[1996] 1 C.F. 771
T-1941-93
James L. Ferguson (demandeur)
c.
Arctic Transportation Ltd. et les propriétaires des navires AMT Transporter, Arctic Nutsukpok, Arctic Immerk Kanotik, Arctic Kibrayok, Arctic Kiggiak, Arctic Tukta, Arctic Tender, Arctic Tender II et toutes les autres personnes intéressées et J. Mattson (défendeurs)
Répertorié : Ferguson c. Arctic Transportation Ltd. (1re inst.)
Section de première instance, protonotaire Hargrave— Vancouver, 20 novembre et 7 décembre 1995.
Pratique — Parties — Jonction — Requête de la défenderesse sous le régime de la Règle 1716, à laquelle s’oppose le demandeur, visant à faire constituer partie à titre de défenderesse la Commission du canal de Panama, actuellement tierce partie, dans une action en dommages-intérêts pour blessures subies par le demandeur pendant le passage dans le canal — Examen de la Règle 1716 — Ordonnance de nature discrétionnaire — Sauf dans des circonstances spéciales, des défendeurs ne peuvent être imposés au demandeur — Pour trancher la question de savoir si une entité aurait dû être constituée partie, il faut établir si l’entité risque de perdre un droit légal — Quant à la question de la nécessité de constituer la Commission partie à titre de défenderesse pour que soient tranchées les questions soulevées par l’action du demandeur, il ne suffit pas que cela soit avantageux pour la défenderesse.
En février 1992, le capitaine Ferguson, pilote du canal de Panama, a été frappé par un cordage d’acier pendant le passage dans le canal d’un chaland tiré par un remorqueur. L’action a été engagée en août 1993. En prétendant que la Commission du canal de Panama avait la direction et le contrôle du remorqueur et du chaland au moment de l’accident, la défenderesse a obtenu que soit rendue une ordonnance mettant la Commission en cause à titre de tierce partie en juin 1995. La défenderesse cherchait en l’espèce à faire constituer la Commission partie à titre de défenderesse, sous le régime de la Règle 1716, pour assurer que l’on puisse valablement juger la question en litige et statuer sur la responsabilité directe de la Commission.
Jugement : la requête doit être rejetée.
Il est bien établi qu’une telle ordonnance est de nature discrétionnaire. Il s’agissait, en regard du sens ordinaire du libellé de la Règle 1716, de déterminer si la Commission aurait dû être constituée partie ou si la présence de la Commission était nécessaire pour que la Cour puisse valablement et complètement juger toutes les questions en litige dans l’action et statuer sur elles.
À première vue, en common law, le demandeur a le droit de choisir les défendeurs qu’il entend poursuivre et de laisser de côté toute personne ou entité qu’il ne souhaite pas poursuivre.
La jurisprudence n’est pas définitive sur la question de savoir si le premier volet du critère, à savoir si l’entité « aurait dû être constituée partie », devrait recevoir une interprétation stricte ou large. Dans l’arrêt International Minerals and Chemical Corp. v. Potash Co. of America et al. toutefois, la Cour suprême du Canada a conclu qu’il n’était pas nécessaire de choisir entre une interprétation stricte et une interprétation plus large de la règle et elle a tranché le point en litige en se demandant si la partie constituée défenderesse risquait autrement de perdre le droit légal de continuer à exploiter une entreprise. En l’espèce, puisque la Commission ne perdrait aucun droit légal, rien ne justifiait que la Commission soit constituée partie à titre de défenderesse.
La Commission n’était pas non plus une défenderesse nécessaire, puisque son absence n’empêchait pas la Cour de s’assurer que toutes les questions soulevées par le demandeur dans la présente action soient adéquatement jugées.
Le demandeur a aussi soulevé un point intéressant en faisant valoir que la Règle 1716 porte sur la constitution d’une partie en tant que nouvelle partie, alors qu’en l’espèce, la Commission était déjà une tierce partie.
Même s’il pouvait être avantageux pour la défenderesse d’obtenir que la Commission soit constituée partie à titre de défenderesse, la Commission n’était pas englobée par la Règle 1716, ni comme entité qui devrait être constituée partie, ni comme partie nécessaire pour que soient tranchées les questions soulevées par l’action du demandeur. Faire constituer partie défenderesse la Commission aurait obligé le demandeur à modifier sa plaidoirie : c’était là une question qu’il appartenait au demandeur d’examiner, et non à la Cour de trancher par ordonnance dans la présente espèce.
