Jugements

Informations sur la décision

Contenu de la décision

[1997] 1 C.F. 131

T-2294-89

Olympia Janitorial Supplies (136971 Canada Ltd.) (demanderesse)

c.

Sa Majesté la Reine du Chef du Canada, représentée par le Ministre des Travaux publics (défenderesse)

Répertorié : Olympia Janitorial Supplies c. Canada (Ministre des Travaux publics) (1re inst.)

Section de première instance, juge Wetston—Ottawa, 27 et 28 mai et 24 juillet 1996.

Couronne Responsabilité délictuelle Perte purement économiqueDemande d’un tiers fournisseur de biens en vue d’être indemnisé par l’État d’une perte purement économique imputable à la négligence dont ce dernier avait fait preuve en omettant de tenir compte des intérêts de la demanderesse avant de payer à un entrepreneur une somme d’argent exigible en vertu d’un contrat d’entretien d’immeubles, car l’entrepreneur n’était pas en mesure de payer une somme due en vertu d’un jugementLe lien étroit nécessaire était insuffisant pour satisfaire à l’obligation de diligenceLa perte n’était pas raisonnablement prévisibleLe risque de responsabilité était d’un montant indéterminéIl ne s’agissait pas d’une affaire qui devait donner lieu à une nouvelle catégorie de réclamation pour perte purement économiqueLe dommage subi par la demanderesse ne résultait pas de la conduite du défendeur.

Responsabilité délictuelle Négligences Perte purement économiqueDemande d’un tiers fournisseur de biens en vue d’être indemnisé par l’État d’une perte purement économique imputable à la négligence dont ce dernier avait fait preuve en omettant de tenir compte des intérêts de la demanderesse avant de payer à un entrepreneur une somme d’argent exigible en vertu d’un contrat d’entretien d’immeubles, car l’entrepreneur n’était pas en mesure de payer une somme due en vertu d’un jugementLe lien étroit nécessaire était insuffisant pour satisfaire à l’obligation de diligenceLa perte n’était pas raisonnablement prévisibleLe risque de responsabilité était d’un montant indéterminéIl ne s’agissait pas d’une affaire qui devait donner lieu à une nouvelle catégorie de réclamation pour perte purement économiqueLe dommage subi par la demanderesse ne résultait pas de la conduite du défendeur.

La demanderesse fournissait du matériel et de l’équipement de nettoyage à J.N.M. Maintenance Limited (JNM), qui assurait l’entretien de certains immeubles du gouvernement fédéral dans le cadre de divers contrats (d’une valeur de 2 millions de dollars environ) conclus avec le ministère des Travaux publics (TPC). La demanderesse n’était partie à aucun des contrats conclus entre JNM et TPC. À cause de problèmes financiers et de rendement, JNM a été vendue à une autre société, à laquelle ont été cédés ses contrats de nettoyage et d’entretien. TPC a approuvé la cession.

La demanderesse a revendiqué un droit sur les dépôts de garantie que JNM avait fournis à TPC. Elle a demandé que TPC retienne les fonds qu’il entendait verser à JNM dans le cadre des contrats de nettoyage et d’entretien, afin de lui donner l’occasion d’obtenir un jugement favorable contre JNM et, ensuite, d’exécuter ce jugement en obtenant les fonds retenus. TPC a toutefois effectué le dernier paiement, d’un montant de 73 733 56 $, pour services fournis. Selon une clause du contrat (26.3), l’entrepreneur n’avait droit à des paiements progressifs qu’après avoir fourni une déclaration statutaire attestant le paiement des frais relatifs à la main-d’œuvre, aux matériaux, aux outils et au matériel fournis en vertu du contrat. La demanderesse a conclu que cette clause avait pour objet de protéger les tiers fournisseurs tels qu’Olympia.

La demanderesse désirait être indemnisée d’une perte purement économique imputable aux présumés actes délictuels de la défenderesse, soutenant que cette dernière avait fait preuve de négligence en omettant de tenir compte des intérêts de la demanderesse avant de verser une somme d’argent exigible en vertu du contrat d’entretien d’immeubles.

Jugement : l’action doit être rejetée.

Pour obtenir gain de cause dans une action pour négligence, la partie demanderesse doit établir que : (1) la partie défenderesse avait à son endroit une obligation de diligence; (2) la partie défenderesse aurait dû observer une norme de diligence particulière dans le but d’exécuter cette obligation; (3) la partie défenderesse a violé son obligation de diligence en négligeant de respecter la norme de diligence pertinente; (4) cette violation a causé un dommage ou une perte à la partie demanderesse; (5) le dommage en question n’était pas une conséquence trop éloignée de la violation.

Il est établi dans l’arrêt Cie des Chemins de fer nationaux du Canada c. Norsk Pacific Steamship Co., que la responsabilité d’une perte économique n’est pas imposée dans les affaires de nature délictuelle s’il n’existe aucun lien — ou proximité — entre le comportement négligent du défendeur et la perte subie par le demandeur, et qu’une prévisibilité raisonnable que le demandeur subira un préjudice du fait des actes ou des omissions du défendeur.

Il ressort d’un examen des exigences de la Loi sur le privilège dans l’industrie de la construction (LPIC) de l’Ontario et d’autres lois similaires, ainsi que des éléments de la common law qui se rapportent aux privilèges juridiques et en equity, que la demanderesse ne disposait d’aucun privilège à l’égard de la fourniture de matériaux à JNM dans le cadre des contrats d’entretien conclus. Aucun privilège n’était disponible dans ces circonstances, que les biens en question fussent la propriété de l’État ou d’une partie privée. Par conséquent, la clause 26.3 n’a pas été incluse dans les contrats dans le but précis de protéger les sous-traitants qui se trouveraient dans l’impossibilité d’obtenir un privilège contre les biens en question. Il n’y avait donc pas un lien suffisamment étroit pour donner lieu à une obligation de diligence ou une responsabilité du fait d’autrui en vertu de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif. Qui plus est, la défenderesse était au courant des revendications de la demanderesse, mais les communications entre les deux n’ont pas donné lieu à un lien suffisamment étroit pour que la défenderesse se trouve obligée de tenir compte des intérêts de la demanderesse en administrant les contrats conclus avec JNM.

Malgré l’insuffisance des preuves permettant d’établir le lien étroit qui était exigé pour étayer la conclusion qu’il existait une obligation de diligence, la question de savoir si le préjudice allégué était raisonnablement prévisible a quand même été examinée.

