[1997] 1 C.F. 828
A-559-96
(T-569-95)
Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (appelant) (requérant)
c.
Erichs Tobiass (intimé) (intimé)
A-560-96
(T-938-95)
Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (appelant) (requérant)
c.
Johann Dueck (intimé) (intimé)
A-561-96
(T-866-95)
Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (appelant) (requérant)
c.
Helmut Oberlander (intimé) (intimé)
Répertorié : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Tobiass (C.A.)
Cour d’appel, juges Pratte, Marceau et Stone, J.C.A.—Toronto, 9, 10, 11, 12 et 13 décembre 1996; Ottawa, 14 janvier 1997.
Juges et tribunaux — Indépendance du pouvoir judiciaire — Rencontre en privé entre le sous-procureur général adjoint et le juge en chef de la Cour fédérale au sujet de la lenteur de la mise en état de renvois en matière de révocation de la citoyenneté devant le juge en chef adjoint — Celui-ci s’est dessaisi de ces dossiers — Le juge des requêtes conclut à l’atteinte à l’indépendance du pouvoir judiciaire et à l’abus des procédures — Ordonnance portant suspension des procédures — Affaire mettant en jeu l’indépendance du juge chargé du dossier, et non du pouvoir judiciaire — Le juge en chef a pour rôle de veiller à ce que « justice soit rendue dans les meilleurs délais » — Son intervention n’a pas porté atteinte à l’indépendance du juge en chef adjoint — Le sous-procureur général adjoint ne s’est pas servi du juge en chef comme d’un simple instrument — La lenteur de la procédure était le point focal de la rencontre et de la correspondance avec le juge en chef — Il y a eu ni atteinte à l’indépendance du pouvoir judiciaire, ni préjudice pour les intimés.
Pratique — Suspension d’instance — Le juge des requêtes a ordonné la suspension des procédures de révocation de la citoyenneté à la suite d’une rencontre en privé entre le juge en chef de la Cour fédérale et le sous-procureur général adjoint — La Cour est habilitée à suspendre une procédure dans l’intérêt de la justice, en application de l’art. 50(1)b) de la Loi sur la Cour fédérale — Il faut ordonner le redressement le moins onéreux — Les affaires en instance ne sont pas « les plus manifestes des cas » justifiant la suspension des procédures — Un redressement moins draconien était disponible — Les requêtes en suspension sont dénuées de fondement.
Citoyenneté et Immigration — Statut au Canada — Citoyens — Renvois déposés par le ministre en application de l’art. 18 de la Loi sur la citoyenneté et tendant à jugement déclarant que les intimés ont obtenu l’admission au Canada à titre de résidents permanents par fraude, fausse déclaration ou dissimulation intentionnelle de faits essentiels — Le sous-procureur général adjoint a rencontré en privé le juge en chef de la Cour fédérale pour se plaindre de la lenteur de la procédure — Il n’y a pas eu atteinte à l’indépendance du pouvoir judiciaire — La suspension des procédures n’est pas le redressement indiqué en l’espèce.
Appels contre la décision de la Section de première instance qui a suspendu les procédures de révocation de la citoyenneté concernant trois personnes soupçonnées d’avoir commis des crimes de guerre durant la Seconde guerre mondiale. Ces procédures faisaient suite aux renvois déposés par l’appelant en application de l’article 18 de la Loi sur la citoyenneté, en vue d’un jugement déclarant que les intimés ont obtenu l’admission au Canada à titre de résidents permanents « par fraude, fausse déclaration ou dissimulation intentionnelle de faits essentiels » au sens du paragraphe 10(1) de cette loi. Les avis de l’intention de révoquer la citoyenneté des intimés ont été envoyés en janvier 1995, n’empêche que les débats se poursuivaient encore au sujet de diverses requêtes interlocutoires en mai 1996. Bien que l’avocat représentant la Couronne ait fait part au juge chargé de ces dossiers, savoir le juge en chef adjoint, de ses préoccupations au sujet du retard et de l’urgence qu’il y avait à mettre l’affaire en état, ce dernier a continué à fixer l’échéancier de la procédure comme si de rien n’était. Le 1er mars 1996, un adjoint du sous-procureur général a rencontré le juge en chef de la Cour fédérale pour lui faire part des préoccupations de son ministère au sujet de la lenteur avec laquelle les trois renvois étaient instruits. Cette rencontre a été confirmée par un échange de lettres qui ont été subséquemment communiquées aux avocats des intimés et produites à la Cour en audience publique. Dans sa lettre au juge en chef, le sous-procureur général adjoint exprima sa crainte que les témoins à charge, déjà très âgés, pourraient mourir ou ne seraient pas en mesure de témoigner et que ces affaires ne seraient jamais entendues au fond. Le juge en chef a fait part de ces préoccupations au juge en chef adjoint qui a promis de réserver la première priorité aux dossiers de ce genre. À la suite de cette rencontre, les avocats des intimés ont fait part de leur intention d’introduire une requête en suspension des procédures pour cause d’atteinte à l’indépendance du pouvoir judiciaire. Peu de temps après, le juge en chef adjoint s’est dessaisi de ces dossiers. Les requêtes en suspension ont été accueillies, et une ordonnance rendue pour suspendre les trois procédures. Le juge des requêtes a conclu que la rencontre clandestine et l’intervention subséquente auprès du juge en chef adjoint constituaient une grave atteinte à l’indépendance du pouvoir judiciaire, et que cet affront était un « cas des plus manifestes ». Deux questions se posent en appel, savoir 1) s’il y a eu atteinte à l’indépendance du pouvoir judiciaire, et 2) si la suspension des procédures était la mesure de redressement indiquée.