LOIS ET RÈGLEMENTS
Règles de la Cour fédérale, C.R.C., ch. 663, Règle 1716(2).
Règles et ordonnances générales de la Cour de l’Échiquier.
Rules of Court, B.C. Reg. 310/76.
Rules of the Supreme Court, SI 1965/1776 (R.-U.), O. 16, r. 11.
JURISPRUDENCE
DÉCISION APPLIQUÉE :
International Minerals and Chemical Corp. v. Potash Co. of America et al., [1965] R.C.S. 3; (1964), 47 D.L.R. (2d) 324; 43 C.P.R. 157; 28 Fox Pat. C. 190.
DÉCISIONS EXAMINÉES :
La Commission canadienne des droits de la personne c. Haynes, [1981] 2 C.F. 379 (1980), 117 D.L.R. (3d) 219; 80 CLLC 14,067 (1re inst.); La Commission canadienne des droits de la personne c. Eldorado Nucléaire Ltée, [1981] 1 C.F. 289 (1980), 114 D.L.R. (3d) 154; 36 N.R. 243 (C.A.); Amon v. Raphael Tuck & Sons, Ltd., [1956] 1 All E.R. 273 (Q.B.D.); Dix v. Great Western Railway Co. (1886), 55 L.J. Ch. 797; McCheane v. Gyles (No. 2), [1902] 1 Ch. 911; Boudreau v. Linsday (1962), 37 D.L.R. (2d) 175 (C.S.N.-É.); Vandervell Trustees Ltd. v. White, [1971] A.C. 912 (H.L.); Pepsico, Inc. et Pepsi-Cola Canada Ltd. c. Registraire des marques de commerce (1974), 14 C.P.R. (2d) 182 (C.F. 1re inst.); Chitty c. Le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes, [1978] 1 C.F. 830 (1977), 81 D.L.R. (3d) 136 (C.F. 1re inst.).
DÉCISIONS CITÉES :
Ferguson c. Arctic Transportation Ltd., [1995] 3 C.F. 656(1re inst.); Martin v. Gay’s Taxi Ltd., [1953] 2 D.L.R. 774 (C.S.N.-B.); Honeywell Inc. c. Litton Systems Canada Ltd. (1982), 67 C.P.R. (2d) 129 (C.F. 1re inst.); Algoma Central Railway c. Canada (1987), 10 F.T.R. 8 (C.F. 1re inst.); CIP Inc. c. Canada, [1988] A.C.F. no 595 (1re inst.) (QL); Enterprises Realty Ltd. v. Barnes Lake Cattle Co. Ltd. (1979), 101 D.L.R. (3d) 92; 13 B.C.L.R. 293; 10 C.P.C. 211 (C.A.).
REQUÊTE de la défenderesse, à laquelle s’oppose le demandeur, visant à faire constituer partie défenderesse la Commission du canal de Panama, actuellement tierce partie, sous le régime de la Règle 1716. Requête rejetée.
AVOCATS :
David F. McEwen pour le demandeur.
H. Peter Swanson pour les défendeurs.
PROCUREURS :
McEwen, Schmitt & Co., Vancouver, pour le demandeur.
Campney & Murphy, Vancouver, pour les défendeurs.
Ce qui suit est la version française des motifs de l’ordonnance rendus par
Le Protonaire Hargrave : La présente requête, présentée par la défenderesse Arctic Transportation Ltd., vise à faire constituer partie à titre de défenderesse la Commission du canal de Panama (la Commission), actuellement tierce partie, sous le régime du paragraphe 1716(2) des Règles de la Cour fédérale [C.R.C., ch. 663]. Le demandeur s’oppose vigoureusement à l’ajout d’une autre partie défenderesse.
CONTEXTE
La présente action est née de la blessure subie en février 1992 par le capitaine Ferguson, pilote du canal de Panama, quand un cordage d’acier l’a frappé pendant le passage dans le canal du chaland AMT Transporter, tiré par le remorqueur Arctic Nutsukpok. L’action a été engagée en août 1993, et au printemps de 1995, les interrogatoires préalables du demandeur et de la défenderesse étaient terminés.