Une obligation de diligence repose sur le postulat que celle-ci résulte de circonstances où l’exercice d’une diligence raisonnable permet d’éviter un préjudice raisonnablement prévisible. En l’espèce, l’incertitude de la perte prévisible, si perte il y avait, que la demanderesse aurait pu subir par suite du défaut de la défenderesse de prendre certaines mesures n’était pas suffisante pour satisfaire à l’exigence d’un préjudice raisonnablement prévisible. Il n’était pas raisonnablement prévisible que la conduite de la défenderesse amène la demanderesse à encourir une perte supérieure à la perte pécuniaire subie par suite du défaut de paiement de JNM.

En l’absence des deux éléments requis — lien étroit et perte prévisible — la défenderesse ne se trouvait pas dans l’obligation de tenir compte des intérêts de la demanderesse au moment d’exécuter les contrats conclus avec JNM.

Néanmoins, la question de savoir si, par principe, la demanderesse devrait se voir privée du droit d’être indemnisée par la défenderesse en l’espèce a été tranchée.

Pour des raisons pratiques générales, il est nécessaire de fixer des limites afin d’éviter « une responsabilité pour un montant indéterminé, pour un temps indéterminé et envers une catégorie indéterminée ». En l’espèce, ce qui a été manqué était une occasion, plutôt qu’une somme d’argent. La demanderesse n’a pas subi de préjudice envers une personne ou un bien, pas plus que sa perte n’était consécutive à un tel préjudice physique; par ailleurs, il ne semblait pas que les agissements de la défenderesse causeraient un dommage imminent à une personne ou un bien. En outre, il n’était pas question d’une déclaration inexacte faite avec négligence. La demanderesse n’avait pas subi une perte pécuniaire, entre elle et la défenderesse; elle avait plutôt manqué une occasion. La défenderesse ne devrait pas être tenue responsable d’une sorte de perte qu’il est impossible de qualifier et de quantifier avec quelque certitude que ce soit. La cause de la demanderesse ne justifiait pas une extension des catégories de perte économique indemnisable.

Lorsque survient une nouvelle catégorie d’action pour perte purement économique, la Cour devrait examiner la question du point de vue doctrinal de l’obligation et de l’étroitesse du lien, ainsi que du point de vue pratique des objets poursuivis et des dangers liés à l’extension de l’indemnisation recherchée.

La défenderesse aurait pu payer en cour les fonds dus à JNM, mais il n’a pas été établi que le préjudice subi par la demanderesse était attribuable à la conduite de la défenderesse. La demanderesse a bel et bien subi une perte, mais celle-ci résultait clairement des actes de JNM. Les actes ou omissions de la défenderesse n’ont pas causé à la demanderesse une perte d’argent, ou un type quelconque de perte pécuniaire. Tout compte fait, l’occasion qu’a manquée la demanderesse d’obtenir un jugement à l’égard des fonds exigibles est insuffisante pour étayer l’élément de causalité.

LOIS ET RÈGLEMENTS

Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif, L.R.C. (1985), ch. C-50 (mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 21), art. 3a), 10.

Loi sur le privilège dans l’industrie de la construction, L.R.O. 1990, ch. C.30, art. 1(1) « améliorations », 14.

JURISPRUDENCE

DÉCISIONS APPLIQUÉES :

Donoghue v. Stevenson, [1932] A.C. 562 (H.L.); Anns v. Merton London Borough Council, [1978] A.C. 728 (H.L.); Cie des Chemins de fer nationaux du Canada c. Norsk Pacific Steamship Co., [1992] 1 R.C.S. 1021; (1992), 91 D.L.R. (4th) 289; 11 C.C.L.T. (2d) 1; 137 N.R. 241; Nova Mink Ltd. v. Trans-Canada Airlines, [1951] 2 D.L.R. 241; (1951), 66 C.R.T.C. 316; 26 M.P.R. 389 (C.S.N.-É.); Ultramares Corporation v. Touche, 174 N.E. 441 (N.Y. 1931).

DISTINCTION FAITE AVEC :

Edgeworth Construction Ltd. c. N. D. Lea & Associates Ltd., [1993] 3 R.C.S. 206; (1993), 107 D.L.R. (4th) 169; 32 B.C.A.C. 221; 83 B.C.L.R. (2d) 145; 157 N.R. 241; 53 W.A.C. 221; Queen c. Cognos Inc., [1993] 1 R.C.S. 87; (1993), 99 D.L.R. (4th) 626; 45 C.C.E.L. 153; 14 C.C.L.T. (2d) 113; 93 CLLC 14,019; 147 N.R. 169; 60 O.A.C. 1; Winnipeg Condominium Corporation No. 36 c. Bird Construction Co., [1995] 1 R.C.S. 85; (1995), 121 D.L.R. (4th) 193; [1995] 3 W.W.R. 85; 23 C.C.L.T. (2d) 1; 18 C.L.R. (2d) 1; 100 Man. R. (2d) 241; 176 N.R. 321; 43 R.P.R. (2d) 1; 91 W.A.C. 241; Caparo Industries plc v. Dickman, [1990] 1 All E.R. 568 (H.L.); Qit Fer Et Titane Inc. v. Upper Lakes Shipping Ltd. (1994), 21 C.L.R. (2d) 122 (C.A. Ont.); Kloeck v. Battenfelder (1985), 64 A.R. 98; [1986] 1 W.W.R. 641; 41 Alta. L.R. (2d) 85 (B.R.); Union Construction et al., Re (1980), 42 N.S.R. (2d) 622; 111 D.L.R. (3d) 728; 77 A.P.R. 622 (C.S.D.A.).

DÉCISION EXAMINÉE :

Olympia Janitorial Supplies c. Canada (Ministre des Travaux publics), [1991] 3 C.F. 374 (1991), 47 F.T.R. 163 (1re inst.).

DOCTRINE

Bernstein, R. Economic Loss. London : Longman, 1993

Feldthusen, Bruce. « Economic Loss in the Supreme Court of Canada : Yesterday and Tomorrow » (1991), 17 Can. Bus. L.J. 356.

Fridman, G. H. L. The Law of Torts in Canada, Vol. 1. Toronto : Carswell, 1989.

Linden, A. Canadian Tort Law, 5th ed. Markham, Ont. : Butterworths, 1993.

Lordon, P. Crown Law. Toronto : Butterworths, 1991.

« Mechanics’ and Construction Liens » 20 C.E.D. (Ont. 3rd) Title 91.