Arrêt : les appels doivent être accueillis.
Le juge Marceau, J.C.A. : 1) Il n’est pas question ici de l’indépendance de l’institution qu’est la Cour elle-même. Il s’agit plutôt de l’indépendance nécessaire pour assurer l’impartialité d’un juge de la Cour, savoir le juge en chef adjoint, qui avait assumé la responsabilité de « gérer » les trois renvois jusqu’à ce qu’ils soient en état. Le sous-procureur général adjoint ne s’adressait pas au juge chargé des dossiers en question lui-même, le juge en chef ne lui servant que de voie de communication ou d’intermédiaire. Si tant est qu’il y ait eu tentative d’ingérence dans l’indépendance du pouvoir judiciaire, elle n’est venue que du juge en chef et elle n’a visé qu’un seul juge, celui qui était chargé des dossiers. L’indépendance du pouvoir judiciaire n’a pas été compromise du seul fait que le sous-procureur général adjoint a rencontré en privé le juge en chef et lui a envoyé subséquemment, à sa demande, un aide-mémoire à ce sujet. Pour ce qui est de savoir s’il y a eu effectivement atteinte à l’indépendance du pouvoir judiciaire, le sous-procureur général adjoint ne peut être vu que comme la source d’information qui a poussé le juge en chef à intervenir. Le seul élément d’information produit devant la Section de première instance est contenu dans les deux lettres susmentionnées, dont on ne saurait conclure que l’exécutif, ou son représentant, cherchait à imposer ses vues au juge chargé du dossier, ou que tous les protagonistes, en particulier le juge en chef et y compris le juge en chef adjoint, étaient de mauvaise foi. Présumer une forme spéciale de pression ou un motif particulier de crainte est hors de question. Tous les juges de la Cour sont égaux dans l’exercice de leurs fonctions juridictionnelles, et toute tentative de la part d’un juge en chef d’influer sur la décision à intervenir dans une affaire serait intolérable. D’un autre côté, le pouvoir et la responsabilité de gérer la Cour appartiennent au juge en chef. Celui-ci ne peut se désintéresser du rythme d’avancement ou de la considération en temps utile des affaires dont sa juridiction est saisie. Il a pour responsabilité de veiller à ce que sa juridiction rende justice dans les meilleurs délais. S’il a l’impression qu’une procédure se poursuit de façon anormalement lente, il tient de son mandat, non seulement le pouvoir, mais le devoir positif de s’informer. Il y a eu en l’espèce une simple intervention de la part d’un juge en chef pour connaître les raisons de la lenteur des procédures devant la Cour. Il s’était écoulé plus d’un an depuis le dépôt des avis de renvoi et la seule mesure positive pour l’avancement des procédures avait consisté à consacrer une journée de débats à la première des trois requêtes préliminaires, après quoi l’audience inachevée avait été ajournée de cinq mois. Le juge en chef n’aurait jamais pu savoir le pourquoi de ce retard tout à fait extraordinaire sans chercher à en connaître les raisons. Son intervention ne constituait pas une atteinte à l’indépendance du juge chargé du dossier; elle n’a pas eu lieu en faveur d’une partie au détriment de l’autre et ne pouvait en aucune façon compromettre l’impartialité de ce dernier.
