A-687-97
Procureur général du Canada (demandeur)
c.
Symtron Systems Inc. (défenderesse)
et
Tribunal canadien du commerce extérieur (intervenant)
A-700-97
I.C.S. International Code Fire Services Inc. (demanderesse)
c.
Symtron Systems Inc. (défenderesse)
et
Tribunal canadien du commerce extérieur (intervenant)
Répertorié: Canada (Procureur général)c. Symtron Systems Inc. (C.A.)
Cour d'appel, juges Stone, Linden et McDonald, J.C.A."Ottawa, 1er et 2 décembre 1998, 5 février 1999.
Commerce extérieur — ALÉNA — Marchés publics — Décision du MDN et d'un organisme gouvernemental de faire installer un système de formation à la lutte contre l'incendie — La demande de propositions contenait une condition obligatoire d'admissibilité — L'organisme a accordé le contrat à la demanderesse, une société ontarienne — L'intimée, une société américaine dont la soumission n'a pas été retenue, a déposé une première plainte concernant le processus de passation du marché — Dans une seconde plainte, elle a allégué que la condition obligatoire d'admissibilité n'avait pas été respectée — Le TCCE a rendu des décisions à l'égard de chaque plainte — En vertu de l'ALÉNA, —tout aspect— de la procédure des marchés publics peut faire l'objet d'une contestation — On doit donner suite aux recommandations du Tribunal —dans toute la mesure du possible— — Un contrat attribué par le MDN par l'entremise d'un organisme est assujetti à l'ALÉNA — Les parties ne peuvent pas élaborer les marchés de manière à les soustraire aux obligations de l'ALÉNA — Le Tribunal a jugé correctement sur le fond.
Droit administratif — Contrôle judiciaire — Certiorari — Les demandeurs ont contesté les décisions du TCCE à l'égard de plaintes déposées par un soumissionnaire non retenu pour un marché public — Le Tribunal a décidé 1) que les exigences d'admissibilité énoncées dans la demande de propositions n'ont pas été bien appliquées, 2) que le processus de passation du marché —prolongé— ne s'était pas déroulé conformément à l'ALÉNA, le consultant n'ayant pas reçu le texte intégral des conclusions du Tribunal à l'égard de la plainte initiale — Le TCCE dispose d'une grande latitude lorsqu'il se prononce sur des questions de droit et de fait à l'intérieur de sa compétence — La norme de contrôle est celle de la décision correcte — Le Tribunal n'était pas dessaisi à l'égard de la seconde plainte — Il s'agissait de décisions différentes, reposant sur des fondements juridiques différents — La seconde décision n'était pas manifestement déraisonnable sur le fond.
Dans ces deux demandes de contrôle judiciaire, les demandeurs ont soutenu que le Tribunal canadien du commerce extérieur (TCCE) a excédé sa compétence en tentant par une seconde décision d'assurer la mise en œuvre de sa décision antérieure. En 1996, le ministère de la Défense nationale (MDN) et Construction de Défense Canada (CDC), organisme gouvernemental, ont décidé de faire installer un système de formation à la lutte contre l'incendie, une installation contrôlée par ordinateur servant à la formation des pompiers. La demande de propositions (DDP) qui a lancé le processus de passation du marché contenait une condition clé d'admissibilité: avoir réalisé avec succès un système de formation à la lutte contre l'incendie contrôlé par ordinateur et alimenté au gaz propane d'une valeur de 1 000 000 $CAN. Le marché a été attribué à I.C.S. International Code Fire Services Inc. (ICS), l'une des parties demanderesses en l'espèce. Symtron Systems Inc., défenderesse dans les deux demandes et l'une des soumissionnaires non retenues, a déposé une plainte concernant le processus de passation du marché. En réponse à cette plainte, le TCCE a, dans une première décision, conclu que CDC n'avait pas bien appliqué les exigences d'admissibilité obligatoires minimales et il a recommandé que CDC réévalue les propositions de Symtron et d'ICS pour déterminer si elles étaient conformes à ces exigences. CDC a donné suite à la recommandation du Tribunal en engageant un consultant pour évaluer si Symtron et ICS satisfaisaient aux critères minimaux du marché. Suivant le rapport du consultant, les deux sociétés satisfaisaient aux critères. Peu après, Symtron a déposé une seconde plainte, alléguant qu'ICS n'avait pas satisfaisait à l'exigence d'admissibilité obligatoire minimale prévue dans la DDP et que CDC a incorrectement instruit le consultant en ne lui fournissant que les deux dernières pages des conclusions du Tribunal plutôt que le texte intégral. Cette plainte a donné lieu à une seconde décision dans laquelle le TCCE a conclu que le processus de passation du marché "prolongé" ne s'était pas déroulé conformément à l'ALÉNA et que la question de la conformité d'ICS aux exigences d'admissibilité n'était toujours pas tranchée. Le contrôle judiciaire de cette décision a soulevé les questions suivantes: 1) la norme de contrôle applicable, 2) le TCCE était-il compétent à l'égard de la seconde plainte ou était-il dessaisi? 3) l'ALÉNA s'applique-t-il aux marchés publics? 4) la décision du TCCE était-ellle correcte sur le fond?
Arrêt: les demandes doivent être rejetées.
1) La norme de contrôle applicable aux décisions du TCCE portant sur des matières qui sont de sa compétence consiste en une grande retenue. Lorsque le TCCE rend une décision qui définit les limites de sa compétence, la norme de contrôle est celle de la décision correcte. Lorsqu'elles portent sur une matière relevant de sa compétence, les décisions du TCCE ne peuvent être infirmées que si elles sont manifestement déraisonnables; lorsqu'il s'agit de décisions au sujet de sa propre compétence, il faut que le TCCE ait rendu décision correcte. Le TCCE a rendu deux décisions concernant les paramètres de sa compétence: a) que la seconde plainte constituait une nouvelle plainte, et non un moyen de faire respecter sa décision antérieure, b) que le marché en question satisfaisait au critère d'application de l'ALÉNA. Il faut que ces deux décisions du TCCE soient correctes. En outre, le TCCE a décidé que CDC n'avait pas décidé d'une manière suffisante de l'admissibilité d'ICS. Cette décision portait sur une question relevant de la compétence du TCCE, de sorte qu'elle justifiait une grande retenue.
2) Le TCCE a jugé qu'il avait compétence à l'égard de la seconde plainte. Le Tribunal a fait le raisonnement que la totalité du processus de passation du marché, jusqu'à l'attribution de celui-ci, doit être menée conformément à l'ALÉNA. La procédure de contestation des offres prévue à l'article 1017 de l'ALÉNA a pour but de permettre aux fournisseurs de contester le processus de passation d'un marché et d'obtenir une décision juste, publique et impartiale sur la conformité de ce processus aux normes établies dans l'ALÉNA. Aux termes de cet article, "tout aspect" de la procédure des marchés publics peut faire l'objet d'une contestation. Le TCCE a eu raison de conclure que la seconde décision portait sur l'assujettissement du processus de passation du marché à l'ALÉNA, matière qui relève de sa compétence. Alors que la première décision était fondée sur la question de savoir si les fournisseurs satisfaisaient ou non aux exigences de la DDP, la seconde a procédé à un examen du comportement de l'entité publique pour apprécier s'il était à la hauteur de l'équité et de la transparence qu'exige l'ALÉNA. Il s'agissait de décisions différentes, reposant sur des fondements juridiques différents. Le Tribunal n'a pas excédé sa compétence en rendant la deuxième décision. Parce qu'on a jugé que la seconde plainte constituait une plainte nouvelle, le principe functus officio était sans application.
