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[1996] 1 C.F. 451

T-642-94

Beothuk Data Systems Limited, Seawatch Division (requérante)

c.

Douglas Dean et Ted A. Blanchard, arbitre nommé conformément aux dispositions du Code canadien du travail (intimés)

T-644-94

Beothuk Data Systems Limited, Seawatch Division (requérante)

c.

Hugh Davis et Ted A. Blanchard, arbitre nommé conformément aux dispositions du Code canadien du travail (intimés)

T-645-94

Beothuk Data Systems Limited, Seawatch Division (requérante)

c.

Michael Carew et Ted A. Blanchard, arbitre nommé conformément aux dispositions du Code canadien du travail (intimés)

Répertorié : Beothuk Data Systems Ltd., Seawatch Divisionc. Dean (1re inst.)

Section de première instance, juge Noël—St. John’s (Terre-Neuve), 19 septembre; Ottawa, 20 octobre 1995.

Relations du travail Contrôle judiciaire de la décision par laquelle un arbitre a conclu que les plaignants avaient été congédiés injustementLes plaignants travaillaient trois mois par année comme gardes-pêche depuis de nombreuses annéesL’art. 240(1) du Code canadien du travail permet à toute personne qui travaille sans interruption depuis au moins douze mois pour le même employeur et qui n’est pas régie par une convention collective de déposer une plainte de congédiement injusteComme les conditions des art. 240(1) et 242(3.1) doivent être réunies avant qu’un arbitre puisse être convaincu qu’il est régulièrement saisi d’une plainte, il était loisible à l’arbitre de vérifier si ces deux éléments étaient présentsL’arbitre a commis une erreur en statuant que les requérants « travaillaient » au sens de l’art. 240(1) dans le cadre d’un cycle de travail qui leur donnait le droit d’être rappelés au travailLa décision de l’arbitre suivant laquelle les emplois saisonniers en cause satisfont au critère du travail ininterrompu de douze mois va à l’encontre de l’art. 240(1)On ne peut faire fi de la caractéristique essentielle de l’emploi, c’est-à-dire l’exécution d’un travail en contrepartie d’un salaire ou d’une rémunérationL’emploi des mots « travaille sans interruption » donne à penser que le législateur voulait que cette disposition mesure les emplois en fonction de l’exécution d’un travail, et non en fonction du droit de rappelL’arbitre n’avait pas compétence.

Droit constitutionnel Partage des pouvoirs Contrôle judiciaire de la décision par laquelle un arbitre a conclu que les plaignants avaient été congédiés injustementLes plaignants ont été employés comme gardes-pêche pour une période de trois mois chaque année pendant de nombreuses années par une compagnie constituée en vertu d’une loi provincialeL’art. 167 du Code canadien du travail, qui prévoit la désignation d’un arbitre chargé d’entendre et de trancher les plaintes de congédiement injuste, s’applique aux emplois dans le cadre d’une « entreprise fédérale » — Les « entreprises fédérales » sont définies comme relevant de la compétence législative du parlement fédéralLe pouvoir que l’art. 91(12) de la Loi constitutionnelle de 1867 (pêches des côtes de la mer et de l’intérieur) confère au parlement fédéral vise la protection et la conservation des pêches, à titre de richesse pour le publicLa Loi sur les pêches énumère les pouvoirs et l’étendue des fonctions des gardes-pêcheLes gardes-pêche sont les mandataires que le législateur fédéral a choisis pour veiller à l’application et au respect du régime législatif prévu par la Loi sur les pêches et sans lesquels les objectifs de protection et de conservation des pêches en tant que ressource publique ne pourraient être atteintsLe travail des gardes-pêche est « fondamental », « essentiel » ou « vital » à l’exploitation principale de l’entreprise fédéraleCette qualification suffit pour faire relever leurs relations employeur-employé de la compétence fédérale.

Interprétation des lois Il s’agit de savoir si un emploi saisonnier d’une durée de trois mois par année qui a été exercé pendant de nombreuses années tombe sous le coup de l’art. 240(1)a), qui permet à toute personne qui travaille sans interruption depuis au moins douze mois pour le même employeur de déposer une plainte de congédiement injusteSi les termes du texte anglais ont une portée incertaine et se prêtent à plusieurs sens, alors que le texte français ne peut recevoir qu’un seul de ces sens, celui-ci est considéré comme le sens commun aux deux versions et est présumé en être le véritable sens, s’il n’existe pas de raison de l’écarterL’emploi du verbe « travailler » dans la version française amène à conclure que le législateur ne voulait pas que la loi se rapporte à des « relations de travail » — Le texte français exige que l’intéressé ait travaillé « sans interruption » depuis au moins douze mois.

Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire de la décision par laquelle un arbitre a conclu que les intimés (Carew, Dean et Davis) avaient été injustement congédiés de leur emploi de gardes-pêche durant la saison de pêche au saumon (qui dure habituellement de dix à douze semaines et qui se déroule entre le 15 juin et le 15 septembre). Ils avaient initialement été engagés par le ministère des Pêches et des Océans (MPO). En 1984, ils ont commencé à travailler pour une compagnie constituée en vertu d’une loi provinciale qui avait obtenu un marché portant sur l’exécution de certaines fonctions qui devaient être exécutées selon la Loi sur les pêches et ses règlements d’application. Les gardes-pêche sont désignés en vertu de la Loi sur les pêches, qui énonce leurs pouvoirs. Le relevé d’emploi que la compagnie remplissait à la fin de chaque saison indiquait que la raison de la délivrance du relevé était le « manque de travail » et que la date prévue de rappel était « inconnue ». Les plaignants s’attendaient à être rappelés au travail à l’ouverture de chaque saison de pêche. Ils n’ont jamais refusé une offre de rappel au travail. L’arbitre a conclu que le travail de garde-pêche faisait partie intégrante du programme fédéral des pêches relatif à la pêche dans les eaux internes. Il a conclu qu’il existait un cycle de travail constant et que, comme il n’y avait pas eu d’interruption dans leur cycle de travail saisonnier pendant toute la durée de leur emploi, les plaignants avaient tous les trois été engagés chaque saison, au même titre, pendant plus d’une dizaine d’années.

L’article 167 du Code canadien du travail précise que la partie III, y compris les dispositions permettant la désignation d’un arbitre chargé d’entendre et de trancher une plainte de congédiement injuste (articles 240 à 243), s’applique à l’emploi dans le cadre d’une entreprise fédérale. Une « entreprise fédérale » est définie à l’article 2 comme étant tout installation, ouvrage, entreprise ou secteur d’activités qui relève de la compétence législative du Parlement. Le paragraphe 240(1) dispose que, sous réserve des paragraphes (2) et 242(3.1), toute personne qui se croit injustement congédiée peut déposer une plainte écrite si : a) d’une part, elle travaille sans interruption depuis au moins douze mois pour le même employeur; b) d’autre part, elle ne fait pas partie d’un groupe d’employés régis par une convention collective. Le paragraphe 242(1) autorise le ministre à transmettre la plainte à un arbitre. Le paragraphe 242(3) dispose que, sous réserve du paragraphe (3.1), l’arbitre décide si le congédiement est injuste. Le paragraphe 242(3.1) prévoit que l’arbitre ne peut procéder à l’instruction de la plainte si le plaignant a été licencié en raison du manque de travail ou de la suppression d’un poste ou si un autre recours est prévu ailleurs.

À titre d’exception préliminaire, les intimés ont soutenu que les exceptions d’incompétence contenues au paragraphe 240(1) ne peuvent plus être soulevées dès que le ministre considère qu’une plainte a été régulièrement déposée et qu’il désigne un arbitre.

Les questions en litige sont les suivantes : (1) la requérante peut-elle contester la compétence de l’arbitre; (2) les intimés travaillaient-ils dans une entreprise fédérale; (3) les intimés travaillaient-ils sans interruption depuis au moins douze mois pour le même employeur.

Jugement : la demande doit être accueillie.

(1) Le fait que l’arbitre soit expressément tenu d’examiner les motifs prévus au paragraphe 242(3.1), alors que cette obligation n’existe pas en ce qui concerne les motifs contenus au paragraphe 240(1), ne permet pas de conclure que le législateur voulait empêcher l’arbitre d’examiner d’autres motifs d’irrégularité que ceux qui sont prévus au paragraphe 242(3.1). Comme la régularité du dépôt de la plainte est à la source de la compétence de l’arbitre, et comme les conditions que renferment les paragraphes 240(1) et 242(3.1) doivent être réunies avant qu’un arbitre puisse être convaincu qu’il est régulièrement saisi d’une plainte, il était loisible à l’arbitre de vérifier si ces deux éléments étaient présents pour s’assurer qu’il était compétent pour entendre la plainte.

(2) C’est à bon droit que l’arbitre a conclu que le travail des gardes-pêche est essentiel à l’application des dispositions de la Loi sur les pêches et que ce travail est exécuté sous la surveillance du ministère des Pêches. Le pouvoir que le paragraphe 91(12) (pêches des côtes de la mer et de l’intérieur) de la Loi constitutionnelle de 1867 confère au parlement fédéral vise « la protection et la conservation des pêcheries, à titre de richesse pour le public ». Les dispositions de la Loi sur les pêches qui énumèrent les pouvoirs des gardes-pêche et la portée de leurs fonctions constituent des éléments de preuve amplement suffisants pour démontrer que les agents des pêches sont les mandataires que le législateur fédéral a choisis dans le but de veiller à l’application et au respect du régime législatif prévu par la Loi sur les pêches et sans lesquels les objectifs de protection de conservation des pêches en tant que ressource publique ne pourraient être atteints. Le travail des gardes-pêche est « fondamental », « essentiel » ou « vital » à l’exploitation principale de l’entreprise fédérale. Cette qualification suffit pour faire relever de la compétence fédérale les activités des gardes-pêche et la réglementation de leurs relations employeur-employé. Le fait que le travail des gardes-pêche ait été confié à une compagnie constituée sous le régime d’une loi provinciale ne signifie pas qu’il relève de la compétence provinciale, surtout si l’on tient compte de la surveillance et du contrôle exercés par le ministère des Pêches et des Océans.

(3) L’emploi du verbe « travailler » dans la version française affaiblit considérablement l’argument que l’alinéa 240(1)a) pourrait se rapporter à des « relations de travail » d’une durée de douze mois. En fait, le texte français exige que l’intéressé ait travaillé « sans interruption » depuis au moins douze mois. Si les termes du texte anglais ont une portée incertaine et qu’ils se prêtent à plusieurs sens, tandis que le texte français ne peut recevoir qu’un seul de ces sens, celui-ci est considéré comme le sens commun aux deux versions et est présumé en être le véritable sens s’il n’existe pas de raison de l’écarter. En l’espèce, le sens commun aux deux versions ne conduit pas à un résultat inacceptable, à une incompatibilité ou à un résultat qui est contraire à la véritable intention du législateur. En fait, il permet d’obtenir un degré de précision qui ne ressort pas du texte anglais. Si l’on applique le principe du sens commun en l’espèce, il n’était pas loisible de l’arbitre de conclure que les intimés travaillaient sans interruption au cours des douze derniers mois pour le même employeur au sens de la version française du paragraphe 240(1).

L’arrêt Pioneer Grain Co. Ltd. c. Kraus, [1981] 2 C.F. 815 (C.A.) appuie le principe limité qu’un bref arrêt de travail annuel qui s’inscrit dans le cadre d’un emploi par ailleurs permanent et continu ne met pas nécessairement fin à cet emploi. Sur le fondement de cette décision, les arbitres en sont graduellement venus à considérer que l’exécution d’un travail en contrepartie du versement d’un salaire ou d’une rémunération n’était pas prévue ou exigée par les mots « douze mois consécutifs d’emploi continu ». Tant et aussi longtemps qu’existe un droit latent de rappel découlant d’un cycle de travail temporaire établi depuis longtemps, le travail en question n’a pas été interrompu. Les arbitres en sont venus à considérer un travail saisonnier exercé pendant une période limitée de trois mois comme un travail pouvant satisfaire au critère exigeant que l’intéressé ait travaillé sans interruption pendant douze mois consécutifs pour le même employeur. Ce résultat va à l’encontre du libellé du paragraphe 240(1) et découle d’une compréhension erronée des motifs essentiels dans l’arrêt Pioneer Grain. Il n’y a rien dans le libellé du paragraphe 240(1) qui permette de penser qu’on puisse faire — de la caractéristique fondamentale d’un « emploi », à savoir l’exécution d’un travail en contrepartie d’un salaire ou d’une rémunération, pour en vérifier l’existence. D’ailleurs, l’emploi des mots « consécutifs » et « continue » donne fortement à penser que ce sont les emplois caractérisés par l’exécution continue d’un travail qu’entend mesurer cette disposition, et non un droit latent de rappel découlant d’un cycle de travail antérieur. Il faudrait que le législateur exprime dans les termes les plus nets son intention pour qu’on puisse donner au mot « travailler » un sens qui en exclue la caractéristique constitutive fondamentale. L’interprétation en fonction de l’objet que l’arbitre a retenue repose sur l’existence continue d’un droit découlant d’un cycle de travail antérieur plutôt que de l’existence continue du travail lui-même. En tant que telle, cette interprétation va à l’encontre du libellé du paragraphe 240(1). L’arbitre a commis une erreur lorsqu’il s’est déclaré compétent pour entendre les trois plaintes sur ce fondement. L’article 29 du Règlement du Canada sur les normes de travail, qui a été édicté après la période en cause en l’espèce, prévoit que l’absence d’un employé attribuable à une mise à pied n’interrompt pas la continuité de l’emploi. Le fait que l’adoption de cette disposition ait été jugée nécessaire donne fortement à penser qu’une telle absence interrompt effectivement la continuité de l’emploi.