2) Un arrêt des procédures ne peut être ordonné que par l’exercice du pouvoir prévu à l’alinéa 50(1)b) de la Loi sur la Cour fédérale. La suspension des procédures aura pour effet d’exclure, de façon absolue et pratiquement à jamais, la poursuite des renvois contre les intimés. Une décision aussi définitive, qui anéantit toute possibilité de juger les chefs d’accusation au fond, ne saurait être quelque chose que « l’intérêt de la justice exige ». Il n’y a pas eu faute en l’espèce. Le seul problème tient à l’impression que le public pourrait avoir que l’intervention du juge en chef était déplacée et compromettrait la liberté de jugement du juge chargé du dossier. C’est la mesure capable de réparer le problème que l’intérêt de la justice exige, et nulle autre. Il faut apporter le redressement le moins onéreux que peut requérir le manquement. La réparation moins draconienne était déjà en place, savoir que les dossiers avaient été confiés à un autre juge. Les requêtes en suspension des procédures étaient dénuées de fondement. Il n’y a pas eu en réalité atteinte à l’indépendance du pouvoir judiciaire mais, au mieux, un faux pas minime de la part du juge en chef. Le droit des intimés à un procès équitable ne serait pas compromis et ils n’ont subi aucun préjudice.
Le juge Stone, J.C.A. : Il importe qu’un tribunal soit perçu comme indépendant autant qu’impartial et que le critère de l’indépendance comporte cette perception. L’indépendance du pouvoir judiciaire est au cœur de l’aptitude de toute juridiction canadienne à rendre justice et à garantir la confiance du public dans l’administration de la justice. L’indépendance du juge inclut à la fois l’indépendance vis-à-vis du gouvernement et l’indépendance vis-à-vis des parties au litige. Le problème à résoudre était un problème d’échéancier, et le juge en chef n’a pas porté atteinte à l’indépendance individuelle du juge chargé du dossier en cherchant à savoir s’il y avait vraiment retard excessif. Il n’y a rien dans le dossier qui permette de penser que la rencontre avec le juge en chef et la lettre qui lui a été adressée par la suite avaient d’autre but que de faire part des préoccupations d’une partie qui se plaignait de la lenteur de la procédure, eu égard à l’âge et à l’état de santé des intimés et des témoins éventuels. Dans ses fonctions de surveillance, le juge en chef était raisonnablement tenu de se renseigner auprès du juge en chef adjoint au sujet de la plainte de lenteur dans la procédure. Il ne pouvait pas lui dire quelle suite il fallait réserver à cette plainte, et il n’y a aucune preuve qu’il l’ait fait. Une personne informée conclurait que la décision du juge en chef adjoint, par laquelle toutes les requêtes préliminaires ainsi que le jugement au fond seraient comprimés dans un laps de temps relativement court, aurait pour effet ultime de défavoriser chacun des intimés, et qu’elle a été prise « afin d’éviter » un renvoi à la Cour suprême.
2) Ces affaires ne sauraient être qualifiées de « cas les plus manifestes » justifiant la suspension pour remédier à l’abus des procédures. Il n’y a aucune preuve que le sous-procureur général adjoint ou le juge en chef eussent des motifs illégitimes ou fussent de mauvaise foi. Bien que la rencontre et la correspondance entre les deux aient eu lieu sans que les autres parties en fussent informées et que certains engagements figurant dans la correspondance donnent effectivement l’impression qu’il y a eu atteinte à l’indépendance du juge chargé du dossier, il ne s’agit pas là d’un acte si fautif qu’il viole la conscience de la collectivité à un point tel qu’il serait vraiment injuste et indécent de continuer. L’appréhension que l’indépendance du juge en chef adjoint ait pu être compromise ne saurait éclabousser les autres juges de la Section de première instance.
Le juge Pratte, J.C.A. : La première erreur commise dans la décision du juge des requêtes est sa conclusion que, par suite de l’intervention du juge en chef, on pourrait raisonnablement soupçonner de préjugé tous les juges de la Section de première instance. Personne ne pourrait prêter au juge des requêtes et à tous ses collègues la malhonnêteté et la pusillanimité que suppose cette conclusion. La seconde erreur du juge est sa conclusion que le juge en chef et le sous-procureur général adjoint avaient agi l’un et l’autre de mauvaise foi afin de favoriser la position du ministère public. La progression de la procédure devant le juge en chef adjoint était si lente qu’on pouvait légitimement se demander si justice était rendue avec une diligence raisonnable. Dès que le juge en chef fut informé de cette situation, il avait le devoir d’intervenir. Toutes les parties avaient le droit d’insister que justice soit rendue avec diligence; aucune ne pouvait prétendre avoir droit à une justice retardée.