En juin 1995, la société défenderesse a obtenu que soit rendue une ordonnance mettant la Commission en cause à titre de tierce partie. Il semble notamment que la Commission ait eu la direction et le contrôle du remorqueur et du chaland au moment de l’accident. Le demandeur s’était opposé à cette requête en alléguant le retard que pouvait entraîner l’ajout d’une tierce partie à une étape aussi avancée, les parties actuelles étant prêtes à demander la mise en état de l’action. J’ai jugé qu’il était équitable et opportun dans l’intérêt de la justice d’accorder à la défenderesse une prorogation du délai pour engager des procédures mettant la Commission en cause.
La Commission a alors contesté les procédures de mise en cause en alléguant l’immunité de l’État, de même que la signification de l’avis à tierce partie. Mme le juge Reed a rejeté ce moyen dans son ordonnance et ses motifs du 6 septembre, [[1995] 3 C.F. 656(1re inst.)] et donné des instructions quant à la signification qui devait avoir lieu au plus tard le 15 septembre 1995.
À ma connaissance, la signification a eu lieu, mais la Commission n’a pas encore agi en conséquence dans les procédures.
REQUÊTE VISANT À FAIRE CONSTITUER LA COMMISSION PARTIE À TITRE DE DÉFENDERESSE
La défenderesse cherche maintenant à faire constituer la Commission partie à titre de défenderesse, sous le régime de la Règle 1716, qui porte notamment :
Règle 1716. …
(2) La Cour peut, à tout stade d’une action, aux conditions qu’elle estime justes, et soit de sa propre initiative, soit sur demande,
…
b) ordonner que soit constituée partie une personne qui aurait dû être constituée partie ou dont la présence devant la Cour est nécessaire pour assurer qu’on pourra valablement et complètement juger toutes les questions en litige dans l’action et statuer sur elles, …
La raison invoquée pour faire constituer la Commission partie à titre de défenderesse est que la flottille du remorqueur et du chaland était sous le contrôle direct des pilotes, de l’équipe de mouillage et du personnel côtier de la Commission, et que c’est par la négligence de la Commission que le cordage d’acier, dont une extrémité était fixée au chaland, s’est pris à une partie de la structure du canal, s’est soudainement tendu et s’est élevé au-dessus du pont du chaland, blessant le capitaine Ferguson.
Pour une meilleure compréhension de la situation, il est utile de préciser que le chaland était équipé de deux cordages de reprise d’urgence en acier, l’un et l’autre attachés à la proue du chaland et longeant de chaque côté du pont vers la poupe du chaland. En position de remorquage, un câble et une bouée, fixés à l’extrémité libre de chaque cordage de reprise, suivent le fil de l’eau à l’arrière du chaland, ce qui, en cas de défaillance du dispositif principal de remorque et de rupture du lien avec le chaland, permet au remorqueur de reprendre facilement la remorque du chaland en tirant sur l’un des cordages flottant à l’arrière. Conformément à la pratique courante applicable à la traversée du canal de Panama, chaque cordage de reprise en acier était fixé à l’intérieur, sur les côtés du chaland, tout près du livet de pont, au moyen de bagues en acier soudées, d’une façon suffisamment ferme pour éviter que les boucles du cordage ne pendent pas à l’extérieur du chaland et ne se prennent pas aux murs des écluses durant la traversée du canal, mais tout de même suffisamment souple, le long du livet de pont, pour permettre qu’on dégage le cordage de reprise du côté du chaland si le remorqueur devait entreprendre de tirer le chaland au moyen d’un des cordages de reprise d’urgence.
EXAMEN DE LA POSITION DE LA DÉFENDERESSE
Dans la présente instance, la défenderesse prétend de façon raisonnablement défendable que le chaland était effectivement sous le contrôle de la Commission, qui lui imposait sa procédure et ses employés, et que pendant cet assujettissement du chaland au contrôle de la Commission, le chaland a pu frapper le mur d’une écluse plus fort que prévu, ce qui a libéré le cordage de reprise de tribord, lequel a pu tomber sur le côté du chaland et se prendre à une partie quelconque du mur de l’écluse. Avec la progression du chaland, le cordage d’acier s’est tendu. Selon le rapport des délibérations du conseil des inspecteurs locaux de la Commission, il semble que la sonde de la ligne du gaillard surélevé du chaland ait entraîné le cordage à se dégager au-dessus du niveau du pont principal inférieur, happant le capitaine Ferguson.
La défenderesse prétend qu’il y a lieu de constituer la Commission comme partie importante et nécessaire pour assurer que l’on puisse valablement juger la question en litige et statuer sur la responsabilité directe de la Commission. Subsidiairement, elle prétend qu’il sera difficile d’examiner tous les éléments de preuve et de déterminer comment l’accident a pu se produire sans la présence de la Commission à titre de défenderesse. Au fond, la défenderesse souhaite être en mesure d’établir au procès la responsabilité directe de la Commission.