3) Aux termes du paragraphe 30.18(1) de la Loi sur le Tribunal canadien du commerce extérieur, l'institution fédérale doit mettre en œuvre les recommandations du Tribunal "dans toute la mesure du possible". La loi vise à faire en sorte que le non-respect soit embarrassant et peu fréquent. Ni le gouvernement du Canada, ni aucun autre gouvernement lié par l'ALÉNA ne devrait pouvoir constituer des entreprises publiques en vue de se soustraire au respect du chapitre 10 de l'ALÉNA. Les parties ne peuvent pas non plus élaborer les marchés de manière à les soustraire à l'assujettissement à l'ALÉNA. Si le Canada entend faire honneur aux obligations contractées aux termes de l'ALÉNA, il faut que le TCCE ait le pouvoir de décider que le véritable maître de l'ouvrage était le MDN, et non CDC. Le TCCE n'a pas commis d'erreur lorsqu'il a conclu que le marché devait être considéré comme ayant été attribué par le ministère de la Défense nationale. Un contrat ne devrait pas être exempté de l'application de l'ALÉNA simplement parce que le gouvernement a décidé d'attribuer le contrat par l'entremise de CDC.
4) Le Tribunal dispose d'une grande latitude lorsqu'il se prononce sur des questions de droit et de fait à l'intérieur de sa compétence. Lorsqu'il a décidé que CDC n'a pas agi de manière raisonnable en s'en remettant entièrement au rapport du consultant pour décider qu'ICS était un soumissionnaire admissible, le TCCE a pris une décision qui relevait de sa compétence. Il n'a pas été établi que cette décision était manifestement déraisonnable.
lois et règlements
Accord de libre-échange nord-américain entre le gouvernement du Canada, le gouvernement des États-Unis d'Amérique et le gouvernement des États-Unis du Mexique, 17 décembre 1992, [1994] R.T. Can. no 2, art. 1002, 1003, 1004, 1005, 1006, 1007, 1008, 1009, 1010, 1011, 1012, 1013, 1014, 1015, 1016, 1017.
Loi de mise en oeuvre de l'Accord de libre-échange nord-américain, L.C. 1993, ch. 44, art. 10.
Loi sur le Tribunal canadien du commerce extérieur, L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 47, art. 30.1 (édicté par L.C. 1993, ch. 44, art. 44), 30.11 (édicté, idem), 30.14(2) (édicté, idem), 30.15(2) (édicté, idem), 30.18 (édicté, idem).
jurisprudence
décision appliquée:
Chandler c. Alberta Association of Architects, [1989] 2 R.C.S. 848; (1989), 101 A.R. 321; 62 D.L.R. (4th) 577; [1989] 6 W.W.R. 521; 70 Alta. L.R. (2d) 193; 40 Admin. L.R. 128; 36 C.L.R. 1; 99 N.R. 277.
décision examinée:
Essex Incorporated Congregational Church Union v. Essex County Council, [1963] A.C. 808 (H.L.).
décisions citées:
Canada (Procureur général) c. Mossop, [1993] 1 R.C.S. 554; (1993), 100 D.L.R. (4th) 658; 13 Admin. L.R. (2d) 1; 46 C.C.E.L. 1; 17 C.H.R.R. D/349; 93 CLLC 17,006; 149 N.R.1; Pezim c. Colombie-Britannique (Superintendent of Brokers), [1994] 2 R.C.S. 557; (1994), 114 D.L.R. (4th) 385; [1994] 7 W.W.R. 1; 92 B.C.L.R. (2d) 145; 22 Admin. L.R. (2d) 1; 14 B.L.R. (2d) 217; 4 C.C.L.S. 117; Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. Southam Inc., [1997] 1 R.C.S. 748; (1997), 144 D.L.R. (4th) 1; 50 Admin. L.R. (2d) 199; 71 C.P.R. (3d) 417; 209 N.R. 20; British Columbia (Vegetable Marketing Commission) c. Washington Potato and Onion Assn., [1997] F.C.J. No. 1543 (C.A.) (QL); Sous-ministre du Revenu national pour les douanes et l'accise c. Hydro-Québec (1994), 172 N.R. 247 (C.A.F.); Grandview (Ville de) c. Doering, [1976] 2 R.C.S. 621; (1975), 61 D.L.R. (3d) 455; [1976] 1 W.W.R. 388; 7 N.R. 299; O'Brien c. Canada (Procureur général) (1993), 12 Admin. L.R. (2d) 287; 153 N.R. 313 (C.A.F.); Kaloti c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1998] F.C.J. no 1281 (1re inst.) (QL); Jhammat c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1988), 6 Imm. L.R. (2d) 166 (C.F. 1re inst.); Del Zotto c. Canada, [1994] 2 C.F. 640; [1994] 1 C.T.C. 254; (1994), 94 DTC 6170; 71 F.T.R. 1 (1re inst.); Singh c. Canada (1996), 123 F.T.R. 241; 37 Imm. L.R. (2d) 140 (C.F. 1re inst.).
DEMANDES de contrôle judiciaire de deux décisions du Tribunal canadien du commerce extérieur ([1997] T.C.C.E. no 46 (QL); [1997] T.C.C.E. no 91 (QL)) concernant l'application de l'Accord de libre-échange nord-américain (l'ALÉNA) aux marchés publics. Demandes rejetées.
ont comparu:
Michael F. Ciavaglia et Kathleen McManus pour les demandeurs.
Marshall N. Margolis et Lynda Covello pour la défenderesse.
Joël J. Robichaud et Hugh J. Cheetham pour l'intervenant.
avocats inscrits au dossier:
Le sous-procureur général du Canada pour les demandeurs.
Morris, Rose, Ledgett, Toronto, pour la défenderesse.
Tribunal canadien du commerce extérieur, Services juridiques, Ottawa, pour l'intervenant.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
Le juge Linden, J.C.A.:
I. Introduction
Il s'agit d'une affaire portant sur l'application de l'Accord de libre-échange nord-américain entre le gouvernement du Canada, le gouvernement des États-Unis d'Amérique et le gouvernement des États-Unis du Mexique [17 décembre 1992, [1994] R.T. Can. no 2] (ALÉNA) dans le contexte d'un marché public. Deux demandes ont été entendues ensemble le 1er décembre 1998; les demandeurs prétendent que le Tribunal canadien du commerce extérieur (TCCE ou le Tribunal) a excédé sa compétence en tentant par une seconde décision d'assurer le respect ou la mise en œuvre d'une de ses décisions antérieures. Les parties ont également soulevé deux questions supplémentaires devant la Cour: a) le marché portant sur le système de formation à la lutte contre l'incendie (SFLI) atteignait-il la valeur minimale exigée pour l'assujettissement à l'ALÉNA et? b) le TCCE a-t-il commis une erreur sur le fond dans le cas de la seconde plainte?
II. Le système de plainte prévu par l'ALÉNA
Avant de rappeler les faits et les décisions dans la présente affaire, je vais commencer par exposer les aspects pertinents, invoqués par les parties, du mécanisme de plainte de l'ALÉNA applicable aux marchés publics.
Le chapitre 10 de l'ALÉNA expose les règles qui s'appliquent aux marchés publics dans les États membres. En bref, les marchés publics d'une certaine importance seront ouverts aux fournisseurs des autres parties à l'ALÉNA sans discrimination1. Le chapitre comprend, à l'article 1017, des règles schématiques prévoyant un mécanisme par lequel les fournisseurs déçus peuvent contester la procédure d'attribution d'un marché.
Le paragraphe 1017(1) de l'ALÉNA commence par le préambule suivant: "Afin de favoriser des procédures équitables, ouvertes et impartiales en matière de marchés publics, chacune des Parties adoptera et maintiendra des procédures de contestation des offres pour les marchés visés par le présent chapitre, en conformité avec" les règles exposées et décrites ci-dessous.