LOIS ET RÈGLEMENTS
Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 24(1).
Loi sur la citoyenneté, L.R.C. (1985), ch. C-29, art. 10(1), 18.
Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 5(1)a), b), 6(3), 9(1), 10(1),(3), 50(1),(3).
Loi sur les tribunaux judiciaires, L.R.Q., ch. T-16, art. 96.
Règles de la Cour fédérale, C.R.C., ch. 663, Règle 920b)(iii),(iv).
JURISPRUDENCE
DÉCISIONS APPLIQUÉES :
Valente c. La Reine et autres, [1985] 2 R.C.S. 673; (1985), 52 O.R. (2d) 779; 24 D.L.R. (4th) 161; 23 C.C.C. (3d) 193; 49 C.R. (3d) 97; 19 C.R.R. 354; 37 M.V.R. 9; 64 N.R. 1; 14 O.A.C. 79; Beauregard c. Canada, [1986] 2 R.C.S. 56; (1986), 30 D.L.R. (4th) 481; 26 C.R.R. 59; 70 N.R. 1; R. c. Lippé, [1991] 2 R.C.S. 114; (1991), 64 C.C.C. (3d) 513; 5 C.R.R. (2d) 31; 5 M.P.L.R. (2d) 113; 128 N.R. 1; 39 Q.A.C. 241; Committee for Justice and Liberty et autres c. Office national de l’énergie et autres, [1978] 1 R.C.S. 369; (1976), 68 D.L.R. (3d) 716; 9 N.R. 115; Reza c. Canada, [1994] 2 R.C.S. 394; (1994), 116 D.L.R. (4th) 61; 21 C.R.R. (2d) 236; 24 Imm. L.R. (2d) 117; 167 N.R. 282; 72 O.A.C. 348; R. c. Power, [1994] 1 R.C.S. 601; (1994), 117 Nfld. & P.E.I.R. 269; 365 A.P.R. 269; 89 C.C.C. (3d) 1; 29 C.R. (4th) 1; 2 M.V.R. (3d) 161; 165 N.R. 241.
DÉCISIONS CITÉES :
Ruffo c. Conseil de la magistrature, [1995] 4 R.C.S. 267; (1995), 130 D.L.R. (4th) 1; 35 Admin. L.R. (2d) 1; 33 C.R.R. (2d) 269; 190 N.R. 1; R. c. O’Connor, [1995] 4 R.C.S. 411; (1995), 130 D.L.R. (4th) 235; [1996] 2 W.W.R. 153; 112 W.A.C. 1; 68 B.C.A.C. 1; [1996] B.C.W.L.D. 337; 103 C.C.C. (3d) 1; 44 C.R. (4th) 1; 33 C.R.R. (2d) 1; 191 N.R. 1; R. c. Jewitt, [1985] 2 R.C.S. 128; (1985), 20 D.L.R. (4th) 651; [1985] 6 W.W.R. 127; 21 C.C.C. (3d) 7; 47 C.R. (3d) 193; 61 N.R. 159; R. v. Young (1984), 46 O.R. (2d) 520; 13 C.C.C. (3d) 1; 40 C.R. (3d) 289; 10 C.R.R. 307; 3 O.A.C. 254 (C.A.); MacKeigan c. Hickman, [1989] 2 R.C.S. 796; (1989), 94 N.S.R. (2d) 1; 61 D.L.R. (4th) 688; 41 Admin. L.R. 236; 50 C.C.C. (3d) 449; 72 C.R. (3d) 129; 100 N.R. 81.
DOCTRINE
Friedland, Martin L. Une place à part : l’indépendance et la responsabilité de la magistrature au Canada. Ottawa : Conseil canadien de la magistrature, 1995.
Sgayias, David et al. Federal Court Practice 1996. Scarborough, Ont. : Carswell, 1995.
APPELS contre la décision de la Section de première instance ([1996] 2 C.F. 729 qui a ordonné la suspension de procédures de révocation de la citoyenneté pour cause d’atteinte à l’indépendance du pouvoir judiciaire. Appels accueillis.
