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[1997] 2 C.F. 681

T-1437-96

Hoffmann-La Roche Limited et Syntex Pharmaceuticals International Limited (requérantes)

c.

Le ministre de la Santé nationale et du Bien-être social et Nu-Pharm Inc. (intimés)

Répertorié : Hoffmann-La Roche Ltd. c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social) (1re inst.)

Section de première instance, juge Richard— Toronto, 3 février; Ottawa, 17 février 1997.

Pratique Res judicata Demande visant à obtenir des réponses à certaines questions relatives à la propriété, au contrôle, à l’administration ou aux intérêts commerciaux ou financiers existant entre deux entreprises, lors d’un contre-interrogatoire sur un affidavitLes requérantes ont allégué la chose jugée et la fin de non-recevoir dans l’avis de requête introductive d’instanceL’affidavit nie l’existence d’un lien de droitLe terme « ayant droit » n’est plus restreint aux personnes qui présentent une réclamation en vertu d’un héritage ou d’une cessionLors du contre-interrogatoire sur la négation de l’existence d’un lien de droit, les requérantes ont le droit d’examiner les liens entre les sociétésLe contrôle est l’élément le plus explicite pour déterminer l’existence d’un lien.

Il s’agit d’une demande visant à contraindre le premier vice-président de Nu-Pharm Inc. à répondre à certaines questions auxquelles il a refusé de répondre lors du contre-interrogatoire sur son affidavit, relativement à la propriété, au contrôle, à l’administration ou aux intérêts commerciaux ou financiers existant entre Nu-Pharm et Apotex. Les requérantes ont affirmé que ces questions découlaient de la négation dans l’affidavit que Nu-Pharm est un ayant droit d’Apotex, en réponse aux allégations de chose jugée et de fin de non-recevoir dans l’avis de requête introductive d’instance. Les requérantes avaient allégué que Nu-Pharm et Apotex étaient des ayants droit ou agissaient de concert pour obtenir un avis de conformité pour les comprimés de naproxen à libération prolongée et qu’Apotex avait le contrôle légal ou de fait de Nu-Pharm et se servait de Nu-Pharm pour tourner une ordonnance judiciaire. L’intimée a prétendu que les questions n’étaient pas pertinentes pour la question de savoir si les requérantes étaient des ayants droit. Elle a invoqué la définition donnée dans le Black’s Law Dictionary de l’expression « ayant droit » qui donne comme exemples des personnes qui présentent une réclamation à titre de légataire ou de cessionnaire. La question en litige était le sens de l’expression « ayant droit », la troisième condition de la doctrine de la chose jugée.

Jugement : la demande doit être accueillie.

Le concept actuel d’« ayant droit » va plus loin que les exemples donnés dans le Black’s Law Dictionary. Un nombre important de facteurs peut certes être identifié pour déterminer l’existence d’une relation si intime entre deux sociétés que ce qui, en apparence, relève des affaires de l’une appartient, en réalité, aux activités de l’autre, mais l’élément le plus explicite et le plus susceptible d’englober la réalité du concept est le contrôle. Lors du contre-interrogatoire sur la négation de l’existence d’un lien de droit, les requérantes ont le droit d’examiner les liens entre les deux sociétés pour vérifier si l’une de celles-ci est l’alter ego de l’autre, ou si elles devraient être considérées comme une seule société. L’intimée peut présenter une demande d’ordonnance préventive au sujet des réponses qui peuvent être données relativement aux liens qui existent entre Nu-Pharm et Apotex qui pourraient contenir des renseignements de nature confidentielle.

LOIS ET RÈGLEMENTS

Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), DORS/93-133, art. 6.

Règles de la Cour fédérale, C.R.C., ch. 663, Règle 1600 (édictée par DORS/92-43, art. 19).