L’avocat de la défenderesse souligne qu’il existe deux critères distincts permettant chacun à la Cour de constituer une partie à titre de défenderesse sous le régime de l’alinéa 1716(2)b) des Règles pour assurer qu’on pourra valablement et complètement juger toutes les questions en litige dans l’action et statuer sur elles. Le premier critère prévoit que la personne ou l’entité visée aurait dû être constituée partie, et le deuxième a trait à la présence nécessaire de cette dernière. La défenderesse prétend que la Commission satisfait aux exigences de l’un et l’autre de ces critères.
L’avocat de la défenderesse a cité le jugement La Commission canadienne des droits de la personne c. Haynes, [1981] 2 C.F. 379(1re inst.), dans lequel le juge Cattanach a souligné que selon la règle générale dans les affaires de common law et d’equity, le demandeur ne saurait être contraint d’agir contre des personnes qu’il ne veut pas poursuivre (à la page 385), mais que cela a été changé par l’alinéa 1716(2)b) : « Sous le régime de la Règle 1716, une personne, qui n’est pas partie au procès, peut être, malgré l’opposition du demandeur, constituée partie à titre de défenderesse, soit à la demande de la partie défenderesse, soit sur l’intervention de cette personne même ou, cas extrêmement rare, de la propre initiative de la Cour. » (Ibid.)
Dans l’affaire Haynes, appel était interjeté de la conclusion d’un tribunal saisi d’une plainte faisant état d’actes discriminatoires en matière d’emploi. Toutefois, contrairement aux procédures engagées devant le tribunal où les plaignants avaient comparu à titre de parties, ces derniers étaient absents des procédures d’appel devant la Cour fédérale, saisie d’une requête en mandamus. Le juge Cattanach a souligné que la requête en mandamus ne pouvait être entendue sans que les plaignants ne soient constitués parties à l’action devant la Cour fédérale. Le juge Cattanach est arrivé à cette conclusion en examinant le critère appliqué par la Cour d’appel dans l’arrêt La Commission canadienne des droits de la personne c. Eldorado Nucléaire Ltée, [1981] 1 C.F. 289 aux pages 291 et 292 :
Selon nous, la plaignante est une partie essentielle à ces procédures et aurait dû être constituée partie à ce titre, un avis introductif d’instance aurait dû lui être signifié et, par conséquent, il aurait dû lui être reconnu le droit de comparaître si elle le désirait, de déposer ses propres dépositions sous forme d’affidavit, de contre-interroger les auteurs des affidavits déposés par les autres parties et d’être entendue. Qu’elle soit une partie essentielle est démontré par le fait qu’à titre de plaignante, elle se voit nier en ce moment, si l’ordonnance de la Division de première instance est confirmée, la possibilité d’obtenir un jugement favorable relativement à sa plainte. Elle est la seule personne qui ait un intérêt personnel et vital dans l’issue de la plainte. [Souligné par mes soins.]
Le juge Cattanach a mis l’accent sur ce qui constituait selon lui le véritable motif de l’arrêt Eldorado Nucléaire, à savoir que la partie visée était la seule personne qui ait un intérêt personnel et vital dans l’issue de la plainte, ce qui signifiait essentiellement que la plaignante serait bien plus affectée par l’issue de la cause que la requérante. Effectivement, dans l’affaire Haynes, le juge a fait remarquer au sujet des parties visées qu’il faut les « ajouter comme parties et leur donner la possibilité de participer aux débats, même sans aucune demande expresse de leur part : c’est là la condition de validité de toute ordonnance rendue » (à la page 392).
Dans la présente espèce, la Commission peut être intéressée, mais il ne s’agit ni de la seule entité intéressée, ni d’une entité sans la présence de laquelle il serait impossible de trancher valablement et complètement la présente action. Compte tenu des prétentions présentées par l’avocat du demandeur selon lesquelles l’origine de l’accident découle de la négligence de la défenderesse Arctic Transportation Ltd. qui n’aurait pas fixé adéquatement le cordage de reprise en acier au pont du chaland en premier lieu, cet argument me pose problème. Toutefois, la décision de constituer une partie sous le régime de la Règle 1716 n’obéit pas à des règles rigides; elle est plutôt, comme l’a fait remarquer la Cour d’appel dans l’arrêt Eldorado Nucléaire, précité, à la page 291, une ordonnance de nature discrétionnaire. En l’espèce, s’il s’avérait que la Commission soit la seule personne en faute, par sa responsabilité du fait de ses employés, le demandeur n’aura qu’à s’en prendre à lui-même. À défaut d’une raison impérieuse de le faire, il n’appartient ni à une autre partie ni à la Cour de forcer le demandeur à poursuivre une défenderesse supplémentaire.