ACTION par laquelle la demanderesse, un fournisseur de matériaux, cherchait à être indemnisée par l’État d’une perte purement économique qu’elle disait imputable à la négligence avec laquelle l’État avait omis de tenir compte des intérêts de la demanderesse avant de payer une somme d’argent à la débitrice de cette dernière, un entrepreneur en services d’entretien, dans le cadre d’un contrat d’entretien d’immeubles. Action rejetée.

AVOCATS :

Justin R. Fogarty, pour la demanderesse.

Ian M. Donahoe, pour la défenderesse.

PROCUREURS :

Beament Green Dust, Ottawa, pour la demanderesse.

Le sous-procureur général du Canada, pour la défenderesse.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

Le juge Wetston : La demanderesse, Olympia Janitorial Supplies (Olympia), désire être indemnisée d’une perte purement économique imputable aux présumés actes délictuels de la défenderesse. La demanderesse soutient qu’en négligeant de tenir compte de ses intérêts avant de payer une somme d’argent exigible en vertu d’un contrat d’entretien d’immeubles, la défenderesse a fait preuve de négligence.

LES FAITS

En 1987, la demanderesse a commencé à fournir du matériel et de l’équipement de nettoyage à J.N.M. Maintenance Limited (JNM), qui assurait l’entretien de certains immeubles du gouvernement fédéral. En 1987 et par la suite, JNM a conclu avec le ministère des Travaux publics (TPC) des contrats de nettoyage et d’entretien d’un certain nombre d’immeubles publics. En mars 1989, quatorze de ces contrats, d’une valeur globale de 2 millions de dollars environ, avaient été signés. À cette époque, JNM représentait à peu près 20 p. 100 du chiffre d’affaires de la demanderesse. Cette dernière n’était partie à aucun des contrats conclus entre JNM et TPC.

Au début, JNM s’est acquittée de ses obligations contractuelles envers la demanderesse; toutefois, le 30 juin 1989, JNM s’est trouvée aux prises avec un solde de compte de 117 946 10 $. Selon M. George Petrakos, qui a témoigné pour le compte d’Olympia, la demanderesse n’a pas pris de mesure immédiate au sujet des paiements en souffrance parce qu’il n’est pas rare qu’il survienne des retards de paiement dans le cadre de contrats d’entretien. Par ailleurs, JNM était en expansion, et la demanderesse ne voulait pas exercer de pressions excessives sur cette entreprise en croissance. De plus, à l’insu de la demanderesse à cette époque, JNM avait quelques difficultés à exécuter les contrats qu’elle avait conclus avec TPC. En fait, il semble aujourd’hui que TPC avait réduit certains des paiements faits à JNM pour cause d’inexécution.

À la fin de juin 1989, M. Petrakos a communiqué avec JNM au sujet des paiements en souffrance. Il a alors reçu trois chèques postdatés, portant les dates du 6 juillet, du 28 juillet et du 6 août 1989. Toutefois, ces chèques n’ont pu être honorés, faute de fonds. Au début de juillet 1989, M. Petrakos a entendu dire que JNM avait été vendue. En fait, le 30 juin 1989, JNM avait été vendue à Les Services d’Entretien d’Immeubles Staf 2000 Inc. (Staf 2000). Les contrats d’entretien et de nettoyage de JNM ont été cédés à Staf 2000 contre la somme de 45 000 $. TPC a donné son accord à cette cession.

Le 12 juillet 1989, par l’entremise de son avocat, la demanderesse a communiqué avec TPC et revendiqué un droit sur les dépôts de garantie que JNM avait fournis à TPC. En outre, la demanderesse a demandé conseil à TPC au sujet des mesures à prendre pour protéger les intérêts financiers d’Olympia. L’avocat de la demanderesse a écrit de nouveau à TPC, le 18 juillet 1989, joignant à la lettre une déclaration concernant une poursuite éventuelle contre JNM et Staf 2000. La demanderesse a demandé aussi que TPC retienne tous les fonds qu’il entendait verser à JNM dans le cadre des contrats de nettoyage et d’entretien. Le 21 juillet 1989, TPC a versé un dernier paiement à JNM, d’un montant de 73 733 56 $, pour les services fournis jusqu’à la fin de juin 1989. Le 24 juillet suivant, dans une lettre adressée à la demanderesse, l’avocat de la défenderesse a déclaré que TPC n’était pas en mesure, légalement, de retenir les fonds qu’il devait à JNM.

Peu après, M. Petrakos a obtenu un contrat type de nettoyage et d’entretien, similaire aux contrats passés entre TPC et JNM (les contrats). La clause 26.3 de ces derniers exigeait le dépôt d’une garantie et, plus précisément, prévoyait que les paiements seraient effectués dans les conditions suivantes :

[traduction] 26.3.1 L’entrepreneur n’a droit à un paiement que s’il a déposé la garantie contractuelle prévue à la clause 2.7 de l’avis d’offre et d’acceptation.

26.3.2 L’entrepreneur n’a droit au deuxième paiement progressif ou aux paiements progressifs subséquents qu’à la condition d’avoir fourni une déclaration statutaire attestant le paiement des frais relatifs à la main-d’œuvre, aux matériaux, aux outils et au matériel fournis dans le cadre du contrat.

Après avoir analysé les modalités des contrats, M. Petrakos a conclu que la clause 26.3 avait pour objet de protéger les tiers fournisseurs tels qu’Olympia.

Indépendamment de la clause 26.3, il semble que TPC avait pour règle de ne demander une déclaration statutaire qu’à la résiliation des contrats. En l’espèce, aucune déclaration de cette nature n’a été obtenue de JNM après que celle-ci se fut acquittée de ses obligations en vertu des contrats. La demanderesse a plus tard décidé de ne pas poursuivre son action contre JNM. Elle était d’avis que JNM n’était pas capable de payer une somme due en vertu d’un jugement, puisque les seuls éléments d’actif de quelque valeur qu’elle détenait—les contrats d’entretien—avaient été cédés à Staf 2000.

