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[1994] 3 .C.F 17

T-132-94

Walter Jerram (requérant)

c.

Le Ministre de l’Agriculture du Canada (intimé)

Répertorié : Jerram c. Canada (Ministre de l’Agriculture) (1re inst.)

Section de première instance, juge Noël—Edmonton, 9 mars; Ottawa, 18 mars 1994.

Animaux — Demande d’annulation de l’avis ordonnant la destruction d’un taureau importé du Royaume-Uni en 1989 — L’art. 48 de la Loi sur la santé des animaux autorise le ministre de l’Agriculture à prendre toute mesure de disposition à l’égard des animaux qui sont contaminés par une maladie ou soupçonnés de l’être — Des lignes directrices prévoient la destruction de tous les bovins importés au Canada en provenance du Royaume-Uni depuis que l’épidémie d’ESB a frappé ce pays en 1982 — Les observations présentées par le requérant ont été examinées — L’art. 48 vise à éviter la propagation des maladies — Les préoccupations de tous ceux qui pourraient être touchés, y compris les partenaires commerciaux, deviennent pertinentes pour choisir un plan d’action en vertu de l’art. 48 et, en particulier, pour évaluer le niveau de tolérance du risque acceptable, une fois que l’existence d’une maladie transmissible est confirmée — Le requérant ne s’est pas acquitté du fardeau de prouver que la décision qui a été prise était manifestement déraisonnable — L’exercice du pouvoir discrétionnaire par le décideur n’a pas été entravé par la décision de principe — Compte tenu du fait que le fondement de l’exercice du pouvoir conféré par l’art. 48 est un soupçon et que le décideur était fondé à considérer que les déclarations faites par les propriétaires quant au contenu des aliments n’étaient pas dignes de foi, il pouvait faire abstraction des affirmations de ces derniers voulant que l’animal n’ait pas consommé d’aliments contaminés.

Contrôle judiciaire — Brefs de prérogative — Certiorari — Demande d’annulation de l’avis ordonnant la destruction d’un taureau importé du Royaume-Uni en 1989 — L’art. 48 de la Loi sur la santé des animaux autorise le ministre de l’Agriculture à prendre toute mesure de disposition à l’égard des animaux qui sont contaminés par une maladie ou soupçonnés de l’être — Des lignes directrices prévoient la destruction de tous les bovins importés au Canada en provenance du Royaume-Uni depuis que l’épidémie d’ESB a frappé ce pays en 1982 — L’exercice du pouvoir discrétionnaire par l’inspecteur qui a signé l’avis n’a pas été entravé par la décision de principe — Rien ne semble indiquer que la décision n’a pas été prise en fonction d’une conviction personnelle — Les responsables de l’action gouvernementale considéraient que l’uniformité d’application de la décision de principe était indispensable pour empêcher la propagation de l’ESB — L’uniformité n’est pas un mal, pourvu que l’intérêt qu’on a à y parvenir ne l’emporte pas sur l’obligation de décider en fonction des circonstances de l’espèce — L’uniformité recherchée ne neutralise pas le pouvoir discrétionnaire qu’avait l’inspecteur de décider si l’on pouvait soupçonner le taureau d’être contaminé pas l’ESB.

Il s’agit d’une demande d’annulation de l’avis ordonnant la destruction du taureau de race charolaise appartenant au requérant. Le requérant demande en outre que soit rendu un jugement déclaratoire portant que l’animal n’est pas un animal contaminé par la maladie qu’est l’encéphalopathie spongiforme des bovins (ESB) ni soupçonné de l’être. Le taureau est né au Royaume-Uni en 1987 et il a été exporté au Canada en 1989. Toutes les importations canadiennes de bovins en provenance du Royaume-Uni ont été interrompues le 9 février 1990 par suite de l’épidémie d’ESB qui a frappé ce pays. Par la suite, il a été établi que les animaux en provenance du Royaume-Uni, qui avaient été importés au Canada entre 1982 et 1990, présentaient un risque plus important que ce que l’on croyait initialement. Des lignes directrices, qui prévoient la destruction de tous les bovins importés au Canada en provenance du Royaume-Uni depuis 1982, ont été adoptées. Après la prise de cette décision de principe, un examen particulier des observations présentées par le requérant a été effectué. Les faits suivants ont été pris en considération pour arriver à la conclusion que l’animal était contaminé par l’ESB : le taureau appartenait à un groupe d’âge dont les membres ont été les plus exposés à des aliments contaminés; il a vécu au Royaume-Uni pendant plus d’un an et demi, à un moment où le niveau de contamination était à son maximum; l’âge qu’il a ne l’empêche pas d’être infecté par l’ESB; la preuve ne permettait pas de tirer une conclusion absolue en ce qui concerne l’ESB; un cas d’ESB a été déclaré dans le troupeau d’origine de l’animal visé et il était impossible de déterminer si la vache avait la maladie avant son arrivée à la ferme ou si elle l’avait contractée par la suite. Le requérant prétendait que le ministre de l’Agriculture avait commis une erreur en décidant que le taureau était un animal visé par la définition prévue à l’article 48 de la Loi sur la santé des animaux. En vertu de cet article le ministre peut prendre toute mesure de disposition à l’égard d’un animal soupçonné d’être contaminé par une maladie. Le requérant prétendait que : (1) le paragraphe 48(1) n’habilite pas le ministre à tenir compte de facteurs qui ressortissent au commerce international pour prendre une décision en application de cette disposition; (2) il n’y avait aucun motif raisonnable de soupçonner que le taureau visé ou tout bovin importé au Canada entre 1982 et 1990 en provenance du Royaume-Uni était contaminé par l’ESB; (3) l’exercice du pouvoir discrétionnaire de l’inspecteur qui a signé l’avis ordonnant la destruction du taureau a été entravé par la décision de principe prise antérieurement de détruire tous les bovins importés au Canada entre 1982 et 1990 en provenance du Royaume-Uni; (4) à cause de cette décision de principe, l’inspecteur a omis de tenir compte de facteurs pertinents pour prendre sa décision, en l’occurrence la preuve selon laquelle le taureau n’a pas été exposé à des aliments pour animaux contaminés avant d’être importé au Canada.