En ce qui a trait au deuxième critère applicable sous le régime de l’alinéa 1716(2)b), la défenderesse prétend que la présence de la Commission à titre de défenderesse est nécessaire pour permettre à la Cour d’examiner adéquatement tous les éléments de preuve et qu’il lui serait difficile d’y arriver sans la présence de la Commission. En effet, selon l’avocat, la défenderesse a besoin de la présence de la Commission pour expliquer leur mode de fonctionnement, l’inspection du chaland par les employés de la Commission, le contrôle exercé par eux sur la flottille composée du remorqueur et du chaland, l’exploitation du canal et les circonstances de l’accident. À mon avis, la Commission peut être un témoin nécessaire sans que cela en fasse une défenderesse nécessaire; c’est là un point sur lequel je reviendrai.
La défenderesse demande avec insistance que la Commission soit constituée partie défenderesse afin d’éviter une multiplicité de procédures. La défenderesse fait valoir que si la Commission n’est pas constituée partie défenderesse dans la présente instance, il se pourrait que le demandeur poursuive ensuite la Commission dans une nouvelle action, ce qui obligerait encore une fois l’actuelle défenderesse, Arctic Transportation, à comparaître à nouveau. À cet égard, je préfère le point de vue du juge Devlin (tel était alors son titre), dans la décision Amon v. Raphael Tuck & Sons, Ltd., [1956] 1 All E.R. 273 (Q.B.D.), à la page 285, qui a donné une interprétation plus étroite de la règle anglaise équivalente :
[traduction] Avec égards pour ceux qui pensent autrement, je ne crois pas que le but principal de la règle soit d’empêcher une multiplicité d’actions, même si elle peut entraîner cet effet par accident. La Cour dispose d’autres moyens de faire cela, moyens qui sont amplement suffisants à cette fin—en ordonnant la consolidation ou la jonction d’instances, ou des procédures mettant des tiers en cause, et ainsi de suite. Selon moi, la règle vise principalement à remplacer la demande en nullité. Ce moyen de défense visait à « casser » une action lorsque toutes les parties intéressées ne comparaissaient pas devant la cour. La règle est plus souple que ce moyen de défense, mais son but est essentiellement le même. Ce n’est pas de fusionner une action future à une action existante, mais de faire en sorte que toutes les parties nécessaires à l’action existante (en donnant au mot « nécessaire » le sens large d’être nécessaire pour permettre un règlement efficace et complet de l’action existante) comparaissent devant la cour.
L’alinéa 1716(2)b) peut avoir pour effet incident d’éviter une multiplicité d’actions, ce qui constitue un avantage découlant de la Règle. Tel n’est toutefois pas son but principal. Je m’appliquerai donc à examiner la requête en regard du sens ordinaire du libellé de la règle, à savoir en déterminant si la Commission aurait dû être constituée partie ou si la présence de la Commission est nécessaire pour que la Cour puisse valablement et complètement juger toutes les questions en litige dans l’action et statuer sur elles.
ANALYSE
Un certain nombre de facteurs secondaires invoqués par les avocats des deux parties me semblent s’équilibrer. À titre d’exemple, d’une part la défenderesse prétend que le fait de constituer la Commission partie à titre de défenderesse peut éviter l’engagement d’une action subséquente, tandis que, d’autre part, le demandeur fait valoir que cela ne ferait qu’ajouter un délai supplémentaire à celui qu’entraîne déjà la mise en cause de la Commission à titre de tierce partie. Ainsi que je l’ai dit, la question fondamentale repose donc sur l’interprétation de la Règle 1716.
À première vue, en common law, le demandeur a le droit de choisir les défendeurs qu’il entend poursuivre et de laisser de côté toute personne ou entité qu’il ne souhaite pas poursuivre : voir par exemple les décisions Martin v. Gay’s Taxi Ltd., [1953] 2 D.L.R. 774 (C.S.N.-B.), à la page 775; La Commission canadienne des droits de la personne c. Haynes, précitée, à la page 385; Honeywell Inc. c. Litton Systems Canada Ltd. (1982), 67 C.P.R. (2d) 129 (C.F. 1re inst.), à la page 134; Algoma Central Railway c. Canada (1987), 10 F.T.R. 8 (C.F. 1re inst.), à la page 9; et CIP Inc. c. Canada, [1988] A.C.F. no 595 (1re inst.) (QL).