LOIS ET RÈGLEMENTS

Code canadien du travail, L.R.C. (1985), ch. L-2, art. 2 « entreprises fédérales » (mod. par L.C. 1990, ch. 44, art. 17), 16, 60, 167 (mod. par L.R.C. (1985) (1er suppl.), ch. 9, art. 5; 1993, ch. 38, art. 90), 240 (mod. par L.R.C. (1985) (1er suppl.), ch. 9, art. 15), 241, 242 (mod., idem, art. 16), 243.

Loi constitutionnelle de 1867, 30 & 31 Vict., ch. 3 (R.-U.) (mod. par la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.), annexe de la Loi constitutionnelle de 1982, no 1) [L.R.C. (1985), appendice II, no 5], art. 91, 92.

Loi d’interprétation, L.R.C. (1985), ch. I-21, art. 44.

Loi modifiant le Code canadien du travail, S.C. 1977-78, ch. 27.

Loi modifiant le Code canadien du travail et la Loi sur la gestion des finances publiques, L.R.C. (1985) (1er suppl.), ch. 9.

Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 18 (mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 4), 18.1 (édicté, idem, art. 5).

Loi sur la révision des lois, S.C. 1974-75-76, ch. 20, art. 6.

Loi sur les pêches, L.R.C. (1985), ch. F-14, art. 5 (mod. par L.C. 1991, ch. 1, art. 2), 43, 49 (mod., idem, art. 13), 50, 51 (mod., idem, art. 15), 52.

Règlement du Canada sur les normes de travail, C.R.C., ch. 986, art. 29 (mod. par DORS/91-461, art. 29).

JURISPRUDENCE

DÉCISIONS APPLIQUÉES :

Société canadienne des postes c. Pollard, [1994] 1 C.F. 652 (1993), 109 D.L.R. (4th) 272; 18 Admin. L.R. (2d) 67; 1 C.C.E.L. (2d) 75; 94 CLLC 14,006; 161 N.R. 66 (C.A.); Canada (Procureur général) c. Alliance de la Fonction publique du Canada, [1993] 1 R.C.S. 941; (1993), 101 D.L.R. (4th) 673; 150 N.R. 161; U.E.S., Local 298 c. Bibeault, [1988] 2 R.C.S. 1048; (1988), 35 Admin. L.R. 153; 95 N.R. 161; Northern Telecom Ltée c. Travailleurs en communication du Canada, [1980] 1 R.C.S. 115; (1979), 98 D.L.R. (3d) 1; 79 CLLC 14,211; 28 N.R. 107; Union des facteurs du Canada c. Syndicat des postiers du Canada et autre, [1975] 1 R.C.S. 178; (1973), 40 D.L.R. (3d) 105; [1974] 1 W.W.R. 452; 73 CLLC 14,190; Conseil canadien des relations du travail et autre c. Yellowknife, [1977] 2 R.C.S. 729; (1977), 76 D.L.R. (3d) 85; 77 CLLC 14,073; 14 N.R. 72; Caimaw c. Paccar of Canada Ltd., [1989] 2 R.C.S. 983; (1989), 62 D.L.R. (4th) 437; [1989] 6 W.W.R. 673; 40 B.C.L.R. (2d) 1; 40 Admin. L.R. 181; 89 CLLC 14,050; Cuddy Chicks Ltd. c. Ontario (Commission des relations de travail), [1991] 2 R.C.S. 5; (1991), 81 D.L.R. (4th) 121; 91 CLLC 14,024; 122 N.R. 361; [1991] ORLB Rep 790; Sagkeeng Alcohol Rehab Centre Inc. c. Abraham, [1994] 3 C.F. 449 (1994), 79 F.T.R. 53 (1re inst.); Bande indienne de Norway House c. Canada (Arbitre, Code du travail), [1994] 3 C.F. 376 (1994), 75 F.T.R. 246 (1re inst.); Interprovincial Co-operatives Ltd. et al. c. La Reine, [1976] 1 R.C.S. 477; [1975] 5 W.W.R. 382; (1975), 53 D.L.R. (3d) 321; 4 N.R. 231; Byers Transport Ltd. c. Kosanovich, [1995] 3 C.F. 354 (1995), 185 N.R. 107 (C.A.).

DÉCISIONS EXAMINÉES :

Linda Webb and David Webb v. R.A. Howard Bus Service Limited, arbitrage no 839-840, arbitre Willes, février 1988; Conseil scolaire d’Eskasoni et al. c. MacIsaac et al. (1986), 86 CLLC 12,247; 69 N.R. 315 (C.A.F.); Deltonic Trading Corp. c. Ministre du Revenu national (Douanes et Accise) (1990), 113 N.R. 7; 3 T.C.T. 5173 (C.A.F.); Canada (Procureur général) c. Jouan (1995), 122 D.L.R. (4th) 347; 179 N.R. 127 (C.A.F.); Machtinger c. HOJ Industries Ltd., [1992] 1 R.C.S. 986; (1992), 91 D.L.R. (4th) 491; 40 C.C.E.L. 1; 92 CLLC 14,022; 136 N.R. 40; 53 O.A.C. 200; Pioneer Grain Co. Ltd. c. Kraus, [1981] 2 C.F. 815 (1981), 123 D.L.R. (3d) 48; 36 N.R. 395 (C.A.); Pierre Mongrain c. Pelee Island Transportation, arbitre Abramowitz, jugement en date du 12-8-86; Re Beaudril v. Preignitz, arbitre J. W. Samuels, jugement en date du 27-10-86; Ghislain Simard c. Cablevision Baie Saint-Paul Inc., arbitre Tousignant, jugement en date du 27-9-89.

DÉCISIONS CITÉES :

Fowler c. La Reine, [1980] 2 R.C.S. 213; [1980] 5 W.W.R. 511; (1980), 113 D.L.R. (3d) 513; 53 C.C.C. (2d) 97; 9 C.E.L.R. 115; 32 N.R. 230; Food Machinery Corpn. v. Registrar of Trade Marks, [1946] R.C.É. 266; [1946] 2 D.L.R. 258; (1944), 5 C.P.R. 76; 5 Fox Pat.C. 150; R. c. Compagnie Immobilière BCN Ltée, [1979] 1 R.C.S. 865; [1979] C.T.C. 71; (1979), 79 DTC 5068; 25 N.R. 361.

DOCTRINE

Christie, Innis, et al. Employment Law in Canada, 2nd ed., Toronto : Butterworths, 1993.

Sullivan, Ruth. Driedger on the Construction of Statutes, 3rd ed., Toronto : Butterworths, 1994.

DEMANDE de contrôle judiciaire de la décision par laquelle un arbitre a conclu que les intimés, qui travaillaient comme gardes-pêche trois mois par année depuis de nombreuses années, avaient été congédiés injustement. La demande est accueillie. L’arbitre n’avait pas compétence, étant donné que les intimés ne travaillaient pas « sans interruption depuis au moins douze mois pour le même employeur » au sens du paragraphe 240(1) du Code canadien du travail.

AVOCATS :

Mark D. Murray pour la requérante.

Mark Kennedy pour les intimés.

PROCUREURS :

Martin, Whalen, Hennebury & Stamp, St. John’s (Terre-Neuve), pour la requérante.

French Browne, St. John’s (Terre-Neuve), pour les intimés.

Ce qui suit est la version française des motifs de l’ordonnance rendus par

Le juge Noël : La Cour est saisie, en vertu des articles 18 [mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 4] et 18.1 [édicté, idem, art. 5] de la Loi sur la Cour fédérale [L.R.C. (1985), ch. F-7], d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision d’un arbitre (ci-après appelée l’arbitre) désigné conformément à la partie III du Code canadien du travail[1]. Dans sa décision datée du 26 avril 1994, l’arbitre a conclu que MM. Michael Carew, Douglas Dean et Hugh Davis (ci-après appelés les intimés) avaient été injustement congédiés par leur employeur, la requérante Beothuk Data Systems Limited, Division Seawatch (ci-après appelée la requérante ou la BDS). L’arbitre a ordonné à la BDS de réintégrer les intimés dans leur emploi sans perte de rémunération ou d’avantages et il a également ordonné à la BDS de payer les frais de justice raisonnables des intimés. La requérante sollicite maintenant une ordonnance annulant la décision de l’arbitre.

1.         LES FAITS

On trouve dans le rapport de l’arbitre un bref résumé des événements à l’origine de l’arbitrage[2] :

[traduction] Le présent arbitrage fait suite à trois plaintes de présumé congédiement injuste qui ont été déposées auprès de Travail Canada en vertu de l’article 240 du Code canadien du travail, partie III, section XIV. Les plaintes ont été portées par MM. Michael Carew, Douglas Dean et Hugh Davis, qui affirment tous les trois qu’ils ont été injustement congédiés par la B.D.S. MM. Carew et Dean ont été congédiés le 27 juillet 1990. Quant à M. Davis, il n’a pas été réengagé par la B.D.S. à l’ouverture de la saison 1991, le 22 juin 1991. M. Davis affirme qu’il a été congédié injustement le 22 juin 1991.

Les plaignants ... travaillaient tous les trois chaque saison depuis 1984 pour la B.D.S. comme gardes-pêche. Avant 1984, les gardes-pêche étaient embauchés directement par le ministère des Pêches et des Océans (ci-après appelé le M.P.O.). MM. Davis et Dean ont commencé à travailler comme gardes-pêche au M.P.O. en 1978 et M. Carew, en 1980.

En 1984, le M.P.O. a commencé à confier à des entrepreneurs privés l’exécution de certaines tâches qui devaient être effectuées selon la Loi sur les pêches et ses règlements, notamment le travail effectué par les gardes-pêche. Conformément à la procédure habituelle d’appel d’offres et de soumissions suivie par Approvisionnements et Services Canada pour le compte du M.P.O., la Beothuk Data Systems Ltd. a réussi à obtenir un marché portant sur l’exécution de ces fonctions. Ainsi donc, en 1984, MM. Davis, Dean et Carew ont commencé à travailler comme gardes-pêche pour la B.D.S. Depuis lors, il n’y a pas eu d’interruption dans leur cycle de travail saisonnier de gardes-pêche d’abord au M.P.O., puis à la B.D.S. Les plaignants ont tous les trois été engagés chaque saison, au même titre, pendant plus d’une dizaine d’années.

Le travail saisonnier de garde-pêche coïncide avec les dates arrêtées chaque année pour l’ouverture de la saison de pêche au saumon, qui commence lorsque le saumon entreprend sa migration annuelle dans les cours d’eau qui le conduisent vers les eaux internes. Le travail annuel des gardes-pêche dure habituellement de dix à douze semaines et a lieu entre le 15 juin et le 15 septembre.

Le pouvoir législatif de nomination des gardes-pêche se trouve à l’article 5 de la Loi sur les pêches, L.R.C. (1985), ch. F-14. Les directives administratives concernant la prestation des services des gardes-pêche qui ont reçu une formation sont contenues dans le marché signé entre la B.D.S. et Approvisionnements et Services Canada au nom du M.P.O. On trouve de plus amples détails au sujet de l’obligation de nommer des gardes-pêche ainsi qu’un résumé de leurs fonctions à l’annexe A (Énoncé des exigences) du marché et notamment à l’article 5 de cette annexe, laquelle fait également partie du marché.

Les plaignants ont éprouvé des difficultés et ont dû faire face à des retards en ce qui concerne le dépôt de leur plainte. Ils se sont d’abord adressés à Travail Canada, où on les a informés que leur emploi relevait de la compétence de la province. Ils ont ensuite déposé leur plainte devant le ministère provincial de l’emploi et des relations du travail, mais un fonctionnaire de ce ministère les a informés par la suite que leur emploi relevait de la compétence fédérale. Les plaignants ont alors consulté un avocat, qui a informé Travail Canada que les trois plaignants en question, qu’il représentait, avaient l’intention d’exercer les recours prévus à la partie III du Code canadien du travail. Par lettre datée du 9 juillet 1991, les plaignants ont été notifiés que Travail Canada se déclarait compétent pour entendre leur plainte. Un fonctionnaire de Travail Canada a été nommé pour s’efforcer de concilier les parties. Après que la procédure prévue à l’article 241 de la partie III du Code canadien du travail eut été suivie et que les tentatives de conciliation eurent échoué, les parties ont été informées par lettre datée du 4 juin 1992 que le ministre du Travail avait désigné un arbitre pour entendre leur plainte.

2.         QUESTIONS EN LITIGE

La requérante BDS a invoqué divers moyens au soutien de sa demande de contrôle judiciaire. Toutefois, au cours de l’audience qui s’est déroulée devant moi, l’avocat de la requérante a choisi de ne conserver que les deux moyens suivants :

1. L’arbitre a agi sans compétence, outrepassé celle-ci et refusé de l’exercer, et a commis une erreur de droit en concluant que chacun des intimés travaillait dans une entreprise fédérale autre qu’une entreprise de nature locale ou privée exploitée dans le territoire du Yukon ou les Territoires du Nord-Ouest, au sens de l’article 167 [mod. par L.R.C. (1985) (1er suppl.), ch. 9, art. 5; 1993, ch. 38, art. 90] du Code canadien du travail, L.R.C. (1985), ch. L-2.