LES ARGUMENTS DES PARTIES

Même si elle n’était pas partie aux contrats conclus entre JNM et TPC, la demanderesse fait valoir que la défenderesse avait une obligation de diligence, celle de tenir compte des intérêts de la demanderesse en gérant les contrats conclus avec JNM. Cette obligation, est-il allégué, découlait de la clause 26.3 des contrats et de la notification des préoccupations de la demanderesse. Cette dernière est d’avis qu’il y a eu violation de cette obligation de diligence parce que la défenderesse a négligé d’obtenir des déclarations statutaires garantissant que les sous-traitants seraient payés, ainsi que cela était exigé en vertu des contrats; la défenderesse a payé le solde dû à JNM en vertu des contrats, après avoir été informée des préoccupations de la demanderesse; de plus, la défenderesse a permis à JNM de céder les contrats à Staf 2000, et ce, même si elle savait sûrement que cette cession nuirait aux chances de la demanderesse de recouvrer toute somme d’argent qui lui était due. En outre, la demanderesse estime que l’entente de cession entre JNM et Staf 2000 a été conclue avec l’assentiment de la défenderesse, sans en informer de quelque manière les sous-traitants de JNM, et, plus particulièrement, Olympia. La demanderesse fait donc valoir qu’elle a subi des dommages sous la forme d’une perte purement économique. Elle reconnaît qu’elle a droit non pas à 117 946 10 $, mais uniquement à 73 733 56 $, puisque ce montant représente le règlement final des contrats de nettoyage et d’entretien conclus entre JNM et TPC.

La demanderesse allègue qu’elle ne s’attendait pas à ce que la défenderesse paye à Olympia l’argent qu’elle devait à JNM; elle voulait plutôt que la défenderesse retienne le dernier paiement dû à JNM. Cette mesure lui aurait donné l’occasion d’obtenir un jugement favorable contre JNM, et d’exécuter ensuite le jugement en obtenant les fonds retenus. Subsidiairement, la demanderesse aurait été satisfaite si la défenderesse avait imposé, dans l’entente de cession, des conditions relatives au paiement du montant dû à JNM. En outre, l’argent aurait pu être payé en cour.

La défenderesse fait valoir que, dans les contrats conclus entre JNM et la défenderesse, en vertu desquels la demanderesse cherche à obtenir un avantage, la clause 26.3 n’était pas conçue pour protéger les sous-traitants. Elle allègue aussi que la demanderesse n’est pas parvenue à établir l’existence d’une responsabilité du fait d’autrui de la part de l’État.

La défenderesse qualifie l’acte délictuel présumé de violation du devoir d’administrer un contrat au mieux des intérêts de tierces parties. Elle allègue qu’il n’a pas été conclu antérieurement que cet acte délictuel existait. De l’avis de la défenderesse, lorsque l’on envisage de céder ou non un contrat, rien n’oblige à consulter une tierce partie, ou à imposer des conditions dans le but de protéger des tiers. Subsidiairement, la défenderesse nie que la demanderesse ait subi un dommage quelconque par suite de ses activités.

ANALYSE

Les éléments de la responsabilité du délit de négligence sont résumés par G. H. L. Fridman dans son ouvrage intitulé The Law of Torts in Canada, vol. 1 (Toronto : Carswell, 1989), à la page 233. Pour obtenir gain de cause dans une action pour négligence, la partie demanderesse doit établir que : i) la partie défenderesse avait à son endroit une obligation de diligence; ii) la partie défenderesse aurait dû observer une norme de diligence particulière dans le but d’exécuter cette obligation; iii) la partie défenderesse a violé son obligation de diligence en négligeant de respecter la norme de diligence pertinente; iv) cette violation a causé un dommage ou une perte à la partie demanderesse; v) le dommage en question n’était pas une conséquence trop éloignée de la violation. Il importe de satisfaire à tous ces éléments, selon la prépondérance des probabilités, pour que la partie demanderesse obtienne gain de cause dans son action : voir aussi, A. Linden, Canadian Tort Law, 5e éd. (Markham, Ont. : Butterworths, 1993).

1.         Obligation de diligence

L’arrêt Donoghue v. Stevenson, [1932] A.C. 562 (H.L.), a été le premier à exposer le critère permettant de déterminer si l’élément initial d’une action pour négligence—une obligation de diligence—a été établi. À la page 580 du recueil, lord Atkin déclare qu’il faut veiller à éviter les actes ou les omissions qui, peut-on raisonnablement prévoir, seraient de nature à causer un préjudice à ses voisins. La Chambre des lords a indiqué par la suite, dans l’arrêt Anns v. Merton London Borough Council , [1978] A.C. 728, qu’au moment de déterminer si, dans l’affaire dont elle était saisie, il y avait une obligation de diligence ou non, une cour doit d’abord se demander si, entre l’auteur présumé du délit et la partie demanderesse, il existe un lien suffisamment étroit pour que, lorsque l’on examine de façon raisonnable le cas dudit auteur du délit, un comportement négligent de sa part soit susceptible de porter préjudice à ladite partie; si la réponse à cette question est affirmative, la cour doit ensuite déterminer s’il est souhaitable d’un point de vue pratique ou administratif d’étendre la responsabilité.

L’arrêt Cie des Chemins de fer nationaux du Canada c. Norsk Pacific Steamship Co., [1992] 1 R.C.S. 1021, à la page 1152 du recueil, établit que la responsabilité d’une perte économique ne sera pas imposée dans les affaires de nature délictuelle s’il n’existe aucun lien, ou proximité, entre le comportement négligent du défendeur et la perte subie par le demandeur, qui fait qu’il est juste que le défendeur indemnise le demandeur. Outre le lien effectif qui unit les parties, le lien étroit peut revêtir diverses formes, qu’il s’agisse de proximité physique, circonstancielle, causale ou présumée. À cet égard, une perte purement économique peut, à première vue, donner lieu à indemnisation lorsqu’en plus d’une négligence et d’une perte prévisible, il existe un lien suffisamment étroit entre l’acte négligent et la perte subie. En conséquence, pour qu’il y ait obligation de diligence, il doit exister un lien étroit entre la perte subie par le demandeur et le comportement négligent du défendeur, de même qu’une prévisibilité raisonnable que le demandeur subira un préjudice du fait des actes ou des omissions du défendeur.

Selon la demanderesse, la défenderesse était soumise à une obligation de diligence pour deux raisons : la clause 26.3 était incluse dans les contrats pour avantager les sous-traitants tels que la demanderesse, et les communications entre les parties ont révélé, à la défenderesse, les préoccupations qu’avait la demanderesse. Cette dernière allègue de plus que ces incidents de préjudice raisonnablement prévisibles dénotent le lien étroit qui existe entre la demanderesse et la défenderesse. À mon avis, toutefois, la preuve d’un préjudice raisonnablement prévisible ne suffit peut-être pas pour satisfaire à la condition supplémentaire de l’existence d’un lien étroit. Ainsi qu’il a été signalé plus tôt, le juge McLachlin, dans l’arrêt Norsk, précité, a déclaré qu’une perte purement économique peut, à première vue, donner lieu à indemnisation lorsqu’en plus d’une négligence et d’une perte prévisible, il existe un lien suffisamment étroit entre l’acte négligent et la perte subie. Parallèlement, comme le laisse entendre G. H. L. Fridman, précité, à la page 235 de son ouvrage, la prévisibilité n’amène pas d’office à conclure à l’existence d’une obligation de diligence. Le lien étroit ne découle donc peut-être pas forcément de situations de préjudice raisonnablement prévisible; il se peut plutôt que la preuve d’un lien étroit soit nécessaire pour établir l’existence d’une obligation de diligence. À mon sens, je me dois de décider, en l’espèce, si le lien qui existait entre la demanderesse et la défenderesse était suffisamment étroit pour donner lieu à une obligation de diligence.