AVOCATS :
W. Ian C. Binnie, c.r., Christopher A. Amerasinghe, c.r., et Paul J. Evraire, c.r., pour l’appelant (requérant).
Gesta J. Abols pour l’intimé Erichs Tobiass.
Donald B. Bayne et Michael Davies pour l’intimé Johann Dueck.
Michael A. Code et Robert B. McGee, c.r., pour l’intimé Helmut Oberlander.
PROCUREURS :
Le sous-procureur général du Canada pour l’appelant (requérant).
Gesta J. Abols, Toronto, pour l’intimé Erichs Tobiass.
Bayne, Sellar, Boxall, Ottawa, pour l’intimé Johann Dueck.
Sack, Goldblatt, Mitchell, Toronto, pour l’intimé Helmut Oberlander.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
Le juge Pratte, J.C.A. : Je partage l’opinion du juge Marceau et veux seulement ajouter quelques observations.
L’ordonnance rendue par le juge de première instance [[1996] 2 C.F. 729 est fondée sur deux erreurs manifestes.
La première est la conclusion du juge que, par suite de l’intervention du juge en chef, on pourrait raisonnablement soupçonner de préjugé tous les juges de la Section de première instance. Une personne raisonnable ne prêterait pas au juge de première instance et à tous ses collègues la malhonnêteté et la pusillanimité que suppose cette conclusion.
La seconde erreur du juge est sa conclusion que le juge en chef et le sous-procureur général adjoint qui s’était plaint auprès de lui de la lenteur de la procédure devant le juge en chef adjoint, avaient agi l’un et l’autre de mauvaise foi afin de favoriser la position du ministère public. Cette conclusion découlait d’une autre conclusion, savoir que les renvois progressaient normalement devant le juge en chef adjoint de sorte que le juge en chef n’avait aucune raison légitime d’intervenir. Cette conclusion est, elle aussi, évidemment erronée. La progression de la procédure devant le juge en chef adjoint était si lente qu’on pouvait légitimement se demander si justice était rendue avec une diligence raisonnable. Pendant près d’un an, les renvois n’avaient enregistré aucun progrès véritable; non seulement la Cour ne s’était prononcée sur aucune des requêtes préliminaires des parties, mais encore, après avoir commencé à entendre les arguments proposés à l’appui de l’une de ces requêtes le 12 décembre 1995, elle avait décidé d’en ajourner l’audition au 15 mai 1996, soit plus de cinq mois après. Dès que le juge en chef fut informé de cette situation, peu importe les circonstances dans lesquelles on lui avait communiqué cette information, il avait le devoir d’intervenir, même si son intervention pouvait faire échec aux tentatives des intimés de retarder l’audition des renvois le plus longtemps possible. L’intérêt qu’avaient les intimés à retarder la procédure n’était pas un intérêt légitime, digne de protection. Toutes les parties avaient le droit d’insister que justice soit rendue avec diligence; aucune ne pouvait prétendre avoir droit à une justice retardée.
L’ordonnance prononcée par le juge de première instance était donc aussi injustifiée que l’indignation qu’il a manifestée à l’égard de la conduite du juge en chef.
* * *
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
Le juge Marceau, J.C.A. : Il y a en l’espèce appel formé par le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration contre une ordonnance de la Section de première instance qui a suspendu, en application du paragraphe 50(1) de la Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7[1], les procédures figurant dans l’intitulé de cause ci-dessus.
Ces trois procédures faisaient suite aux renvois déposés par le ministre en application de l’article 18 de la Loi sur la citoyenneté, L.R.C. (1985), ch. C-29, modifiée, en vue d’un jugement déclarant que les intimés ont obtenu l’admission au Canada à titre de résidents permanents puis la citoyenneté canadienne par « fraude, fausse déclaration ou dissimulation intentionnelle de faits essentiels » au sens du paragraphe 10(1) de cette Loi[2]. Bien que déposés à des dates différentes, les renvois et les avis qui les précédaient sont essentiellement similaires, et comme les trois affaires appelaient le règlement des mêmes questions préliminaires de droit et de procédure, le juge en chef adjoint en a ordonné la jonction pour la solution de toutes questions préliminaires communes qui pourraient se poser à leur sujet. C’est en raison de cette ordonnance que les requêtes en suspension, similaires et respectivement introduites par les intimés dans chacun des trois dossiers, ont été jugées ensemble et décidées par une même ordonnance, laquelle fait l’objet de l’appel en instance.