L’alinéa 1716(2)b) peut servir à exiger l’ajout d’une partie, dans des circonstances spéciales. L’avocat du demandeur déclare n’avoir pu trouver aucune affaire ressemblant même de loin à la présente espèce où une ordonnance ait été rendue pour forcer un demandeur à poursuivre une partie qu’il n’avait pas l’intention de poursuivre. Cela peut constituer une description adéquate de la situation puisque généralement dans les affaires où le demandeur s’est opposé à l’ajout d’un défendeur particulier, il semble que l’opposition ait été maintenue, sauf dans les cas où, pour reprendre les mots du juge Kay dans la décision Dix v. Great Western Railway Co. (1886), 55 L.J. Ch. 797, à la page 798, il serait impossible [traduction] « pour la Cour « de trancher et de régler adéquatement et complètement toutes les questions en litige » sans la présence de certains cocontractants à titre de défendeurs » : pour un examen de cette question, se reporter à la décision McCheane v. Gyles (No. 2), [1902] 1 Ch. 911, à la page 915 et suivantes. De toute façon, les cas d’opposition du demandeur à l’ajout d’un défendeur sont régis par un critère strict qui exige la présence de circonstances spéciales ou exceptionnelles pour permettre une dérogation à la règle générale selon laquelle il appartient au demandeur de choisir les défendeurs, lesquels ne peuvent s’imposer à lui : voir par exemple la décision Boudreau v. Linsday (1962), 37 D.L.R. (2d) 175 (C.S. N.-É.), à la page 176.
Notre alinéa 1716(2)b) a son origine dans la règle 11 de l’ordre 16, (maintenant la règle 6 de l’ordre 15) des règles judiciaires anglaises [Rules of the Supreme Court, SI 1965/1776 (R.-U)]. Elle s’apparente aussi à la Règle 15(5)a)(ii) [Rules of Court, B.C. Reg. 310/76] de la Colombie-Britannique de même qu’à la règle correspondante de nombre d’autres provinces. Les décisions judiciaires d’Angleterre et de Colombie-Britannique peuvent donc éclairer l’examen des deux critères distincts applicables à la constitution d’une partie à titre de défenderesse.
Dans l’examen du premier critère, qui servira à déterminer si la Commission est une entité qui « aurait dû être constituée partie », il est utile de se référer à la décision Amon v. Raphael Tuck & Sons, Ltd., précitée. Le juge Devlin y adopte une interprétation stricte et souligne que cette disposition s’applique aux personnes qui auraient dû être constituées parties, au sens juridique strict, par exemple à des coentrepreneurs ou aux cocontractants de l’affaire Dix, précitée.
Dans l’affaire Vandervell Trustees Ltd. v. White, [1971] A.C. 912 (H.L.), le vicomte Dilhorne a, dans les motifs de son jugement, examiné la décision Amon et accepté la position que le juge Devlin y avait prise, et il a souligné que le sens ordinaire de la règle ne prévoyait pas la constitution d’une partie chaque fois qu’il était seulement juste ou utile de le faire, mais uniquement lorsque la personne visée aurait dû être constituée partie (aux pages 935 et 936). Pour une analyse plus approfondie et une confirmation de l’interprétation stricte du premier volet d’une règle semblable, à savoir la question de savoir si une entité aurait dû être constituée partie, se reporter à la décision Enterprises Realty Ltd. v. Barnes Lake Cattle Co. Ltd. (1979), 101 D.L.R. (3d) 92, à la page 96 et suivantes, dans laquelle la Cour d’appel de la Colombie-Britannique se fonde sur une abondante jurisprudence pour adopter l’interprétation stricte de la règle applicable dans cette province, qui s’apparente à notre règle, et conclure qu’une entité ne peut être constituée partie nécessaire que lorsque la question en litige ne peut être tranchée sans la constitution de cette nouvelle partie.
Dans la présente espèce, le fait qu’il pourrait être utile de faire constituer la Commission partie ne transforme par cette dernière en partie qui aurait dû être constituée partie au sens strictement juridique du terme.