2. L’arbitre a agi sans compétence, outrepassé celle-ci et refusé de l’exercer, et a commis une erreur de droit en concluant que chacun des intimés travaillait sans interruption depuis au moins douze mois pour la requérante au sens du paragraphe 240(1) [mod. par L.R.C. (1985) (1er suppl.), ch. 9, art. 15] du Code canadien du travail.

3.         DISPOSITIONS LÉGISLATIVES APPLICABLES

Les articles 240 à 242 [mod., idem, art. 16] du Code canadien du travail énoncent la procédure à suivre pour saisir un arbitre d’une plainte de congédiement injuste. L’article 243 porte sur le caractère définitif des décisions de l’arbitre. L’article 167 énumère les catégories d’emplois auxquelles la partie III du Code canadien du travail, dont les articles 240 à 243 font partie, s’applique. Ces dispositions, ainsi que l’article 2 [mod. par L.C. 1990, ch. 44, art. 17] du Code, sont reproduites ci-dessous.

2. Les définitions qui suivent s’appliquent à la présente loi.

« entreprises fédérales » Les installations, ouvrages, entreprises ou secteurs d’activités qui relèvent de la compétence législative du Parlement, notamment :

a) ceux qui se rapportent à la navigation et aux transports par eau, entre autres à ce qui touche l’exploitation de navires et le transport par navire partout au Canada;

b) les installations ou ouvrages, entre autres, chemins de fer, canaux ou liaisons télégraphiques, reliant une province à une ou plusieurs autres, ou débordant les limites d’une province, et les entreprises correspondantes;

c) les lignes de transport par bateaux à vapeur ou autres navires, reliant une province à une ou plusieurs autres, ou débordant les limites d’une province;

d) les passages par eaux entre deux provinces ou entre une province et un pays étranger;

e) les aéroports, aéronefs ou lignes de transport aérien;

f) les stations de radiodiffusion;

g) les banques;

h) les ouvrages ou entreprises qui, bien qu’entièrement situés dans une province, sont, avant ou après leur réalisation, déclarés par le Parlement être à l’avantage général du Canada ou de plusieurs provinces;

i) les installations, ouvrages, entreprises ou secteurs d’activité ne ressortissant pas au pouvoir législatif exclusif des législatures provinciales;

j) les entreprises auxquelles les lois fédérales au sens de la Loi sur l’application extracôtière des lois canadiennes s’appliquent en vertu de cette loi et à ses règlements d’application.

167. (1) La présente partie s’applique :

a) à l’emploi dans le cadre d’une entreprise fédérale, à l’exception d’une entreprise de nature locale ou privée dans le territoire du Yukon ou les Territoires du Nord-Ouest;

b) aux employés qui travaillent dans une telle entreprise;

240. (1) Sous réserve des paragraphes (2) et 242(3.1), toute personne qui se croit injustement congédiée peut déposer une plainte écrite auprès d’un inspecteur si :

a) d’une part, elle travaille sans interruption depuis au moins douze mois pour le même employeur;

b) d’autre part, elle ne fait pas partie d’un groupe d’employés régis par une convention collective.

(2) Sous réserve du paragraphe (3), la plainte doit être déposée dans les quatre-vingt-dix jours qui suivent la date du congédiement.

(3) Le ministre peut proroger le délai fixé au paragraphe (2) dans les cas où il est convaincu que l’intéressé a déposé sa plainte à temps mais auprès d’un fonctionnaire qu’il croyait, à tort, habilité à la recevoir.

241. (1) La personne congédiée visée au paragraphe 240(1) ou tout inspecteur peut demander par écrit à l’employeur de lui faire connaître les motifs du congédiement; le cas échéant, l’employeur est tenu de lui fournir une déclaration écrite à cet effet dans les quinze jours qui suivent la demande.

(2) Dès réception de la plainte, l’inspecteur s’efforce de concilier les parties ou confie cette tâche à un autre inspecteur.

(3) Si la conciliation n’aboutit pas dans un délai qu’il estime raisonnable en l’occurrence, l’inspecteur, sur demande écrite du plaignant à l’effet de saisir un arbitre du cas :

a) fait rapport au ministre de l’échec de son intervention;

b) transmet au ministre la plainte, l’éventuelle déclaration de l’employeur sur les motifs du congédiement et tous autres déclarations ou documents relatifs à la plainte.

242. (1) Sur réception du rapport visé au paragraphe 241(3), le ministre peut désigner en qualité d’arbitre la personne qu’il juge qualifiée pour entendre et trancher l’affaire et lui transmettre la plainte ainsi que l’éventuelle déclaration de l’employeur sur les motifs du congédiement.

(2) Pour l’examen du cas dont il est saisi, l’arbitre :

a) dispose du délai fixé par règlement du gouverneur en conseil;

b) fixe lui-même sa procédure, sous réserve de la double obligation de donner à chaque partie toute possibilité de lui présenter des éléments de preuve et des observations, d’une part, et de tenir compte de l’information contenue dans le dossier, d’autre part;

c) est investi des pouvoirs conférés au Conseil canadien des relations du travail par les alinéas 16a), b) et c).

(3) Sous réserve du paragraphe (3.1), l’arbitre :

a) décide si le congédiement était injuste;

b) transmet une copie de sa décision, motifs à l’appui, à chaque partie ainsi qu’au ministre.

(3.1) L’arbitre ne peut procéder à l’instruction de la plainte dans l’un ou l’autre des cas suivants :

a) le plaignant a été licencié en raison du manque de travail ou de la suppression d’un poste;

b) la présente loi ou une autre loi fédérale prévoit un autre recours.

(4) S’il décide que le congédiement était injuste, l’arbitre peut, par ordonnance, enjoindre à l’employeur :

a) de payer au plaignant une indemnité équivalant, au maximum, au salaire qu’il aurait normalement gagné s’il n’avait pas été congédié;

b) de réintégrer le plaignant dans son emploi;

c) de prendre toute autre mesure qu’il juge équitable de lui imposer et de nature à contrebalancer les effets du congédiement ou à y remédier.

243. (1) Les ordonnances de l’arbitre désigné en vertu du paragraphe 242(1) sont définitives et non susceptibles de recours judiciaires.

(2) Il n’est admis aucun recours ou décision judiciaire—notamment par voie d’injonction, de certiorari, de prohibition ou de quo warranto—visant à contester, réviser, empêcher ou limiter l’action d’un arbitre exercée dans le cadre de l’article 242.

4.         EXCEPTION PRÉLIMINAIRE

À l’audience, les intimés ont soutenu pour la première fois qu’il n’était plus loisible à la requérante de contester la compétence de l’arbitre pour entendre la plainte sur le fondement des deux moyens qu’ils avaient invoqués. Plus précisément, les intimés ont affirmé que les seules questions de compétence que l’arbitre est explicitement habilité à examiner sont celles qui sont contenues au paragraphe 242(3.1). Ils ont ajouté que les autres exceptions d’incompétence, c’est-à-dire les exceptions contenues au paragraphe 240(1), relèvent de la compétence du ministre et non de celle de l’arbitre, étant donné qu’elles portent sur le bien-fondé de la plainte. Les intimés ont soutenu que, dès que le ministre considère qu’une plainte a été régulièrement déposée et qu’il désigne un arbitre, on ne peut plus soulever d’exception portant sur le bien-fondé de la plainte.

Je ne suis pas de cet avis. Je fais tout d’abord remarquer qu’il ressort de la disposition liminaire du paragraphe 240(1) que les motifs prévus au paragraphe 242(3.1) doivent également être présents avant qu’on puisse dire qu’une plainte a été régulièrement déposée. Mais ce qui est plus important encore, c’est que la régularité du dépôt de la plainte constitue une condition préalable à l’exercice de la compétence que l’article 242 confère à l’arbitre. Il est toujours loisible à une partie de contester l’autorité législative de l’arbitre sur le plan du bien-fondé de la plainte qu’il a été désigné pour entendre. Comme elle met en cause la compétence, la question peut être soulevée en tout temps, et je ne vois rien dans la loi qui empêcherait l’arbitre de se déclarer incompétent au motif que la plainte dont il est saisi n’a pas été régulièrement déposée. Il est curieux de constater que l’arbitre est expressément tenu d’examiner les motifs prévus au paragraphe 242(3.1) alors que cette obligation n’existe pas en ce qui concerne les motifs contenus au paragraphe 240(1). Toutefois, on ne saurait en conclure que le législateur voulait empêcher l’arbitre d’examiner d’autres motifs d’irrégularité que ceux qui sont prévus au paragraphe 242(3.1).

Je constate également que, dans l’arrêt Société canadienne des postes c. Pollard[3], un arrêt qui est examiné plus en détail plus loin, la Cour d’appel a jugé que les motifs prévus aux alinéas 240(1)b) et 242(3.1)b) relevaient tous les deux de la compétence de l’arbitre. Bien qu’elle n’ait pas traité de l’exception qui est soulevée en l’espèce, la Cour d’appel est partie du principe que l’arbitre ne peut connaître d’une plainte que si elle a été régulièrement déposée. La Cour a plus particulièrement déclaré que, pour apprécier le bien-fondé d’une plainte, l’arbitre peut s’enquérir de l’existence ou de l’absence des motifs prévus au paragraphe 240(1), ainsi que de ceux qui se trouvent au paragraphe 242(3.1).

Comme la régularité du dépôt d’une plainte est à la source de la compétence de l’arbitre, et comme les conditions que renferment les paragraphes 240(1) et 242(3.1) doivent être réunies avant qu’un arbitre puisse être convaincu qu’il est régulièrement saisi d’une plainte, je dois conclure qu’il était loisible à l’arbitre de vérifier si ces deux éléments étaient présents pour s’assurer qu’il était compétent pour entendre la plainte. L’exception préliminaire soulevée par les intimés est par conséquent rejetée.

5.         LA NORME DE CONTRÔLE APPLICABLE

La procédure suivie par les cours de justice en matière de contrôle judiciaire des décisions des tribunaux administratifs a été énoncée par le juge Cory dans l’arrêt Canada (Procureur général) c. Alliance de la Fonction publique du Canada[4] :

Quand elles procèdent au contrôle, les cours de justice doivent s’assurer, premièrement, que la commission a agi dans les limites de sa compétence en suivant les règles de l’équité procédurale, deuxièmement, qu’elle a agi dans les limites de la compétence que lui confère sa loi habilitante et, troisièmement, que la décision rendue dans les limites de sa compétence n’était pas manifestement déraisonnable. Sur ce dernier point, les cours de justice devraient faire preuve d’une grande retenue à l’égard des tribunaux administratifs, surtout lorsque ceux-ci se composent d’experts qui exercent leurs fonctions dans un domaine délicat.

Dans l’arrêt U.E.S., Local 298 c. Bibeault, le juge Beetz expose les deux circonstances dans lesquelles un tribunal administratif excède sa compétence à cause d’une erreur[5] :

1.   Si la question de droit en cause relève de la compétence du tribunal, le tribunal n’excède sa compétence que s’il erre d’une façon manifestement déraisonnable. Le tribunal qui est compétent pour trancher une question peut, ce faisant, commettre des erreurs sans donner ouverture à la révision judiciaire.

2.   Si, par contre, la question en cause porte sur une disposition législative qui limite les pouvoirs du tribunal, une simple erreur fait perdre compétence et donne ouverture à la révision judiciaire.

Dans l’un et l’autre de ces deux arrêts, la première étape de l’analyse pragmatique ou fonctionnelle proposée par le juge Beetz consiste à déterminer la compétence du tribunal administratif. Pour ce faire, il faut se poser la question suivante : « Le législateur a-t-il voulu qu’une telle matière relève de la compétence conférée au tribunal? »[6]. Pour déterminer la compétence du tribunal administratif, la Cour examine « non seulement le libellé de la disposition législative qui confère la compétence au tribunal administratif, mais également l’objet de la loi qui crée le tribunal, la raison d’être de ce tribunal, le domaine d’expertise de ses membres et la nature du problème soumis au tribunal »[7].

La décision de l’arbitre nommé en vertu du Code canadien du travail est protégée par une disposition législative qui en consacre le caractère définitif[8]. L’obligation faite aux tribunaux administratifs d’interpréter correctement les dispositions attributives de compétence s’applique même lorsqu’il existe une clause privative[9].

Premier moyen : l’interprétation que l’arbitre a donnée de l’article 167 du Code canadien du travail

L’article 167 précise que la partie III du Code canadien du travail, y compris les dispositions permettant la désignation d’un arbitre chargé d’entendre et de trancher une plainte de congédiement injuste, s’applique à l’emploi dans le cadre d’une entreprise fédérale et aux employés qui travaillent dans une telle entreprise. Une entreprise fédérale est définie à l’article 2 comme étant tout installation, ouvrage, entreprise ou secteur d’activités qui relève de la compétence législative du Parlement. L’article 2 renferme une liste non exhaustive de ce type d’entreprises qui ressemble à celle que l’on trouve à l’article 91 de la Loi constitutionnelle de 1867 [30 & 31 Vict., ch. 3 (R.-U.) (mod. par la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.), annexe de la Loi constitutionnelle de 1982, no 1) [L.R.C. (1985), appendice II, no 5]]. La requérante soutient que les plaignants ne travaillent pas dans une entreprise fédérale au sens de l’article 167, que la présente affaire relève de la compétence de la province sur les relations du travail et qu’en conséquence, l’arbitre n’avait pas compétence pour trancher la présente affaire.