Les faits qui ont conduit à l’ordonnance contestée ont été largement commentés dans les médias, où ils ont pris des proportions démesurées. Ils ont été aussi développés et clarifiés dans deux rapports d’enquête, qui ont reçu une large publicité. Il est clair cependant que notre Cour, siégeant en appel, doit juger à la lumière des seuls faits soumis au juge de première instance[3]. Sous cet éclairage, ils sont fort simples. Le 1er mars 1996, un adjoint du sous-procureur général a rencontré le juge en chef de cette Cour pour lui faire part des préoccupations de son ministère au sujet de la lenteur avec laquelle les trois renvois en question étaient instruits. Cette rencontre a été confirmée par un échange de lettres qui ont été subséquemment divulguées et produites à la Cour en audience publique. La seule information dont le juge des requêtes disposait au sujet de ce qui s’était dit au cours de cette rencontre et ce qui s’était passé après se trouvait dans ces deux lettres datées du même jour; pour cette raison, il convient de les reproduire textuellement ci-après :
[traduction]
Le 1er mars 1996 ENVOI PAR COURSIER
L’honorable J.A. Isaac, juge en chef de la Cour fédérale
Cour fédérale du Canada
Édifice de la Cour suprême du Canada
Ottawa (Ontario)
K1A 0H9
Monsieur le Juge en chef,
Objet : Erichs Tobiass, T-569-95, Helmut Oberlander, T-866-95 et Johann Dueck, T-938-95
Comme suite à notre rencontre de ce matin, au cours de laquelle je vous ai informé que le procureur général du Canada a été engagé à envisager de saisir la Cour suprême du Canada d’un renvoi tendant à résoudre certaines questions de droit préalables, en raison surtout du fait que la Section de première instance de la Cour fédérale ne peut ou ne veut pas faire diligence pour juger les causes susmentionnées.
Les avis d’intention de révoquer la citoyenneté des individus susnommés ont été envoyés en janvier 1995. Ces personnes avaient fait l’objet d’enquêtes pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité durant la Seconde Guerre mondiale. Au cours des trois mois suivants, leurs dossiers ont été déférés à la Cour fédérale. Après les formalités prévues à la Règle 920, des requêtes ont été introduites pour demander à la Cour des directives en matière de communication des preuves et de commission rogatoire. Ces requêtes, respectivement déposées les 13 avril (Tobiass), 11 mai (Oberlander) et 18 mai 1995 (Dueck), étaient nécessaires en ce qu’il n’existe aucune règle de procédure régissant les causes de ce genre. Nous avons suggéré d’appliquer la procédure suivie dans l’affaire Luitjens. Notre requête devait être entendue le 30 juin 1995. Le juge en chef adjoint Jerome, qui avait été saisi des trois dossiers, a décidé d’entendre toutes les requêtes préliminaires qui s’y rapportaient. Le 30 juin, l’avocat de Dueck soutient qu’il fallait fusionner les trois dossiers, et fait savoir qu’il se proposait d’introduire une requête en suspension des procédures pour abus de procédure. Le juge en chef adjoint Jerome a fusionné les trois dossiers et accordé l’ajournement malgré les objections de notre avocat. Il a fixé au 15 septembre 1995 le dépôt des mémoires et, lors d’une téléconférence tenue le 4 octobre 1995, il a fixé au 12 décembre 1995 l’ouverture des débats.
Le 12 décembre, l’avocat de Dueck a pu présenter ses arguments pendant une journée entière et il a été nécessaire de prévoir une reprise de l’audience. Le juge en chef adjoint Jerome a fait savoir que l’audience reprendrait en février 1996 malgré notre demande d’une date plus proche et bien que l’avocat de Dueck fût disponible au début de janvier. La Cour a refusé de fixer une date pour la reprise de l’audience alors que toutes les parties étaient présentes. Lorsque notre avocat appela la Cour en janvier 1996 pour demander la fixation d’une date pour la reprise de l’audience, il a été informé plusieurs jours après que les débats reprendraient les 15 et 16 mai. Nous avons écrit à la Cour pour faire part de nos préoccupations au sujet du long délai et de la nécessité qu’il y avait à instruire d’urgence ces dossiers. Nous avons suggéré de poursuivre l’argumentation au moyen de mémoires écrits. L’avocat de M. Dueck s’y est opposé, et le juge en chef adjoint Jerome a fait savoir que même en cas de mémoires écrits, il tenait à entendre l’argumentation de vive voix; au cours d’une téléconférence tenue le 18 février avec toutes les parties, il a confirmé les dates des 15 et 16 mai pour les débats.