Parmi les règles sur la contestation des offres, on trouve plusieurs dispositions qui sont directement pertinentes en l'espèce. D'abord, l'ALÉNA permet expressément des contestations concernant "tout aspect" du processus de passation des marchés, lequel débute au moment où une entité publique définit ses besoins et se termine avec l'attribution du marché, selon l'alinéa 1017(1)a), ainsi conçu:
Article 1017 [. . .]
a) chacune des Parties permettra aux fournisseurs de présenter des contestations des offres portant sur tout aspect du processus de passation des marchés, lequel, pour l'application du présent article, débutera au moment où une entité décide des produits ou services à acquérir et se poursuivra jusqu'à l'adjudication du marché;
Deuxièmement, les parties à l'ALÉNA ont convenu qu'aucune partie ne peut empêcher un fournisseur d'engager la contestation d'une offre. À cette fin, l'alinéa 1017(1)d) dispose:
Article 1017 [. . .]
d) qu'un fournisseur ait ou non cherché à régler sa plainte à l'amiable avec l'entité, ou que sa tentative se soit soldée par un échec, aucune des Parties ne pourra empêcher ledit fournisseur de présenter une contestation des offres ou d'utiliser toute autre voie de recours possible;
Troisièmement, les signataires de l'ALÉNA ont convenu que l'organisme d'examen peut suspendre l'attribution du marché jusqu'au règlement de la contestation. Ils reconnaissent toutefois qu'il peut survenir des situations d'urgence où l'attribution du marché ne doit pas être suspendue dans le cas où la suspension serait contraire à l'intérêt public. L'alinéa 1017(1)j) dispose:
Article 1017 [. . .]
j) pendant l'examen de la contestation, l'organisme d'examen pourra reporter l'adjudication du marché jusqu'au règlement de la contestation, sauf dans les cas d'urgence ou lorsque le report serait contraire à l'intérêt public;
Quatrièmement, les signataires de l'ALÉNA ont fait en sorte que les organismes d'examen ne soient pas dépourvus de pouvoir. En particulier, l'alinéa 1017(1)k) prévoit que les organismes d'examen doivent régler les contestations en faisant des recommandations, notamment en demandant à l'entité publique de réexaminer les offres, de recommencer l'appel d'offres ou d'annuler le marché. En outre, l'alinéa 1017(1)l) dispose que les entités publiques devront en principe suivre les recommandations de l'organisme d'examen. Ces dispositions sont ainsi conçues:
Article 1017 [. . .]
k) l'organisme d'examen recommandera un moyen de régler la contestation. Il pourra notamment demander à l'entité de réévaluer les offres, d'émettre un nouvel appel d'offres ou d'annuler le marché;
l) les entités devront en principe suivre les recommandations de l'organisme d'examen;
Donc, la procédure de contestation des offres a pour but de permettre aux fournisseurs de contester le processus de passation d'un marché et d'obtenir une décision juste, publique et impartiale sur la conformité de ce processus aux normes établies dans l'ALÉNA.
Comme le chapitre 10 de l'ALÉNA n'établit que des règles schématiques, le législateur a modifié la Loi sur le Tribunal canadien du commerce extérieur2 (Loi sur le TCCE) pour étoffer ces dispositions. D'abord, le paragraphe 30.11(1) [édicté par L.C. 1993, ch. 44, art. 44], comme l'alinéa 1017(1)d) de l'ALÉNA, prévoit que le fournisseur potentiel peut déposer une plainte concernant "la procédure" des marchés publics et est ainsi conçu:
30.11 (1) Tout fournisseur potentiel peut, sous réserve des règlements, déposer une plainte auprès du Tribunal concernant la procédure des marchés publics suivie relativement à un contrat spécifique et lui demander d'enquêter sur cette plainte3.
Deuxièmement, le paragraphe 30.15(2) [édicté, idem] de la Loi sur le TCCE donne au Tribunal de vastes pouvoirs de recommandations, comprenant notamment les trois types de recommandation énumérés à l'alinéa 1017(1)k) de l'ALÉNA. Il convient de remarquer toutefois que le législateur a choisi de développer le contenu de l'alinéa 1017(1)k) de l'ALÉNA. Le paragraphe 30.15(2) de la Loi sur le TCCE est ainsi conçu:
30.15 [. . .]
(2) Sous réserve des règlements, le Tribunal peut, lorsqu'il donne gain de cause au plaignant, recommander que soient prises des mesures correctives, notamment les suivantes:
a) un nouvel appel d'offres;
b) la réévaluation des soumissions présentées;
c) la résiliation du contrat spécifique;
d) l'attribution du contrat spécifique au plaignant;
e) le versement d'une indemnité, dont il précise le montant, au plaignant.
Enfin, le paragraphe 30.18(1) [édicté, idem] de la Loi sur le TCCE crée une sorte de mécanisme pour assurer le respect des décisions, en disposant que l'institution fédérale doit mettre en œuvre les recommandations du Tribunal "dans toute la mesure du possible". La formule "dans toute la mesure du possible" au paragraphe 30.18(1) de la Loi sur le TCCE remplace l'expression "en principe" employée à l'alinéa 1017(1)l) de l'ALÉNA. Le paragraphe 30.18(1) de la Loi sur le TCCE dispose:
30.18 (1) Lorsque le Tribunal lui fait des recommandations en vertu de l'article 30.15, l'institution fédérale doit, sous réserve des règlements, les mettre en œuvre dans toute la mesure du possible.
Par lui-même, ce texte semble donner à l'institution fédérale une certaine latitude pour décider si elle va se conformer à la recommandation du Tribunal et dans quelle mesure. Cependant, il appert de l'intention du législateur que les institutions fédérales sont censées respecter la recommandation du Tribunal. La formulation claire des paragraphes 30.18(2) [édicté, idem] et 30.18(3) [édicté, idem] vise à faire en sorte que le non-respect soit embarrassant et peu fréquent. L'institution doit informer le Tribunal de ce qu'elle entend faire, puis de ce qu'elle a fait pour mettre en œuvre ses recommandations. Ces dispositions de la Loi sur le TCCE sont ainsi conçues:
30.18 [. . .]
(2) Elle doit en outre, par écrit et dans le délai réglementaire, lui faire savoir dans quelle mesure elle compte mettre en œuvre les recommandations et, dans tous les cas où elle n'entend pas les appliquer en totalité, lui motiver sa décision.
(3) Lorsqu'elle a avisé le Tribunal qu'elle entend donner suite aux recommandations, elle doit lui indiquer, dans le délai réglementaire et par écrit, dans quelle mesure elle l'a fait.
La présente affaire constitue une occasion pour la Cour d'expliquer certains aspects du fonctionnement de cette partie de la Loi sur le TCCE.
III. Les faits
1. Introduction
L'affaire trouve sa source dans une décision prise en 1996 par le ministère de la Défense nationale (MDN) et par Construction de Défense Canada (CDC), organisme gouvernemental, de faire installer un système de formation à la lutte contre l'incendie (SFLI), une installation contrôlée par ordinateur servant à la formation des pompiers. La demande de propositions (DDP) qui a lancé le processus de passation du marché contenait une condition clé d'admissibilité:
[traduction] Pour que son offre soit étudiée, le fournisseur éventuel de ce système de formation à la lutte contre l'incendie doit donner tous les renseignements demandés aux annexes 001, 002 et 003. Pour que l'offre soit retenue, l'exigence minimale à remplir est la suivante:
L'entreprise doit avoir réalisé avec succès un système de formation à la lutte contre l'incendie contrôlé par ordinateur et alimenté au gaz propane dont la valeur minimale de construction s'élève à un million de dollars en devises canadiennes4.
Pour que sa proposition soit considérée en vue du marché, chaque entreprise concurrente devait soumettre deux enveloppes, identifiées respectivement par les lettres "A" et "B". L'enveloppe "A" contenait les feuilles de renseignement relatives à l'expérience antérieure obligatoire. L'enveloppe "B" contenait le formulaire de soumission. Si le contenu d'une soumission (dans l'enveloppe "A") n'était pas conforme à l'exigence d'admissibilité obligatoire, l'enveloppe "B" ne serait pas ouverte.
Quatre entreprises ont présenté des soumissions en vue du marché de SFLI. CDC a d'abord décidé d'attribuer le marché à l'une d'entre elles, I.C.S. International Code Fire Services Inc. (ICS), société de l'Ontario.
À la suite de cette première décision, Symtron Systems Inc. (Symtron), société du New Jersey qui avait perdu le marché, a déposé une plainte datée du 12 février 1997 concernant le processus de passation du marché. Symtron a fait diverses allégations, notamment que CDC avait considéré des soumissions qui n'étaient pas conformes aux exigences obligatoires exposées dans la DDP.