La norme de contrôle à appliquer dans le cas des décisions rendues par les tribunaux administratifs sur des questions d’ordre constitutionnel a été analysée par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Cuddy Chicks Ltd. c. Ontario (Commission des relations de travail)[10]. Dans cet arrêt, la Cour a décidé que la Commission des relations de travail de l’Ontario avait la compétence nécessaire pour statuer sur la constitutionnalité des dispositions de sa loi habilitante. Dans les commentaires qu’il a formulés au sujet du rôle important que jouent les tribunaux administratifs lorsqu’ils statuent sur la constitutionnalité d’une disposition législative, le juge La Forest a déclaré[11] :

Le point de vue éclairé de la Commission, qui se traduit par l’attention qu’elle accorde aux faits pertinents et sa capacité de compiler un dossier convaincant, est aussi d’une aide inestimable. On le constate clairement au poids que les juges ont accordé au dossier des faits fournis par les commissions des relations du travail en matière de partage des pouvoirs …

Cela étant dit, la compétence de la Commission est restreinte au moins sur un point essentiel : elle ne peut s’attendre à aucune retenue judiciaire à l’égard de ses décisions en matière constitutionnelle. [Non souligné dans l’original.]

Il ressort donc de l’arrêt Cuddy Chicks que la norme de contrôle applicable dans le cas d’une décision rendue par un arbitre en matière constitutionnelles est celle de la justesse ou du bien-fondé de la décision en question. Dans le jugement Sagkeeng Alcohol Rehab Centre Inc. c. Abraham[12], la Section de première instance de la Cour fédérale a révisé la décision d’un arbitre désigné en vertu du Code canadien du travail qui avait statué qu’il avait compétence pour entendre les plaintes de congédiement injuste présentées par les intimés. Le centre de désintoxication requérant soutenait que l’arbitre n’avait pas compétence pour entendre l’affaire, étant donné que les relations du travail relevaient de la compétence de la province. Le requérant faisait en outre valoir que l’alinéa 242(3.1)b) du Code canadien du travail empêchait l’arbitre d’examiner la plainte, étant donné qu’une autre voie de recours était ouverte au plaignant. Le juge Rothstein s’est demandé si la décision de l’arbitre était susceptible de contrôle judiciaire et en est venu à la conclusion suivante[13] :

L’article 243 semble, de prime abord, exclure tout contrôle judiciaire de la décision d’un arbitre. Toutefois, tel que cela est mentionné dans les décisions Société canadienne des postes c. Pollard, [1994] 1 C.F. 652(C.A.), à la page 659 et Alberta Wheat Pool c. Jacula (1992), 58 F.T.R. 277 (C.F. 1re inst.), aux pages 278 et 279, qui suivent en cela l’arrêt National Corn Growers Assn. c. Canada (Tribunal des importations), [1990] 2 R.C.S. 1324, aux pages 1369 et 1370, les questions de compétence sont susceptibles de contrôle judiciaire malgré ce que peut prévoir une clause privative. Comme les questions en litige dans la présente affaire ont trait à la compétence de l’arbitre à entendre et trancher les plaintes des intimées, la présente demande de contrôle judiciaire n’est pas irrecevable aux termes de l’article 243. [Non souligné dans l’original.]

La Section de première instance de la Cour fédérale a examiné la décision rendue par un arbitre sur une question semblable de partage de pouvoirs dans le jugement Bande indienne de Norway House c. Canada (Arbitre, Code du travail)[14]. Le juge Muldoon a statué que l’interprétation que l’arbitre avait donnée de l’article 167 du Code canadien du travail et plus particulièrement de l’expression « entreprise fédérale » était une question qui concernait la compétence conférée par la loi et qui était susceptible de contrôle judiciaire selon la norme de la justesse ou du bien-fondé de la décision :

La norme de la justesse ou de l’absence d’erreur sur laquelle est fondée la compétence de l’arbitre signifie simplement que ce dernier ne doit pas commettre d’erreur en exerçant les pouvoirs conférés par la Section XIV ou en vertu de cette section. Il est à supposer que le législateur ne veut pas que les pouvoirs (et limitations) minutieusement prévus soient excédés et que les clauses privatives qu’il a adoptées visent à protéger pareils excès.

Pour être confirmée dans le cadre d’un contrôle judiciaire, l’interprétation que l’arbitre donne de l’article 167 du Code canadien du travail doit donc être juste.

Second moyen : l’interprétation que l’arbitre a donnée de l’alinéa 240(1)a) du Code canadien du travail

Le paragraphe 240(1) précise les trois conditions préalables qui doivent être réunies avant qu’une personne puisse être admissible à déposer une plainte de congédiement injuste auprès d’un inspecteur. La personne en question doit avoir travaillé sans interruption depuis au moins douze mois pour le même employeur, ne pas faire partie d’un groupe d’employés régis par une convention collective et, finalement, avoir été congédiée. Le paragraphe 242(3.1) précise que, même si ces conditions préalables sont réunies, l’arbitre ne peut procéder à l’instruction de la plainte si le plaignant a été licencié en raison du manque de travail ou de la suppression d’un poste ou si le Code canadien du travail ou une autre loi fédérale prévoit un autre recours.

Dans l’arrêt Société canadienne des postes c. Pollard, la Cour d’appel fédérale a examiné une demande de contrôle judiciaire d’une décision dans laquelle un arbitre avait interprété les alinéas 240(1)b) et 242(3.1)b) du Code canadien du travail[15]. La Cour a appliqué l’analyse fonctionnelle proposée dans l’arrêt Bibeault pour décider si le législateur fédéral avait voulu ou non que la question de l’interprétation de cette disposition relève de la compétence conférée au tribunal administratif. La Cour a souligné que, à la différence des membres du Conseil canadien des relations du travail (CCRT), les arbitres sont nommés pour connaître d’une affaire précise[16] et que leur champ d’intervention se limite aux plaintes déposées par une catégorie restreinte d’employés[17] à l’égard d’un seul type de différend, le congédiement injuste[18]. Qui plus est, les arbitres se voient confier moins de pouvoirs en vertu du Code canadien du travail que les arbitres ou les membres du CCRT[19]. Finalement, la Cour a conclu que le paragraphe 242(3.1) était libellé en des termes « [l]’arbitre ne peut procéder à l’instruction de la plainte » qui limitaient de toute évidence la compétence de l’arbitre. Le lien qui existe entre les paragraphes 240(1) et 242(3.1), dont témoigne l’expression « [s]ous réserve d[u] paragraphe ... 242(3.1) » qui figure au paragraphe 240(1), invitait la Cour à considérer qu’ils limitaient tous les deux la compétence de l’arbitre. Le juge Décary, J.C.A., a conclu en disant[20] :

Après avoir examiné la question soumise à l’arbitre en l’espèce, le domaine d’expertise relativement restreint de celui-ci, le libellé et l’interaction des textes législatifs applicables, l’absence de compétence précise à l’égard de la question en cause par rapport aux pouvoirs que le Code confère à d’autres décisionnaires, et malgré l’existence de la clause privative, je ne parviens pas à conclure que le législateur ait entendu donner à l’arbitre toute latitude pour décider si le plaignant était parmi les personnes à qui, en vertu des alinéas 240(1)b) et 242(3.1)b), le législateur a voulu donner le droit de loger une plainte.

... je conclus qu’il en va de même en l’espèce et que le critère du contrôle judiciaire qu’il y a lieu d’appliquer est celui de l’absence d’erreur.

Dans l’arrêt récent Byers Transport Ltd. c. Kosanovich, la Cour d’appel fédérale a réitéré que la norme de contrôle applicable en ce qui concerne l’interprétation des alinéas 242(3.1)a) et 242(3.1)b) par un arbitre est celle de la justesse ou de l’absence d’erreur[21].

Tout comme l’alinéa 240(1)b), l’alinéa 240(1)a) renferme une condition préalable législative qui doit être respectée avant qu’un arbitre puisse être nommé en vertu du Code canadien du travail pour examiner la légitimité d’un congédiement. Seuls les employés qui travaillent sans interruption depuis au moins douze mois pour le même employeur et qui satisfont aux autres critères d’admissibilité précisés par le Code canadien du travail, notamment par l’alinéa 240(1)b), peuvent déposer en vertu de l’article 240 une plainte par écrit qui peut ensuite être renvoyée à un arbitre en vertu du paragraphe 242(1). Il est donc évident que le raisonnement que la Cour d’appel a appliqué à l’alinéa 240(1)b) dans l’arrêt Pollard vaut aussi pour l’alinéa 240(1)a), et qu’il s’y applique. Il s’ensuit que l’arbitre doit interpréter correctement le sens de l’expression « travaille sans interruption depuis au moins douze mois » en ce qui concerne le plaignant avant de se demander si son congédiement était injuste.

6.         EXAMEN DE LA QUESTION DE FOND

L’arbitre a-t-il eu raison de conclure que le présumé congédiement des gardes-pêche était une question qui relevait de la compétence fédérale?

La requérante soutient essentiellement que les gardes-pêche plaignants ne sont pas des « employés qui travaillent dans une ... entreprise [fédérale] » au sens de l’article 167 du Code canadien du travail. La requérante affirme que les plaignants travaillent plutôt dans une entreprise d’une nature locale, et que les activités qu’ils exercent dans le cadre de leur travail ne relèvent pas de la compétence législative du parlement du Canada, mais plutôt de celle de la province de Terre-Neuve, aux termes du paragraphe 92(10) de la Loi constitutionnelle de 1867[22]. La thèse qu’ont défendue les plaignants et qui a finalement été retenue par l’arbitre est que le travail des gardes-pêche est étroitement lié à la rubrique de pouvoirs qu’exerce le parlement fédéral sur les pêches des côtes de la mer et de l’intérieur, lesquelles relèvent de la compétence législative exclusive du parlement du Canada aux termes du paragraphe 91(12) de la Loi constitutionnelle de 1867. En conséquence, le travail des plaignants relève de la compétence fédérale.

Les principes applicables à l’examen de cette question ont été résumés par le juge Dickson [tel était alors son titre] dans l’arrêt Northern Telecom Ltée. c. Travailleurs en communication du Canada[23] :

(1) Les relations de travail comme telles et les termes d’un contrat de travail ne relèvent pas de la compétence du Parlement; les provinces ont une compétence exclusive dans ce domaine.

(2) Cependant, par dérogation à ce principe, le Parlement peut faire valoir une compétence exclusive dans ces domaines s’il est établi que cette compétence est partie intégrante de sa compétence principale sur un autre sujet.

(3) La compétence principale du fédéral sur un sujet donné peut empêcher l’application des lois provinciales relatives aux relations de travail et aux conditions de travail, mais uniquement s’il est démontré que la compétence du fédéral sur ces matières fait intégralement partie de cette compétence fédérale.

(4) Ainsi, la réglementation des salaires que doit verser une entreprise, un service ou une affaire et la réglementation de ses relations de travail, toutes choses qui sont étroitement liées à l’exploitation d’une entreprise, d’un service ou d’une affaire, ne relèvent plus de la compétence provinciale et ne sont plus assujetties aux lois provinciales s’il s’agit d’une entreprise, d’un service ou d’une affaire fédérale.

(5) La question de savoir si une entreprise, un service ou une affaire relève de la compétence fédérale dépend de la nature de l’exploitation.

(6) Pour déterminer la nature de l’exploitation, il faut considérer les activités normales ou habituelles de l’affaire en tant qu’« entreprise active » sans tenir compte de facteurs exceptionnels ou occasionnels; autrement, la Constitution ne pourrait être appliquée de façon continue et régulière.

En plus de poser ces principes généraux, la Cour a retenu la méthode suivante pour résoudre ce genre de questions constitutionnelles[24] :

Premièrement, il faut examiner l’exploitation principale de l’entreprise fédérale. On étudie ensuite l’exploitation accessoire pour laquelle les employés en question travaillent. En dernier lieu on parvient à une conclusion sur le lien entre cette exploitation et la principale entreprise fédérale, ce lien nécessaire étant indifféremment qualifié « fondamental », « essentiel » ou « vital ».

L’exploitation principale d’une entreprise fédérale en ce qui concerne les pêches en eaux côtières et internes doit être fondée sur la compétence conférée au parlement du Canada par le paragraphe 91(12) de la Loi constitutionnelle de 1867. Le juge en chef Laskin a expliqué, dans l’arrêt Interprovincial Co-operatives Ltd. et al. c. La Reine, que le pouvoir que le parlement fédéral tient du paragraphe 91(12) visait « la protection et la conservation des pêcheries, à titre de richesse pour le public, et le contrôle et la réglementation de leur exploitation abusive ou nuisible, quel qu’en soit le propriétaire, et même la suppression de l’exercice du droit par le propriétaire »[25]. Cet énoncé semble s’accorder avec les objets de la Loi sur les pêches, dont l’article 5 [mod. par L.C. 1991, ch. 1, art. 2] prévoit la nomination de gardes-pêche[26]. Ces objets peuvent être dégagés de l’article 43 de la Loi sur les pêches, qui dispose notamment :

43. Le gouverneur en conseil peut prendre des règlements d’application de la présente loi, notamment :

a) concernant la gestion et la surveillance judicieuses des pêches en eaux côtières et internes;

b) concernant la conservation et la protection du poisson;

c) concernant la prise, le chargement, le débarquement, la manutention, le transport, la possession et l’écoulement du poisson;

d) concernant l’exploitation des bateaux de pêche;

e) concernant l’utilisation des engins et équipements de pêche;

f) concernant la délivrance, la suspension et la révocation des licences, permis et baux;

g) concernant les conditions attachées aux licences, permis et baux;

h) concernant l’obstruction et la pollution des eaux où vivent des poissons;

i) concernant la conservation et la protection des frayères; …

Les gardes-pêche sont nommés en vertu de l’article 5 de la Loi sur les pêches :

5. (1) Le ministre peut désigner toute personne ou catégorie de personnes à titre d’agents des pêches ou de gardes-pêche pour l’application de la présente loi et peut restreindre, de la façon qu’il estime indiquée, les pouvoirs qu’un agent des pêches ou un garde-pêche est autorisé à exercer sous le régime de cette loi ou de toute autre loi fédérale.