Quant à l’examen de la prétention de la défenderesse sous le deuxième volet du critère, à savoir que la Commission serait une partie « nécessaire pour assurer qu’on pourra valablement et complètement juger toutes les questions en litige et statuer sur elles », la décision Amon, précitée, constitue un bon point de départ. Le juge Devlin pose d’abord la question théorique suivante : [traduction] « Qu’est-ce qui fait qu’une personne est une partie nécessaire? », avant de lui apporter une réponse (aux pages 286 et 287) :
[traduction] Qu’est-ce qui fait qu’une personne est une partie nécessaire? Ce n’est pas, bien sûr, uniquement le fait qu’elle a des éléments de preuve pertinents à apporter à l’égard de certaines des questions en litige; elle ne serait alors qu’un témoin nécessaire. Ce n’est pas uniquement le fait qu’elle a un intérêt à ce que soit trouvée une solution adéquate à quelque question en litige, qu’elle a préparé des arguments pertinents et qu’elle craint que les parties actuelles ne les présentent pas adéquatement. Autrement, dans des affaires d’interprétation d’une clause contractuelle courante, de nombreuses parties pourraient exiger d’être entendues, et si la Cour avait le pouvoir d’admettre certaines personnes, il n’existe aucun principe discrétionnaire en vertu duquel certaines personnes pourraient être admissibles et d’autres non. La Cour pourrait souvent conclure qu’il serait utile ou souhaitable d’entendre certaines de ces personnes pour s’assurer de trouver la réponse adéquate, mais personne ne semble suggérer qu’il soit nécessaire de les entendre à cette fin. La seule raison qui puisse rendre nécessaire la constitution d’une personne comme partie à une action est la volonté que cette personne soit liée par l’issue de l’action; la question à trancher doit donc être une question en litige qui ne peut être tranchée adéquatement et complètement sans que cette personne ne soit une partie. [Souligné par mes soins.]
Le juge Devlin a ensuite examiné la question de la délimitation à établir entre un intérêt commercial dans une affaire, d’une part, et un intérêt légal, d’autre part, ce dernier intérêt étant le seul qui soit suffisant pour rendre une partie intéressée nécessaire. Il a souligné qu’une [traduction] « personne a un intérêt légal dans la réponse seulement si elle peut dire que la réponse entraîne un résultat qui peut avoir un effet légal sur elle—c’est-à-dire limiter ses droits légaux. » (à la page 287). Il a conclu en décrivant le critère de la façon suivante (à la page 290) :
[traduction] L’ordonnance que sollicite le demandeur peut-elle avoir un effet direct sur l’intervenant dans la jouissance de ses droits légaux?
Le juge Devlin a concédé que le défendeur qui voulait constituer une autre partie à titre de défenderesse n’était pas nécessairement tenu de montrer que cette dernière serait directement touchée par une ordonnance dans l’action déjà engagée, mais qu’il pourrait plutôt lui suffire de montrer qu’il ne peut établir un moyen de défense recherché sans la nouvelle partie défenderesse. En bref, le critère approprié pour déterminer la nécessité d’une partie peut varier selon les circonstances de l’espèce (à la page 290).
Au Canada, ce critère a été appliqué à la fois par notre Cour et par la Cour suprême du Canada. Dans l’arrêt International Minerals and Chemical Corp. v. Potash Co. of America et al., [1965] R.C.S. 3, le juge Cartwright a examiné la décision Amon et noté l’existence de deux tendances relativement à la portée de la règle, qui était alors la règle 11 de l’ordre 16 et qui s’appliquait en vertu des Règles de la Cour de l’Échiquier du Canada. Selon l’une d’elles, la règle conférait un pouvoir étendu de constituer toute partie qui avait une réclamation liée à l’objet de l’action, tandis que l’autre, plus stricte et assortie de limites, se reflétait en partie dans le critère suivant : [traduction] « L’ordonnance que sollicite le demandeur peut-elle avoir un effet direct sur l’intervenant dans la jouissance de ses droits légaux? » (À la page 10.) Il a toutefois conclu qu’il n’était pas nécessaire de choisir entre la tendance libérale et la tendance stricte quant à la portée de la règle.