2. La première décision du TCCE
Dans sa décision du 6 mai 1997 [[1997] T.C.C.E. no 46 (QL)], le Tribunal a conclu, notamment, que CDC n'avait pas bien appliqué les exigences d'admissibilité obligatoires minimales dans la DDP, de sorte que l'organisme a considéré des fournisseurs qui pouvaient ou non se conformer à toutes ces exigences. Le Tribunal a recommandé que CDC réévalue les propositions de Symtron et d'ICS en vue de déterminer si elles étaient conformes aux exigences d'admissibilité obligatoires minimales, et de poursuivre ensuite le processus de passation du marché. En particulier, le TCCE a jugé que CDC n'avait pas suffisamment examiné si ICS avait "réalisé" un projet de SFLI d'une valeur supérieure à un million de dollars. Le TCCE a jugé:
[. . .] une entreprise peut réaliser un grand projet de son propre chef ou conjointement avec d'autres parties. ICS affirme répondre par elle-même concrètement à l'exigence d'admissibilité minimale obligatoire déclarée dans sa proposition, particulièrement en raison d'un projet de la Marine australienne. La participation d'ICS au projet susmentionné a pris la forme d'une coentreprise [. . .] Le Tribunal est d'avis que la participation à une coentreprise serait suffisante pour établir qu'ICS remplit l'exigence minimale, si Construction de Défense est convaincue que la participation d'ICS à la coentreprise lui a permis d'acquérir la connaissance et le savoir-faire pour être en mesure de réaliser un tel projet. Symtron a présenté des éléments de preuve qui jettent le doute sur le degré de participation d'ICS à ce projet [. . .] Construction de Défense doit vérifier indépendamment cette affirmation5.
3. La suite donnée à la première décision et la seconde plainte
En réponse à la recommandation du TCCE, CDC a engagé Morrison Hershfield (MH), firme indépendante de génie-conseil, pour évaluer si Symtron et ICS satisfaisaient aux critères minimaux pour le marché de SFLI. Dans une lettre datée du 14 mai 1997, CDC a informé le Tribunal, comme elle devait le faire, qu'elle s'employait à mettre en œuvre la recommandation du Tribunal. Le 10 juin 1997, MH a présenté à CDC son rapport, selon lequel les deux sociétés satisfaisaient aux critères. Le jour même, CDC a écrit une lettre au TCCE, conformément à la Loi, pour expliquer les mesures qu'elle avait prises pour se conformer à ses recommandations. Le 16 juin 1997, CDC a informé le Tribunal que le marché avait été attribué à ICS le 10 juin 1997.
Le 12 juin 1997, Symtron a déposé une seconde plainte, alléguant qu'ICS ne satisfaisait pas à l'exigence d'admissibilité obligatoire minimale prévue dans la DDP. Cette plainte a donné lieu à la seconde décision du TCCE, examinée ci-dessous.
4. La seconde décision du TCCE
La seconde décision du TCCE, datée du 10 septembre 1997 [[1997] T.C.C.E. no 91 (QL)], rappelait les faits survenus jusqu'à cette date, notamment la présentation du rapport de MH. Le Tribunal a souligné qu'il avait compétence à l'égard de cette seconde plainte, même si elle se rapportait au même processus de passation de marché qui faisait l'objet de la première décision:
En premier lieu, le Tribunal fait observer que la question en litige ne consiste pas à déterminer si Construction de Défense a correctement mis en œuvre ou non les recommandations que le Tribunal a rendues le 6 mai 1997. Le Tribunal est d'avis que, en mettant en œuvre les recommandations du Tribunal, Construction de Défense a de fait prolongé le processus de passation du marché public et, par conséquent, rendu possible la présentation de nouvelles contestations par les fournisseurs éventuels. L'alinéa 1017(1)a) de l'ALÉNA prescrit que le processus de passation des marchés débute au moment où une entité décide des produits ou services à acquérir et se poursuit jusqu'à l'adjudication du marché6.
Jugeant donc qu'il s'agissait d'une plainte distincte déposée avant l'attribution du marché, le Tribunal a entrepris l'examen du processus de passation de marché "prolongé" pour déterminer s'il s'était déroulé conformément à l'ALÉNA. Le TCCE a reproché à CDC de n'avoir présenté à MH que les deux dernières pages de sa décision du 6 mai 1997 et a jugé que, ayant décidé de présenter à MH une partie de sa décision du 6 mai 1997, CDC aurait dû lui remettre le texte intégral de la décision. Le TCCE a écrit:
Symtron soutient que Construction de Défense a incorrectement instruit Morrison Hershfield en ne lui fournissant que les deux dernières pages des conclusions du Tribunal plutôt que le texte intégral, qui aurait mieux éclairé le processus d'évaluation. Construction de Défense a expliqué que seules les deux dernières pages étaient pertinentes à la réévaluation de l'admissibilité au plan technique d'ICS et de Symtron et ne faisaient simplement que soulever la question de savoir si la participation d'ICS au projet de la Marine australienne suffisait pour répondre aux exigences obligatoires établies dans la DDP.
Le Tribunal fait cependant observer que l'ensemble des conclusions qu'il a rendues le 6 mai 1997 relate en détail les allégations de Symtron à l'endroit d'ICS et, de l'avis du Tribunal, il ne peut être dit que ces allégations ne sont pas pertinentes. En vérité, elles sont pertinentes dans la mesure où le Tribunal a conclu que Construction de Défense avait "mal appliqué les dispositions relatives à l'exigence d'admissibilité obligatoire minimale dans la DDP". Dans ce contexte, il est possible de conclure que Construction de Défense aurait fait preuve de plus de prudence en présentant la totalité du texte des conclusions, ou rien du tout à cet égard, à Morrison Hershfield aux fins de l'évaluation7 .
En outre, le TCCE a rappelé ses préoccupations au sujet du degré de participation d'ICS dans le projet de la Marine australienne et a constaté que le rapport de MH était presque muet sur la question. Le TCCE a conclu:
Le Tribunal est disposé à accepter l'opinion d'expert de Morrison Hershfield, selon laquelle ICS a la compétence pour réaliser un projet tel que celui qui est envisagé dans la DDP. Cela est cependant bien différent d'une conclusion selon laquelle ICS répondait entièrement à toutes les exigences établies dans la DDP. Le Tribunal est d'avis que Construction de Défense n'a pas agi raisonnablement lorsqu'elle a accepté le Rapport MH comme satisfaisant entièrement les exigences d'admissibilité établies dans la DDP. Étant donné l'importance apportée à la structure de coentreprise et étant donné que le Rapport MH passe ce point sous silence, Construction de Défense aurait dû faire preuve d'un plus grand souci du détail dans son appréciation8.
Le TCCE a également relevé les positions divergentes sur la valeur financière des projets énumérés par ICS et indiqué qu'il incombait à CDC d'établir correctement si ICS était ou non un fournisseur admissible au sens de la DDP. Vu l'acceptation globale du rapport de MH par CDC, le TCCE conclut que la question de la conformité d'ICS aux exigences d'admissibilité n'était toujours pas tranchée.
Le procureur général et ICS demandent tous deux à cette Cour le contrôle judiciaire de la décision du 10 septembre 1997.
IV. L'argumentation des parties
1. L'argumentation du procureur général, demandeur dans Canada (Procureur général) c. Symtron Systems Inc. (A-687-97)
1.1 Quelle est la norme de contrôle en la matière?
Le demandeur fait valoir que, si la retenue à l'égard du TCCE est la règle générale dans les domaines de son expertise, cette retenue ne vaut qu'à l'égard du fond d'une plainte. Or, la question de la licéité d'une seconde plainte constituant une question qui touche la compétence, il soutient que la norme à appliquer est celle de la décision correcte.
1.2 Le TCCE était-il compétent à l'égard de la seconde plainte?
Le demandeur note que la Loi sur le TCCE ne donne pas au Tribunal le pouvoir de faire respecter ses recommandations, ni d'examiner ou d'évaluer le respect de ses décisions antérieures. Il plaide que la décision du TCCE du 10 septembre 1997 constituait un examen"et une tentative d'imposition"du respect de ses recommandations antérieures et qu'elle constitue donc un excès de compétence. La mise en œuvre de celles-ci par le biais d'une nouvelle plainte, fait-on valoir, n'est autorisée par aucune loi et aucun règlement.