a)         Lien étroit

La demanderesse allègue qu’au moment de rédiger la clause 26.3 des contrats, la défenderesse envisageait manifestement les sous-traitants, car les biens de l’État ne peuvent faire l’objet d’aucun privilège. En l’espèce, la demanderesse se fonde sur une décision interlocutoire portant sur la requête de la défenderesse en vue de faire radier la déclaration. Dans l’arrêt Olympia Janitorial Supplies c. Canada (Ministre des Travaux publics), [1991] 3 C.F. 374 (1re inst.), le juge Reed fait remarquer qu’un fournisseur de matériaux ne peut enregistrer de privilège contre des biens de l’État et, ajoute-t-elle à la page 378 du recueil : « [s]i les clauses des marchés étaient stipulées en faveur des fournisseurs et des sous-traitants, alors qu’ils ne pouvaient faire enregistrer de privilège, l’on pourrait très bien plaider que le rapport qui unit la défenderesse et la demanderesse est effectivement fort immédiat ». Le juge Reed a donc conclu qu’il est possible d’invoquer dans cette affaire que la clause 26.3 des contrats était conçue expressément pour avantager et protéger les fournisseurs et les sous-traitants. Autrement dit, elle a statué que l’affaire devait être instruite.

La défenderesse fait valoir que la clause 26.3 lui confère le pouvoir d’insister sur l’obtention d’une déclaration statutaire; elle n’impose pas une obligation positive de le faire. En ce qui concerne le libellé exact de la clause 26.3, la défenderesse fait remarquer que le mot « shall » (dans le texte anglais de la clause) lie JNM, mais non TPC. Selon la défenderesse, cela signifie donc que la clause garantit simplement qu’en l’absence de déclaration statutaire, JNM ne peut exiger de paiement, ou poursuivre TPC en vue d’obtenir son versement mensuel.

La défenderesse reconnaît qu’un privilège de construction ne peut être enregistré contre des biens de l’État fédéral. Toutefois, à son avis, les contrats en question sont des contrats d’entretien, auxquels ne s’applique pas la législation relative au privilège de construction, que les biens appartiennent à l’État ou non. À cet égard, la défenderesse souligne la définition du mot « améliorations » que l’on trouve au paragraphe 1(1) de la Loi sur le privilège dans l’industrie de la construction de l’Ontario (ci-après appelée la LPIC), L.R.O. 1990, ch. C.30, avec modificatifs, et où il est question de « la modification, du rajout ou de la réparation apportés à un bien-fonds » ou « de la construction ou de l’installation effectuées sur un bien-fonds ». Cette disposition a été interprétée comme nécessitant une modification matérielle durable au terrain, au bâtiment ou au bien en question : [Mechanics’ and Construction Liens] 20 C.E.D. (Ont. 3rd) Title 91, à la page 27. En outre, l’article 14 de la LPIC dispose que la personne qui fournit des services ou des matériaux en vue d’améliorer les locaux d’un propriétaire a un privilège sur l’intérêt du propriétaire dans les locaux ainsi améliorés. De l’avis de la défenderesse, la fourniture de services de nettoyage et d’entretien dans le cadre d’un contrat d’entretien ne constitue pas une amélioration aux fins de la LPIC. De ce fait, allègue-t-elle, il est erroné de laisser entendre que la clause 26.3 était incluse dans les contrats car l’État fédéral est à l’abri des privilèges grevant les biens; en tout état de cause, un privilège légal ne peut être enregistré à l’égard d’un contrat d’entretien.

Au cours des plaidoiries, la demanderesse a fait remarquer qu’un privilège en equity ou d’autre nature aurait peut-être été disponible, même s’il était impossible d’obtenir un privilège de construction en vertu des contrats d’entretien. Cependant, l’avocat de la demanderesse n’a pas fourni d’argument supplémentaire pour étayer cette prétention.

Je souscris essentiellement à la décision du juge Reed selon laquelle un privilège ne peut être enregistré contre un bien de l’État. Toutefois, en l’espèce, nous avons affaire à un privilège auquel donnent lieu des contrats d’entretien. Après avoir examiné les exigences de la LPIC, ainsi que d’autres lois analogues, de même que les éléments de la common law qui se rapportent aux privilèges en common law et en equity, il m’est impossible de conclure que la demanderesse dispose d’un privilège à l’égard de la fourniture de matériaux à JNM dans le cadre de contrats d’entretien conclus avec TPC. En fait, aucun privilège n’est disponible dans ces circonstances, que les biens en question appartiennent à l’État ou à une partie privée. Je ne suis donc pas persuadé que la clause 26.3 a été incluse dans les contrats dans le but précis de protéger les sous-traitants qui seraient incapables d’obtenir un privilège contre les biens en question.

De plus, il ressort également de l’interrogatoire préalable de M. Robert Matte, directeur régional des marchés et de la gestion du matériel auprès de Travaux Publics Canada (Région de la capitale nationale), que si la clause 26.3 vise bel et bien les sous-traitants, elle a été incluse dans les contrats dans le but de procurer à TPC le [traduction] « sentiment rassurant » que les entrepreneurs généraux s’acquittaient de leurs obligations légitimes envers les sous-traitants. La clause offre aussi un moyen d’empêcher les entrepreneurs de poursuivre TPC lorsque des paiements dus à des sous-traitants sont en souffrance. Il semble donc que la clause 26.3 n’a pas été incluse dans les contrats en vue de protéger des tiers fournisseurs, ainsi que le prétend la demanderesse. En conséquence, il m’est impossible de conclure à la présence d’un lien suffisamment étroit pour établir l’existence d’une obligation de diligence, comme l’allègue la demanderesse.