Jugement : la demande est rejetée.

Le paragraphe 48(1) vise à éviter la propagation de maladies. Toute mesure prise en application de cette disposition doit reposer sur la conviction ou le soupçon qu’un animal est contaminé par une maladie ou a été en contact avec un animal ou une chose contaminé, et doit avoir pour but la prévention de la propagation de cette maladie. Le fait que les préoccupations des partenaires commerciaux du Canada sont intervenues dans la décision de prévenir la propagation possible de l’ESB au Canada n’est pas moins compatible avec l’objectif poursuivi par le législateur au paragraphe 48(1) que ne le serait, par exemple, la prise en considération de facteurs ayant trait à la préservation de la vie humaine. Dès lors que l’existence d’une maladie transmissible est confirmée ou soupçonnée, les préoccupations de tous ceux qui pourraient être touchés par sa propagation éventuelle deviennent pertinentes pour choisir un plan d’action en vertu du paragraphe 48(1) et, en particulier, pour évaluer le niveau de tolérance du risque acceptable.

Le requérant ne s’est pas acquitté du fardeau de prouver que la décision qui a été prise n’avait aucun fondement rationnel ou était manifestement déraisonnable. Bien que le requérant puisse contester le bas niveau de tolérance au risque que révèle la solution qui a été adoptée, on ne saurait dire que la décision a été prise en l’absence de faits solides. L’origine et l’âge du taureau, le fait qu’il a peut-être été exposé à des aliments contaminés, la possibilité naissante d’une transmission latérale de la maladie par des animaux avec lesquels il peut avoir été en contact et les connaissances scientifiques limitées sur l’ESB sont tous des facteurs qui renforcent le soupçon que le taureau du requérant pourrait être contaminé par l’ESB.

Aucun fonctionnaire qui exerce une fonction discrétionnaire ne peut être tenu de professer une conviction ou de faire peser un soupçon qu’il n’a pas. Toutefois, rien ne semble indiquer que l’inspecteur n’a pas pris sa décision en fonction d’une conviction personnelle ou qu’il a subordonné l’exercice de son pouvoir discrétionnaire à la décision de principe. Le fait qu’il a accepté d’appliquer la décision de principe au taureau visé reflète plutôt une unité de vues des responsables de l’action gouvernementale et de l’auteur de la décision. En conséquence, l’exercice du pouvoir discrétionnaire de l’inspecteur n’a aucunement été entravé.

Bien qu’on n’ait pas cherché à obtenir, avant de prendre la décision, la preuve que le taureau a été en contact avec des aliments contaminés avant d’être importé et qu’on n’en a pas tenu compte après la production de cette preuve, les auteurs de la décision avaient obtenu des autorités britanniques des renseignements selon lesquels les déclarations faites par les propriétaires relativement à l’absence d’aliments contaminés dans la nourriture donnée à leurs animaux au cours des années antérieures à 1989 n’étaient pas dignes de foi. Compte tenu du fait que le fondement de l’exercice du pouvoir conféré par le paragraphe 48(1) de la Loi est un soupçon, et non une conviction, et que l’auteur de la décision était fondé à considérer que les déclarations faites par les propriétaires quant au contenu des aliments n’étaient pas dignes de foi, en dépit de leur sincérité, il semble que l’on pouvait valablement faire abstraction de ce type de preuve.

Dans une affaire similaire, le juge Cullen a confirmé la décision attestée par l’avis, car il a estimé que la décision avait en réalité été prise par ceux qui avaient pris la décision de principe, et que la signature de l’avis était simplement une étape du processus de mise en œuvre qui ne requérait pas l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire. L’exercice du pouvoir discrétionnaire du signataire de l’avis ne pouvait pas avoir été entravé par la décision de principe prise antérieurement étant donné qu’il n’y avait plus aucun pouvoir discrétionnaire à exercer lorsque l’avis a été signé. Le juge Cullen aurait été porté à intervenir n’eût été le fait que, selon lui, le pouvoir discrétionnaire qui sous-tendait la décision avait déjà été exercé à l’étape de la prise de la décision de principe. Toutefois, chaque affaire doit être jugée en fonction des circonstances de l’espèce. Dans le contexte du contrôle judiciaire, l’inspecteur est celui qui a pris la décision, et il était investi du pouvoir légal requis à cette fin. Une décision de principe n’est pas une décision au sens juridique tant qu’on ne l’a pas officiellement appliquée à un cas particulier en s’autorisant de la disposition législative pertinente. L’inspecteur souscrivait à la décision de principe, il n’était pas entravé par celle-ci.

Le fait de donner son adhésion à une décision de principe d’application générale dans un cas particulier ne peut, en soi, avoir pour conséquence d’invalider une décision. Deux aspects des énoncés de politique ou des directives peuvent faire l’objet d’un contrôle judiciaire : (1) la question de savoir si les lignes directrices sont conformes au pouvoir administratif conféré par la loi et les règlements; (2) et, dans la pratique, si elles servent de guide aux personnes chargées de prendre des décisions de nature discrétionnaire ou si on s’appuie sur elles, à des fins d’uniformité, pour fonder des décisions sans tenir compte de tous les facteurs qui devraient être pris en considération pour prendre des décisions de nature discrétionnaire. La décision de principe est compatible avec le pouvoir conféré par la loi. L’auteur de la décision n’a pas été contraint de faire quoi que ce soit, en vertu de la décision de principe, si ce n’est l’appliquer si elle s’accordait avec sa propre conception de la solution à apporter à la question particulière qu’il devait trancher eu égard aux circonstances pertinentes. Dans la présente espèce, l’uniformité d’application de la décision de principe était jugée indispensable pour empêcher la propagation de l’ESB au Canada. L’uniformité, en tant que telle, n’est pas un mal, pourvu que l’intérêt qu’on a à y parvenir ne l’emporte pas sur la tâche ultime du décideur, qui est de trancher la question au fond. L’uniformité recherchée par les responsables de l’action gouvernementale n’a pas neutralisé le pouvoir discrétionnaire qu’avait le décideur de déterminer si l’on pouvait soupçonner le taureau du requérant d’être contaminé par l’ESB.