(2) Les personnes désignées à titre d’agents des pêches ou de gardes-pêche reçoivent un certificat de désignation dont la forme est approuvée par le ministre; celles dont les pouvoirs sont restreints reçoivent un certificat où sont énumérés ceux qu’elles sont autorisées à exercer.

(3) L’agent des pêches et le garde-pêche sont tenus de présenter leur certificat de désignation, sur demande, au responsable du lieu qui fait l’objet de leur intervention.

Les pouvoirs des agents des pêches sont énoncés aux articles 49 [mod., idem, art. 13], 50, 51 et 52 de la Loi sur les pêches. Brièvement, l’article 49 confère à l’agent des pêches des pouvoirs étendus d’inspection, et notamment le pouvoir :

—de procéder à la visite de tous lieux s’il a des motifs raisonnables de croire que s’y trouvent des poissons, objets ou ouvrages, ou qu’on y exploite une entreprise, assujettis à l’application de la Loi ou de ses règlements;

—d’ouvrir tout contenant dans lequel il a des motifs raisonnables de croire que se trouvent du poisson ou des objets assujettis à l’application de la Loi ou de ses règlements;

—d’examiner les poissons ou tout objet qu’il y trouve;

—d’effectuer des tests, des analyses et des mesures;

—d’exiger de toute personne qu’elle lui fournisse pour examen ou copie les registres, documents comptables ou autres documents qu’il a des motifs raisonnables de croire contenir des renseignements utiles à l’application de la Loi ou de ses règlements.

L’article 50 confère au garde-pêche le pouvoir d’arrêter sans mandat toute personne dont il a des motifs raisonnables de croire qu’elle a commis une infraction à la Loi ou à ses règlements. L’article 51 autorise le garde-pêche à saisir les bateaux de pêche, les véhicules, le poisson et tous autres objets dont il a des motifs raisonnables de croire qu’ils ont été obtenus par la perpétration d’une infraction à la Loi ou qu’ils ont servi à la perpétration d’une telle infraction. L’article 52 autorise les gardes-pêche à pénétrer dans les propriétés privées et d’y circuler dans l’exercice de leurs fonctions.

On trouve des renseignements supplémentaires au sujet des activités exercées par les gardes-pêche dans un résumé des attributions des gardes-pêche. Ce résumé se trouve à l’annexe A intitulée « Énoncé des exigences » qui est jointe au marché conclu entre la BDS et Approvisionnements et Services Canada au nom du ministère des Pêches et des Océans pour la fourniture des services des gardes-pêche qui ont reçu une formation (ci-après appelé le marché)[27]. Cette annexe fait partie du marché. Voici l’article pertinent de ce document :

[traduction] 5. Fonctions des gardes-pêche

Les gardes-pêche sont tenus de bien connaître le travail à effectuer dans les zones et les endroits désignés par le ministère des Pêches et des Océans dans le but de recueillir des données biologiques, techniques et statistiques, de faire respecter la législation et la réglementation sur les pêches applicables et d’assurer une présence visible. Les gardes-pêche doivent notamment accomplir les tâches suivantes :

—   faire respecter la législation et la réglementation sur les pêches qui se rapportent aux pêches en eaux côtières et internes, en insistant particulièrement sur les restrictions relatives à l’ouverture et à la fermeture des saisons, aux prises et aux engins de pêche, et faire rapport sur les limites de prises et d’effort;

—   les données biologiques et les données recueillies pour l’application de la législation et de la réglementation portent notamment sur les prises totales, la composition des prises, l’effort de pêche, le nombre de mises à l’eau, le nombre de prises par mise à l’eau, le type d’engin utilisé, la date des prises, l’emplacement de chaque prise, ainsi que d’autres observations techniques;

—   préparer une documentation d’information méthodique sur les infractions à la réglementation des pêches et présenter des dépositions orales et des preuves écrites devant les tribunaux judiciaires;

—   recueillir, étiqueter et conserver tous les spécimens au besoin;

—   surveiller l’utilisation des divers engins de pêche dans les eaux côtières et dans les eaux internes et faire rapport à ce sujet;

—   enregistrer le niveau, la température et l’état de l’eau dans les zones internes;

—   surveiller les remontes et les migrations du poisson dans les eaux côtières et dans les eaux internes;

—   surveiller et enlever les obstacles (c.-à-d. les barrages, arbres, éboulis, etc.) qui se trouvent dans les eaux internes;

—   surveiller les chantiers de construction et les chantiers d’exploitation forestière pour déterminer s’ils ont des effets nuisibles sur le poisson ou sur son habitat;

—   conduire de petites embarcations, hors-bord et véhicules tout terrain dans les eaux côtières et les eaux internes;

—   prélever des échantillons des diverses espèces pêchées, les mesurer et les peser, indiquer l’état de la mer, recueillir des échantillons et s’assurer que les données obtenues sont enregistrées avec précision;

—   compter visuellement les espèces de poissons qui se trouvent dans les eaux internes et en estimer la quantité;

—   préparer et soumettre des rapports écrits et verbaux à leurs superviseurs sur toutes les activités précisées par le ministère des Pêches et des Océans.

Dans ses motifs écrits, l’arbitre a déclaré que [traduction] « il ressort de la preuve présentée en l’espèce que le travail de garde-pêche fait partie intégrante du programme fédéral des pêches relatif à la pêche dans les eaux internes »[28]. À mon avis, les dispositions de la Loi sur les pêches qui énumèrent les pouvoirs des gardes-pêche et le résumé précité de leurs fonctions constituent des éléments de preuve amplement suffisants pour démontrer que les agents des pêches et les gardes-pêche sont les mandataires que le législateur fédéral a choisis pour veiller à l’application et au respect du régime législatif prévu par la Loi sur les pêches et sans lesquels les objectifs de protection et de conservation des pêches en tant que ressource publique ne pourraient être atteints. On peut donc à juste titre qualifier le travail des gardes-pêches de « fondamental », « essentiel » ou « vital » à l’exploitation principale de l’entreprise fédérale. Conformément au critère posé dans l’arrêt Northern Telecom no 1[29], cette qualification suffit pour faire relever de la compétence fédérale les activités des gardes-pêche et la réglementation de leurs relations employeur-employé.

Au cours du débat qui s’est déroulé devant moi, la requérante a affirmé que, comme le ministère des Pêches et des Océans a confié le travail des gardes-pêche à un entrepreneur privé, à savoir une compagnie constituée en personne morale sous le régime d’une loi provinciale (en l’occurrence, la requérante), ce travail relève maintenant de la compétence de la province. À mon avis, cette affirmation est incorrecte et c’est à bon droit que l’arbitre l’a rejetée. Dans l’arrêt Union des facteurs du Canada c. Syndicat des postiers du Canada et autre[30], la Cour suprême du Canada a statué à l’unanimité que les personnes engagées pour transporter le courrier à titre d’employés d’une compagnie privée effectuant du travail aux termes d’un marché conclu avec les postes canadiennes étaient visées par les dispositions du Code canadien du travail [S.R.C. 1970, ch. L-1] malgré le fait que leur employeur exploitait une entreprise locale. Pour décider que les activités des employés en question relevaient de la compétence fédérale, le juge Ritchie a examiné la nature de leur travail par rapport au service postal fédéral, ainsi que le degré de contrôle exercé par l’administration des postes sur leur travail. Après avoir fait remarquer que chaque employé engagé par la compagnie privée pour exécuter les contrats de distribution du courrier devait être jugé acceptable par un ou plusieurs fonctionnaires des postes canadiennes et qu’il devait se soumettre à la prestation du serment que l’administration des postes lui indiquait, le juge Ritchie a poursuivi en déclarant[31] :

Le Juge Maguire a poursuivi en décrivant les tâches exécutées par les employés de M & B Enterprises Ltd. pour le compte des postes canadiennes et a précisé que ces tâches comportaient la distribution et le tri du courrier, la garde des clefs permettant l’accès dans les bureaux de poste, et la perception des sommes d’argent dues sur les colis envoyés contre-remboursement. Le contrôle que l’administration des postes canadiennes exerce sur ces employés est davantage précisé dans l’alinéa suivant des motifs de M. le Juge Maguire :

[traduction] Chaque employé de la compagnie désigné comme « transporteur » est muni d’une carte d’identité fournie par l’administration des postes canadiennes et il est tenu de l’avoir constamment sur lui lorsqu’il est en service. En outre, l’administration des postes canadiennes fournit à chaque transporteur un livret, ou brochure, contenant des instructions ou règlements sur l’exécution de ses tâches.

À mon avis, le travail ainsi décrit qui est exécuté par ces employés est essentiel au fonctionnement du service postal et il est accompli sous la surveillance et le contrôle des fonctionnaires des postes canadiennes ...

Il existe en l’espèce des indices analogues de surveillance et de contrôle de la part du ministère des Pêches et des Océans (MPO) sur le travail des plaignants. À cet égard, l’arbitre a conclu que[32] :

[traduction] Les activités quotidiennes des gardes-pêche sont coordonnées sur le terrain par des superviseurs de la B.D.S. en consultation avec des fonctionnaires du M.P.O. C’est le M.P.O. qui est chargé de l’affectation des gardes-pêche aux cours d’eau et du degré de surveillance. Si le M.P.O. ne désire pas qu’une surveillance soit exercée à l’égard d’un cours donné ou d’une partie de cours d’eau déterminée, il en informe la B.D.S. La B.D.S. se charge du recrutement du personnel, mais l’affectation des gardes-pêche à un cours d’eau déterminé relève du M.P.O. aux termes du marché. L’horaire d’affectation des gardes-pêche aux cours d’eau est établi chaque semaine par le M.P.O. en collaboration avec des superviseurs de la B.D.S. La Loi sur les pêches oblige les gardes-pêche à prêter un serment.

C’est à bon droit que l’arbitre a conclu que le travail des gardes-pêche est essentiel à l’application des dispositions de la Loi sur les pêches et que ce travail est exécuté sous la surveillance du ministère des Pêches. Puisqu’il en est ainsi, la présente affaire est tout à fait analogue à l’affaire Union des facteurs, et c’est à bon droit que l’arbitre a statué que les relations employeur-employé en litige relevaient de la compétence fédérale. Cette conclusion s’accorde avec le principe que « la compétence en matière de travail relève du pouvoir législatif sur l’exploitation, et non sur la personne de l’employeur »[33].

L’arbitre a-t-il eu raison de décider que les intimés travaillaient sans interruption depuis au moins douze mois pour la requérante au sens du paragraphe 240(1) du Code canadien du travail?

Voici les faits pertinents à cette question :

—Les plaignants travaillaient comme gardes-pêche au cours de la saison de pêche au saumon (qui durait habituellement de dix à douze semaines et qui avait lieu entre le 15 juin et le 15 septembre) et touchaient, une fois la saison terminée, des prestations d’assurance-chômage ou complétaient leur revenu annuel par un travail temporaire quelconque, si du travail était disponible[34].

—À la fin de chaque saison de pêche, la BDS convoquait tous les gardes-pêche pour leur remettre une évaluation de leur rendement pour la saison qui venait de se terminer. La rencontre était suivie d’un dîner ou d’un barbecue, à la suite de quoi un représentant de la BDS souhaitait bonne chance aux gardes-pêche et formulait l’espoir de les revoir l’année suivante[35].

—Le relevé d’emploi que la compagnie remplissait à la fin de chaque saison et qu’elle remettait à Emploi et Immigration Canada indiquait, pour chacun des plaignants, que la raison de la délivrance du relevé était le « manque de travail » et que la date prévue de rappel était « inconnue ». Le relevé d’emploi renferme les mêmes renseignements pour chacune des années où les plaignants ont travaillé pour la BDS[36].

—Les plaignants ont tous les trois témoigné qu’ils croyaient comprendre qu’ils seraient rappelés au travail à l’ouverture de chaque saison de pêche et qu’ils s’attendaient à être rappelés, et le dossier indique que c’est effectivement ce qui s’est produit. Les plaignants n’ont jamais refusé une offre de rappel au travail faite par la BDS[37].

—Il ressort de la preuve que la procédure de rappel au travail qui a été suivie pour chaque saison successive était la même tant au MPO qu’à la BDS et qu’elle semblait informelle. Les plaignants n’étaient pas tenus de remplir une demande d’emploi au début de chaque saison; en fait, les plaignants n’ont jamais rempli de demande d’emploi à la BDS, mais ont simplement été transférés du MPO à la BDS en 1984[38].

—Il n’y avait aucun contrat écrit entre la BDS et les plaignants[39].

—Il existe un contrat entre la requérante BDS et le ministère des Approvisionnements et Services (MAS). Pour reprendre les propos de l’arbitre[40] :

[traduction] Le contrat est essentiellement d’une durée d’un an (une saison), mais renferme une option de renouvellement que le MAS peut lever d’année en année. Le MAS a levé cette option chaque année à partir de 1988, la première année où cette disposition a été incluse dans le contrat. Lorsque l’Administration se prévaut des dispositions relatives à l’option de renouvellement, elle ne lance pas d’appel d’offres et la B.D.S. conserve le marché. Malgré les dispositions relatives à l’option de renouvellement, la compagnie ne peut compter sur plus d’un contrat d’un an (d’une saison) et elle ne peut donc pas assurer aux gardes-pêche un emploi pour plus d’une saison.