JURISPRUDENCE

DÉCISIONS EXAMINÉES :

Merck Frosst Canada Inc. c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social) (1994), 55 C.P.R. (3d) 302; 169 N.R. 342 (C.A.F.); Laferrière v. Gariépy (1921), 62 R.C.S. 557; Angle c. M.R.N., [1975] 2 R.C.S. 248; (1974), 47 D.L.R. (3d) 544; 74 DTC 6278; 2 N.R. 397; Carl Zeiss Stiftung v. Rayner & Keeler Ltd. (No. 2), [1967] 1 A.C. 853 (H.L.); Roberge c. Bolduc, [1991] 1 R.C.S. 374; (1991), 78 D.L.R. (4th) 666; 39 Q.A.C. 81; 123 N.R. 1; Buanderie centrale de Montréal Inc. c. Montréal (Ville); Conseil de la santé et des services sociaux de la région de Montréal métropolitain c. Montréal (Ville), [1994] 3 R.C.S. 29; (1994), 63 Q.A.C. 191; [1995] 1 C.T.C. 223; 171 N.R. 191; Aluminum Company of Canada Ltd. v. The Corporation of the City of Toronto, [1994] R.C.S. 267; [1944] 3 D.L.R. 609.

DÉCISIONS CITÉES :

Rocois Construction Inc. c. Québec Ready Mix Inc., [1990] 2 R.C.S. 440; (1990), Q.A.C. 241; 112 N.R. 241; Dumont Vins & Spiritueux Inc. c. Celliers du Monde Inc., [1992] 2 C.F. 634 (1992), 42 C.P.R. (3d) 197; 139 N.R. 357 (C.A.); Gleeson v. J. Wippell, [1977] 1 W.L.R. 510 (Ch.D.); Re a Company, [1985] B.C.L.C. 333 (C.A.).

DOCTRINE

Black’s Law Dictionary, 6th ed. St. Paul, Minn. : West Publishing Co., 1990. « privy ».

Bower, George Spencer. The Doctrine of Res Judicata, London : Butterworths, 1969.

DEMANDE présentée afin de contraindre un administrateur à répondre à des questions relatives à la propriété, au contrôle, à l’administration ou aux intérêts financiers ou commerciaux existant entre sa société et une autre, questions auxquelles il a refusé de répondre lors d’un contre-interrogatoire sur son affidavit produit en réponse à un avis de requête introductive d’instance où il était allégué que les deux sociétés étaient des ayant droit qui tentaient d’obtenir un avis de conformité pour un médicament breveté. La demande est accueillie.

AVOCATS :

J. Sheldon Hamilton pour les requérantes.

Andrew R. Brodkin et Iain MacKinnon pour l’intimée Nu-Pharm Inc.

PROCUREURS :

Smart & Biggar, Toronto, pour les requérantes.

Le sous-procureur général du Canada pour l’intimé le ministre de la Santé nationale et du Bien-être social.

Goodman Phillips & Vineberg, Toronto, pour l’intimée Nu-Pharm Inc.

Ce qui suit est la version française des motifs de l’ordonnance rendus par

Le juge Richard : Les requérantes, qui ont déposé la présente requête en l’espèce, veulent contraindre le déposant, Richard Benyak, premier vice-président, ventes et marketing de Nu-Pharm Inc., à répondre à certaines questions auxquelles il a refusé de répondre lors de son contre-interrogatoire le 10 janvier 1997. Les catégories de questions auxquelles il a refusé de répondre sont les suivantes :

1-         Directeurs et administrateurs de Nu-Pharm et liens avec Apotex.

2-         Intérêt financier des dirigeants de Nu-Pharm dans Apotex.

3-         Actionnaires de Nu-Pharm et leurs liens avec Apotex.

4-         Changement de poste de M. Benyak.

5-         Liens financiers entre Nu-Pharm et Apotex.

6-         Entente intervenue entre Apotex et Nu-Pharm en ce qui a trait au renvoi au naproxen.

7-         Rapports entre Nu-Pharm et Apotex en ce qui a trait au naproxen.

8-         Commercialisation du naproxen à libération lente.

9-         Divers.