LOIS ET RÈGLEMENTS

Loi sur la santé des animaux, L.C. 1990, ch. 21, art. 33, 48(1).

Loi sur les semences, L.R.C. (1985), ch. S-8, art. 4(1)c).

Règlement sur les semences, C.R.C., ch. 1400, art. 52(2)d), e), (mod. par DORS/80-517, art. 2).

JURISPRUDENCE

DÉCISION APPLIQUÉE :

Griffin c. Canada (1989), 39 Admin. L.R. 215; 26 F.T.R. 185 (C.F. 1re inst.).

DÉCISION EXAMINÉE :

David Hunt Farms Ltd. c. Canada (Ministre de l’Agriculture), T-153-94, ordonnance du juge Cullen en date du 10-3-94, C.F. 1re inst., encore inédite.

DEMANDE d’annulation de l’avis ordonnant la destruction d’un taureau importé du Royaume-Uni qui appartenait au requérant. Demande rejetée.

AVOCATS :

Bruce G. Macdonald pour le requérant.

Barbara Ritzen pour l’intimé.

PROCUREURS :

Macdonald & Freund, Edmonton, pour le requérant.

Le sous-procureur général du Canada pour l’intimé.

Ce qui suit est la version française des motifs de l’ordonnance rendus par

Le juge Noël : La présente demande vise à obtenir un bref de certiorari ou une ordonnance qui participe du certiorari pour faire annuler l’avis en date du 12 janvier 1994 par lequel le ministre a ordonné la destruction du taureau de race charolaise appelé « Thrunton Captain » (Captain). Le requérant demande en outre que soit rendu un jugement déclaratoire portant que Captain, qui est identifié par le numéro 1K64075 et le tatouage DHG C13, n’est pas un animal contaminé par la maladie qu’est l’encéphalopathie spongiforme des bovins (ESB) ni soupçonné de l’être, et n’a pas été en contact avec des animaux contaminés par l’ESB et n’est pas soupçonné de l’avoir été.

Le motif invoqué au soutien de la demande est que le ministre de l’Agriculture (le « ministre ») a conclu à tort que Captain était un animal visé par le paragraphe 48(1) de la Loi sur la santé des animaux, L.C. 1990, ch. 21 (ci-après la « Loi »). Cette disposition est ainsi rédigée :

48. (1) Le ministre peut prendre toute mesure de disposition, notamment de destruction—ou ordonner à leur propriétaire, ou à la personne qui en a la possession, la responsabilité ou la charge des soins, de le faire—à l’égard des animaux ou choses qui :

a) soit sont contaminés par une maladie ou une substance toxique, ou soupçonnés de l’être;

b) soit ont été en contact avec des animaux ou choses de la catégorie visée à l’alinéa a) ou se sont trouvés dans leur voisinage immédiat;

c) soit sont des substances toxiques, des vecteurs ou des agents causant des maladies, ou sont soupçonnés d’en être.

Le requérant prétend que la décision du ministre est entachée d’une erreur de droit; subsidiairement, il affirme que rien ne permettait de tirer pareille conclusion ou qu’on l’a tirée à partir de considérations inopportunes et dénuées de pertinence. De plus, il prétend que la décision est sans effet pour défaut de compétence étant donné que le ministre était dans l’erreur quant aux faits sur lesquels repose la décision.

PREUVE DU REQUÉRANT

Plusieurs affidavits ont été produits au soutien de la thèse de Walter Jerram. Dans son propre affidavit, le requérant déclare qu’il a acheté Captain lors d’une vente aux enchères à Perth, en Écosse, au mois d’octobre 1988. L’animal est né le 13 juin 1987 à Thrunton Farms, Northumberland, Angleterre. Il a quitté cette exploitation agricole le 5 février 1989 pour être exporté. Après une mise en quarantaine, on l’a amené à la ferme de M. Jerram, en Alberta. Selon M. Jerram, il n’y a jamais eu d’animaux contaminés par l’ESB sur sa ferme et son troupeau n’a jamais consommé de déchets de viande non traités. Le bétail ne mange que de l’herbe, de l’ensilage et des grains. Captain vit sur la ferme du requérant depuis son arrivée au Canada; c’est le seul animal importé du troupeau et il n’a jamais été en contact avec d’autres animaux sauf ceux du troupeau même. D’après M. Jerram, le docteur John Hee a attesté que Captain n’a aucune maladie infectieuse ou contagieuse démontrable.

M. Colin Campbell de Thrunton Farms, Northumberland, a été l’éleveur de Captain. Dans son témoignage sous forme d’affidavit, il déclare qu’il a pris soin de Captain de la date de sa naissance jusqu’au 5 février 1989, date à laquelle le taureau a été remis à l’entreprise d’expédition Stanford Livestock International Limited pour fins d’importation au Canada. Le fourrage donné à Captain pendant le transport provenait de Thrunton Farms.

Entre le 3 janvier 1989 et le 5 février 1989, Captain a été isolé dans le poste de quarantaine supervisé par le ministère britannique de l’Agriculture, des Pêches et de l’Alimentation, situé sur la ferme même. Durant cette quarantaine, il est impossible qu’il ait été en contact avec un autre animal.

Il n’y a jamais eu de compléments protéiques d’origine animale à Thrunton Farms, que ce soit sur la ferme ou dans le poste de quarantaine. Les bovins de race charolaise consomment uniquement des aliments naturels : pendant l’été, on les met au pâturage et pendant l’hiver, on leur donne de l’ensilage et du foin que l’on complète avec une ration qui consiste en un mélange d’avoine, d’orge, de pois, de mélasse de pulpe de betterave, de son de blé, de maïs en flocons et de soja préparé sur place avec des ingrédients purs.

M. Campbell était le propriétaire du taureau en Angleterre. Il fait remarquer qu’il élève des bovins de race charolaise depuis dix-neuf ans et qu’aucun animal de ce troupeau n’a jamais contracté l’ESB. Selon M. Campbell, le seul cas d’ESB a été une vache Fricsian-Holstein du troupeau commercial qu’il a achetée pour l’allaitement le 7 septembre 1989, bien après le départ de Captain.

