administrateurs des régimes de retraite reprirent l’hypothèse de départ selon laquelle il convenait de protéger le pays contre les visées de ces intrigantes.
En contre-interrogatoire, elle reconnut que les phrases par lesquelles elle avait évoqué, dans son rapport, une « masse de jeunes femmes » et le besoin de « protéger le pays contre les visées de ces intrigantes », sont bien d’elle et ne se trouvent pas dans les documents dont elle a fait état. M. Cohen, expert-actuaire cité par la défenderesse, déclara, en contre-interrogatoire, que dans certains cas, [traduction] « des jeunes femmes avaient effectivement épousé, pour leur argent, de vieux messieurs malades ». Il s’inscrivait en faux contre l’argument développé par l’avocat des demandeurs et selon lequel une des principales raisons d’être des restrictions visant les personnes ayant épousé un retraité ou quelqu’un de plus de 60 ans, était que « de jeunes femmes sont prêtes à épouser, pour leur argent, de vieux messieurs malades ». Mme McCallum et M. Cohen ont eu tous les deux tendance à exagérer dans leurs rapports respectifs, mais M. Cohen était davantage que Mme McCallum disposé à reconnaître que ses arguments avaient quelque chose d’outré.
J’estime que le témoignage de Mme Hamilton, témoin expert cité par la défenderesse, était à la fois utile et digne de foi; elle est experte en matière de développement, d’aménagement et de gestion des régimes de pension de la fonction publique fédérale, aussi bien du point de vue historique qu’en ce qui concerne le fonctionnement actuel. Elle a indiqué que lors de l’élaboration d’un régime de pensions, le gouvernement fédéral doit veiller à ce que les prestations prévues soient d’un coût raisonnable, aussi bien pour les employés que pour l’employeur qu’est le gouvernement. C’est d’autant plus vrai que la part de l’employeur sera acquittée par le contribuable canadien. Elle souligna l’importance particulière, pour la conception et l’administration de régimes de pension, des principes comptables et actuariels, puisque la loi impose au gouvernement de veiller à ce que le compte de chacun des régimes de pension de retraite corresponde, d’un mois à l’autre, à l’ensemble des charges à venir.
Mme Hamilton a également fait remarquer que les prestations au survivant créent, pour les régimes de pension, des charges importantes, et qu’on a donc toujours su qu’il fallait bien fixer un certain nombre de limites. Elle rappela qu’était admis depuis longtemps le principe voulant qu’en matière de prestations au survivant, les obligations du régime de pension ne s’étendent qu’aux survivants déjà en mesure de prétendre à ces prestations au jour où l’intéressé a pris sa retraite. Elle ajouta que ce principe avait été modifié à l’égard des militaires puisqu’ils prennent leur retraite plus tôt que les autres. En prévoyant, de manière arbitraire, l’âge de 60 ans comme équivalent de l’âge de la retraite, le gouvernement a essayé de fournir aux conjoints des membres des Forces canadiennes, des prestations au survivant comparables à celles prévues pour les autres catégories. Elle présenta des preuves tendant à démontrer que les dispositions du Régime de pensions du Canada et de la Loi sur le régime de retraite des employés municipaux de l’Ontario [L.R.O. 1990, ch. O.29] ne font aucune distinction entre les mariages intervenant avant le départ à la retraite et les mariages intervenant après, pas plus qu’elles ne prévoient de limites en fonction de l’âge auquel se marient les personnes inscrites à ces régimes de pension. Tous les autres grands régimes de pension, aussi bien ceux qui relèvent des gouvernements provinciaux que ceux qui appartiennent au secteur privé, et les lois qui, de manière générale, les régissent, donnent du conjoint une définition réservant cette qualité aux personnes qui sont déjà mariées lors du départ à la retraite. J’accepte que, aux fins de la LPRFC et de la LCPSD, « 60 ans » tient tout simplement lieu d’âge de la retraite.