Qui plus est, l’alinéa 3a) de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif (la LRCECA), L.R.C. (1985), ch. C-50, dans sa forme modifiée [par L.C. 1990, ch. 8, art. 21], dispose que l’État peut être tenu responsable des actes et omissions préjudiciables de ses préposés. Aux termes de l’article 10 de la LRCECA, l’État ne sera tenu responsable de la conduite de ses préposés que si cette dernière peut avoir donné lieu à une cause d’action délictuelle contre le préposé à titre personnel. La responsabilité délictuelle de l’État est donc d’origine légale; elle est aussi subsidiaire, et non directe. Par conséquent, pour qu’il soit possible d’imposer une responsabilité en vertu de l’alinéa 3a) de la LRCECA, il faut généralement prouver qu’un préposé de l’État, agissant dans le cadre de ses fonctions, a violé une obligation due à la demanderesse. Cette dernière doit aussi démontrer que ledit préposé a causé un préjudice, et ce, d’une manière suffisante pour donner lieu à une responsabilité personnelle : P. Lordon, Crown Law (Toronto : Butterworths, 1991), aux pages 327, 335 et 340.

La défenderesse fait valoir qu’il doit y avoir une obligation de la part d’un préposé de l’État envers la demanderesse pour justifier une indemnisation en matière délictuelle à l’encontre de l’État. De l’avis de la défenderesse, une telle personne, dans une situation de perte purement économique, devrait avoir un lien suffisamment immédiat avec la demanderesse, car il n’existe aucune cause directe d’action en matière délictuelle contre l’État. La défenderesse allègue, cependant, qu’il n’y avait pas de lien étroit entre la demanderesse et un préposé de l’État. Par conséquent, aucun préposé n’avait envers la demanderesse une obligation de diligence semblable à celle qui est alléguée. La défenderesse soutient donc que l’État ne peut être tenu responsable de la conduite de ses employés en l’espèce.

Il incombe à la demanderesse de faire la preuve, selon la prépondérance des probabilités, qu’un préposé particulier de l’État, ou un certain nombre de préposés agissant de concert, ont commis un acte délictuel dans le cadre de leurs fonctions : P. Lordon, précité, à la page 341. Il n’est possible d’établir la responsabilité du fait d’autrui en l’espèce que si les préposés de l’État ont fait preuve de négligence dans l’administration des contrats conclus entre TPC et JNM, notamment en rapport avec la clause 26.3. Toutefois, compte tenu de l’interprétation que j’ai faite plus tôt, je ne suis pas convaincu que cette clause peut établir l’existence d’un lien suffisamment étroit et, partant, d’une responsabilité du fait d’autrui, en l’espèce. En outre, les faits qui sont survenus après le 30 juin 1989, lorsque TPC a été informé des montants dus à la demanderesse, sont, selon moi, insuffisants aussi pour justifier dans cette affaire l’existence d’une responsabilité du fait d’autrui.

La demanderesse allègue de plus que les communications entre la défenderesse et elle ont donné lieu à une obligation de diligence. Elle est d’avis que la défenderesse était clairement au courant de ses préoccupations au sujet des paiements à verser à JNM dans le cadre des contrats de nettoyage et d’entretien avant qu’elle verse le dernier paiement dû à JNM. La défenderesse a allégué, toutefois, qu’elle n’avait pas le droit légal de retenir les fonds qu’elle devait à JNM au titre des services fournis. En conséquence, la défenderesse n’a fait à la demanderesse aucune déclaration ou observation qui donnerait à penser qu’il existait un lien suffisamment étroit avec la demanderesse. En outre, la défenderesse n’a transmis aucun renseignement ou avis sur lequel la demanderesse s’est fondée. Par conséquent, si la défenderesse était au courant des revendications de la demanderesse, les communications entre les deux n’ont pas donné lieu à un lien suffisamment étroit pour que la défenderesse se trouve obligée de tenir compte des intérêts de la demanderesse en administrant les contrats conclus avec JNM.

Malgré l’insuffisance des preuves permettant d’établir le lien étroit qui est exigé pour étayer la conclusion qu’il existait une obligation de diligence, j’examinerai tout de même si le préjudice allégué était raisonnablement prévisible.

b)         Prévisibilité raisonnable du préjudice subi

Selon G. H. L. Fridman, précité, aux pages 237 et 238, une obligation de diligence résulte de circonstances où l’exercice d’une diligence raisonnable permet d’éviter un préjudice raisonnablement prévisible. La probabilité« et non la possibilité »d’un dommage doit être démontrée avant que la partie défenderesse soit soumise à une obligation d’agir avec diligence. De la même façon, comme l’a déclaré le juge MacDonald dans l’arrêt Nova Mink Ltd. v. Trans-Canada Airlines, [1951] 2 D.L.R. 241 (C.S.N.-É.), à la page 265 du recueil, une obligation de diligence résulte, par principe, des circonstances d’un préjudice raisonnablement prévisible qu’il aurait été possible d’éviter en faisant preuve de diligence raisonnable.

La demanderesse soutient qu’il y a deux raisons pour lesquelles la défenderesse aurait dû prévoir de manière raisonnable que son comportement pouvait lui causer un préjudice. Premièrement, soutient-elle, la clause 26.3 n’aurait pas été incluse dans les contrats si la défenderesse n’avait pas prévu qu’il y avait un risque que des actes ou des omissions de sa part puissent porter préjudice à des sous-traitants. Deuxièmement, même s’il n’était pas raisonnablement prévisible, avant le mois de juillet 1989, que le comportement de la défenderesse risquait de causer préjudice à Olympia, ce préjudice était clairement prévisible du fait des lettres que s’étaient échangées la demanderesse et la défenderesse, y compris la lettre d’avis datée du 12 juillet 1989. En ce qui a trait à la nature de la perte prévisible, la demanderesse soutient qu’elle [traduction] « aurait disposé d’une réserve pour effectuer un paiement en vertu d’un jugement », si la défenderesse n’avait pas cédé les contrats, ou si elle avait retenu le paiement dû à JNM. À cet égard, la demanderesse fait remarquer que la défenderesse n’a produit aucune preuve pour mettre en doute la capacité de la demanderesse de recouvrer avec succès le montant intégral que lui devait JNM. La demanderesse conclut donc que la défenderesse a certainement dû prévoir qu’elle aurait pu tenter d’obtenir le dernier paiement dû à JNM si la défenderesse avait retenu l’argent en question.

La défenderesse soutient que l’on ne pouvait savoir avec certitude ce qui serait arrivé si TPC avait agi différemment. Par exemple, on ignorait quel montant la demanderesse aurait recouvré—rien, une partie ou la totalité—des 73 733 56 $ que JNM a reçus de TPC. De plus, selon la défenderesse, si TPC avait appliqué l’une quelconque des options suggérées par la demanderesse, comme le fait de retenir le dernier paiement destiné à JNM, ou si elle avait insisté pour obtenir les déclarations statutaires, la demanderesse ne se serait pas trouvée dans une situation meilleure. En fait, cette dernière reconnaît que JNM avait besoin de l’argent de la défenderesse et qu’elle n’aurait pas pu la payer afin d’obtenir une déclaration statutaire et toucher son dernier paiement de la défenderesse.