Voici en quels termes l’obligation que fait l’alinéa 240(1)a) du Code canadien du travail au plaignant d’avoir travaillé sans interruption depuis au moins douze mois pour le même employeur est décrite dans l’extrait suivant de l’ouvrage Employment Law in Canada (renvois omis)[41] :

[traduction] L’obligation faite au plaignant d’avoir travaillé « sans interruption depuis au moins douze mois pour le même employeur » témoigne de trois préoccupations : (1) réduire le nombre élevé de dossiers qui, autrement, existerait probablement; (2) fournir à l’employeur une période « d’essai » approximative qui lui permet d’évaluer les capacités de l’employé; (3) faire écho au principe de base de l’ancienneté qui est consacré par la plupart des conventions collectives, à savoir le « droit de propriété de l’employé sur son emploi ».

À la différence de la plupart des conventions collectives, le Code ne précise pas, à quelques exceptions près, quels événements constituent une « interruption » d’emploi.

c’est en grande partie aux arbitres qu’il est revenu d’élaborer une jurisprudence sur cette question.

La façon de procéder que suivent la plupart des arbitres consiste à se demander si les parties au contrat de travail ont expressément ou tacitement exprimé la volonté que leur lien contractuel subsiste à l’interruption, de sorte qu’on puisse dire que le contrat est simplement suspendu pendant cette période. L’existence de cette volonté doit être dégagée de toutes les circonstances entourant la relation. Ainsi, les travailleurs saisonniers qui sont mis à pied pour l’hiver et qui reprennent le travail chaque printemps ont fait valoir avec succès que leur mise à pied ne constitue pas une interruption lorsqu’ils font l’objet d’un « cycle de travail constant » suivant lequel ils sont « systématiquement réembauchés » chaque année et que l’employeur continue à agir comme si le travailleur sera réembauché, par exemple en inscrivant « mise à pied » plutôt que « cessation d’emploi » sur le certificat de cessation d’emploi de la Commission de l’assurance-chômage, ou en conservant au travailleur ses avantages sociaux pendant la durée de sa mise à pied. En revanche, il y a interruption si l’une ou l’autre partie fait quelque chose pour démontrer qu’elle a l’intention de mettre fin au contrat, comme, par exemple, lorsque l’employé élit domicile de façon permanente ailleurs de sorte qu’on puisse dire qu’il a remis sa démission. De même, lorsque le rappel du travailleur saisonnier mis à pied dépend de la possibilité pour l’employeur de trouver des fonds pour payer son salaire grâce à l’obtention d’un marché à la suite d’un appel d’offres, il a été jugé qu’il y a interruption parce qu’on ne peut pas dire en toute justice que l’employeur avait l’intention de garantir le rappel dans ces conditions. Dans ce cas, l’employé est plutôt engagé aux termes d’une série de contrats à durée déterminée qui expirent à la fin de chaque saison au même moment que le marché obtenu. [Non souligné dans l’original.]

La requérante affirme que les plaignants ne satisfont pas au critère du travail ininterrompu de douze mois[42], et elle se fonde principalement sur la décision Linda Webb and David Webb v. R.A. Howard Bus Service Limited, une décision rendue par l’arbitre Willes sous le régime du Code canadien du travail[43]. Dans cette décision, l’arbitre a conclu que la mise à pied du plaignant avait effectivement rompu les relations employeur-employé[44] :

[traduction] Dans le cas du plaignant, le travail a cessé parce que tant le contrat que l’employeur avait conclu avec le conseil scolaire que le contrat qu’il avait signé avec le plaignant ont pris fin. Hormis les quelques voyages nolisés qu’il a effectués au cours de l’été, l’employé n’avait aucun travail à faire, et les possibilités de travail futur dépendaient (1) de la décision de l’employeur de présenter une soumission relativement aux contrats de transport des écoliers pour l’année scolaire suivante; (2) du caprice du conseil scolaire en ce qui concerne l’adjudication de ces contrats.

Il ressort des éléments de preuve qui ont été portés à ma connaissance que l’employeur n’a jamais déclaré au plaignant qu’il lui offrirait ou lui garantirait du travail à l’expiration de la période de dix mois de chaque contrat. Les relations de travail s’établissaient simplement d’année en année au fil des contrats, alors que l’employeur offrait au plaignant un nouveau contrat chaque année, en septembre, parce qu’il avait réussi à obtenir un marché pour la fourniture du transport des écoliers. L’employeur désirait vraisemblablement réengager cet employé précis, mais, à mon sens, leurs relations avaient pris fin au cours du mois de juin précédent, et l’employeur n’était pas légalement tenu de faire une telle offre au plaignant, étant donné que les relations qui existaient entre eux avaient pris fin à l’expiration du contrat précédent.

L’arbitre Willes a ensuite examiné l’arrêt Conseil scolaire d’Eskasoni et al. c. MacIsaac et al.[45] de la Cour d’appel fédérale. Dans l’affaire Eskasoni, les plaignants, dont M. MacIsaac faisait partie, avaient signé avec le conseil scolaire un contrat écrit d’enseignement pour l’année 1981-1982. Le contrat avait été reconduit une année de plus, mais en mai 1983, ils ont été avisés que leur contrat ne serait pas renouvelé. L’arbitre a conclu que cette décision constituait un congédiement injuste au sens de l’article 61.5 [S.R.C. 1970, ch. L-1] du Code canadien du travail (maintenant les articles 240 à 242). Saisie d’une demande de contrôle judiciaire de cette décision, la Cour d’appel fédérale a statué que le défaut de l’employeur de reconduire le contrat pour une durée d’emploi déterminée ne pouvait pas être assimilé à un « congédiement ». L’article 61.5 ne signifiait pas « que l’employeur et l’employé ne peuvent régler leurs obligations respectives de façon qu’il n’y ait pas de congédiement et que, pour ce motif, l’application de l’article 61.5 soit écartée »[46]. L’arbitre Willes a conclu en disant[47] :

[traduction] Compte tenu de l’arrêt Eskasoni de la Cour d’appel fédérale et des éléments de preuve qui ont été portés à ma connaissance, je n’ai aucune difficulté à conclure que je n’ai pas compétence en vertu de l’art. 61.5 du Code canadien du travail pour statuer sur la plainte de Mme Linda Webb.

En l’espèce, l’arbitre a rejeté les moyens invoqués par la requérante et a retenu les arguments suivants que l’avocat des plaignants a fait valoir.

En premier lieu, l’avocat des plaignants affirmait qu’on pouvait établir une distinction entre la présente espèce et l’affaire Eskasoni, parce que celle-ci portait sur un contrat de travail écrit d’une durée déterminée d’un an. En l’espèce, il n’y avait pas de contrat de travail écrit entre les plaignants et la requérante. Il a ajouté qu’on pouvait établir pour la même raison une distinction entre la présente espèce et l’affaire Howard Bus Service, qui portait sur un contrat de travail d’une durée de dix mois. Qui plus est, parce qu’il n’y avait pas de contrat de travail écrit entre les parties, il y avait lieu, selon l’avocat des plaignants, de présumer que l’emploi était pour une période de temps indéterminée. L’avocat des plaignants a affirmé que cette proposition est appuyée par l’arrêt Machtinger c. HOJ Industries Ltd.[48] de la Cour suprême du Canada. Dans l’arrêt Machtinger, la Cour a décidé que les personnes engagées aux termes d’un contrat de travail pour une période indéterminée ne peuvent être congédiées sans motif que si on leur remet un préavis raisonnable, à moins que le contrat de travail ne prévoie expressément ou implicitement une autre période de préavis. Pour en venir à cette conclusion, le juge Iacobucci s’est appuyé sur diverses sources[49] :

Tel est le point de vue adopté par Freedland [The Contract of Employment (1976)], op. cit., qui affirme que [traduction] « le contrat type généralement accepté et appliqué par les tribunaux de nos jours en l’absence d’une preuve contraire est celui qui prévoit un emploi d’une durée indéterminée et qui est résiliable par l’une ou l’autre partie sur préavis raisonnable, mais seulement sur préavis raisonnable » (p. 153). C’est le point de vue qu’a adopté également la Cour d’appel de l’Ontario dans l’arrêt Prozak c. Bell Telephone Co. of Canada (1984), 46 O.R. (2d) 385. Au nom de la cour, le juge Goodman a noté, à la p. 399, que [traduction] « si un contrat de travail ne contient pas de stipulation expresse ou manifestement implicite quant à sa durée ou à sa résiliation, il sera probablement présumé en common law être d’une durée indéterminée et résiliable par l’une ou l’autre partie sur préavis raisonnable ... » C’est essentiellement l’opinion exprimée également par I. Christie dans Employment Law in Canada (1980), à la p. 347.

Le second moyen que les plaignants ont fait valoir et que l’arbitre a vraisemblablement jugé bien fondé reposait sur une analyse du libellé de l’alinéa 240(1)a) du Code canadien du travail. Dans la version anglaise de l’alinéa 240(1)a), le législateur emploie le mot « employment » (emploi) et non le terme « work » (travail) pour énoncer l’obligation qu’il impose à l’intéressé d’avoir travaillé sans interruption depuis au moins douze mois pour le même employeur. Ainsi donc, l’intention du législateur que révèle ce choix de mots était de permettre aux personnes qui ont des « relations de travail continues » de douze mois avec le même employeur de déposer une plainte. L’arbitre a statué que la preuve démontrait que les plaignants avaient établi un « cycle de travail saisonnier » au fil des ans. L’arbitre a accordé une grande importance à cette conclusion :

[traduction] Je ne doute pas que l’alinéa 240(1)a) du Code canadien du travail ait été libellé comme il l’est pour une bonne raison, c’est-à-dire pour empêcher les plaintes frivoles de la part de travailleurs itinérants qui n’ont pas des relations de travail continues avec le même employeur. Nous avons entendu le témoignage d’un garde-pêche qui a travaillé pendant 43 saisons selon le même cycle de travail saisonnier que les trois plaignants visés en l’espèce, et ce n’est pas un cas isolé. Si nous acceptons le raisonnement formulé par l’avocat de l’employeur, le garde-pêche ne serait pas admissible à déposer une plainte en vertu du Code s’il était congédié injustement, parce qu’il ne satisferait pas à la règle des douze mois. Il serait, à mon sens, absurde de statuer qu’une telle personne n’a pas des relations de travail continues avec « le même » employeur au sens de l’alinéa 240(1)a) du Code. La situation des plaignants est semblable, à cette différence près qu’ils travaillent depuis un moins grand nombre d’années.

De prime abord, un examen du texte français de l’alinéa 240(1)a) nous éclaire considérablement sur l’interprétation à donner de la règle des douze mois. Le paragraphe 240(1) dispose en effet :

240. (1) Sous réserve des paragraphes (2) et 242(3.1), toute personne qui se croit injustement congédiée peut déposer une plainte écrite auprès d’un inspecteur si :

a) d’une part, elle travaille sans interruption depuis au moins douze mois pour le même employeur;

b) d’autre part, elle ne fait pas partie d’un groupe d’employés régis par une convention collective.

L’emploi du verbe « travailler » affaiblit considérablement l’argument que l’alinéa 240(1)a) pourrait se rapporter à des « relations de travail » d’une durée de douze mois. En fait, le texte français de l’alinéa 240(1)a) exige bel et bien que l’intéressé ait travaillé « sans interruption » depuis au moins douze mois. Le sens clair du texte français de l’alinéa 240(1)a) ébranle sérieusement l’interprétation proposée par les intimés.

Comment doit-on donc interpréter l’alinéa 240(1)a)? Dans son ouvrage Driedger on the Construction of Statutes examine les principes d’interprétation des textes de loi bilingues[50] :

[traduction] Le principe de base qui régit l’interprétation des textes de loi bilingues est connu sous le nom de principe du « sens commun ». Lorsque les deux versions d’un texte de loi bilingue ne disent pas la même chose, le tribunal doit retenir le sens qui est commun aux deux versions, à moins que le sens commun ainsi dégagé ne soit, pour une raison quelconque, inacceptable.

Ainsi donc, si les termes du texte anglais ont une portée incertaine et qu’ils se prêtent à plusieurs sens, tandis que le texte français ne peut recevoir qu’un seul de ces sens, celui-ci est considéré comme le sens commun aux deux versions et est présumé en être le véritable sens s’il n’existe pas de raison de l’écarter[51]. Le principe du sens commun a été suivi par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Deltonic Trading Corp. c. Ministre du Revenu national (Douanes et Accise)[52] et, très récemment, dans l’arrêt Canada (Procureur général) c. Jouan[53]. Le principe du sens commun peut être écarté s’il conduit à des résultats inacceptables, comme par exemple s’il introduit une contradiction ou une incompatibilité manifeste entre la disposition interprétée et d’autres parties de la loi[54] ou s’il conduit à une interprétation qui est contraire à la véritable intention du législateur[55]. Dans le cas qui nous occupe, on ne saurait dire que le sens commun aux deux versions conduit à un résultat inacceptable, à une incompatibilité ou à un résultat qui est contraire à la véritable intention du législateur. En fait, la recherche du sens commun permet d’obtenir un degré de précision qui ne ressort pas du texte anglais lorsqu’on prend celui-ci isolément, et elle conduit à une expression plus nette et plus précise de l’intention du législateur.

Si l’on applique le principe du sens commun au cas qui nous occupe, il semblerait évident qu’il n’était pas loisible à l’arbitre de conclure que les intimés travaillaient sans interruption au cours des douze derniers mois pour le même employeur au sens de la version française du paragraphe 240(1).