Dans son témoignage par affidavit, M. W. A. Clark d’Alnwick, Northumberland, qui est docteur en médecine vétérinaire, confirme qu’il n’y a jamais eu aucun cas d’ESB dans le troupeau de bœufs charolais de Thrunton Farms, et qu’une seule vache, achetée pour l’allaitement après le départ de Captain, a contracté cette maladie. Elle a été abattue le 25 septembre 1992.

Par ailleurs, M. Clark atteste que le troupeau de Thrunton Farms n’a jamais été nourri avec des protéines animales et que toutes les rations concentrées qui sont données au troupeau sont mélangées à la ferme à partir d’ingrédients purs. Il confirme aussi l’existence des installations de quarantaine de Thrunton Farms et l’isolement de Captain pendant qu’il se trouvait dans cette zone.

M. Richard Beale est un dirigeant de la société Stanford Livestock International Limited (SLIL). Dans son affidavit, il déclare que SLIL était l’agent exportateur de Captain. Des représentants de la société ont ramassé le taureau à Thrunton Farms le 5 février 1989 et l’ont amené dans des locaux d’attente approuvés par le ministère de l’Agriculture, des Pêches et de l’Alimentation, situés à Great Bramshott Farm, Cove Road, Fleet, Hants. Dans la matinée du 6 février 1989, ils ont amené le taureau à l’aéroport de Heathrow et lui ont fait prendre le vol AC857/571 pour Toronto et Edmonton.

SLIL a pour règle de nourrir les bovins qui sont transportés par avion avec du foin seulement; dans le cas de Captain, ce foin provenait de Thrunton Farms. M. Beale affirme qu’il a en outre contacté M. Edward Harper qui était, en février 1989, le directeur de l’entreprise de transport à laquelle appartenaient les locaux d’attente situés à Great Bramshott Farm. Ce dernier a confirmé qu’on n’avait jamais utilisé aucun concentré dans ces locaux.

M. Philip Robert Scott est un médecin vétérinaire en vertu des lois d’Écosse. Dans son témoignage sous forme d’affidavit, il déclare que l’ESB, au Royaume-Uni, a été transmise par des concentrés infectés qui renfermaient des protéines issues de ruminants sous forme de farine d’os et de viande. Selon lui, il y a fort peu de preuves épidémiologiques au sujet de la transmission de la maladie d’un bovin à un autre (transmission horizontale) ou d’une mère à sa descendance (transmission verticale). Il déclare en outre que les cas d’ESB sont nettement moins fréquents chez les animaux âgés de six ans ou plus.

M. Scott fait état de plusieurs facteurs dont il convient de tenir compte pour évaluer le risque d’ESB que présentent des bovins :

a)         la nature du troupeau d’origine;

b)         la question de savoir si les bovins sont nés sur la ferme d’origine;

c)         le statut de la mère pour ce qui est de l’ESB;

d)         l’exposition des bovins à des aliments contenant des protéines contaminées issues de ruminants; et

e)         la santé des bovins mêmes.

En outre, il prétend que le risque de contamination des bovins par l’ESB est négligeable si l’éleveur du troupeau est en mesure de confirmer les faits suivants :

a)         la présence de l’ESB n’a jamais été soupçonnée ni confirmée dans son troupeau;

b)         les mères des bovins n’ont pas été exposées à des protéines issues de ruminants;

c)         les bovins n’ont pas consommé de protéines issues de ruminants, ni été exposés à celles-ci;

d)         les bovins ne sont pas les descendants de vaches contaminées par l’ESB ou soupçonnées de l’être;

e)         l’expéditeur qui a transporté les bovins ne leur a pas donné de protéines issues de ruminants.

M. Scott indique qu’il a examiné les affidavits de MM. Campbell et Clark et que, selon lui, on ne peut raisonnablement soupçonner le taureau de race charolaise Captain d’être contaminé par l’ESB.

PREUVE DE L’INTIMÉ

La thèse du ministre de l’Agriculture est appuyée par le témoignage sous forme d’affidavit de M. John Kellar, directeur associé, Section de la lutte contre les maladies, Division de la santé des animaux, Direction générale de la production et de l’inspection des aliments, du ministère fédéral de l’Agriculture et de l’Agro-alimentaire. Dans son affidavit, M. Kellar fournit des précisions sur la politique du ministère de l’Agriculture relativement aux maladies animales et, en particulier, sur l’historique de l’ESB ainsi que sur les mesures prises à l’égard de cette maladie au Royaume-Uni et au Canada.

Il ressort de cet affidavit que toutes les importations canadiennes de bovins en provenance du Royaume-Uni ont été interrompues le 9 février 1990 par suite de l’épidémie d’ESB qui a frappé ce pays. En septembre 1993, M. Kellar et ses collègues de la Division de la santé des animaux ont demandé un complément d’information aux autorités britanniques. Les renseignements qu’ils ont obtenus les ont amenés à croire que les bovins en provenance du Royaume-Uni qui avaient été importés au Canada entre 1982 et 1990 présentaient un risque plus important qu’ils ne l’avaient d’abord pensé. M. Kellar déclare que, compte tenu de ses connaissances et de son expérience épidémiologiques, il était convaincu que le nombre d’animaux ayant des symptômes cliniques de la maladie n’était pas entièrement représentatif de la dispersion de la contamination par l’ESB. Il fait aussi remarquer que les analyses d’autopsie qui ont été faites sur des animaux n’ont pas permis de déceler la présence de la maladie avant l’apparition de symptômes cliniques manifestes. Comme il n’existe aucune méthode pour diagnostiquer l’ESB avant l’apparition des symptômes de la maladie, M. Kellar a présumé que le taux réel de contamination pouvait être beaucoup plus élevé que celui qui avait été établi à partir des animaux qui présentaient effectivement ces symptômes.