Dans leur avis de requête introductive d’instance, les requérantes allèguent notamment :

[traduction] 14. Compte tenu du fait que la lettre de Nu-Pharm[1] n’a été envoyée que quelques jours seulement après que les requérantes eurent engagé la deuxième procédure contre Apotex invoquant, notamment, la doctrine de la chose jugée, la fin de non-recevoir et la fusion, et étant donné la similarité entre les termes utilisés par Apotex dans la lettre du 22 mars 1996 et ceux utilisés par Nu-Pharm dans la lettre du 2 mai 1996, Nu-Pharm et Apotex sont des ayants droit ou collaborent ou agissent de concert afin de tourner l’ordonnance rendue le 20 mars 1996 par madame le juge Reed. Pendant toute la période pertinente, Nu-Pharm et Apotex étaient des ayants droit ou ont collaboré ou agi de concert pour obtenir un avis de conformité pour les comprimés de naproxen à libération prolongée. Apotex a le contrôle légal ou de fait de NuPharm, et a utilisé ce contrôle relativement à la lettre datée du 2 mai 1996 de Nu-Pharm. Apotex se sert de Nu-Pharm pour tourner ladite ordonnance du juge Reed. Les renseignements relatifs aux comprimés de naproxen à libération prolongée contenus dans la PDN de Nu-Pharm provenaient d’Apotex.

Dans l’affidavit déposé au nom de Nu-Pharm Inc., le déposant dit ce qui suit :

[traduction] 12. L’assertion des requérantes suivant laquelle Nu-Pharm est un ayant droit d’Apotex et celle que Nu-Pharm a comploté avec Apotex pour se soustraire à l’ordonnance rendue par madame le juge Reed dans le dossier portant le numéro de greffe 1898-93 relativement à Apotex, ne sont nullement fondées.

La Cour d’appel[2] a statué qu’une demande fondée sur l’article 6 du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité)[3] n’est pas une action ordinaire en contrefaçon, mais plutôt une demande de contrôle judiciaire régie par la Règle 1600 et suivantes [Règles de la Cour fédérale, C.R.C., ch. 663 (édictées par DORS/92-43, art. 19)]. Il n’y a aucune possibilité pour les parties d’avoir recours à un interrogatoire préalable, que ce soit oralement ou à l’aide de documents. L’intimé n’est nullement tenu de produire des affidavits, mais lorsque l’une des parties dépose un affidavit, la partie adverse peut évidemment la contre-interroger sur celui-ci. La portée d’un tel contre-interrogatoire est beaucoup plus restreinte que celle d’un interrogatoire préalable et, sauf en ce qui concerne les questions portant sur la crédibilité du témoin, le contre-interrogatoire se limite aux questions pertinentes découlant de l’affidavit lui-même.

En l’espèce, les requérantes soutiennent que la série de questions auxquelles le témoin a refusé de répondre découlent de l’affidavit, qui a lui-même été produit en réponse aux allégations figurant dans l’avis de requête introductive d’instance. Les requérantes ont invoqué la chose jugée et la fin de non-recevoir. Dans son affidavit, le déposant a nié que Nu-Pharm Inc. et Apotex soient des ayants droit ou aient comploté pour se soustraire à une ordonnance antérieure de la Cour. L’intimée prétend que les questions relatives à la propriété, au contrôle, à l’administration ou aux intérêts commerciaux financiers existant entre Nu-Pharm Inc. et Apotex ne sont pas pertinentes pour la question de savoir si celles-ci sont des ayants droit (ou s’il y a entre elles un lien de droit) étant donné que le terme « ayant droit » a un sens très restreint, visant les personnes qui présentent une réclamation en vertu d’un héritage ou d’une cession.

La Cour n’a pas à se prononcer sur la question de la validité du moyen fondé sur la chose jugée ou la fin de non-recevoir. Elle doit examiner le sens de l’expression « ayant droit » qui constitue le troisième élément du critère de la chose jugée pour déterminer si les questions posées au témoin sont pertinentes quant aux points que soulève son affidavit.