L’avocat des demandeurs s’est attaché à distinguer entre, d’une part, les régimes de pension qui limitent les prestations au survivant à ceux des survivants qui pouvaient déjà éventuellement prétendre à ces prestations lors du départ à la retraite de l’intéressé, ces régimes-là prévoyant tous une certaine somme d’argent à laquelle peut prétendre soit le pensionné, soit le pensionné et le survivant, et d’autre part, les régimes de pension visés en l’espèce, qui font des prestations au survivant des prestations « complémentaires ». Je reconnais que les divers régimes s’opposent sur ce point. Cela dit, les régimes de pension retiennent également l’époque du départ à la retraite pour calculer le montant des prestations auquel le pensionné aura droit. Il y a donc une certaine somme, fixée en fonction de calculs actuariels, et qui comme toute somme issue de calculs actuariels doit être révisée de temps à autre. Pour les régimes de pension relevant du gouvernement fédéral, les hypothèses actuarielles sont revues tous les trois ans et modifiées selon la situation à l’époque. S’agissant de la LPRFC et de la LCPSD, les engagements du gouvernement fédéral sont calculés lors du départ à la retraite, ou à l’âge de 60 ans, âge qui, je le rappelle, tient lieu d’âge de départ à la retraite. De récentes modifications législatives, introduites en vertu de L.C. 1992, ch. 46, articles 42 et 44, entrées en vigueur en cours d’instance, permettent à un ancien militaire de demander que le montant de sa pension de retraite soit calculée actuariellement en fonction de son âge et de celui de son conjoint. Encore une fois, cela ne change rien au montant que le gouvernement aura à débourser après l’âge de la retraite, et ne fait que modifier les montants auxquels peuvent prétendre les divers bénéficiaires. Si le gouvernement était tenu de payer, au conjoint ayant épousé le pensionné après le départ à la retraite de celui-ci, disons 50 % du montant auquel le pensionné avait droit à l’époque de son décès, il serait impossible de calculer le montant exact des charges incombant au gouvernement lors du départ à la retraite du pensionné. M. Cohen, l’actuaire, a reconnu qu’on pourrait effectuer ce calcul de manière approximative, mais qu’à cause du problème dit de l’« anti-sélection », on pourrait difficilement arriver à un calcul précis. Quoi qu’il en soit, le fait d’admettre au bénéfice des prestations de retraite les conjoints épousés après le départ à la retraite entraînerait des coûts supplémentaires.
M. Cohen a cité ce qui s’était produit aux États-Unis avec les pensions de la guerre civile, qui, dans certains cas, ont continué à être versées jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Il a noté que les régimes de pension de la fonction publique sont, pour la plupart, des régimes à « prestations déterminées ». Dans ce type de régime de pension, il est essentiel de réduire toute incertitude dans le calcul des engagements. D’une manière générale, les écarts qui peuvent se produire dans tel ou tel calcul s’équilibreront à terme. Il importe, cependant, de réduire les incertitudes qu’entraîne tout élargissement des dispositions d’un régime de pension, étant donné que toute générosité entraînera inévitablement une augmentation des coûts. Il a calculé à 0,23 de 1 % du coût annuel le montant de ce coût supplémentaire, ajoutant que cela exigerait, au niveau des cotisations annuelles, un supplément situé entre 12,1 millions de dollars et 108 millions de dollars. Cela viendrait s’ajouter à l’amortissement sur 15 ans de nouvelles charges d’un montant situé entre 362 millions de dollars et 3,87 milliards de dollars. Il a reconnu que le haut de cette fourchette ne serait jamais atteint car il faudrait pour cela que tous les pensionnés mariés restent mariés la vie durant, ce qui supposerait que, en cas de décès du conjoint, le pensionné se remarie immédiatement. Onze pour cent seulement des pensionnés ne sont pas mariés le jour de leur soixantième anniversaire, et même si tous se mariaient après 60 ans, le nombre n’aurait guère d’incidence comparé au nombre de pensionnés qui meurent en laissant un conjoint qui a droit à des prestations. Les demandeurs n’ont produit, de leur côté, aucune autre hypothèse chiffrée. Il convient de rappeler que même si, en termes de pourcentage, cela n’entraînait qu’une légère augmentation des coûts du régime de pension, cela signifierait tout de même un élargissement du cadre du fonds de pension, alors qu’à l’heure actuelle les écarts entre les calculs actuariels et les sommes devant être déboursées par les fonds de pension ne sont dus qu’à des erreurs dans les prévisions actuarielles et ne correspondent pas à un élargissement du cadre du fonds de pension.
M. Cohen a également souligné que l’élargissement des catégories d’admissibilité aux prestations de retraite pourrait effectivement encourager certains comportements, ce qui nuirait à la validité des prévisions actuarielles fondées sur les statistiques actuellement disponibles. Il appelle cela le phénomène de l’« anti-sélection » ou de la « sélection à rebours ». Il a reconnu qu’aucune étude n’avait démontré l’effet anti-sélection de mesures tendant à accorder des prestations de survivant aux conjoints épousés après le départ à la retraite. Il a ajouté que si l’on manquait d’études à cet égard, c’est parce que très peu de régimes de pension accordaient le droit en question. Il ajouta que les actuaires estiment en général que toute disposition d’un régime de pension tendant à récompenser les comportements anti-sélection entraîneront effectivement de tels effets et j’accepte son témoignage sur ce point, même en l’absence d’études confirmant cette idée. M. Cohen est actuaire et si son avis n’est pas conforme à celui de l’ensemble de la profession, les demandeurs avaient toute latitude pour appeler d’autres actuaires à témoigner en ce sens. Étant donné qu’ils ne l’ont pas fait m’incite à donner raison à M. Cohen. On pourrait ainsi prévoir une augmentation du nombre de pensionnés âgés de plus de 60 ans qui épouseraient des personnes plus jeunes si l’on reconnaissait à celles-ci le droit aux prestations au survivant. À l’époque actuelle, 99 % des pensionnés sont des hommes, mais les hommes ne représentent aujourd’hui que 90 % de la force active. Il y aurait sélection à rebours quel que soit le sexe des pensionnés.