En novembre 1993, une vache de provenance britannique qui avait été importée en Alberta en janvier 1987 a été abattue après qu’on eut décelé les symptômes de la maladie. Ces symptômes ont été confirmés. Après cet incident, M. Kellar et ses collègues ont entrepris d’élaborer des mesures propres à éliminer l’ESB. Les mesures de contrôle suivantes avaient été arrêtées au 8 décembre 1993 :

a)         la carcasse de la vache malade avait été incinérée;

b)         le troupeau au sein duquel vivait la vache malade avait été mis en quarantaine;

c)         les cinq bovins qui avaient été importés au Canada en même temps que la vache malade et qui provenaient du même troupeau qu’elle au Royaume-Uni devaient être détruits et incinérés;

d)         tous les autres bovins importés au Canada en provenance du Royaume-Uni depuis 1982 devaient continuer de faire l’objet d’une surveillance.

Le 10 décembre 1993, Agriculture Canada s’est mis en rapport avec ses partenaires commerciaux pour leur expliquer les mesures prises. De plus, la Division de la santé des animaux a tenu, entre le 8 décembre 1993 et le 16 décembre 1993, des consultations pour étudier la question des autres bovins en provenance du Royaume-Uni qui avaient été importés au Canada entre 1982 et 1990. Des scientifiques d’Agriculture Canada, les principaux partenaires commerciaux du Canada, dont les États-Unis, la Nouvelle-Zélande, le Mexique, l’Australie et le Japon, de même que les responsables britanniques de la santé animale ont été contactés.

Voici ce que les renseignements pris au Royaume-Uni ont permis d’apprendre : avant juin 1988, les cas d’animaux contaminés par l’ESB ou soupçonnés de l’être n’avaient pas besoin d’être déclarés aux responsables de la santé animale; depuis 1988, la déclaration de ces cas est purement volontaire; avant le mois de juillet 1988, il n’y avait aucun contrôle à l’égard du mouvement des aliments pour animaux contaminés; les responsables de la santé animale se sont aperçus que les déclarations des propriétaires selon lesquelles leurs animaux n’avaient pas consommé de la nourriture contaminée étaient inexactes pour diverses raisons : mauvais étiquetage, ignorance de la présence d’ingrédients en faible quantité comme des compléments minéraux et vitaminiques, trous de mémoire. En outre, la recherche en cours semblait indiquer que l’ESB pouvait être une maladie transmissible entre bovins.

Le 14 décembre 1993 ou vers cette date, M. Kellar et ses collègues ont adopté des lignes directrices qui prévoyaient entre autres la destruction de tous les bovins importés au Canada en provenance du Royaume-Uni depuis 1982. M. Z. Petran, qui est un inspecteur nommé en application de la Loi sur la santé des animaux et le gestionnaire du programme d’hygiène vétérinaire du bureau régional de l’Alberta, a été avisé de ces décisions de principe le 17 décembre 1993. Le 20 décembre 1993, les gestionnaires des bureaux régionaux, dont M. Petran, ont reçu une lettre type pour fins de distribution aux propriétaires de bovins de provenance britannique. Cette lettre annonçait aux propriétaires la mise en œuvre prochaine des mesures de contrôle destinées à éliminer l’ESB. Tous les bovins concernés devaient être exterminés au plus tard le 31 janvier 1994.

M. Kellar déclare que ses collègues de la Division de la santé des animaux et lui-même ont conclu avant le 16 décembre 1993, à partir des renseignements qui avaient été recueillis, que les bovins importés au Canada en provenance du Royaume-Uni à partir de 1982 formaient un groupe homogène pour ce qui est de l’exposition soupçonnée à la maladie, indépendamment de leurs antécédents particuliers.

M. Kellar déclare en outre qu’après avoir pris cette décision de principe au sujet de tous les bovins de provenance britannique, ses collègues et lui-même ont plus particulièrement examiné les observations présentées par le propriétaire de Captain. À partir de cette preuve, ils ont confirmé qu’ils soupçonnaient ce taureau d’être contaminé par l’ESB. Voici les éléments sur lesquels reposait leur conclusion :

a)         Ce taureau est né au Royaume-Uni en 1987 et appartenait de ce fait à un groupe d’âge dont les membres ont été, jeunes bovins, les plus exposés à des aliments contaminés.

b)         Il a vécu au Royaume-Uni pendant plus d’un an et demi, à un moment où le niveau de contamination était à son maximum.

c)         Il aura sept ans en 1994, et cet âge ne l’empêche pas d’être infecté par l’ESB. M. Kellar ne souscrit pas à la conclusion de M. Scott selon laquelle un animal de sept ou huit ans aurait montré des signes de la maladie à cet âge.

d)         La preuve produite par M. Campbell ne permet pas à M. Kellar de tirer une conclusion absolue en ce qui concerne l’ESB.

e)         Les mêmes restrictions s’appliquent au témoignage de M. Beale.

f)          Un cas d’ESB a été déclaré dans le troupeau d’origine de Captain, et il n’est pas possible de déterminer si la vache avait la maladie avant son arrivée à la ferme ou si elle l’a contractée par la suite.

Dans son témoignage sous forme d’affidavit, M. Petran parle aussi des antécédents de certaines maladies, dont la tremblante du mouton et l’ESB, au Royaume-Uni et au Canada. Le 13 janvier 1994, il a ordonné la destruction de Captain dans un avis qu’il a signé et donné au requérant en application du paragraphe 48(1) de la Loi sur la santé des animaux.

Dans leurs affidavits, MM. Kellar et Petran font tous deux état de l’incidence commerciale de l’ESB sur le Canada, des entretiens que le Canada a eus à ce sujet avec ses principaux partenaires commerciaux, de même que des mesures prises pour rassurer la communauté internationale. La destruction de tous les bovins importés au Canada en provenance du Royaume-Uni entre 1982 et 1990 était l’une de ces mesures.