Dans le jugement Pepsico, Inc. et Pepsi-Cola Canada Ltd. c. Registraire des marques de commerce (1974), 14 C.P.R. (2d) 182 (C.F. 1re inst.), le juge Urie, de la Cour fédérale, a appliqué le critère énoncé dans la décision Amon. Il a fait ressortir le contraste entre son emploi par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt International Minerals, précité, où la partie qui cherchait à intervenir risquait de perdre le droit d’utilisation d’un procédé qu’elle avait utilisé pendant des années si elle n’était pas constituée partie, et les circonstances de l’affaire Pepsico où aucun droit substantif ne pouvait être perdu et où, par conséquent, à son avis, aucun droit légal de la partie visée n’aurait été directement touché.
Dans l’affaire Chitty c. Le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes, [1978] 1 C.F. 830(1re inst.), le juge Dubé était saisi de la requête de personnes qui cherchaient à être constituées parties défenderesses. Le défendeur ne s’y est pas opposé. Les demandeurs s’y sont opposés principalement parce que cela aurait entraîné un retard injustifié. La Cour s’est de nouveau demandé laquelle des interprétations tirées de la décision Amon, soit l’interprétation étroite, assortie de limites, soit l’interprétation large, devait être adoptée, sans toutefois se prononcer. Cet exercice n’est peut-être pas nécessaire puisque, si l’on se reporte à la décision Amon, le juge Devlin a, après avoir opté pour un critère strict, admis que le critère s’appliquait avec une certaine souplesse et qu’il pouvait varier selon les circonstances de chaque espèce (à la page 290).
Dans l’arrêt International Minerals, précité, la Cour suprême n’a pas eu, comme je l’ai dit, à choisir entre une interprétation stricte et une interprétation plus large de la règle régissant la constitution des parties, mais elle a plutôt souligné que faute d’être constituée à titre de défenderesse, la partie risquait de perdre le droit légal de continuer à exploiter une entreprise. Dans la présente espèce, la Commission ne perdrait aucun droit légal, son seul risque étant de subir un certain désavantage économique si l’actuelle défenderesse devait la poursuivre en garantie. En ce qui a trait à ce critère par conséquent, rien ne justifie que la Commission soit constituée partie à titre de défenderesse.
La Commission n’est pas non plus une défenderesse nécessaire, puisque son absence n’empêche pas la Cour de s’assurer que toutes les questions soulevées par le demandeur dans la présente action seront adéquatement jugées. Il se peut que la Commission soit un témoin nécessaire, mais comme l’a précisé le juge Devlin à la page 286 de la décision Amon, précitée, ne constitue pas nécessairement une partie nécessaire la personne qui a des éléments de preuve pertinents à apporter sur certaines des questions en litige.
L’avocat du demandeur a aussi soulevé un point intéressant en faisant valoir que la Règle 1716 porte sur la constitution d’une partie en tant que nouvelle partie, alors qu’en l’espèce, la Commission est déjà une tierce partie. L’avocat a prétendu qu’il ne devrait pas être loisible à une défenderesse de contrôler la façon dont est structurée et menée l’action du demandeur en forçant celui-ci à constituer défenderesse une tierce partie. Mais puisque j’ai déjà conclu qu’il n’y a pas lieu de constituer la Commission partie défenderesse contre la volonté du demandeur, il ne m’est pas nécessaire de trancher la question de savoir si la Règle 1716 permet qu’une entité déjà tierce partie soit constituée partie à titre de défenderesse.
CONCLUSION
Il se pourrait qu’il soit avantageux pour la défenderesse, Arctic Transportation Ltd, d’obtenir malgré l’opposition du demandeur que la Commission du canal de Panama soit constituée partie à titre de défenderesse; la Commission n’est toutefois pas englobée par la Règle 1716, ni comme entité qui devrait être constituée partie, ni comme partie nécessaire pour que soient tranchées les questions soulevées par l’action du demandeur.
Dans nombre d’affaires, la réponse apportée à des demandes semblables a été plutôt de constituer la personne visée tierce partie. C’est ce qui a été fait en l’espèce. Aller plus loin en accédant à la requête serait, ainsi que je l’ai dit, avantageux pour la défenderesse qui pourrait soit faire jouer à la Commission, présente à ce titre, le rôle de témoin, soit, si l’analyse du demandeur n’est pas fondée, la tenir principalement responsable. Toutefois, faire constituer partie défenderesse la Commission, qui est déjà tierce partie, obligerait aussi le demandeur à modifier sa plaidoirie : c’est là une question qu’il appartient au demandeur d’examiner, et non à la Cour de trancher par ordonnance dans la présente espèce.
La requête est rejetée. Je remercie les avocats pour leur présentation approfondie et intéressante.