1.3 Le TCCE était-il dessaisi à l'égard de la seconde plainte?
Le demandeur soutient que la décision définitive d'un tribunal, une fois qu'elle a été rendue, ne peut être révisée au motif que le tribunal aurait changé d'avis, qu'il aurait commis une erreur à l'intérieur de sa compétence ou que les circonstances auraient changé. D'après lui, les recommandations du Tribunal du 6 mai 1997 constituaient la position définitive du Tribunal sur la question de la conformité d'ICS aux exigences d'admissibilité en vue du marché de SFLI. Selon son argumentation, puisque l'objet des deux plaintes était identique, le Tribunal aurait dû rejeter la seconde plainte, étant dessaisi de cette question.
Le procureur général fait également valoir que, si la Cour devait accepter d'y voir des décisions différentes, le processus de passation d'un marché donné ne sera jamais à l'abri des plaintes et fera l'objet d'examens à répétition par le Tribunal.
1.4 Le TCCE a-t-il eu raison de décider que la question de la conformité d'ICS aux exigences d'admissibilité n'était toujours pas tranchée?
Le procureur général soutient que c'est à tort que le TCCE a décidé (le 10 septembre 1997) que la question de la conformité d'ICS aux exigences d'admissibilité n'était toujours pas tranchée. Selon son argumentation, la recommandation du 6 mai 1997 indiquait à CDC ce qu'elle devait faire pour régler la question, à savoir obtenir une évaluation indépendante. Vu que c'est précisément ce que CDC a fait et que le TCCE n'a pas le pouvoir de faire respecter ses décisions ou d'examiner leur mise en œuvre, la question devrait être réglée.
2. L'argumentation d'ICS, demanderesse dans I.C.S. International Code Fire Services Inc. c. Symtron Systems Inc. (A-700-97)
2.1 Le TCCE aurait jugé à tort que la valeur du contrat atteignait le seuil fixé par l'ALÉNA.
ICS soutient que le processus de passation de marché en cause n'atteignait pas le seuil pécuniaire ou financier fixé pour l'assujettissement à l'ALÉNA. Elle fait valoir, plus précisément, que la valeur estimée du projet SFLI était comprise entre 9 et 11 millions de dollars canadiens, soit une somme inférieure au seuil de 11,3 millions de dollars canadiens fixé pour qu'un marché passé par une entreprise publique canadienne soit soumis à l'application de l'ALÉNA. CDC est définie comme une entreprise publique dans l'annexe du chapitre 10 de l'ALÉNA. Le TCCE a jugé, le 6 mai 1997, que ce marché était en réalité accordé par le MDN et a appliqué le seuil inférieur (9,1 millions de dollars canadiens) applicable aux entités publiques dans le cadre de l'ALÉNA. ICS soutient que c'est à tort: CDC est une entreprise publique établie dans le seul but d'attribuer et de superviser les marchés, dotée du plein pouvoir d'ester en justice. En outre, CDC est signataire du marché de SFLI. Ce serait donc à tort que le TCCE aurait affirmé sa compétence à l'égard d'un contrat si peu important.
De son côté, la défenderesse soutient que cette prétention d'ICS est irrecevable, puisque la question a été tranchée par le TCCE dans sa décision du 6 mai 1997, qui n'a pas été portée en appel. En réponse, l'avocat d'ICS a plaidé devant la Cour que l'irrecevabilité ne s'appliquait pas. La compétence, a-t-il soutenu, peut être mise en question en tout temps. Il a cité les propos de lord Reid dans l'affaire Essex Incorporated Congregational Church Union v. Essex County Council9:
[traduction] [. . .] à mon avis, selon un principe fondamental, aucun consentement ne peut conférer à une cour ou à un tribunal qui possède une compétence restreinte en vertu de la loi le pouvoir d'outrepasser cette compétence ou ne peut empêcher la partie consentante de maintenir par la suite que la cour ou le tribunal a agi sans avoir compétence10.
2.2 Le TCCE n'avait pas compétence pour évaluer la mise en œuvre des recommandations du 6 mai 1997.
ICS note que l'article 30.18 de la Loi sur le TCCE n'établit pas d'obligation absolue pour les parties de suivre les recommandations du TCCE et soutient que CDC s'est amplement conformée à la recommandation du 6 mai 1997, encore qu'elle n'en avait pas l'obligation formelle. Selon ICS, donc, même si le TCCE a déclaré qu'il ne procédait pas à un examen de la mise en œuvre de ses recommandations antérieures par CDC, c'est exactement ce qu'il faisait (et ce qu'il a fait) lorsqu'il a instruit et jugé la seconde plainte.
2.3 ICS prétend être une soumissionnaire admissible.
ICS plaide que, même si le TCCE avait compétence à l'égard de la seconde plainte, elle est une soumissionnaire admissible et que CDC a correctement établi ce fait. Elle note que le rapport de MH a indiqué clairement qu'ICS possédait le savoir-faire nécessaire pour mener à bien ce projet et rappelle que la vraie question à résoudre concernait précisément la suffisance de son savoir-faire. ICS fait également valoir que MH a procédé à son examen conformément aux recommandations du TCCE du 6 mai 1997. Selon elle, ces recommandations ne préconisaient pas tant de faire enquête sur un projet en particulier, c'est-à-dire sur le projet de la Marine australienne, que de déterminer si ICS avait le savoir-faire nécessaire pour mener à bien ce projet.
3. L'argumentation de Symtron, défenderesse dans les deux actions
3.1 Le TCCE avait-il compétence à l'égard de la seconde plainte?
La défenderesse soutient que le TCCE avait compétence à l'égard de la seconde plainte. En premier lieu, elle note que l'article 1017 de l'ALÉNA établit expressément que le processus de passation du marché débute au moment où une entité décide des produits et services à acquérir et se poursuit jusqu'à l'attribution du marché. Elle rappelle également que l'article 30.11 de la Loi sur le TCCE confère au TCCE la compétence voulue pour entendre les plaintes touchant tous les aspects de la passation d'un marché. Elle prétend également que le paragraphe 30.14(2) [édicté par L.C. 1993, ch. 44, art. 44] de la Loi sur le TCCE attribue au TCCE la compétence pour veiller à ce que la passation du marché se fasse conformément à l'ALÉNA. Le Tribunal agissait donc à l'intérieur de sa compétence en veillant à ce que soient respectés l'article 1015 (une soumission doit être conforme, au moment où elle est ouverte, aux conditions essentielles) et l'alinéa 1017(1)d) (lequel prévoit les contestations multiples dans le cadre d'une même soumission et interdit aux gouvernements d'empêcher les contestations).
Deuxièmement, la défenderesse note que personne n'a contesté la compétence du TCCE pour instruire la seconde plainte au moment où celle-ci a été instruite.
Troisièmement, la défenderesse fait valoir que la seconde plainte ne visait pas un nouvel examen de la première plainte, de sorte qu'il n'y a pas lieu d'appliquer le principe du functus officio. Selon elle, en effet, la première plainte portait sur le point de savoir si CDC avait omis de déterminer si les soumissionnaires satisfaisaient au critère défini dans la DDP et si CDC avait modifié les exigences de la DDP en remplaçant la "réalisation" de projets antérieurs par la "participation" à des projets antérieurs. C'est là un objet différent de celui de la seconde plainte qui, elle, portait, selon la défenderesse, sur le fait que CDC n'avait pas fourni à MH des renseignements pertinents et sur l'acceptation par CDC de la conclusion de MH sans apprécier le rôle d'ICS dans le projet de la Marine australienne.
3.2 Est-ce à tort que le TCCE a jugé que le marché satisfaisait au critère de valeur fixé pour l'assujettissement à l'ALÉNA?
La défenderesse note que le TCCE a traité cette question et soutient qu'il a jugé à bon droit, le 6 mai 1997, que le marché pouvait être examiné en vertu de l'ALÉNA. Elle fait d'abord valoir que, si ICS voulait soumettre cette conclusion au contrôle judiciaire, elle aurait dû le faire à l'époque et qu'une telle demande est maintenant irrecevable.