ANALYSE

Le requérant prétend que :

(1)       à première vue, le paragraphe 48(1) de la Loi n’accorde pas le pouvoir de prendre la décision qui a été prise;

(2)       la décision a été prise en fonction de considérations dénuées de pertinence;

(3)       la décision a été prise en l’absence de tout motif raisonnable de soupçonner que le taureau visé par l’avis était contaminé par l’ESB;

(4)       l’exercice du pouvoir discrétionnaire du décideur a été entravé par la décision de principe qui a été prise en décembre 1993 de détruire tous les bovins importés au Canada entre 1982 et 1990 en provenance de la Grande-Bretagne.

En ce qui concerne la première prétention, l’avis ordonnant la destruction du taureau dit notamment que Captain est :

[traduction] … soupçonné

d’être contaminé par la maladie qu’est l’encéphalopathie spongiforme des bovins, ou

d’avoir été en contact avec des animaux ou choses contaminés par cette maladie ou soupçonnés de l’être, ou de s’être trouvé dans leur voisinage immédiat.

Le requérant conteste le deuxième paragraphe précité, et fait plus particulièrement valoir que le paragraphe 48(1) n’envisage pas l’attribution du pouvoir prévu dans cette disposition sur la base d’un double soupçon.

Il faut reconnaître que l’avis en question aurait pu être mieux formulé. À mon avis, toutefois, cela ne tire pas à conséquence. De toute évidence, cet avis a été envoyé parce qu’on soupçonnait Captain soit d’être contaminé par l’ESB soit d’avoir été en contact avec des animaux ou des choses contaminés par l’ESB ou de s’être trouvé dans leur voisinage immédiat. C’est ce qu’énonce le paragraphe 48(1), et je ne crois pas qu’on puisse s’autoriser du libellé de l’avis pour affirmer que le ministre a commis une erreur dans l’exercice du pouvoir que lui confère la loi.

Pour ce qui est de la deuxième prétention, le requérant soutient que le paragraphe 48(1) n’habilite pas le ministre à tenir compte de facteurs qui ressortissent au commerce international pour prendre une décision en application de cette disposition. Au soutien de cette thèse, il invoque le paragraphe 27(2) de la Loi qui habilite le ministre à désigner des régions contrôlées à partir de considérations fondées sur les risques pour la vie, la santé, les biens ou l’environnement. Il ajoute que si le législateur avait voulu que le titulaire du pouvoir prévu au paragraphe 48(1) tienne compte de facteurs si étrangers à la question, il l’aurait précisé.

Le paragraphe 48(1) vise à éviter la propagation de maladies. Par voie de conséquence, toute mesure prise en application de cette disposition doit reposer sur la conviction ou le soupçon qu’un animal est contaminé par une maladie ou a été en contact avec un animal ou une chose contaminé, et doit avoir pour but la prévention de la propagation de cette maladie. Cela dit, le fait que les préoccupations des partenaires commerciaux du Canada sont intervenues dans la décision de prévenir la propagation possible de l’ESB au Canada n’est pas moins compatible avec l’objectif poursuivi par le législateur au paragraphe 48(1) que ne le serait, par exemple, la prise en considération de facteurs ayant trait à la préservation de la vie humaine. Dès lors que l’existence d’une maladie transmissible est confirmée ou soupçonnée, les préoccupations de tous ceux qui pourraient être touchés par sa propagation éventuelle deviennent pertinentes pour choisir un plan d’action en vertu du paragraphe 48(1) et, en particulier, pour évaluer le niveau de tolérance du risque acceptable.

Le requérant soutient que, de toute façon, le ministre n’avait aucun motif raisonnable de soupçonner le taureau visé par l’avisou, du reste, n’importe quel bovin importé au Canada en provenance du Royaume-Uni entre 1982 et 1990d’être contaminé par l’ESB. Comme je dois supposer que ceux qui prennent des décisions sont compétents dans leur domaine, il incombe au requérant de prouver que la décision qui a été prise n’a aucun fondement rationnel ou est manifestement déraisonnable. À mon avis, il ne s’est pas acquitté de ce fardeau. Bien que le requérant et les experts qui appuient sa thèse puissent contester le très bas niveau de tolérance au risque que révèle la solution radicale qui a été adoptée, on ne saurait dire que la décision a été prise en l’absence de faits solides. La question que le ministre devait trancher en vertu du paragraphe 48(1) était celle de savoir si, d’après les faits, il était fondé à soupçonner le taureau du requérant d’être contaminé par l’ESB. L’origine et l’âge de Captain, le fait qu’il a peut-être été exposé à des aliments contaminés, la possibilité naissante d’une transmission latérale de la maladie par des animaux avec lesquels il peut avoir été en contact et les connaissances scientifiques limitées sur l’ESB sont tous des facteurs qui renforcent le soupçon que le taureau du requérant pourrait être contaminé par l’ESB.

En dernier lieu, le requérant fait valoir que l’exercice du pouvoir discrétionnaire conféré à M. Petran, l’inspecteur qui a signé l’avis ordonnant la destruction de Captain, a été entravé par la décision de principe prise antérieurement et selon laquelle tous les bovins importés au Canada en provenance du Royaume-Uni entre 1982 et 1990 devaient être détruits.

M. Petran a signé l’avis ordonnant la destruction du taureau du requérant en sa qualité d’inspecteur nommé en application de la Loi sur la santé des animaux. Aux termes de l’article 33 de cette Loi, il avait, à ce titre, l’obligation et le pouvoir d’exercer les pouvoirs conférés au ministre, notamment celui qui est prévu au paragraphe 48(1) et qu’il prétend avoir exercé dans l’affaire qui nous occupe. Selon le requérant, la décision de principe par laquelle on a ordonné la destruction de tous les bovins provenant du Royaume-Uni s’est substituée à l’exercice de la discrétion inhérente à ce pouvoir, si bien que M. Petran ne l’a jamais exercée.

Cette prétention repose sur l’hypothèse selon laquelle M. Petran était lié par la décision de principe et, partant, devait signer l’avis, qu’il ait ou non soupçonné le taureau du requérant d’être contaminé par l’ESB. À mon avis, aucun fonctionnaire qui exerce une fonction discrétionnaire ne peut être tenu de professer une conviction ou de faire peser un soupçon qu’il n’a pas, et s’il ressortait de la preuve en l’espèce que M. Petran a signé l’avis sans avoir, relativement à ce taureau, le soupçon exigé par le paragraphe 48(1), ou n’a pas examiné l’opportunité de donner ledit avis, je n’hésiterais pas à intervenir[1].