Je constate toutefois que, lorsque la disposition relative au congédiement injuste a été pour la première fois insérée dans le Code canadien du travail en 1978[56], la version française de l’alinéa 61.5(1)a) était ainsi libellée :

61.5 (1) Sous réserve des paragraphes (2) et (3), une personne

a) qui a terminé douze mois consécutifs d’emploi continu au service d’un employeur ...

Ce libellé se rapproche beaucoup plus du texte anglais de l’alinéa 61.5(1)a), du moins en ce qui concerne le sens qu’on peut lui attribuer. La version anglaise de l’alinéa 61.5(1)a) est identique à celle que l’on trouve à l’alinéa 240(1)a) actuel. En 1984, la version française de l’alinéa 61.5(1)a), qui est devenu l’alinéa 240(1)a) dans les lois révisées, a été remplacée par le libellé actuel, tandis que la version anglaise de l’alinéa 61.5(1)a) est demeurée inchangée[57].

Il semble que la révision du texte français ait été faite par la Commission de révision des lois en vertu de la Loi sur la revision des lois, S.C. 1974-75-76, ch. 20. Les alinéas 6e) et 6f) de cette Loi, qui confèrent les pouvoirs limités suivants à la Commission, sont pertinents à la question qui nous occupe :

6. ...

e) apporter à la forme des lois les changements nécessaires à l’uniformité de l’ensemble, sans en modifier le fond;

f) apporter à la forme des lois les améliorations mineures nécessaires pour mieux exprimer l’intention du Parlement ou pour harmoniser la formulation d’une loi dans l’une des langues officielles avec sa formulation dans l’autre langue officielle, sans en modifier le fond. [Non souligné dans l’original.]

Il y a donc lieu de se demander si le texte français révisé du paragraphe 240(1) modifie le fond du texte de loi antérieur. Dans l’affirmative, il se peut que la Commission de révision ait débordé le cadre de ses pouvoirs législatifs en révisant la disposition en question. D’ailleurs, je me demande si le verbe « travailler » aurait été employé lors de la révision de la version française si la Commission avait été au courant de la jurisprudence par laquelle les arbitres ont écarté l’exécution effective d’un travail comme condition préalable à l’application du paragraphe 240(1). Ayant soulevé la question, la seule façon d’y répondre consiste à poursuivre l’analyse en fonction du libellé qui se trouve dans la version anglaise du paragraphe 240(1).*

* Note du traducteur—Étant donné que le juge se fonde sur le texte anglais et que le texte français est écarté, les citations renverront au texte français tel qu’il existait avant la modification.

Le concept de la continuité des relations de travail dans le contexte de l’interprétation de l’alinéa 61.5(1)a) (maintenant l’alinéa 240(1)a)) est apparu pour la première fois dans l’arrêt Pioneer Grain Co. Ltd. c. Kraus de la Cour d’appel fédérale[58]. Dans l’affaire Pioneer Grain, le plaignant, un travailleur de la construction, était mis à pied temporairement chaque année pour une brève période. Pour l’année en question, cette période était celle du 21 décembre au 7 janvier. Saisi d’une demande de contrôle judiciaire de la décision par laquelle l’arbitre avait rejeté l’exception préliminaire soulevée par l’employeur au motif que M. Kraus ne satisfaisait pas à la règle des douze mois, le juge en chef Thurlow a déclaré[59] :

Les conditions de l’emploi ne sont stipulées nulle part. La relation qui existe entre l’employeur et le salarié au cours de la période ainsi appelée « mise à pied hivernale » n’est pareillement stipulée nulle part. La preuve la plus révélatrice dont dispose la Cour à cet égard est la déclaration de la requérante dans sa lettre du 12 mai 1980 où il est dit que Kraus a été « mis à pied » du 21 décembre 1979 au 7 janvier 1980. Cela pour le moins est compatible avec le maintien de l’emploi au cours de la période et sous-entend que l’arrangement était que l’employé devrait reprendre le travail au terme de la période. Rien de ce que l’on rapporte de la décision n’est incompatible avec une telle conclusion. De plus, on ne dit pas que cette mise à pied fut causée par le manque de travail ou la cessation d’une fonction. Voir le paragraphe 61.5(3) [maintenant par. 240(3)].

Dans ces circonstances, je ne suis convaincu ni que l’emploi ne s’est pas poursuivi au cours de la période pendant laquelle Kraus était « mis à pied » ni que la conclusion de l’arbitre, que l’emploi de Kraus doit être considéré comme « continu » aux termes de la loi, était erronée. L’opposition de la requérante est donc rejetée.

Un nombre croissant d’arbitres ont invoqué cette décision pour appuyer le principe que la condition énoncée à l’alinéa 240(1)a) du Code canadien du travail est remplie si on fait la preuve de l’existence de « relations de travail » qui durent depuis au moins douze mois entre le plaignant et son employeur.

Dans l’affaire Pierre Mongrain v. Pelee Island Transportation[60], le plaignant travaillait pour une compagnie qui exploitait un traversier au cours de la période d’avril à la mi-décembre. Entre les mois de décembre et d’avril, les glaces empêchaient l’exploitation du traversier. L’arbitre a conclu que le contrat de travail était pour une période de temps indéterminée et non pour une durée précise[61] :

[traduction] On pourrait soutenir que le contrat a été conclu pour la durée de la saison de navigation maritime, et qu’il était résiliable à la réalisation d’une condition suspensive, à savoir l’impossibilité de pratiquer la navigation en raison des glaces. Mais cet argument n’est pas très convaincant, compte tenu de la coutume de rappeler au travail les employés dont le rendement a été jugé acceptable au cours de la saison précédente, et compte tenu du fait que plusieurs d’entre eux sont demeurés au fil des ans au service de la société de transbordeurs maritimes de l’intimée et en ont gravi les échelons. [Non souligné dans l’original.]

L’arbitre a conclu que [traduction] « on a laissé entendre au plaignant qu’il serait rappelé au travail après sa saison initiale ». Tout comme en l’espèce, le relevé d’emploi du plaignant indiquait que la raison de la délivrance du relevé d’emploi était le « manque de travail » et que la date de rappel prévue était « inconnue ». L’arbitre a conclu que ces faits impliquaient qu’on ne pouvait présumer que l’employeur avait rompu les relations de travail, et que [traduction] « il y avait simplement eu une interruption dans l’exécution du travail »[62]. L’arbitre a poursuivi en expliquant que, si le contraire avait été vrai, l’employeur aurait pu préciser sur le relevé d’emploi de Mongrain que celui-ci ne reviendrait pas et que la raison de la délivrance du relevé était que [traduction] « le contrat avait pris fin ». Un autre fait qui contredisait la thèse de l’employeur—qui qualifiait l’emploi de série de contrats (d’une durée moindre que douze mois)—était que l’employeur avait envoyé en janvier 1983 au plaignant une lettre dans laquelle il l’informait qu’il n’avait plus besoin de lui et qu’il pouvait se chercher du travail ailleurs. L’arbitre a estimé qu’une telle lettre aurait été inutile si les conditions d’emploi avaient été régies par un contrat d’une durée limitée.

Après avoir examiné les faits de l’affaire Pioneer Grain et la décision de la Cour fédérale, l’arbitre a conclu[63] :

[traduction] En l’espèce, bien qu’elle ait été plus longue, la durée de l’interruption de l’emploi s’inscrivait dans le cadre d’un cycle de travail et je suis en conséquence d’avis que le statut d’employé de M. Mongrain n’a pas été interrompu au cours de sa mise à pied de la saison hivernale 1981-1982 et que les relations employeur-employé n’ont pris fin que lorsqu’il en a été officiellement avisé par lettre ...

Dans la décision Re Beaudril v. Preignitz, l’arbitre J. W. Samuels a expliqué le sens de l’expression anglaise « continuous employment » (travailler sans interruption) contenue à l’alinéa 61.5(1)a) (maintenant alinéa 240(1)a))[64] :

[traduction] Que signifie l’expression « continuous employment » (travail ininterrompu) dans le contexte de l’alinéa 61.5(1)a)?

À mon avis, une telle disposition législative devrait être interprétée et être appliquée en fonction de son objet apparent. L’alinéa 61.5(1)a) a pour objet de garantir qu’il existe des relations d’une durée suffisamment longue entre l’employeur et l’employé avant que celui-ci n’acquière le droit de se plaindre d’un congédiement injuste. C’est la durée et la nature des relations qui sont importantes, non la période de travail actif. [Non souligné dans l’original.]

L’arbitre Samuels a conclu, à partir de divers faits, qu’il avait existé des relations de travail continues entre le plaignant, quatrième mécanicien sur un navire annexe d’approvisionnement et de mouillage, et son employeur de 1983 à la cessation de l’emploi du plaignant en 1986. Après avoir examiné les relations qui avaient existé au cours des trois dernières années entre le plaignant et son employeur, l’arbitre a conclu[65] :

[traduction] À mon avis, les documents et l’usage en question révèlent qu’il existait plus qu’une série de contrats distincts annuels à durée déterminée. Il était entendu entre les deux parties que leurs relations étaient des relations continues tant qu’on n’y mettrait pas fin. M. Priegnitz était rappelé au travail la saison de travail suivante si son rendement était satisfaisant. Les lettres que la compagnie lui faisait parvenir chaque année avaient pour but, non pas de le réembaucher chaque fois, mais de préciser les modalités d’emploi de la saison à venir. Les employés maritimes dont M. Preignitz faisait partie étaient considérés comme des « employés permanents ». Ils ne touchaient pas de rémunération au cours de la saison morte, mais ils conservaient leurs avantages sociaux. La compagnie s’attendait à ce que les employés reviennent au travail, et elle désirait être avisée dans le cas contraire. M. Priegnitz croyait qu’il était un « employé permanent » (il a reçu des avis qui lui étaient adressés en cette qualité). À mon avis, en janvier 1986, M. Priegnitz avait des relations de travail continues avec BeauDril Limited. [Non souligné dans l’original.]

L’affaire Ghislain Simard c. Cablevision Baie Saint-Paul Inc.[66] a également été citée par l’avocat des plaignants en l’espèce. Les faits à l’origine de la plainte portée par M. Simard sont importants, parce qu’ils ressemblent beaucoup à ceux de la présente affaire. L’arbitre Blanchard a d’ailleurs reconnu cette ressemblance[67]. M. Simard avait travaillé chaque été pour son employeur entre les mois de mai et septembre de 1978 à 1987. L’arbitre a qualifié ce travail de « saisonnier ». Comme dans les décisions Mongrain et Pioneer Grain, l’arbitre a jugé qu’il y avait eu un « cycle de travail continu » qui satisfaisait aux exigences de l’alinéa 61.5(1)a)[68] :

... la preuve révèle que depuis 1978, l’emploi commandait entre trois (3) et quatre (4) mois de travail par année. Le plaignant a travaillé à tous les ans, il a été rappelé. La durée de travail est effectivement différente de ce que nous retrouvons dans l’affaire Pioneer mais, le « pattern » est le même. Il faut se rendre à l’évidence qu’il y a des emplois qui ne commandent pas un travail effectif durant douze mois, une multitude de cas peuvent se présenter tout dépend de l’industrie, des fonctions à remplir et de nombre de facteurs propres aux divers milieux.

À l’appui de sa conclusion, l’arbitre a fait remarquer, en premier lieu, que le relevé d’emploi du plaignant indiquait que sa mise à pied était attribuable au manque de travail et que la date prévue de rappel était « inconnue » et, en second lieu, qu’il s’était instauré un usage suivant lequel le plaignant était rappelé au travail année après année.

Il ressort des décisions Mongrain, Simard et Beaudril ainsi que de la présente affaire que, saisis d’une plainte de congédiement injuste présentée par un travailleur saisonnier, certains arbitres, se fondant sur un concept qu’ils attribuent à l’arrêt Pioneer Grain de la Cour d’appel fédérale, ont essayé de déterminer si, compte tenu des faits particuliers de l’espèce, on peut dire qu’il existait un cycle ou des « relations » de travail continus entre le plaignant et son employeur. Ils ont jugé que constituaient des indices de telles relations l’existence d’un usage bien établi de rappeler le plaignant au travail à condition que son rendement ait été jugé satisfaisant au cours de la saison précédente ou le fait d’indiquer sur le relevé d’emploi du plaignant que sa mise à pied est imputable au « manque de travail » et que la date prévue de son rappel au travail est « inconnue ». Il semble que le raisonnement suivi par les arbitres est que le droit de rappel au travail tend à démontrer qu’il existe des relations contractuelles continues et que c’est la durée de ces relations qui est pertinente pour calculer la période de travail ininterrompue de douze mois que prévoit le paragraphe 240(1).

En l’espèce, l’arbitre a conclu que les plaignants possédaient tous les trois ce droit de rappel à condition que le contrat de la BDS avec le MPO soit renouvelé pour la saison 1993. Comme le contrat de la BDS a été renouvelé, l’arbitre a conclu qu’il existait effectivement un droit de rappel et que l’employeur n’avait pas respecté son obligation de réembaucher les plaignants. J’estime qu’il y a lieu de faire preuve de retenue à l’égard de la décision de l’arbitre en ce qui concerne cette conclusion particulière, étant donné qu’elle relève de son domaine particulier de connaissances techniques. Un scénario bien établi de travail saisonnier peut donner lieu à un droit de rappel, et je crois que, compte tenu des faits qui avaient été portés à sa connaissance, il était raisonnablement loisible à l’arbitre de tirer la conclusion à laquelle il est arrivé. À tout le moins, la conclusion à laquelle il est arrivé n’est pas manifestement déraisonnable.