Les demandeurs ont également produit une preuve par un témoin expert, Mme Townson, dont le domaine reconnu d’expertise est la situation économique des femmes au Canada, et plus précisément des femmes âgées. Au Canada, d’après elle, la majorité des femmes âgées vivant seules ont des revenus inférieurs au seuil de la pauvreté, principalement parce qu’elles ont passé leur vie à entretenir un foyer, dépendant financièrement du mari. Elle ajoute que les femmes âgées vivant seules ont plus de chance de se retrouver démunies que les hommes âgés vivant seuls. Elle a reconnu, cependant, ne pouvoir citer aucuns travaux de recherche décrivant la situation économique des veuves de militaires ou de femmes, maintenant veuves, qui ne s’étaient mariées qu’après le départ à la retraite de leurs conjoints. Nous ne disposons d’aucun élément touchant l’âge moyen des personnes épousant un pensionné âgé de plus de 60 ans, mais la preuve tendrait à démontrer qu’en général l’écart d’âge entre les femmes et les hommes qu’elles épousent se creusait en proportion de l’âge, au-delà de 60 ans, de l’homme à la date de son mariage. Mme Townson n’a pas pu donner, pour le nombre de femmes seules dont elle rend compte dans son étude, le nombre ou la proportion de veuves, de femmes divorcées et de femmes qui ne se sont jamais mariées, ajoutant que les statistiques à cet égard existent cependant. Elle a également relevé qu’au Canada moins de la moitié des employées bénéficient d’un régime de pension de retraite. Il incombe aux demandeurs d’établir le bien-fondé de leur thèse. Ils n’ont pas exposé la situation économique des veuves de militaires ou des veuves dont le conjoint était déjà à la retraite à l’époque de leur mariage. En tout état de cause, la LPRFC et, dans une moindre mesure, la LCPSD, ne ressortissent pas, au Canada, des programmes de bien-être social. Si l’on peut constater un problème au niveau du revenu des femmes âgées vivant seules, il convient d’y remédier par des dispositions législatives particulières et non par le biais de régimes de pension qui constituent un élément de la rémunération des employés. Au dire de Mme Townson, les revenus de Mme King dépassent actuellement le revenu moyen des femmes âgées qui vivent seules.
Bref, d’après moi, les limitations que les dispositions en cause apportent à l’octroi des prestations au survivant ont, d’une manière générale, pour objet la maîtrise des coûts. Comme l’a expliqué M. Cohen, lors de l’élaboration d’un régime de pension, le désir de répondre aux besoins des employés doit tenir compte du besoin de maintenir les coûts à un niveau acceptable, de réduire au maximum les complications administratives et d’éviter toute disposition susceptible d’être exploitée par les bénéficiaires. Cela ne veut pas dire que les restrictions applicables aux personnes épousant des retraités âgés de plus de 60 ans aient pour objet de protéger les régimes de pension contre les « intrigantes ». Il ne s’agit là que d’un objectif accessoire qui ne découle en rien d’un portrait stéréotypé du comportement féminin. L’inquiétude qu’ont pu inspirer certains cas isolés de mariages intéressés ne crée aucune présomption touchant le comportement féminin en général.
CONCLUSIONS
Il y a lieu, d’abord, de dire si les dispositions législatives en cause sont effectivement contraires à l’article 15 de la Charte. Toute analyse en regard de l’article 15 de la Charte est au fond une analyse comparative. Il est clair, cependant, qu’une telle analyse comparative ne doit pas tendre à l’élimination de toutes les distinctions possibles. En effet, seules les distinctions de nature discriminatoire relèvent de l’article 15 de la Charte. Les demandeurs prétendent que les dispositions en cause créent une discrimination fondée sur l’âge ou sur le sexe. La défenderesse fait valoir qu’il s’agit de distinctions fondées sur le statut professionnel du pensionné à l’époque de son mariage, ce qui est différent d’une caractéristique personnelle. La défenderesse fait également valoir que l’âge de 60 ans, retenu comme âge limite aux fins de la LPRFC et de la LCPSD, n’est qu’une simple échéance tenant lieu de date de départ à la retraite.