La preuve indique cependant le contraire. M. Petran a été soumis à un contre-interrogatoire approfondi au sujet de son affidavit. Il était entièrement d’accord avec M. Kellar et ses collègues de la Division de la santé des animaux pour dire que les bovins importés au Canada en provenance du Royaume-Uni à partir de 1982 formaient un groupe homogène pour ce qui est de leur exposition possible à l’ESB. Avant de signer l’avis, il a personnellement vérifié les renseignements concernant le taureau du requérant, à savoir sa naissance au Royaume-Uni en 1987, son séjour dans ce pays pendant un an et demi à une époque où la concentration de l’agent infectieux était à son maximum, et le fait qu’il avait peut-être été exposé à cet agent par des contacts avec des animaux ou des aliments contaminés. Tout au long de son contre-interrogatoire, M. Petran a parlé de la décision d’ordonner la destruction du taureau du requérant comme de la sienne propre. Il a déclaré sous serment avoir la certitude que cet animal risquait, à n’importe quel moment de sa vie, d’être atteint de la forme complète de la maladie. Il a confirmé qu’il était convaincu que la destruction du taureau était nécessaire et a fait remarquer que c’était précisément parce qu’on avait omis de prendre de telles précautions il y a une cinquantaine d’années que la tremblante du mouton s’était propagée au sein de la population ovine du Canada.

Rien ne semble indiquer que M. Petran n’a pas pris sa décision en fonction d’une conviction personnelle ou qu’il a subordonné l’exercice de son pouvoir discrétionnaire à la décision de principe. À mon avis, le fait qu’il a accepté d’appliquer la décision de principe au taureau du requérant reflète plutôt une unité de vues des responsables de l’action gouvernementale et de l’auteur de la décision. En conséquence, l’exercice du pouvoir discrétionnaire de M. Petran n’a aucunement été entravé.

Cependant, le requérant fait aussi valoir qu’à cause de cette décision de principe, M. Petran a omis de tenir compte de facteurs pertinents pour prendre sa décision, en l’occurrence la preuve selon laquelle le taureau n’a pas été exposé à des aliments pour animaux contaminés avant d’être importé au Canada.

Il est vrai qu’on n’a pas cherché à obtenir le témoignage du propriétaire de Captain au Royaume-Uni à cet égard, ni celui des personnes qui ont été chargées de s’occuper de l’animal, avant de prendre la décision, et qu’on n’en a pas tenu compte après la production de cette preuve.

Cependant, MM. Petran et Kellar avaient tous deux obtenu des autorités britanniques, avant que la décision ne soit prise, des renseignements selon lesquels les déclarations faites par les propriétaires relativement à l’absence d’aliments contaminés dans la nourriture donnée à leurs animaux au cours des années antérieures à 1989 n’étaient pas dignes de foi pour diverses raisons. La question devient donc celle de savoir si, eu égard à ces renseignements, M. Petran pouvait faire abstraction de ces déclarations pour prendre sa décision. Compte tenu du fait que le fondement de l’exercice du pouvoir conféré par le paragraphe 48(1) de la Loi est un soupçon, et non une conviction, et que M. Petran était fondé à considérer que les déclarations faites par les propriétaires quant au contenu des aliments n’étaient pas dignes de foi, en dépit de la sincérité de leurs auteurs, il me semble que M. Petran pouvait valablement faire abstraction de ce type de preuve. Je tiens à ajouter que le contre-interrogatoire de M. Kellar, aux pages 76 et suivantes de la transcription, est extrêmement convaincant sur ce point.

Je constate que mon collègue le juge Cullen, dans l’affaire David Hunt Farms Ltd. c. Canada (Ministre de l’Agriculture), T-153-94, 10 mars 1994 [encore inédite], a aussi confirmé la décision attestée par l’avis, mais pour des motifs divergeant quelque peu des miens. Il a statué que la décision de détruire les animaux avait en réalité été prise par ceux qui avaient pris la décision de principe en décembre 1993, et que la signature de l’avis était simplement une étape du processus de mise en œuvre qui ne requérait pas l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire. Le juge Cullen est arrivé à la conclusion que la décision de principe avait été valablement prise et que l’exercice du pouvoir discrétionnaire du signataire de l’avis ne pouvait pas avoir été entravé par la décision de principe prise antérieurement étant donné qu’il n’y avait plus aucun pouvoir discrétionnaire à exercer lorsque l’avis a été signé.

Il ressort, à l’évidence, des motifs de mon collègue qu’il aurait été porté à intervenir sur la base de l’arrêt Griffin c. Canada, précité, n’eût été le fait que, selon lui, le pouvoir discrétionnaire qui sous-tendait la décision avait déjà été valablement exercé à l’étape de la prise de la décision de principe.

Il ne fait aucun doute que chaque affaire doit être jugée en fonction des circonstances de l’espèce. D’après les faits dont je suis saisi, force m’est de conclure que M. Petran est le fonctionnaire qui a pris la décision d’ordonner la destruction du taureau du requérant et qu’il était investi, à ce moment-là, du pouvoir légal requis à cette fin, comme en fait foi l’avis qu’il a signé. À mon avis, ceux qui sont touchés par une décision doivent pouvoir considérer le fonctionnaire qui prétend officiellement l’avoir prise comme le décideur. M. Petran était investi du pouvoir légal de prendre la décision contestée, et il prétend l’avoir prise. Je suis d’avis que, dans le contexte du contrôle judiciaire de la décision qu’il a officiellement prise, on doit le considérer comme le décideur. J’ajouterais qu’une décision de principe n’est pas une décision au sens juridique tant qu’on ne l’a pas officiellement appliquée à un cas particulier en s’autorisant de la disposition législative pertinente.