À mon avis, l’incertitude de la perte prévisible, si perte il y avait, que la demanderesse aurait pu subir par suite du défaut de la défenderesse de prendre certaines mesures n’est pas suffisante pour satisfaire, en l’espèce, à l’exigence d’un préjudice raisonnablement prévisible. Du point de vue de la défenderesse, il était clair que la demanderesse croyait que cette dernière était capable d’intervenir pour son compte. Toutefois, malgré les préoccupations exprimées par la demanderesse, ainsi que ses communications avec la défenderesse, les preuves relatives au préjudice particulier que la demanderesse pouvait prévoir subir par suite du comportement de la défenderesse sont insuffisantes. Même s’il aurait peut-être été plus convenable que l’argent en question soit payé en cour, je ne puis dire, selon la prépondérance des probabilités, que la demanderesse aurait réussi à obtenir cet argent, en tout ou en partie. Il n’était pas raisonnablement prévisible que le comportement de la défenderesse amène la demanderesse à subir une perte supérieure à la perte pécuniaire subie à cause du non-paiement de la part de JNM. La demanderesse a peut-être bien manqué une occasion de toucher certains fonds, mais cela ne correspond pas à un préjudice raisonnablement prévisible en tant qu’élément requis d’une obligation de diligence.

Par conséquent, en l’absence des éléments requis du lien étroit et de la perte prévisible, il m’est impossible de conclure qu’au moment d’exécuter les contrats conclus avec JNM, la défenderesse se trouvait dans l’obligation de tenir compte des intérêts de la demanderesse.

c)         Questions pratiques

La demanderesse soutient que le préjudice imputable au comportement négligent de la défenderesse est l’occasion manquée d’obtenir le montant de 73 733 56 $ versé par la défenderesse à JNM. Elle soutient donc qu’il s’agit là d’un cas flagrant de perte économique. En l’absence d’une obligation de diligence, point n’est besoin que j’analyse en détail si les faits de l’espèce satisfont à tous les critères applicables au délit de la perte économique, tels qu’établis dans l’arrêt Norsk, précité. Je déciderai néanmoins si, par principe, la demanderesse devrait se voir privée du droit d’être indemnisée par la défenderesse en l’espèce.

Selon le juge McLachlin, dans l’arrêt Norsk, précité, à la page 1137 du recueil, la prévisibilité raisonnable du préjudice n’est pas la seule limite que l’on impose à la responsabilité dans les affaires mettant en cause une perte économique. Il est également nécessaire de limiter l’indemnisation pour des raisons pratiques générales. À cet égard, le juge McLachlin s’est appuyée sur les commentaires maintes fois cités du juge Cardozo, dans l’affaire Ultramares Corporation v. Touche, 174 N.E. 441 (N.Y. 1931), lequel a déclaré, à la page 444, qu’il fallait établir des limites afin d’éviter [traduction] « une responsabilité pour un montant indéterminé, pour un temps indéterminé et envers une catégorie indéterminée ». Le juge McLachlin a ajouté, à la page 1139 du recueil, que les limites imposées à une responsabilité virtuellement illimitée qui, en théorie, peut être attribuable à de la négligence, sont nécessaires, car les défendeurs éventuels doivent pouvoir évaluer la portée du risque auquel ils s’exposent. De plus, à la page 1154, le juge McLachlin décrète que les pertes éloignées qui découlent de rapports connexes ne sauraient donner lieu à indemnisation. Dans une décision distincte, mais concordante, le juge Stevenson a fait remarquer, à la page 1176, que l’on se soucie de l’existence d’une responsabilité indéterminée, et non d’une responsabilité illimitée, lorsque l’on reconnaît de nouvelles catégories de perte économique. À son avis, il serait abusif d’exposer les défendeurs à une responsabilité indéterminée.

De nombreuses tentatives ont été faites au fil des ans pour classer les divers types de pertes économiques pour lesquels il peut être possible d’obtenir une indemnisation : voir, par exemple, Cie des Chemins de fer nationaux du Canada c. Norsk Pacific Steamship Co., précité, à la page 1054, le juge La Forest (motifs dissidents); R. Bernstein, Economic Loss (Londres : Longman, 1993), aux pages 2 à 9; et B. Feldthusen, « Economic Loss in the Supreme Court of Canada : Yesterday and Tomorrow » (1991), 17 Can. Bus. L.J. 356, aux pages 357 et 358. S’il est clair qu’il existe bien des façons de classer les situations dans lesquelles une perte économique est indemnisable, les catégories de perte économique continuent de se multiplier. Dans un arrêt récent : Winnipeg Condominium Corporation No. 36 c. Bird Construction Co., [1995] 1 R.C.S. 85, par exemple, la Cour suprême du Canada s’est écartée de la règle de longue date voulant qu’il ne puisse y avoir, en matière délictuelle, d’indemnisation d’une perte économique lorsqu’il n’existe pas, en plus de pertes financières, de dommages causés à une personne ou à un bien.

Néanmoins, il est bien difficile de cerner une catégorie particulière qui engloberait la situation de fait dont il est question en l’espèce. À mon sens, ce qui a été manqué dans la présente affaire était une occasion, plutôt qu’une somme d’argent. Lorsque l’on examine les catégories de perte économique qui sont exposées dans les arrêts Norsk, précité, et Winnipeg Condominium, précité, il n’est pas évident que les arguments avancés par la demanderesse correspondent—voire ressemblent—à l’une quelconque des causes antérieures portant sur les catégories de perte économique. La demanderesse n’a pas subi de préjudice envers une personne ou un bien, pas plus que sa perte n’était consécutive à un tel préjudice physique; par ailleurs, le dommage à une personne ou à un bien ne semble pas imminent par suite des agissements de la défenderesse, comme c’était le cas dans l’arrêt Winnipeg Condominium. De plus, il n’est pas question d’une déclaration inexacte faite avec négligence. Ce que la demanderesse a subi n’est pas une perte pécuniaire, entre elle et la défenderesse, mais une occasion manquée. À mon avis, dans ces circonstances, il existe un risque de responsabilité dont le montant est indéterminé. Par conséquent, la défenderesse ne devrait pas être tenue responsable d’une sorte de perte qu’il est impossible de qualifier et de quantifier avec quelque certitude que ce soit. Cela ne sous-entend pas qu’il existe une catégorie définie de cas de perte économique, mais je ne suis pas persuadé que la cause de la demanderesse justifie une extension des catégories de perte économique indemnisable.