Les critères permettant de conclure éventuellement à la discrimination sont exposés dans l’arrêt Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143 et Symes c. Canada, [1993] 4 R.C.S. 695. Dans l’arrêt Andrews, précité, le juge McIntyre, examinant le concept d’égalité, déclare, aux pages 163 et 164 du recueil :
Le paragraphe 15(1) de la Charte prévoit que la loi ne fait acception de personne et s’applique également à tous, et que tous ont droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination. Il ne s’agit pas d’une garantie générale d’égalité; la disposition ne prescrit pas l’égalité entre les individus ou les groupes d’une société dans un sens général ou abstrait, pas plus qu’elle n’impose à ceux-ci l’obligation de traiter les autres également. Elle porte sur l’application de la loi. La portée du terme « loi » utilisé au par. 15(1) ne saurait soulever aucun problème en l’espèce puisque c’est une loi de la législature qui est attaquée. La question de savoir si d’autres exigences, règles et règlements gouvernementaux ou quasi gouvernementaux peuvent être qualifiés de lois au sens du par. 15(1), devrait être débattue dans les affaires où elle sera soulevée.
Ensuite, le juge McIntyre examine le concept comparatif qui, plus tard, dans l’arrêt Symes, précité, sera approfondi. Il se prononce sur ce point, à la page 164 :
C’est un concept comparatif dont la matérialisation ne peut être atteinte ou perçue que par comparaison avec la situation des autres dans le contexte socio-politique où la question est soulevée. Il faut cependant reconnaître dès le départ que toute différence de traitement entre des individus dans la loi ne produira pas forcément une inégalité et, aussi, qu’un traitement identique peut fréquemment engendrer de graves inégalités. Cette proposition a souvent été exprimée dans la documentation sur le sujet mais, comme je l’ai déjà souligné à une autre occasion, nulle part n’a-t-elle été formulée plus justement que dans la fameuse phrase du juge Frankfurter dans l’arrêt Dennis v. United States, 339 U.S. 162 (1950), à la p. 184 :
[traduction] C’était un homme sage celui qui a dit qu’il n’y avait pas de plus grande inégalité que l’égalité de traitement entre individus inégaux.
Aux fins de la comparaison, il importe de choisir correctement les groupes, tout en gardant à l’esprit l’idée que le fait d’accorder à deux groupes un traitement différent ne veut pas toujours dire qu’il y a discrimination à l’encontre de l’un ou de l’autre de ces groupes. Ainsi, en l’espèce, le fait de traiter les membres des Forces canadiennes et de la GRC de la même manière que les autres employés du gouvernement fédéral pourrait entraîner une discrimination. Il serait injuste, alors que les membres des Forces canadiennes et de la GRC prennent en général leur retraite beaucoup plus tôt que les autres employés du gouvernement fédéral, de leur imposer automatiquement, quant au droit aux prestations au conjoint survivant, la restriction visant les personnes qui se sont mariées après avoir pris leur retraite. Il est manifestement plus juste de retenir, pour les membres des Forces canadiennes et de la GRC, un âge théorique de la retraite qui correspond mieux à l’âge ordinaire de la retraite des autres employés du gouvernement fédéral. Le juge McIntyre creuse cette idée dans l’arrêt Andrews, précité, en déclarant, à la page 165 du recueil, que :
Donc, en termes simples, on peut affirmer qu’une loi qui prévoit un traitement identique pour tous et l’égalité de traitement entre « A » et « B » pourrait fort bien causer une inégalité à « C », selon les différences de caractéristiques personnelles et de situations. Pour s’approcher de l’idéal d’une égalité complète et entière devant la loi et dans la loi—et dans les affaires humaines une approche est tout ce à quoi on peut s’attendre—la principale considération doit être l’effet de la loi sur l’individu ou le groupe concerné. Tout en reconnaissant qu’il y aura toujours une variété infinie de caractéristiques personnelles, d’aptitudes, de droits et de mérites chez ceux qui sont assujettis à une loi, il faut atteindre le plus possible l’égalité de bénéfice et de protection et éviter d’imposer plus de restrictions, de sanctions ou de fardeaux à l’un qu’à l’autre. En d’autres termes, selon cet idéal qui est certes impossible à atteindre, une loi destinée à s’appliquer à tous ne devrait pas, en raison de différences personnelles non pertinentes, avoir un effet plus contraignant ou moins favorable sur l’un que sur l’autre.
Le droit ne doit tenir compte que des caractéristiques personnelles pertinentes.
Puis, le juge McIntyre écarte le critère de la situation analogue, estimant qu’on ne peut pas retenir, pour trancher des questions d’égalité, une règle inflexible ou une formule figée. Ainsi, aux pages 168 et 169 du recueil, il déclare que :
Il faut tenir compte du contenu de la loi, de son objet et de son effet sur ceux qu’elle vise, de même que sur ceux qu’elle exclut de son champ d’application. Les questions qui seront soulevées d’un cas à l’autre sont telles que ce serait une erreur que de tenter de restreindre ces considérations à une formule limitée et figée.