La doctrine de la chose jugée repose sur une présomption absolue (juris et de jure), on pourrait même dire sur une règle d’ordre public, suivant laquelle la conclusion tirée par le juge est exacte : res judicata pro veritate habetur (la chose jugée est tenue pour la vérité). Elle repose non pas sur le consentement de l’une des parties, que l’on pourrait déduire du fait qu’elle n’a pas interjeté appel du jugement, mais plutôt sur la vérité inattaquable des termes de ce jugement qui, lorsqu’il devient absolu, ne peut plus être remis en question. Cette présomption de vérité a été admise à titre de fin de non-recevoir aux actions ultérieures entre les mêmes parties relativement à la même cause d’action, et rend ainsi impossible pour les parties d’obtenir des jugements contradictoires[4].

La chose jugée est également désignée par l’expression générale per rem judicatam. Cette forme de fin de non-recevoir est de deux sortes. Dans l’arrêt Angle c. M.R.N., [1975] 2 R.C.S. 248, le juge Dickson (alors juge puîné) a écrit ce qui suit [aux pages 253 et 254] :

Anciennement, la chose jugée en tant que fin de non-recevoir (estoppel) était appelée estoppel by record, c’est-à-dire, une fin de non-recevoir de par l’effet des registres et procès-verbaux d’une cour d’archives, mais maintenant on emploie le plus souvent l’expression générique estoppel per rem judicatam. Cette forme de fin de non-recevoir, comme le Lord Juge Diplock l’a dit dans l’arrêt Thoday v. Thoday ([1964] P. 181), à la page 198,]) est de deux sortes. Le premier, soit le « cause of action estoppel », empêche une personne d’intenter une action contre une autre lorsque la même cause d’action a déjà été décidée dans des procédures antérieures par un tribunal compétent. En l’espèce, nous n’avons pas à nous préoccuper du cause of action estoppel puisque l’allégation du Ministre selon laquelle Mme Angle doit la somme de 34 612 33 $ à Transworld, n’est évidemment pas la cause d’action dont la Cour de l’Échiquier a été saisie dans les procédures relatives à l’al. c) du par. (1) de l’art. 8. La deuxième sorte d’estoppel per rem judicatam est connue sous le nom d’issue estoppel, expression qui a été créée par le Juge Higgins de la Haute Cour d’Australie dans l’arrêt Hoysted v. Federal Commissioner of Taxation ((1921), 29 C.L.R. 537), à la p. 561 :

[traduction] Je reconnais pleinement la distinction entre le principe de l’autorité de la chose jugée applicable lorsqu’une demande est intentée pour la même cause d’action que celle qui a fait l’objet d’un jugement antérieur, et cette théorie de la fin de non-recevoir qu’on applique lorsqu’il arrive que la cause d’action est différente mais que des points ou questions de fait ont déjà été décidés (laquelle je puis appeler théorie de l’« issue-estoppel »).

Lord Guest, dans l’arrêt Carl Zeiss Stiftung c. Rayner & Keeler Ltd. (No. 2) ([1967] 1 A.C. 853), à la p. 935, définit les conditions de l’« issue estoppel » comme exigeant :

[traduction] … (1) que la même question ait été décidée; (2) que la décision judiciaire invoquée comme créant la fin de non-recevoir soit finale; et, (3) que les parties dans la décision judiciaire invoquée, ou leurs ayants droit, soient les mêmes que les parties engagées dans l’affaire où la fin de non-recevoir est soulevée, ou leurs ayants droit …

Par conséquent, trois éléments identiques doivent être présents : l’identité de l’objet, l’identité de l’action et l’identité des personnes. Comme les deux autres éléments, l’identité des parties est une condition sine qua non[5].

Je n’ai pas à me préoccuper pour la présente requête de la question de l’identité de l’objet et de l’action. Je n’ai qu’à examiner la question de l’identité des parties, pour laquelle la notion d’ayant droit est pertinente. J’aimerais tout d’abord faire observer que peu de décisions[6] portent sur la question de savoir qui sont les « ayants droit ».

Dans un ouvrage clé portant sur le sujet, nous trouvons ce qui suit[7] :

[traduction] Une décision judiciaire entre parties sert de fin de non-recevoir en faveur ou à l’encontre des parties et de leurs ayants droit seulement, et non à l’égard de tiers ou d’inconnus.