En deuxième lieu, le TCCE a jugé que le marché relevait du critère fixé pour les "entités publiques" parce que a) c'est le MDN qui avait besoin du SFLI; b) c'est le MDN qui a approuvé finalement les spécifications rédigées par CDC; c) le MDN a fait l'évaluation technique des propositions; d) le MDN paiera les travaux; e) le MDN sera propriétaire des installations. Selon la défenderesse, le TCCE a jugé en fait que le MDN était l'organisme qui exerçait le contrôle, conclusion amplement soutenue par la preuve.
Subsidiairement, la défenderesse soutient que, si le TCCE a commis une erreur et que la norme à appliquer est celle qui est fixée pour les entreprises publiques, le marché ne portait pas sur des services de construction (le seuil fixé pour l'application de l'ALÉNA à ces marchés étant de 11,3 millions de dollars canadiens), mais sur des produits et services divers (le seuil fixé pour l'application de l'ALÉNA à ces marchés étant de 250 000 $CAN dans le cas des entreprises publiques).
À titre subsidiaire encore, la défenderesse fait valoir que le paragraphe 1001(4) de l'ALÉNA prévoit qu'aucun gouvernement ne peut préparer ou structurer un marché dans le but de se soustraire au chapitre 10 de l'ALÉNA; que l'article 1002 dispose qu'aucun gouvernement ne peut choisir une méthode d'évaluation ni répartir les quantités à acquérir en plusieurs marchés dans l'intention de se soustraire au chapitre 10 de l'ALÉNA. Elle plaide que la tentative de soustraire le contrat à l'application de l'ALÉNA viole ces dispositions.
3.3 Le TCCE a-t-il commis une erreur dans ses conclusions?
La défenderesse note que le TCCE a jugé que CDC n'a pas agi raisonnablement en acceptant le rapport de MH comme une réponse complète à la question de l'admissibilité d'ICS. Selon elle, la conclusion du TCCE était fondée sur plusieurs éléments de preuve, notamment des divergences dans la preuve au sujet du rôle d'ICS dans le projet de la Marine australienne, un différend quant à la valeur des projets antérieurs d'ICS et l'absence de position claire sur le point de savoir s'il fallait tenir compte de la valeur de l'ensemble des projets, ou seulement de la valeur de la partie de ces projets que constituait le SFLI.
4. L'argumentation du TCCE, intervenant
Le TCCE, intervenant dans les deux affaires, soutient qu'il avait compétence à l'égard de la seconde plainte de Symtron. Le TCCE souligne la vaste portée de l'article 30.11 de la Loi sur le TCCE, et la définition du terme "passation des marchés" donnée à l'alinéa 1017(1)a) de l'ALÉNA. Le TCCE soutient qu'il a instruit et jugé des questions différentes concernant le même processus de passation d'un marché et qu'il est normal que le processus de passation d'un même marché donne lieu à plusieurs plaintes. En réponse aux questions de la Cour, l'avocat du TCCE a soutenu que la seconde décision portait sur l'assujettissement à l'ALÉNA du processus de passation du marché, décision que le TCCE était habilité à prendre.
V. Analyse
1. La norme de contrôle applicable
Il a été convenu par les avocats devant la Cour que la norme de contrôle applicable aux décisions du TCCE portant sur des matières qui sont de sa compétence consistait en une grande retenue, mais que, lorsqu'un tribunal spécialisé comme le TCCE rend une décision qui définit les limites de sa compétence, la norme de contrôle est celle de la décision correcte. Selon les arrêts de la Cour suprême du Canada11 et de cette Cour12, la norme de contrôle à appliquer en l'espèce est la suivante: 1) lorsqu'elles portent sur une matière relevant de sa compétence, les décisions du TCCE ne peuvent être infirmées que si elles sont manifestement déraisonnables; 2) lorsqu'il s'agit de décisions au sujet de sa propre compétence, il faut que le TCCE ait rendu une décision correcte.
Le TCCE a rendu deux décisions concernant les paramètres de sa compétence: a) que la seconde plainte constituait une nouvelle plainte, et non un moyen de faire respecter la décision antérieure, b) que le marché en question satisfaisait au critère d'application de l'ALÉNA. Il faut donc que ces deux décisions soient correctes.
En outre, le TCCE a décidé que CDC n'avait pas décidé d'une manière suffisante de l'admissibilité d'ICS. Cette décision portait sur une question relevant de la compétence du TCCE, de sorte qu'elle justifiait une grande retenue. Examinons maintenant les erreurs sur la compétence qui sont alléguées.
2. Le TCCE cherchait-il à faire respecter sa recommandation antérieure?
Les avocats du procureur général et d'ICS ont soutenu vigoureusement que la seconde plainte ne relevait pas de la compétence du TCCE, parce que celle-ci constituait une tentative à peine voilée d'outrepasser les limites de la Loi sur le TCCE et de faire respecter sa décision antérieure.
L'avocat du procureur général a fait le raisonnement que, n'eût été la première recommandation, il n'y aurait pas eu de seconde plainte. Selon les demandeurs, la seconde décision avait pour seul objet d'examiner"et de faire respecter"la recommandation contenue dans la première décision.
Bien que les arguments des demandeurs sur ce point ne soient pas dépourvus d'attrait, ils ne suffisent pas à me convaincre que le Tribunal a outrepassé sa compétence en l'espèce. Le but exprès de l'article 1017 de l'ALÉNA est de favoriser l'équité et la transparence dans les procédures de contestation des offres. Cet article prévoit expressément la possibilité de plusieurs contestations au sujet du processus de passation d'un même marché et précise que ce processus se poursuit jusqu'à l'attribution du marché. Lorsqu'une entité publique agit d'une manière qui peut contrevenir à sa propre DDP, les fournisseurs ont un intérêt"et l'ALÉNA leur assure le droit correspondant"à faire juger la conduite de cette institution.
Sur cet aspect de l'affaire, les parties se sont engagées dans un véritable dialogue de sourds. D'un côté, les avocats du procureur général et d'ICS soutiennent que la seconde plainte découle de la première et que la simple lecture des deux plaintes conduit à la conclusion que le TCCE faisait respecter sa décision antérieure et décidait la même affaire une deuxième fois.
De l'autre côté, l'avocat de Symtron fait valoir que les deux plaintes étaient complètement différentes. Il définit la première plainte comme portant sur le point de savoir a) si CDC avait omis de déterminer si les soumissionnaires satisfaisaient au critère établi dans la DDP et b) si CDC avait modifié les exigences de la DDP en remplaçant la "réalisation" de projets antérieurs par la "participation" à des projets antérieurs. C'est là un objet différent de celui de la seconde plainte, qui, elle, portait, selon la défenderesse, a) sur le fait que CDC n'avait pas fourni à MH une information pertinente et b) sur l'acceptation par CDC de la conclusion de MH sans apprécier le rôle d'ICS dans le projet de la Marine australienne.
Enfin, le TCCE, quant à lui, a examiné la question de sa compétence à l'égard de la seconde plainte et s'est jugé compétent. Dans sa seconde décision, le TCCE a écrit que le processus de passation du marché a donné lieu à deux examens distincts: l'un fondé sur les événements qui ont conduit à la première décision, l'autre fondé sur les événements survenus après cette décision. Le Tribunal a fait le raisonnement que la totalité du processus de passation du marché"jusqu'à l'attribution de celui-ci"doit être menée conformément à l'ALÉNA. Voici ce que le Tribunal a écrit:
En premier lieu, le Tribunal fait observer que la question en litige ne consiste pas à déterminer si Construction de Défense a correctement mis en œuvre ou non les recommandations que le Tribunal a rendues le 6 mai 1997. Le Tribunal est d'avis que, en mettant en œuvre les recommandations du Tribunal, Construction de Défense a de fait prolongé le processus de passation du marché public et, par conséquent, rendu possible la présentation de nouvelles contestations par les fournisseurs éventuels. L'alinéa 1017(1)a) de l'ALÉNA prescrit que le processus de passation des marchés débute au moment où une entité décide des produits ou services à acquérir et se poursuit jusqu'à l'adjudication du marché.