Ce ne sont pas toutes les distinctions ou différences de traitement devant la loi qui portent atteinte aux garanties d’égalité de l’art. 15 de la Charte. Il est certes évident que les législatures peuvent et, pour gouverner efficacement, doivent traiter des individus ou des groupes différents de façons différentes. En effet, de telles distinctions représentent l’une des principales préoccupations des législatures. La classification des individus et des groupes, la rédaction de différentes dispositions concernant de tels groupes, l’application de règles, de règlements, d’exigences et de qualifications différents à des personnes différentes sont nécessaires pour gouverner la société moderne. Comme je l’ai déjà souligné, le respect des différences, qui est l’essence d’une véritable égalité, exige souvent que des distinctions soient faites. Quelles seront les distinctions acceptables en vertu du par. 15(1) et quelles seront celles qui violeront ses dispositions?
Il conclut en offrant sa propre définition de ce qu’il faut entendre par « discrimination », définition qui a été depuis reprise dans de nombreux jugements. Ainsi, aux pages 174 et 175, il explique que :
… la discrimination peut se décrire comme une distinction, intentionnelle ou non, mais fondée sur des motifs relatifs à des caractéristiques personnelles d’un individu ou d’un groupe d’individus, qui a pour effet d’imposer à cet individu ou à ce groupe des fardeaux, des obligations ou des désavantages non imposés à d’autres ou d’empêcher ou de restreindre l’accès aux possibilités, aux bénéfices et aux avantages offerts à d’autres membres de la société. Les distinctions fondées sur des caractéristiques personnelles attribuées à un seul individu en raison de son association avec un groupe sont presque toujours taxées de discriminatoires, alors que celles fondées sur les mérites et capacités d’un individu le sont rarement.
Très récemment, dans l’affaire Symes, précitée, le juge Iacobucci a exposé le mode d’analyse applicable aux affaires de discrimination. Il amplifie l’analyse entreprise dans l’arrêt Andrews, précité, déclarant, à la page 754 du recueil :
Tout d’abord, il est important de comprendre que, pour déterminer si des faits donnés établissent l’égalité ou l’inégalité, on doit nécessairement procéder à une forme d’analyse comparative. Aux fins du par. 15(1), l’arrêt Andrews a rejeté l’idée que l’analyse devrait être régie par la comparaison des personnes qui se trouvent dans une situation analogue. Le paragraphe 15(1) garantit davantage qu’une égalité formelle; il garantit que l’égalité s’intéressera principalement à « l’effet de la loi sur l’individu ou le groupe concerné »; Andrews, à la p. 165.
Puis, à la page 754, il poursuit :
La contestation fondée sur le par. 15(1) vise bien entendu à déterminer si une « différence de traitement » entre des individus, ou si un « traitement identique » engendre l’application de la Charte. En d’autres termes, son but est de s’assurer qu’ »une loi destinée à s’appliquer à tous n’[ait] pas, en raison de différences personnelles non pertinentes, […] un effet plus contraignant ou moins favorable sur l’un que sur l’autre » : Andrews , à la p. 165. Vers la réalisation de cet objectif, le juge McIntyre mène à un stade plus poussé l’analyse comparative et laisse entendre que la Charte ne vise pas à éliminer toutes les distinctions, mais, compte tenu du libellé et de l’objet de l’art. 15, seulement celles qui sont « discriminatoires ».
Le juge Iacobucci cite également le juge McIntyre qui, dans l’arrêt Andrews, précité, avait déclaré que :
… un traitement identique peut fréquemment engendrer de graves inégalités. (Je souligne.)
La loi s’exprime, en l’occurrence, en des termes d’une neutralité apparemment évidente. Il ne fait aucun doute, cependant, qu’en pratique ce sont les épouses qui sont ainsi visées par les dispositions restreignant leur admissibilité aux prestations au conjoint survivant. Nous avons entendu des témoignages qui le confirment. Cela dit, je ne me range pas à l’avis de l’avocat des demandeurs qui prétend que ces restrictions sont fondées sur des caractéristiques personnelles non pertinentes. Ces restrictions sont nées du besoin de maîtriser les coûts, et de la nécessité, pour tous les régimes de pension, de pouvoir calculer, à une date donnée, l’étendue de leurs engagements. En 1901, lorsque furent adoptées les dispositions touchant l’octroi d’une allocation de retraite au conjoint, le texte ne faisait, dans son libellé, aucune distinction entre les hommes et les femmes. Or, à l’époque, la discrimination envers les femmes était chose commune et si, comme le prétend Dr McCallum, l’intention avait été d’opérer une discrimination à leur encontre, le texte aurait été rédigé en conséquence.
Le juge Iacobucci poursuit son analyse en déclarant, à la page 755 :
Il peut être utile à ce stade de faire ressortir deux aspects du concept de discrimination qui se dégagent de l’arrêt Andrews. Premièrement, il est clair qu’une loi peut être discriminatoire même si elle n’est pas directement ou expressément discriminatoire. En d’autres termes, le par. 15(1) vise aussi la discrimination par suite d’un effet préjudiciable : voir aussi les arrêts Tétreault-Gadoury c. Canada (Commission de l’Emploi et de l’Immigration), [1991] 2 R.C.S. 22, à la p. 41; McKinney c. Université de Guelph, [1990] 3 R.C.S. 229, à la p. 279.