En revanche, deux personnes dont le nom est différent mais dont le titre et le droit sont essentiellement identiques constituent, du point de vue juridique, une seule et même partie pour la fin de non-recevoir découlant de la chose jugée.

Aux fins des règles sous étude, le terme « personne » s’entend aussi bien d’une personne morale que d’une personne physique. Il comprend donc les sociétés, regroupées ou uniques, telles la Couronne, qui peuvent profiter d’une fin de non-recevoir per rem judicatam ou sont liées par celle-ci, comme tous les autres sujets de la Reine.

L’avocat de Nu-Pharm a invoqué la définition donnée dans le Black’s Law Dictionary[8] à l’expression « ayant droit » (privy) :

[traduction] Une personne qui a un lien de droit avec une autre. Personne qui a une part ou un intérêt dans une action, une affaire ou une chose. En ce qui a trait à la doctrine de la chose jugée, personne qui, après le commencement d’une action, a acquis, par l’intermédiaire de l’une des parties, à titre de légataire, d’acheteur ou de cessionnaire, un intérêt sur l’objet visé par le jugement. Rhyne v. Miami-Dade Water and Sewer Authority, Fla.App., 402 So.2d 54, 55. Voir Insider; Privies; Privity.

En anglais, lorsqu’employé comme adjectif, « privy » a pratiquement le même sens que « private ».

À mon avis, le concept actuel d’« ayant droit » dans le troisième volet de la doctrine de la chose jugée va plus loin que les exemples donnés dans le dictionnaire Black’s.

Dans Carl Zeiss Stiftung v. Rayner & Keeler Ltd. (No. 2)[9], lord Guest a écrit ce qui suit :

[traduction] La condition suivante est que le jugement doit avoir été rendu relativement aux mêmes parties ou à leurs ayants droit … Les « ayants droit » sont les personnes qui ont « un lien de droit (avec la partie) par titre ou en intérêt » (Spencer Bower on Res Judicata, p. 130). Pour qu’une personne puisse être l’ayant droit d’une partie, il doit y avoir communauté d’intérêt ou lien de droit entre celles-ci … Il a été allégué pour les intimées que, même s’il n’existe aucun précédent clair à cet égard dans ce pays, l’expression « ayant droit » vise une personne qui contrôle les procédures. Mention a été faite de The American Restatement of the Law (Judgments) (1942), art. 84, où il est dit qu’une personne qui n’est pas partie à une action mais qui contrôle celle-ci est liée par le jugement comme si elle avait été partie à l’action, si elle a un intérêt propriétal ou financier dans le jugement en qualité d’ayant droit … On nous a signalé diverses décisions américaines concernant les ayants droit. Je ne suis pas disposé à accorder dans notre pays la portée qui est apparemment donnée à cette doctrine dans cet autre pays.

Dans l’arrêt Roberge c. Bolduc[10], Mme le juge L’Heureux-Dubé a écrit ce qui suit :

Cela ne signifie pas que les parties doivent être physiquement identiques dans les deux cas. C’est l’identité juridique des parties qui est exigée pour l’application de la présomption de chose jugée, comme l’explique Mignault, op. cit., à la p. 110 :

Et par identité des personnes, il faut entendre l’identité juridique et non pas l’identité physique. (En italique dans l’original.)

Nadeau et Ducharme, op. cit., au no 573, p. 472, insistent sur cette distinction :

Pour la chose jugée, il faut l’identité juridique des parties et non leur simple identité physique. L’une peut exister sans l’autre. Il y a identité juridique chaque fois qu’une personne représente une autre personne ou est représentée par elle. (Références omises.)

Les exemples de représentation d’une partie par une autre sont trop nombreux pour être énumérés ou analysés ici. Aubry et Rau, op. cit., aux pp. 335 à 356, les examinent en détail mais, même là, cet examen n’est pas nécessairement exhaustif. La représentation peut dépendre des faits de l’espèce et des intérêts des parties en cause. Qu’il suffise de dire que, en matière d’identité des parties aux fins de la chose jugée, l’identité juridique est tout ce qui est requis.