La plainte dont il est question dans les présentes, bien qu'elle fasse partie intégrante du même processus de passation du marché public visé dans le dossier no PR-96-030, est une plainte distincte et doit être traitée comme telle par le Tribunal. Aux termes de l'article 30.14 de la Loi sur le TCCE, le Tribunal est tenu, lorsqu'il a décidé d'enquêter, de limiter son étude à l'objet de la plainte, qui, en l'espèce, vise des événements survenus après la décision du 6 mai 1997. . ., c'est-à-dire la démarche de Construction de Défense pour déterminer si ICS et Symtron se conformaient à l'exigence d'admissibilité minimale obligatoire et l'utilisation subséquente du Rapport MH pour fonder la décision d'adjuger le marché à ICS. Le Tribunal doit déterminer si cette partie du processus de passation du marché a été exécutée aux termes des exigences des dispositions pertinentes de l'ALÉNA13.
L'avocat du TCCE a maintenu que la seconde décision portait sur l'assujettissement du processus de passation du marché à l'ALÉNA, matière qui relève de sa compétence.
Tout bien pesé, je suis convaincu que le TCCE a jugé justement sur ce point. Le 6 mai 1997, le TCCE a décidé si une série de fournisseurs répondaient aux exigences de la DDP. Le 10 septembre 1997, le TCCE a examiné le comportement de l'entité publique lorsqu'elle a obtenu une opinion extérieure. Il s'agissait de décisions différentes, reposant sur des fondements juridiques différents. Alors que la première décision se fonde sur le fait que les fournisseurs satisfaisaient ou non à la DDP en cause, la seconde procède à un examen du comportement de l'entité publique pour apprécier s'il est à la hauteur de l'équité et de la transparence qu'exige l'ALÉNA.
On peut également regarder la question d'une autre manière. Le procureur général a plaidé que, n'eût été la première recommandation, il n'y aurait pas eu de seconde plainte. Ce n'est pas le cas, sinon peut-être de façon rétrospective. Supposons une légère modification des faits: si CDC avait engagé un expert-conseil de l'extérieur avant d'attribuer le contrat (ainsi que les entités publiques le font souvent), n'avait fourni à cet expert-conseil qu'une partie de l'information dont il avait besoin (comme cela s'est produit en l'espèce) et, après avoir reçu son rapport, s'était appuyée entièrement sur celui-ci sans considération d'autres faits ou du contexte (comme cela s'est produit en l'espèce)14, dans ce cas Symtron aurait fait exactement la même plainte que celle qu'elle a faite en l'espèce.
3. Le Tribunal était-il dessaisi?
Puisque je suis arrivé à la conclusion que la seconde plainte, qui portait sur le comportement de CDC à l'égard de la réception du rapport de MH et de son examen ultérieur des propositions, constituait une plainte nouvelle, le principe functus officio est sans application. Néanmoins, je ferais une observation concernant l'application au TCCE du principe functus officio. Pendant les débats, l'avocat du procureur général a cité un extrait de l'arrêt Chandler c. Alberta Association of Architects15. Il s'agit d'un extrait de l'opinion majoritaire de trois juges, rédigée par le juge Sopinka:
En règle générale, lorsqu'un tel tribunal a statué définitivement sur une question dont il était saisi conformément à sa loi habilitante, il ne peut revenir sur sa décision simplement parce qu'il a changé d'avis, parce qu'il a commis une erreur dans le cadre de sa compétence, ou parce que les circonstances ont changé. Il ne peut le faire que si la loi le lui permet ou s'il y a eu un lapsus ou une erreur16 [. . .]
Il a également été relevé que le juge Sopinka, dans la poursuite de son analyse, écrivait encore:
[l'application du principe du functus officio] doit être plus souple et moins formaliste dans le cas de décisions rendues par des tribunaux administratifs qui ne peuvent faire l'objet d'un appel que sur une question de droit. Il est possible que des procédures administratives doivent être rouvertes, dans l'intérêt de la justice, afin d'offrir un redressement qu'il aurait par ailleurs été possible d'obtenir par voie d'appel.
Par conséquent, il ne faudrait pas appliquer le principe de façon stricte lorsque la loi habilitante porte à croire qu'une décision peut être rouverte afin de permettre au tribunal d'exercer la fonction que lui confère sa loi habilitante [. . .]
De plus, si le tribunal administratif a omis de trancher une question qui avait été soulevée à bon droit dans les procédures et qu'il a le pouvoir de trancher en vertu de sa loi habilitante, on devrait lui permettre de compléter la tâche que lui confie la loi. Cependant, si l'entité administrative est habilitée à trancher une question d'une ou de plusieurs façons précises ou par des modes subsidiaires de redressement, le fait d'avoir choisi une méthode particulière ne lui permet pas de rouvrir les procédures pour faire un autre choix17. [Non souligné dans le texte original.]
Bien que cela ne soit pas nécessaire pour statuer sur la présente affaire, je suis d'avis que cet extrait s'applique au TCCE. Si, comme en l'espèce, le législateur a réduit les pouvoirs du Tribunal de faire respecter et mettre en œuvre ses décisions et si, comme en l'espèce, une décision du Tribunal ne peut être attaquée que par voie de contrôle judiciaire, il est possible que, dans l'intérêt de la justice, il faille permettre une certaine latitude au TCCE lorsqu'il est saisi d'une nouvelle plainte qui pourrait, dans d'autres circonstances, faire l'objet d'un appel ou d'une action en exécution.
4. L'ALÉNA s'applique-t-il à ces marchés?
Le critère pertinent d'assujettissement à l'ALÉNA a été établi dans la décision du 6 mai 1997, laquelle n'a été attaquée par voie de contrôle judiciaire ni par ICS ni par une autre partie à l'époque. Les affaires dont la Cour est maintenant saisie portent sur le bien-fondé de la décision du 10 septembre 1997. En supposant, sans l'affirmer, que la contestation d'ICS sur ce point ne soit pas irrecevable, je dirai que le TCCE ne s'est pas trompé en tranchant l'affaire comme il l'a fait. D'une part, le gouvernement du Canada doit être en mesure de structurer ses organismes de manière à offrir le meilleur service à la population canadienne. Cela doit comprendre la capacité d'établir des entreprises qui se spécialisent dans l'attribution et la supervision de marchés. Selon ce raisonnement, le gouvernement du Canada devrait avoir la capacité d'organiser ses affaires de manière à atteindre ces objectifs de manière efficace. D'autre part, cependant, aucune des parties à l'ALÉNA ne devrait pouvoir faire indirectement ce qu'il lui est interdit de faire directement. Ni le gouvernement du Canada, ni aucun autre gouvernement lié par l'ALÉNA ne devrait pouvoir constituer des entreprises publiques en vue de se soustraire au respect du chapitre 10 de l'ALÉNA.
Il est remarquable que les parties à l'ALÉNA aient consacré ce principe de l'impossibilité de se soustraire à leurs obligations en adoptant le paragraphe 1001(4), qui est ainsi conçu:
Article 1001 [. . .]
4. Aucune des Parties ne pourra préparer, élaborer ou autrement structurer un projet d'achat dans le but de se soustraire aux obligations du présent chapitre.
Les parties à l'ALÉNA ont également adopté le paragraphe 1002(4), qui dispose:
Article 1002 [. . .]
4. En complément du paragraphe 1001(4), une entité ne pourra ni choisir une méthode d'évaluation, ni répartir les quantités à acquérir entre plusieurs marchés, dans l'intention de se soustraire aux obligations du présent chapitre.