Puis, le juge Iacobucci se penche sur le besoin de cerner les désavantages existant indépendamment de la distinction juridique contestée. Ainsi, aux pages 756 et 757, il déclare :
Le deuxième aspect de la discrimination qui m’intéresse est moins une exigence du par. 15(1) qu’une tendance d’analyse qui se dégage de l’arrêt Andrews, précité, et qui a été précisée dans des arrêts ultérieurs. En examinant dans quelle mesure des personnes qui n’ont pas la citoyenneté et qui sont résidents permanents au Canada peuvent réclamer la protection du par. 15(1), le juge McIntyre a indiqué dans l’arrêt Andrews que ce groupe constitue « un bon exemple […] d’une “minorité discrète et isolée” » (à la p. 183). En empruntant cette citation à la jurisprudence américaine, le juge McIntyre a fait ressortir la nécessité de situer dans son contexte l’analyse de la discrimination. Le juge Wilson a précisé cette ligne de pensée dans l’arrêt R. c. Turpin, [1989] 1 R.C.S. 1296, lorsqu’elle affirme (aux pp. 1331 et 1332) :
Pour déterminer s’il y a discrimination pour des motifs liés à des caractéristiques personnelles d’un individu ou d’un groupe d’individus, il importe d’examiner non seulement la disposition législative contestée qui établit une distinction contraire au droit à l’égalité, mais aussi d’examiner l’ensemble des contextes social, politique et juridique. […] En conséquence, ce n’est qu’en examinant le contexte général qu’une cour de justice peut déterminer si la différence de traitement engendre une inégalité ou si, au contraire, l’identité de traitement engendre, à cause du contexte particulier, une inégalité ou présente un désavantage. À mon avis, la constatation d’une discrimination nécessitera le plus souvent, mais peut-être pas toujours, de rechercher le désavantage qui existe indépendamment de la distinction juridique précise contestée.
Les arrêts Andrews et Turpin, précités, reconnaissent tous deux que la définition de base du terme « discrimination » établie dans Andrews n’est pas d’application automatique. En fait, à l’intérieur des paramètres analytiques établis par cette définition, notre Cour doit chercher « des signes de discrimination » : voir Turpin, à la p. 1333.
Le juge Iacobucci cite ensuite, à la page 757, l’examen que le juge en chef Lamer avait fait, dans l’arrêt R. c. Swain, [1991] 1 R.C.S. 933, à la page 992, des principaux éléments du paragraphe 15(1) :
La cour doit d’abord déterminer si le plaignant a démontré que l’un des quatre droits fondamentaux à l’égalité a été violé (i.e. l’égalité devant la loi, l’égalité dans la loi, la même protection de la loi et le même bénéfice de la loi). Cette analyse portera surtout sur la question de savoir si la loi fait (intentionnellement ou non) entre le plaignant et d’autres personnes une distinction fondée sur des caractéristiques personnelles. Ensuite, la cour doit établir si la violation du droit donne lieu à une « discrimination ». Cette seconde analyse portera en grande partie sur la question de savoir si le traitement différent a pour effet d’imposer des fardeaux, des obligations ou des désavantages non imposés à d’autres ou d’empêcher ou de restreindre l’accès aux possibilités, aux bénéfices et aux avantages offerts à d’autres. De plus, pour déterminer s’il y a eu atteinte aux droits que le par. 15(1) reconnaît au plaignant, la cour doit considérer si la caractéristique personnelle en cause est visée par les motifs énumérés dans cette disposition ou un motif analogue, afin de s’assurer que la plainte correspond à l’objectif général de l’art. 15, c’est-à-dire corriger ou empêcher la discrimination contre des groupes victimes de stéréotypes, de désavantages historiques ou de préjugés politiques ou sociaux dans la société canadienne.
Or, en l’occurrence, la distinction n’est pas fondée sur une caractéristique personnelle mais sur le statut professionnel du pensionné qui décide de se marier après l’âge de 60 ans. La distinction en cause dépend du statut professionnel de l’intéressé selon qu’il est encore employé ou qu’il a pris sa retraite, c’est-à-dire selon qu’il a commencé ou non à recevoir ses prestations de retraite. La limite d’âge de 60 ans, retenue par les textes en question, n’est pas une caractéristique personnelle mais, tout simplement, une sorte d’âge théorique de la retraite permettant de déterminer le statut professionnel de l’intéressé et les droits qui en découlent au niveau de sa pension de retraite. En l’occurrence, l’âge de 60 ans constitue une caractéristique liée à l’emploi, c’est-à-dire une caractéristique professionnelle. N’étant pas une caractéristique personnelle, le statut professionnel ne relève pas du paragraphe 15(1) de la Charte.