Dans l’analyse des liens entre deux compagnies, on peut examiner le contrôle que l’une de celles-ci pourrait exercer sur l’autre. La notion de contrôle est pertinente entre une société mère et ses filiales et sociétés affiliées. Dans l’arrêt Buanderie centrale de Montréal Inc. c. Montréal (Ville); Conseil de la santé et des services sociaux de la région de Montréal métropolitain c. Montréal (Ville)[11], le juge Gonthier a écrit ce qui suit :

Par ailleurs, dans Smith, Stone & Knight, Ltd. c. Birmingham Corp., [1939] 4 All E.R. 116 (K.B.), le juge Atkinson en vient à la conclusion qu’une compagnie mère peut poursuivre les personnes responsables des dommages causés à l’une de ses filiales. En l’espèce, et indépendamment de cette dernière conclusion, l’accent est à mettre sur le cheminement emprunté par le juge pour en arriver à la constatation que la filiale n’opérait pas pour elle-même mais uniquement en tant que partie intégrante des activités de la compagnie mère. À cet effet, il consulte un certain nombre de décisions qui relèvent toutes du droit fiscal ce qui, il va sans dire, n’est pas sans intérêt pour le cas qui nous occupe. À l’aide de ces décisions, il identifie, à la p. 121, six facteurs qui justifient de traiter deux corporations comme une seule pour fins de taxation. Je les reproduis ci-dessous :

[traduction] (1) Les bénéfices étaient-ils considérés comme les bénéfices de la compagnie [mère]?

(2) [L]es personnes qui dirigeaient l’entreprise étaient-elles nommées par la compagnie mère?

(3) [L]a compagnie [mère] était-elle le cerveau dirigeant de l’initiative commerciale?

(4) [L]a compagnie [mère] dirigeait-elle l’initiative, décidait-elle de ce qui devait être fait et du capital à consacrer à l’initiative?

(5) [L]a compagnie [mère] réalisait-elle les bénéfices grâce à sa compétence et à ses directives?

(6) [L]a compagnie [mère] exerçait-elle une direction effective et continue?

Je souligne enfin l’affaire Aluminum Company of Canada Ltd. v. The Corporation of the City of Toronto, [1944] R.C.S. 267, qui, cette fois, relève clairement du droit fiscal, et dont l’extrait suivant du juge Rand, à la page 271, illustre la relation particulière que les tribunaux recherchent pour justifier l’assimilation de deux corporations à des fins de taxation :

[traduction] Notre Cour a établi, dans l’arrêt City of Toronto c. Famous Players’ Canadian Corporation Ltd. ([1936] R.C.S. 141), que l’entreprise d’une compagnie peut englober l’entreprise apparente ou nominale d’une autre compagnie lorsque, dans les circonstances, on peut affirmer que la seconde compagnie est en fait entièrement subordonnée à la première et que l’âme dirigeante de la première pénètre le voile de la personnalité morale de la seconde pour devenir elle-même l’entité qui agit. Il est inexact en pareil cas de prétendre que la compagnie subordonnée exploite l’entreprise au profit de la compagnie dominante. L’entreprise est en réalité celle de cette dernière, ce qui ne veut toutefois pas dire que la filiale ne peut à d’autres fins être l’entité juridique avec qui il faut traiter.

La question dans chaque cas, hormis celui du mandat officiel dont il n’est pas question ici, est donc de savoir si la compagnie mère domine de façon tellement intime et directe les mouvements de la compagnie subordonnée que celle-ci ne peut à proprement parler être considérée comme fonctionnant indépendamment.

À la lumière des décisions précitées, une corporation peut être considérée comme l’alter ego d’une autre lorsqu’on retrouve entre celles-ci une relation si intime que ce qui, en apparence, relève des affaires de l’une appartient, en réalité, aux activités de l’autre. Un nombre important de facteurs peut certes être identifié pour déterminer l’existence d’une telle relation; à mon sens, toutefois, l’élément le plus explicite et le plus susceptible d’englober la réalité du concept est le contrôle.

Il a été statué que des relations commerciales entre deux défenderesses ne constituent pas un motif de conclure qu’il existe un lien de droit entre celles-ci[12].