Néanmoins, les faits dont je suis saisi m’amènent aussi à conclure que la décision de principe prise antérieurement n’a pas eu pour effet d’entraver l’exercice du pouvoir discrétionnaire de M. Petran. Cette décision de principe a été communiquée à tous les directeurs régionaux, dont M. Petran, dans une note de service en date du 17 décembre 1993. Elle a été suivie d’une deuxième note datée du 22 décembre 1993 qui faisait état des dispositions législatives sous le régime desquelles la destruction des animaux pouvait être ordonnée, puis d’une troisième note en date du 30 décembre 1993 qui fournissait des précisions sur la genèse et la raison d’être de la décision de principe.

En l’occurrence, et je pense que mon collègue le juge Cullen fait la même constatation dans l’affaire dont il a été saisi, le fonctionnaire chargé de donner l’avis officiel souscrivait à la décision de principe, à sa raison d’être et, surtout, à son applicabilité à l’animal ou aux animaux dont il devait décider le sort.

Je ne pense pas que le fait de donner son adhésion à une décision de principe d’application générale dans un cas particulier peut, en soi, avoir pour conséquence d’invalider une décision. Comme le juge MacKay l’a déclaré avec justesse dans l’affaire Griffin c. Canada, précitée, à la page 236, il y a deux aspects des énoncés de politique ou des directives qui sont susceptibles d’intéresser la Cour :

Les lignes directrices en question sont-elles conformes au pouvoir administratif conféré par la loi et les règlements, et, dans la pratique, servent-elles de guide aux personnes chargées de prendre des décisions de nature discrétionnaire ou s’appuie-t-on sur elles, à des fins d’uniformité, pour fonder des décisions sans tenir compte de tous les facteurs qui devraient être pris en considération pour prendre des décisions de nature discrétionnaire?

Dans cette affaire, la directive d’orientation ne satisfaisait à aucun des deux critères. La disposition législative habilitante se trouvait dans le règlement pris en application de l’alinéa 4(1)c) de la Loi sur les semences, L.R.C. (1985), ch. S-8, qui autorisait le gouverneur général en conseil à prendre des règlements prescrivant notamment, à l’égard des semences, la norme minimale de maladie. Les alinéas 52(2)d) et e) du Règlement sur les semences, C.R.C., ch. 1400, modifié par DORS/80-517, autorisaient un inspecteur à refuser de délivrer un certificat à l’égard d’une culture en croissance lorsque :

52. …

(2) … 

d) selon l’inspecteur, la culture a été contaminée par le flétrissement bactérien; ou

e) il a été établi que le flétrissement bactérien a été décelé dans une autre culture provenant de la même culture-mère … 

La directive en cause disposait notamment :

Toutes les récoltes dans lesquelles on décèle la présence de flétrissement bactérien doivent être rejetées … , ainsi que toutes les autres récoltes de pommes de terre produites dans l’exploitation en question.

Le flétrissement bactérien avait été décelé dans une seule des dix-sept cultures en croissance de la famille Griffin. S’appuyant sur la directive, le fonctionnaire a refusé de certifier les dix-sept cultures en croissance au motif que, même si le flétrissement bactérien avait été décelé dans une seule culture, les seize autres se trouvaient sur la même ferme. Ces dernières ne provenaient pas de la même culture-mère que la culture contaminée.

Le juge MacKay a fait remarquer que le rejet obligatoire de toutes les cultures situées sur la même exploitation agricole à cause de la contamination d’une seule culture ne correspondait à aucun des motifs de rejet prévus au paragraphe 52(2) du Règlement. Comme la directive avait un caractère obligatoire[2] et que rien ne permettait de croire que les seize autres cultures avaient effectivement été contaminées, le juge a conclu que l’exercice du pouvoir discrétionnaire conféré à l’inspecteur avait été entravé puisqu’il ne lui était pas loisible de valablement croire que les dix-sept cultures avaient été contaminées pour l’unique raison que l’une d’elles l’était.

En l’espèce, j’arrive à la même conclusion que le juge Cullen, c’est-à-dire que la décision de principe est compatible avec le pouvoir conféré par la loi. Le paragraphe 48(1) de la Loi requiert l’existence non pas d’une conviction mais d’un soupçon, et, d’après les hypothèses de fait qui sous-tendent la décision de principe, on pouvait être fondé à soupçonner un animal qui relevait de cette disposition d’être contaminé par l’ESB. Au surplus, dans l’affaire dont je suis saisi, rien n’indique que M. Petran a été contraint de faire quoi que ce soit, en vertu de la décision de principe, si ce n’est l’appliquer si elle s’accordait avec sa propre conception de la solution à apporter à la question particulière qu’il devait trancher eu égard aux circonstances pertinentes.

Dans la présente espèce, il ne fait aucun doute que les responsables de l’action gouvernementale considéraient que l’uniformité d’application de la décision de principe était indispensable pour véritablement empêcher la propagation de l’ESB au Canada. Cependant, cette uniformité, en tant que telle, n’est pas un mal, pourvu que l’intérêt qu’on a à y parvenir ne l’emporte pas sur la tâche ultime du décideur, qui est de trancher la question en fonction des circonstances de l’espèce. La question précise à laquelle je dois répondre est celle de savoir si, d’après les faits de l’espèce, l’uniformité recherchée par les responsables de l’action gouvernementale a eu, en pratique, pour conséquence de neutraliser le pouvoir discrétionnaire qu’avait M. Petran de déterminer si l’on pouvait soupçonner le taureau du requérant d’être contaminé par l’ESB. Comme les remarques qui précèdent l’indiquent, je suis d’avis que non.

Pour ces motifs, la demande est rejetée, sans adjudication spéciale de dépens.



[1] Cf. l’arrêt Griffin c. Canada (1989), 39 Admin. L.R. 215 (C.F. 1re inst.), à la p. 239, dans lequel mon collègue le juge MacKay a annulé la décision prise par un fonctionnaire au motif qu’elle n’était pas fondée sur une conviction personnelle comme le prévoyait la loi, mais avait été prise en fonction d’une ligne directrice ayant force exécutoire.

[2] La preuve révélait qu’on avait démis de ses fonctions un fonctionnaire qui avait omis d’appliquer la directive dans un cas particulier.

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