Dans son examen de l’application, à des cas comme l’espèce, des théories de la discrimination par effet préjudiciable, la Cour suprême du Canada a retenu une démarche en deux parties. Il s’agit, d’abord, de voir si la disposition en cause entraîne un effet préjudiciable pour les femmes (ou un sous-groupe de celles-ci) par rapport aux hommes (ou un sous-groupe). Puis, on cherche à savoir si la disposition en cause crée une distinction fondée sur la caractéristique personnelle que constitue le sexe. Il faudrait donc, à cet égard, que la demanderesse établisse que la distinction en cause avait pour effet de lui imposer un fardeau, une obligation ou un désavantage qui n’est pas imposé aux autres, ou de lui refuser des possibilités, des bénéfices ou des avantages offerts aux autres, ou de lui en limiter l’accès. (Voir Symes, précité et Brooks c. Canada Safeway Ltd., [1989] 1 R.C.S. 1219.)
Sur le premier point, les demandeurs ont tenté d’établir qu’il y avait effectivement discrimination par effet préjudiciable, en faisant valoir que la plupart des conjoints ayant épousé des pensionnés âgés de plus de 60 ans, ou âgés de moins de 60 ans mais ayant tout de même déjà pris leur retraite, sont, en fait, des femmes. Ainsi, l’élimination des restrictions d’admissibilité aux prestations au conjoint survivant profitera surtout aux femmes et, à l’inverse, ce sont les femmes qui ont le plus de chance de subir un préjudice en raison des restrictions ainsi imposées. Mais les femmes sont aussi bien celles qui bénéficient de l’allocation que celles qui se la voient refuser. Je ne peux donc pas effectuer d’analyse comparative sur ce point étant donné que, dans les deux cas de figure, les groupes à comparer sont constitués de femmes.
Une situation tout à fait analogue s’était présentée dans l’affaire Symes, précitée, le juge Iacobucci faisant remarquer, aux pages 764 et 765 que :
Pour que l’analyse des effets préjudiciables soit cohérente, il ne faut pas présumer qu’une disposition législative possède un effet qui n’est pas prouvé. Nous devons prendre soin d’établir une distinction entre les effets qui sont causés en totalité ou en partie par une disposition contestée et les circonstances sociales qui existent indépendamment de la disposition en question. En l’espèce, cela signifie qu’il faut savoir que l’art. 63 définit les frais de garde d’enfants comme une dépense réelle. Pour démontrer l’existence d’une distinction fondée sur le sexe à l’intérieur d’une analyse des effets préjudiciables, il faut donc prouver que l’art. 63 limite d’une façon disproportionnée les déductions au titre des dépenses réelles engagées par les femmes.
Margaret Townson, le témoin expert cité par la demanderesse, a évoqué la situation économique des femmes âgées vivant seules, précisant que cette situation était principalement due au fait que, par le passé, les femmes n’étaient en général pas employées à temps plein et n’avaient donc droit à aucune pension de retraite. Après la retraite, les femmes âgées ne bénéficient donc généralement d’aucun revenu en propre. Mais, la situation économique des femmes âgées vivant seules n’est pas due aux restrictions légales mises en cause en l’espèce. Cette situation économique est, en effet, parfaitement indépendante des dispositions législatives contestées. Aucune preuve n’a d’ailleurs été produite en ce qui concerne les femmes touchées de manière précise par les restrictions en cause. Nous disposons d’un certain nombre d’éléments en ce qui concerne la situation économique de Mme King—elle a un revenu de retraite d’environ 23 400 $ par an et elle est propriétaire, à Victoria (Colombie-Britannique) d’un appartement non grevé. Ainsi, son revenu dépasse d’environ 6 000 $ le revenu moyen qui est, selon Mme Townson, celui des femmes âgées vivant seules.
Dans l’arrêt Symes, précité, le juge Iacobucci évoque cette absence de preuve en déclarant, à la page 767 :
De même, les documents déposés devant notre Cour démontrent que l’art. 63 crée certaines distinctions; toutefois, on n’a pas tenté d’établir un lien entre ces distinctions et les caractéristiques personnelles visées dans l’analyse des motifs énumérés ou analogues relativement au par. 15(1) de la Charte.
C’est ainsi qu’il ne suffit pas de relever des distinctions dans la manière dont les divers groupes sont traités. La demanderesse doit également démontrer que le groupe en question est désavantagé d’une manière générale, et établir l’existence d’un lien entre les distinctions au niveau du traitement et les désavantages subis par les membres du groupe en question. Or, en l’espèce, cela n’a pas été fait.