Un certain nombre de causes m’ont été citées pour illustrer le cas où un demandeur a été indemnisé d’une perte économique due aux actes ou aux omissions du défendeur. À mon avis, les arrêts Edgeworth Construction Ltd. c. N. D. Lea & Associates Ltd., [1993] 3 R.C.S. 206; Queen c. Cognos Inc., [1993] 1 R.C.S. 87; et Caparo Industries plc v. Dickman, [1990] 1 All E.R. 568 (H.L.) sont sans objet, car elles ont trait à des déclarations inexactes faites avec négligence. Les affaires Winnipeg Condominium Corporation No. 36 c. Bird Construction Co., précitée, Qit Fer Et Titane Inc. v. Upper Lakes Shipping Ltd. (1994), 21 C.L.R. (2d) 122 (C.A. Ont.) et Kloeck v. Battenfelder (1985), 64 A.R. 98 (B.R.), peuvent être considérées comme différentes, car elles se rapportent toutes au propriétaire d’un bien poursuivant un sous-traitant qui avait effectué des travaux de réparation. Dans l’affaire qui nous occupe ici, nous avons affaire à la situation inverse : c’est un sous-traitant qui poursuit le propriétaire d’un bien. L’affaire Union Construction et al., Re (1980), 42 N.S.R. (2d) 622 (C.S.D.A.), n’est pas comparable non plus, en ce sens qu’il était question d’une réclamation de la part de sous-traitants à propos de fonds qu’un entrepreneur gardait en vertu d’une disposition de retenue prévue par la loi.

Lorsque prend naissance une nouvelle catégorie d’action pour perte purement économique, la Cour devrait examiner la question du point de vue doctrinal de l’obligation et de l’étroitesse du lien, ainsi que du point de vue pratique des objets poursuivis et des dangers liés à l’extension de l’indemnisation recherchée : le juge McLachlin, dans l’arrêt Norsk, précité, à la page 1150. Ayant conclu qu’il n’existait pas de lien étroit entre le comportement de la défenderesse et l’occasion manquée par la demanderesse, qu’il n’était pas raisonnablement prévisible que la demanderesse subirait un préjudice par suite du comportement de la défenderesse, et que la perte que la demanderesse dit avoir subie est incertaine, je suis d’avis que la présente affaire ne devrait pas donner lieu à une nouvelle catégorie d’action pour perte purement économique.

2.         Lien de causalité

La défenderesse allègue en outre que la demanderesse n’a pas fait la preuve que le défaut présumé de la défenderesse d’administrer les contrats au mieux des intérêts de la demanderesse avait occasionné une perte réelle. La défenderesse fait remarquer qu’il n’était pas pratique pour JNM de payer la créance de 117 946 10 $ due à la demanderesse, et d’obtenir ensuite une déclaration statutaire afin de ne toucher que 73 733 56 $ de TPC. Par conséquent, la défenderesse n’aurait pu insister sur la présentation d’une déclaration statutaire avant de s’acquitter de sa propre obligation contractuelle envers JNM, de manière à éviter d’être tenue responsable de non-paiement en vertu des contrats. Si la défenderesse avait décidé de retenir le dernier paiement dû à JNM, la demanderesse n’aurait toujours pas reçu les fonds en question. Elle soutient donc que le fait de ne pas avoir exigé qu’une déclaration statutaire soit présentée, ou de n’avoir pas retenu le dernier paiement dû à JNM, n’a causé aucun préjudice à la demanderesse.

La défenderesse prétend que la demanderesse a fait crédit à JNM parce qu’elle croyait qu’il existait une garantie protégeant les sous-traitants tels qu’Olympia. Toutefois, en réalité, aucune garantie de ce genre n’était disponible. La défenderesse allègue donc que cette croyance erronée de la part de la demanderesse a contribué à causer la perte financière subie par cette dernière. Par conséquent, la défenderesse est d’avis que toute perte subie par la demanderesse en raison du non-versement de paiements en vertu du contrat conclu entre JNM et la demanderesse n’était pas dû au comportement de la défenderesse. De l’avis de cette dernière, la perte subie par la demanderesse serait quand même survenue, indépendamment des actes de la défenderesse. Cette dernière fait valoir un manque de lien de causalité.

En réplique, la demanderesse a fait remarquer à l’instruction qu’elle ne pouvait que supposer quels auraient été les résultats si la défenderesse avait agi différemment. Toutefois, la demanderesse a fait valoir qu’il n’y avait aucune preuve de la part de la défenderesse qu’Olympia n’aurait pas obtenu le plein montant du dernier paiement que JNM avait obtenu de la défenderesse.

En ce qui concerne le lien de causalité, il incombe à la demanderesse de prouver, selon la prépondérance des probabilités, que le manquement de la défenderesse à son obligation de diligence a causé la perte particulière subie par la demanderesse. Comme l’a fait remarquer le juge en chef Ilsley, dans l’arrêt Nova Mink Ltd. v. Trans-Canada Airlines, précité, à la page 244 du recueil, le lien de causalité nécessaire n’est pas établi lorsque le demandeur ne peut s’acquitter du fardeau de prouver que le défendeur aurait pu faire une différence, ou fait du bien, s’il avait agi de la façon qui, aux dires de la demanderesse, répondrait à la norme de diligence requise.

La défenderesse aurait pu payer en cour les fonds dus à JNM, mais je ne suis pas persuadé que le dommage ou le préjudice subi par la demanderesse était dû au comportement de la défenderesse. La demanderesse a effectivement subi une perte, mais celle-ci résultait clairement des actes de JNM. Cette perte découlait de risques ordinaires associés à des opérations commerciales. Les actes ou omissions de la défenderesse n’ont pas causé à la demanderesse une perte d’argent, ou un type quelconque de perte pécuniaire. Tout compte fait, l’occasion qu’a manquée la demanderesse d’obtenir un jugement à l’égard des fonds exigibles est insuffisante pour étayer l’élément de causalité.

En conclusion, je ne suis pas convaincu que la demanderesse a établi le bien-fondé d’une action pour perte économique imputable à de la négligence de la part de la défenderesse. En conséquence, l’action sera rejetée. À l’instruction, la défenderesse a indiqué que si elle obtenait gain de cause, elle ne solliciterait pas de dépens. Aucune ordonnance n’est donc rendue à cet égard.

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.