L'intention des parties est manifeste. Dans le cadre de l'ALÉNA, les parties ne peuvent élaborer les marchés de manière à les soustraire à l'assujettissement à l'ALÉNA. Si le Canada entend faire honneur aux obligations contractées aux termes de l'ALÉNA, il faut que le TCCE ait le pouvoir de décider que le véritable maître de l'ouvrage était le MDN, et non CDC. En l'espèce, le Tribunal a fondé sa conclusion sur les constatations suivantes: a) c'est le MDN qui avait besoin du SFLI; b) c'est le MDN qui a approuvé finalement les spécifications rédigées par CDC; c) le MDN a fait l'évaluation technique des propositions; d) le MDN paiera les travaux; e) le MDN sera propriétaire des installations. J'ajouterais à cette liste que la DDP porte la mention suivante en gras et en majuscules au haut de la page titre: [traduction] "MINISTÈRE DE LA DÉFENSE NATONALE"18. Sur la page titre de la DDP, on ne trouve nulle part la dénomination "Construction de Défense (1951) Canada Limitée". En outre, chaque page de la DDP comporte l'en-tête suivante:
[traduction] Ministère de la Défense nationale
Installation de formation à la lutte contre l'incendie
Halifax (Nouvelle-Écosse)
Esquimalt (Colombie-Britannique)
Je suis donc d'avis que le TCCE n'a pas commis d'erreur lorsqu'il a conclu que le marché devait être considéré comme ayant été attribué par le ministère de la Défense nationale. Dans une situation comme celle-ci, un contrat ne devrait pas être exempté de l'application de l'ALÉNA simplement parce que le gouvernement a décidé d'attribuer le contrat par l'entremise de CDC. Les décisions de la fonction publique du Canada, si bien intentionnées soient-elles, ne sauraient prévaloir sur nos obligations internationales.
En ce qui regarde l'application de l'irrecevabilité, les parties n'ont soulevé la question que de façon très brève. ICS a plaidé que l'irrecevabilité ne pouvait s'appliquer dans les affaires portant sur un excès de compétence d'un tribunal administratif19. On trouve sur ce point plusieurs décisions, parfois en conflit les unes avec les autres, de la Cour suprême du Canada20, de notre Cour et de la Section de première instance de la Cour fédérale21. Comme la question n'a pas été plaidée de façon approfondie et qu'il n'est pas nécessaire non plus de nous prononcer sur ce point pour statuer en l'espèce, je suis d'avis de la faire trancher dans une autre affaire.
5. Le Tribunal a-t-il jugé justement sur le fond?
Le Tribunal dispose d'une grande latitude lorsqu'il se prononce sur des questions de droit et de fait à l'intérieur de sa compétence. Lorsqu'il a décidé que CDC n'a pas agi de manière raisonnable en s'en remettant entièrement au rapport de MH pour décider qu'ICS était un soumissionnaire admissible, le TCCE a pris une décision qui relevait de sa compétence. À mon avis, il n'a pas été établi que cette décision était manifestement déraisonnable.
VI. Conclusion et dispositif
Pour les motifs qui précèdent, je suis d'avis que:
1. le TCCE n'a pas excédé sa compétence et n'était pas functus officio au moment où il rendu sa décision du 10 septembre 1997;
2. le TCCE n'a pas jugé à tort lorsqu'il a décidé qu'il était compétent eu égard à la valeur du marché, puisque le MDN était le maître d'ouvrage;
3. il n'a pas été établi que la décision du TCCE du 10 septembre 1997 était manifestement déraisonnable sur le fond.
En conséquence, je suis d'avis de rejeter les deux demandes, avec un seul mémoire de dépens en faveur de Symtron.
Le juge Stone, J.C.A.: Je souscris.
Le juge McDonald, J.C.A.: Je souscris.
1 Voir l'Accord de libre-échange nord-américain, texte officiel 1992, aux articles 1002 à 1016. L'Accord de libre-échange nord-américain a été adopté par le Parlement par la voie de l'art. 10 de la Loi de mise en œuvre de l'Accord de libre-échange nord-américain, L.C. 1993, ch. 44.
2 L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 47.
3 Les termes "plainte" et "contrat spécifique" sont définis à l'art. 30.1 [édicté, idem ] de la manière suivante:
30.1 [. . .]
"plainte" Plainte déposée auprès du Tribunal en vertu du paragraphe 30.11(1).
"contrat spécifique" Contrat relatif à un marché de fournitures ou services qui a été accordé par une institution fédérale"ou pourrait l'être", et qui soit est précisé par règlement, soit fait partie d'une catégorie réglementaire.
4 Ministère de la Défense nationale, [traduction] "Spécifications sur le rendement du système de formation à la lutte contre l'incendie: Installation de formation à la lutte contre l'incendie, Halifax (Nouvelle-Écosse) et Esquimalt (Colombie-Britannique)". 7 octobre 1996, à l'article 00002(1) ("Critères de sélection"). Reproduit dans le dossier de demande du procureur général (A-687-97), à la p. 567.
5 Décision du TCCE datée du 6 mai 1997, au par. 57; dossier de demande du procureur général (A-687-97), à la p. 26.
6 Décision du TCCE datée du 10 septembre 1997, au par. 35; dossier de demande du procureur général (A-687-97), à la p. 36.
7 Décision du TCCE datée du 10 septembre 1997, aux par. 38 et 39; dossier de demande du procureur général (A-687-97) aux p. 37 et 38.
8 Décision du TCCE datée du 10 septembre 1997, au par. 41; dossier de demande du procureur général (A-687-97) à la p. 37.
9 [1963] A.C. 808 (H.L.).
10 Id., aux p. 820 et 821.
11 ;Canada (Procureur général) c. Mossop, [1993] 1 R.C.S. 554; Pezim c. Colombie-Britannique (Superintendent of Brokers), [1994] 2 R.C.S. 557; Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. Southam Inc., [1997] 1 R.C.S. 748.
12 Voir, p. ex. British Columbia (Vegetable Marketing Commission) c. Washington Potato and Onion Assn., [1997] F.C.J. no 1543 (C.A.) (QL); voir aussi Sous-ministre du Revenu national pour les douanes et l'accise c. Hydro-Québec (1994), 172 N.R. 247 (C.A.F.), au par. 16.
13 Décision du TCCE datée du 10 septembre 1997 aux par. 35 et 36; dossier de demande du procureur général (A-687-97), à la p. 36.
14 Aucune des parties n'a soulevé la question que CDC, en s'appuyant ainsi sur le rapport de MH, se trouvait à sous-déléguer ses responsabilités en violation de la maxime delegatus non potest delegare. Je m'abstiendrai donc de traiter la question de la délégation illégale.
15 [1989] 2 R.C.S. 848.
16 Id., à la p. 861.
17 Id., à la p. 862.
18 Demande de propositions du ministère de la Défense nationale, page titre, dossier de la demande du procureur général (A-687-97) à la p. 563.
19 ICS a été la seule à plaider ce point. Bien que cet argument soutienne la conclusion globale du procureur général que le Tribunal excédait sa compétence, l'avocat du procureur général n'a rien dit sur ce point.
20 ;Ville de Grandview c. Doering, [1976] 2 R.C.S. 621.
21 Voir, par ex.: O'Brien c. Canada (Procureur général) (1993), 12 Admin. L.R. (2d) 287 (C.A.F.), aux p. 290 et 292 ("Cette Cour a implicitement étendu l'applicabilité du principe de l'autorité de la chose jugée, élaboré dans le contexte des procédures judiciaires, aux procédures tenues devant les tribunaux administratifs établis par la loi [. . .] L'application du principe de l'autorité de la chose jugée [en matière administrative] est conforme à l'intérêt de la justice et à l'efficacité administrative compte tenu de la nature de ce processus d'appel.) L'affaire O'Brien a été suivie récemment dans Kaloti c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1998] F.C.J. no 1281 (1re inst.) (QL). Je reconnais cependant que certaines affaires de la Cour fédérale (Section de première instance) suggèrent que le principe ne s'applique pas en droit public: voir, par ex., Jhammat c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1988), 6 Imm. L.R. (2d) 166 (C.F. 1re inst.); voir aussi Del Zotto c. Canada, [1994] 2 C.F. 640 (1re inst.). Je note, toutefois, que le juge Muldoon est revenu, depuis, sur la position qu'il avait prise dans l'affaire Jhammat: voir Singh c. Canada (1996), 123 F.T.R. 241 (C.F. 1re inst.). En outre, dans l'affaire Del Zotto, le juge McKeown ne donne pas de justification de sa position que le principe de l'autorité de la chose jugée ne s'applique pas en droit public et rend sa décision sur la base d'autres motifs.