Toutefois, la décision de l’arbitre suivant laquelle, en vertu du cycle de travail qui est à l’origine de ce droit de rappel, le plaignant « travaillait » au sens que le paragraphe 240(1) donne à ce terme, met en cause sa compétence; il convient par conséquent de vérifier le bien-fondé de sa décision. Pour apprécier le bien-fondé de la décision de l’arbitre sur ce point, j’estime utile de revenir à l’arrêt de la Cour d’appel qui est à l’origine de la jurisprudence pertinente élaborée par les arbitres. Dans l’arrêt Pioneer Grain, la Cour d’appel n’était pas saisie d’une question de travail saisonnier. M. Kraus occupait ce qu’on appelle couramment un emploi permanent assorti de mises à pied temporaires pour une brève période chaque année. C’est le contexte dans lequel la Cour d’appel fédérale a déclaré qu’elle n’était « convaincue » ni que l’emploi en cause ne s’était pas poursuivi durant la brève période de mise à pied, ni qu’on ne pouvait pas considérer que le plaignant travaillait « sans interruption » au sens de la loi malgré la brève mise à pied. Une interprétation juste de cet arrêt m’amène à conclure qu’il appuie le principe limité qu’un bref arrêt de travail annuel qui s’inscrit dans le cadre d’un emploi par ailleurs permanent et continu ne met pas nécessairement fin à cet emploi. Ou, en termes plus simples, une mise à pied annuelle d’une courte durée n’interrompt pas automatiquement la continuité d’un emploi permanent.

Sur le fondement de cette proposition, les arbitres en sont graduellement venus à considérer que la caractéristique fondamentale d’un emploi, à savoir l’exécution d’un travail en contrepartie du versement d’un salaire ou d’une rémunération, n’était pas prévue ou exigée par les mots « douze mois consécutifs d’emploi continu » contenus au paragraphe 240(1) et que, par conséquent, il n’était pas nécessaire qu’elle soit présente. Tant et aussi longtemps qu’existe un droit latent de rappel découlant d’un cycle de travail temporaire établi depuis longtemps, on peut affirmer que le travail en question n’a pas été interrompu. En fin de compte, les arbitres en sont venus à considérer un travail saisonnier exercé pendant une période limitée de trois mois au cours d’une année donnée comme un travail qui pouvait satisfaire au critère exigeant que l’intéressé ait « terminé douze mois consécutifs d’emploi continu au service d’un employeur ».

À mon avis, ce résultat va à l’encontre du libellé du paragraphe 240(1) et découle d’une compréhension erronée des motifs essentiels de la Cour d’appel dans l’arrêt Pioneer Grain. Il n’y a rien dans le libellé du paragraphe 240(1) qui permette de penser qu’on puisse faire fi de la caractéristique fondamentale d’un « emploi », à savoir l’exécution d’un travail en contrepartie d’un salaire ou d’une rémunération, pour en vérifier l’existence. D’ailleurs, l’emploi des mots « consécutifs » et « continue » donne fortement à penser que ce sont les emplois caractérisés par l’exécution continue d’un travail qu’entend mesurer cette disposition, et non un droit latent de rappel découlant d’un cycle de travail antérieur. Celui qui possède le droit d’être rappelé éventuellement au travail n’est pas en « instance d’emploi » pendant qu’il attend d’être rappelé et il n’a certainement pas vécu « douze mois consécutifs d’emploi continu au service d’un employeur » durant cette période. Il aurait fallu que le législateur exprime dans les termes les plus nets son intention pour qu’on puisse donner au mot « travailler » un sens qui en exclue sa caractéristique constitutive fondamentale.

L’interprétation en fonction de l’objet que l’arbitre a retenue repose sur l’existence continue d’un droit découlant d’un cycle de travail antérieur plutôt que de l’existence continue du travail lui-même. En tant que telle, cette interprétation va à l’encontre du libellé du paragraphe 240(1). À mon avis, l’arbitre a commis une erreur lorsqu’il s’est déclaré compétent pour entendre les trois plaintes sur ce fondement.

Avant de clore sa plaidoirie, l’avocat des intimés a également appelé mon attention sur l’article 29 du Règlement du Canada sur les normes du travail[69] :

29. Pour l’application des sections IV, VII, VIII, X, XI, XIII et XIV de la Loi, n’est pas réputée avoir interrompu la continuité de l’emploi l’absence d’un employé qui est :

a) soit attribuable à une mise à pied qui n’est pas un licenciement aux termes du présent règlement;

b) soit autorisée ou acceptée par l’employeur.

Ce règlement est entré en vigueur le 2 septembre 1991, c’est-à-dire après la période en cause en l’espèce. Néanmoins, l’avocat des intimés souligne que le Règlement ne renferme pas de disposition assimilant une mise à pied saisonnière à un licenciement. Il affirme en conséquence qu’il ressort de l’article 29 du Règlement que le législateur voulait de toute évidence qu’on ne considère pas qu’une mise à pied saisonnière interrompt la continuité de l’emploi. Il ajoute qu’en vertu de l’article 44 de la Loi d’interprétation[70], il m’est loisible de me guider sur cette disposition nouvellement édictée dans la mesure où elle est compatible avec la disposition qui était en vigueur à l’époque en cause.

Cet argument n’est d’aucun secours pour les intimés et renforce en fait la conclusion à laquelle j’arrive. Si le législateur a jugé nécessaire d’insérer une disposition qui prévoit que l’absence d’un employé attribuable à une mise à pied n’est pas réputée interrompre la continuité de l’emploi, ce doit être parce que cette absence interrompt effectivement la continuité de l’emploi. L’article 29 du Règlement donne plutôt fortement à penser qu’au cours de la période en cause, une mise à pied interrompait effectivement la continuité de l’emploi.

Par ces motifs, je conclus en conséquence que l’arbitre a commis une erreur en statuant que les intimés ont « terminés douze mois consécutifs d’emploi continu » au sens du paragraphe 240(1) et je conclus qu’il n’avait donc pas compétence pour entendre les plaintes en litige. Une ordonnance annulant la décision de l’arbitre en ce qui concerne chacun des plaignants est par conséquent prononcée.



[1] Code canadien du travail, L.R.C. (1985), ch. L-2 (ci-après appelé Code canadien du travail).

[2] Affaire intéressant un arbitrage régi par la partie III du Code canadien du travail, L.R.C. (1985), ch. L-2, modifié, entre Michael Carew, Hugh Davis, Douglas Dean (plaignants) et Beothuk Data Systems Ltd., Division Seawatch (intimé), aux p. 1 et 2 (ci-après appelé les motifs).

[3] Société canadienne des postes c. Pollard, [1994] 1 C.F. 652(C.A.) (ci-après appelé Pollard).

[4] [1993] 1 R.C.S. 941, aux p. 961 et 962.

[5] [1988] 2 R.C.S. 1048, à la p. 1086 (ci-après appelé Bibeault).

[6] Bibeault, précité, note 5, à la p. 1087.

[7] Ibid., à la p. 1088.

[8] Code canadien du travail, L.R.C. (1985), ch. L-2, art. 243.

[9] Voir l’arrêt Caimaw c. Paccar of Canada Ltd., [1989] 2 R.C.S. 983, à la p. 1003 (le juge La Forest) :

Lorsque, comme en l’espèce, un tribunal administratif est protégé par une clause privative, notre Cour a déclaré qu’elle n’examinera la décision du tribunal que si celui-ci a commis une erreur en interprétant les dispositions attributives de compétence ou s’il a excédé sa compétence en commettant une erreur de droit manifestement déraisonnable dans l’exercice de sa fonction ...

[10] [1991] 2 R.C.S. 5 (ci-après appelé Cuddy Chicks).

[11] Ibid., à la p. 17.

[12] [1994] 3 C.F. 449(1re inst.) (ci-après appelé Sagkeeng).

[13] Idib., à la p. 454.

[14] [1994] 3 C.F. 376(1re inst.), à la p. 395 (ci-après appelé Norway House).

[15] Pollard, précité, note 3.

[16] Code canadien du travail, art. 242(1); Pollard, précité, note 3, à la p. 669.

[17] Code canadien du travail, art. 240(1) et 242(3.1).

[18] Code canadien du travail, art. 242(3)a).

[19] Par exemple, alors que l’art. 242(2)c) confère à l’arbitre le pouvoir de convoquer des témoins, de faire prêter serment et de recueillir des témoignages, l’art. 60(1)b) confère en outre à l’arbitre le pouvoir « de décider si l’affaire qui lui est soumise est susceptible d’arbitrage ». Aux termes de l’art. 16p) du Code canadien du travail, le CCRT a le pouvoir de « trancher, dans le cadre de la présente partie, toute question qui peut se poser à l’occasion de la procédure ».

[20] Pollard, précité, note 3, aux p. 671 à 673.

[21] Byers Transport Ltd. c. Kosanovich, [1995] 3 C.F. 354(C.A.).

[22] Dossier de la demande, exposé concis des points soulevés par la requérante, par. 19 à 26.

[23] [1980] 1 R.C.S. 115, à la p. 132 (ci-après appelé Northern Telecom no 1).

[24] Ibid., à la p. 132.

[25] [1976] 1 R.C.S. 477, à la p. 495; cette déclaration figurait dans le jugement dissident du juge en chef Laskin, mais n’a pas fait l’objet d’un désaccord de la part des juges majoritaires et a été approuvée par la Cour suprême dans un arrêt ultérieur, l’arrêt Fowler c. La Reine, [1980] 2 R.C.S. 213, à la p. 223.

[26] Loi sur les pêches, L.R.C. (1985), ch. F-14 (ci-après appelée Loi sur les pêches).

[27] Dossier de la demande, onglet 4.

[28] Motifs, précités, note 2, à la p. 12.

[29] Northern Telecom no 1, précité, note 23.

[30] [1975] 1 R.C.S. 178 (ci-après appelé Union des facteurs).

[31] Ibid., à la p. 183.

[32] Motifs, précités, note 2, à la p. 6.

[33] Conseil canadien des relations du travail et autre c. Yellowknife, [1977] 2 R.C.S. 729, à la p. 736 (ci-après appelé Yellowknife).

[34] Motifs, précités, note 2, à la p. 8.

[35] Ibid., à la p. 9.

[36] Ibid., à la p. 10.

[37] Ibid., à la p. 10.

[38] Ibid., à la p. 9.

[39] Ibid., à la p. 21.

[40] Ibid., à la p. 5.

[41] I. Christie, et al., Employment Law in Canada, 2d ed. (Toronto : Butterworths, 1993), aux p. 672 à 674 (ci-après appelé Employment Law in Canada).

[42] Motifs, précités, note 2, à la p. 18.

[43] Février 1988 (Willes), décision no 839-840 (ci-après appelée Howard Bus Service).

[44] Idem, aux p. 18 et 20.

[45] (1986), 86 CLLC 12,247 (C.A.F.) (ci-après appelé Eskasoni).

[46] Ibid., à la p. 12,249.

[47] Howard Bus Service, précité, note 43, à la p. 21.

[48] [1992] 1 R.C.S. 986 (ci-après appelé Machtinger).

[49] Ibid., à la p. 998.

[50] R. Sullivan, Driedger on the Construction of Statutes, 3e. éd. (Toronto : Butterworths, 1994), à la p. 220 (ci-après appelé Driedger).

[51] Ibid., à la p. 223.

[52] (1990), 113 N.R. 7 (C.A.F.) (ci-après appelé Deltonic).

[53] (1995), 122 D.L.R. (4th) 347 (C.A.F.), à la p. 351 (ci-après appelé Jouan); pour interpréter l’art. 43(2) du Règlement sur l’assurance-chômage, C.R.C., ch. 1576, le juge d’appel Marceau a justifié de la manière suivante l’interprétation à laquelle il en arrivait :

C’est ce que prévoit de manière non ambiguë la version française, le membre de phrase ambigu « so minor in extent » qui se trouve dans la version anglaise devant être lu dans le contexte des mots dénués de toute ambiguïté « il y consacre si peu de temps » utilisés dans la version française » [Non souligné dans l’original.]

[54] Voir le jugement Food Machinery Corpn. v. Registrar of Trade Marks, [1946] R.C.É. 266, à la p. 275.

[55] R. c. Compagnie Immobilière BCN Ltée, [1979] 1 R.C.S. 865 (ci-après appelé BCN Ltée).

[56] Loi modifiant le Code canadien du travail, S.C. 1977-78, ch. 27, art. 21, modifiant S.R.C. 1970, ch. L-1.

[57] Voir la Loi modifiant le Code canadien du travail et la Loi sur la gestion des finances publiques, L.R.C. (1985) (1er suppl.), ch. 9.

[58] [1981] 2 C.F. 815(C.A.) (ci-après appelé Pioneer Grain).

[59] Ibid., à la p. 824.

[60] Abramowitz (12 août 1986) (ci-après appelée Mongrain).

[61] Mongrain, précité, à la p. 14.

[62] Ibid.

[63] Ibid., à la p. 16.

[64] J. W. Samuels (27 octobre 1986), à la p. 9 (ci-après appelée Beaudril).

[65] Ibid., à la p. 8.

[66] Tousignant (27 septembre 1989) (ci-après appelé Simard).

[67] Motifs, précités, note 2, aux p. 21 et 22.

[68] Simard, précité, note 66, à la p. 10.

[69] C.R.C., ch. 986, mod. par DORS/91-461, art. 29.

[70] L.R.C. (1985), ch. I-21.

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