Toutefois, les tribunaux ont levé ou pénétré le voile de la personnalité juridique pour en arriver à rendre la justice[13].

Lors du contre-interrogatoire sur la négation de l’existence d’un lien de droit, les requérantes ont le droit d’examiner les liens entre les deux sociétés pour vérifier si l’une de celles-ci est l’alter ego de l’autre, ou si elles devraient être considérées comme une seule société.

Par conséquent, j’ai conclu que les questions sont pertinentes et appropriées, et qu’il faut y répondre.

Les paragraphes 3, 10 et 13 de l’affidavit donnent lieu à un sous-ensemble de questions concernant le renvoi au naproxen. Ils sont ainsi rédigés :

[traduction] 3. Pour obtenir ses avis de conformité, Nu-Pharm déposera sa propre présentation de drogue nouvelle ou, subsidiairement, fera un renvoi dans celle-ci à celle d’un autre fabricant qui a déjà obtenu un avis de conformité pour le médicament utilisé.

10. La présentation de Nu-Pharm pour son avis de conformité relativement aux comprimés de naproxen à libération lente renvoie à la présentation d’Apotex pour les comprimés de naproxen à libération lente et, comme l’indique la formulation des comprimés de naproxen à libération lente de Nu-Pharm, il s’agit de la même formulation que celle d’Apotex. Apotex fabriquera pour Nu-Pharm ses comprimés de naproxen à libération lente si Nu-Pharm obtient son avis de conformité.

13. L’entente intervenue entre Nu-Pharm et Apotex relativement aux comprimés de naproxen à libération lente est compatible avec l’entente préalable encore en vigueur conclue entre Nu-Pharm et Apotex relativement à un bon nombre d’autres produits pharmaceutiques. Dans chaque cas, Nu-Pharm, de son propre droit, doit présenter une demande afin d’obtenir son propre avis de conformité. C’est ce qu’elle essaie de faire relativement aux comprimés de naproxen à libération lente.

Indépendamment de ma décision sur les questions concernant les ayants droit, les questions portant sur ce point sont pertinentes et appropriées, et le témoin doit y répondre.

L’intimée, Nu-Pharm, peut présenter à la Cour une demande d’ordonnance préventive au sujet des réponses qui peuvent être données relativement aux liens qui existent entre Nu-Pharm et Apotex et qui pourraient contenir des renseignements de nature confidentielle.



[1] Une lettre datée du 6 mai 1996 de Nu-Pharm, constituant un avis d’allégation relativement aux comprimés de 750 mg de naproxen à libération prolongée.

[2] Merck Frosst Canada Inc. c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social) (1994), 55 C.P.R. (3d) 302 (C.A.F.), à la p. 320.

[3] DORS/93-133.

[4] Laferrière v. Gariépy (1921), 62 R.C.S. 557, le juge Mignault.

[5] Roberge c. Bolduc, [1991] 1 R.C.S. 374; Rocois Construction Inc. c. Québec Ready Mix Inc., [1990] 2 R.C.S. 440; Dumont Vins & Spiritueux Inc. c. Celliers du Monde Inc., [1992] 2 C.F. 634(C.A.), le juge d’appel Décary.

[6] Carl Zeiss Stiftung v. Rayner & Keeler Ltd. (No. 2), [1967] 1 A.C. 853 (H.L.), à la p. 936.

[7] Bower, George Spencer, The Doctrine of Res Judicata, Londres, Butterworths, 1969, aux p. 198, 204 et 207. (Deuxième édition de sir Alexander Kingcome Turner).

[8] Black’s Law Dictionary, 6e éd. St. Paul, Minn. : West Publishing Co., 1990, à la p. 1200.

[9] [1967] 1 A.C. 853 (H.L.), aux p. 936 et 937.

[10] [1991] 1 R.C.S. 374, aux p. 410, 411 et 413.

[11] [1994] 3 R.C.S. 29, aux p. 46 et 47.

[12] Gleeson v. J. Wippell, [1977] 1 W.L.R. 510 (Ch.D.).

[13] Re a Company, [1985] B.C.L.C. 333 (C.A.).

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