Passons maintenant à la deuxième question qui est celle de savoir si les restrictions imposées par le législateur à l’octroi des prestations au conjoint survivant ont pour effet d’imposer à un groupe donné un fardeau, une obligation ou un désavantage qui n’est pas imposé aux autres, ou de refuser à un groupe des possibilités, des bénéfices ou des avantages offerts à d’autres, ou de lui en restreindre l’accès. La demanderesse allègue, d’une part, une discrimination fondée sur le sexe. Elle s’attache à établir une distinction entre le groupe de femmes ayant épousé des retraités qui avaient plus de 60 ans et le groupe de femmes qui épousent des retraités (c’est-à-dire, on imagine, des retraités éventuels) qui n’ont pas encore atteint l’âge de 60 ans. Or, il est clair que cette distinction n’est pas fondée sur le sexe. Dans l’arrêt Symes, précité, la Cour suprême a clairement démontré que, en toute logique, il était impossible que le fardeau, ou l’avantage, revienne aussi bien aux deux sexes. Il ne suffit pas d’affirmer que, le plus souvent, ce sont les femmes qui sont « affectées » par la disposition en cause.
La demanderesse a également prétendu que la discrimination qu’elle allègue est fondée sur l’âge. La première question à régler est la suivante : quels sont les deux groupes retenus aux fins de la comparaison? Lorsqu’on aura décidé cela, il y aura lieu de voir si un fardeau est effectivement imposé, ou un avantage concédé, au groupe plus jeune ou au groupe plus âgé. J’ai déjà dit que la limite d’âge de 60 ans prévue dans les textes correspond en fait à une sorte d’âge théorique de la retraite permettant de déterminer le statut professionnel à une date donnée. Il ne s’agit aucunement d’une caractéristique personnelle des retraités du sexe masculin et ne constitue donc pas un motif permettant de conclure à une discrimination en fonction de l’âge. Si la distinction qui s’opère est entre le groupe des femmes « plus âgées » qui épousent des hommes déjà retraités et le groupe des femmes « moins âgées » qui épousent des hommes qui n’ont pas encore pris leur retraite, il reste à voir si l’un ou l’autre de ces groupes subit un fardeau ou bénéficie d’un avantage particuliers. Ni l’une ni l’autre des parties n’a versé au débat de preuves tendant à démontrer que les femmes qui épousent des retraités ayant plus de 60 ans sont désavantagées par rapport à leurs consoeurs qui épousent des retraités qui n’ont pas encore atteint l’âge de 60 ans. Pas plus que nous n’avons d’éléments comparant la situation économique des femmes épousant des retraités et la situation économique générale des femmes âgées vivant seules. Et, enfin, rien dans la preuve ne démontre que les femmes ayant épousé des retraités constituent, au sein de la société canadienne, un groupe désavantagé victime d’une image stéréotypée, de désavantages anciens et de préjugés politiques et sociaux. Le témoignage de Mme Townson portait sur les femmes âgées vivant seules, mais rien n’indique que les femmes qui épousent des retraités de plus de 60 ans proviennent de ce groupe-là.
Dans l’affaire Symes, précitée, le juge Iacobucci fait remarquer, à la page 761 que :
Enfin, s’il y a à la fois inégalité et discrimination, il faut déterminer, aux fins du par. 15(1) de la Charte, si la caractéristique personnelle en cause est un motif énuméré ou un motif analogue.
En l’espèce l’inégalité n’a pas été démontrée et il n’y aura donc pas lieu de rechercher les caractéristiques personnelles qui seraient en l’occurrence à la base de la discrimination.
J’estime qu’il n’y a pas, en l’espèce, de discrimination fondée sur des stéréotypes sexuels. L’exception contestée n’est pas, contrairement à ce qu’affirment les demandeurs, fondée sur une caractéristique personnelle portant les veuves à se marier pour de l’argent. Cette exception n’a pas pour base une hypothèse fondée sur des stéréotypes sexuels.
J’estime que ni l’un ni l’autre des paragraphes contestés en l’espèce ne sont contraires à l’article 15 de la Charte. Je ne constate aucune discrimination en raison du sexe ou de l’âge.
Les paragraphes en cause n’étant pas contraires à l’article 15 de la Charte, il n’y a pas lieu pour moi de dire si ces dispositions constituent une limite raisonnable prescrite par une règle de droit au sens de l’article premier de la Charte. Je n’ai pas non plus à trancher la question de savoir si les dispositions de la Charte ont un effet rétroactif ou rétrospectif étant donné que je ne conclus pas à une violation des droits des demanderesses. Compte tenu de la décision au regard de l’article 15, je n’ai pas à me prononcer sur d’éventuelles mesures de réparation. Cela dit, je conviens avec les parties que, si l’article 15 s’applique en l’occurrence et que les dispositions en cause ne sont pas sauvegardées par l’article premier, les demanderesses seront en droit de faire déclarer inconstitutionnelles aussi bien la disposition en cause de la LPRFC que les dispositions en cause de la LCPSD.
Les deux actions sont rejetées. Si les avocats des parties ne parviennent pas à s’entendre en ce qui concerne les frais de justice, qu’ils m’en fassent part.