La Cour fédérale sera probablement saisie d’une douzaine de cas semblables, et rien que pour cette année, il se peut que 6 personnes reçoivent un avis à cet effet.
Nous craignons que si ces affaires ne sont pas diligemment instruites, elles ne soient jamais entendues au fond. Un témoin primordial dans l’affaire Tobiass est atteint de cancer et ne sera peut-être pas en mesure de témoigner. Dans l’affaire Dueck, un principal témoin est mort, un autre est à l’hôpital, et deux autres sont si malades qu’il leur est impossible de voyager. Notre avocat estime qu’à l’allure actuelle de la procédure et compte tenu des appels relatifs aux questions interlocutoires, il se passera des années avant que ces causes puissent être entendues au fond.
Comme vous le savez, le public manifeste un grand intérêt pour le jugement au fond de ces affaires et le risque d’embarras est très élevé s’il devait penser que la justice n’est pas en mesure de s’occuper en temps voulu de ces causes urgentes.
Je vous serais obligé de toute aide que vous pourriez apporter en la matière.
Veuillez agréer les assurances de ma haute considération.
J.E. Thompson
Sous-procureur général adjoint
Contentieux des affaires civiles
(613) 957-4840/Télécopieur : 941-1972
ENVOI PAR COURSIER Le 1er mars 1996
Monsieur J.E. (Ted) Thompson, c.r.
Sous-procureur général adjoint
Direction du contentieux des affaires civiles
Ministère de la Justice
Ottawa K1A 0H8
Monsieur,
Objet : Erichs Tobiass, T-569-95, Helmut Oberlander, T-866-95 et Johann Dueck, T-938-95
Je vous écris au sujet de notre conversation de ce matin et de votre lettre subséquente concernant ces affaires.
J’ai fait part de vos préoccupations au juge en chef adjoint et, tout comme moi, il est prêt à prendre toutes les mesures raisonnables possibles afin d’éviter un renvoi à la Cour suprême du Canada.
Le juge en chef adjoint m’a informé que la Cour est actuellement saisie de cinq affaires de révocation de la citoyenneté : les trois mentionnées dans votre lettre et dont s’occupe M. Amerasinghe, et deux dossiers antérieurs, l’un mené par Mme Charlotte Bell (Khalil) et l’autre par M. Amerasinghe (Nemsila). Le juge en chef adjoint a entendu tous les témoignages et arguments dans l’affaire Nemsila, mais l’avocat de ce dernier lui a demandé de différer son jugement en attendant l’issue de la cause Khalil. L’argumentation de vive voix a commencé dans cette dernière affaire mais a été ajournée pour reprendre le 29 avril.
Vu les préoccupations exprimées dans votre lettre, le juge en chef adjoint rencontrera Mme Bell, ainsi que Mme Jackman qui représente l’intimé, au début de la semaine prochaine pour fixer une date pour l’argumentation finale. S’il est impossible de fixer une date proche, il rendra jugement dans l’affaire Nemsila puis entendra la cause Khalil le plus tôt possible.
En ce qui concerne les trois dossiers visés par votre lettre, le juge en chef adjoint fait savoir en premier lieu qu’avant de lire votre lettre, il ne se rendait pas pleinement compte de la nécessité qu’il y a à les instruire de façon aussi urgente que le souhaite le gouvernement. Cependant, maintenant qu’il s’en est rendu compte, il consacrera, à compter du 15 mai, une semaine à l’audition non seulement des questions préliminaires, mais aussi de la cause au fond. Enfin, il m’a demandé de vous faire savoir qu’à l’avenir, la Cour accordera la plus haute priorité aux causes de ce genre étant donné les préoccupations exprimées dans votre lettre.
Veuillez agréer les assurances de ma considération distinguée.
Julius A. Isaac
c.c. :—L’honorable James A. Jerome
Juge en chef adjoint
Selon le juge des requêtes, deux questions se dégageaient du contenu de ces lettres, et il les exprima par deux interrogations, savoir [à la page 739] :
(1) si la correspondance entre le juge en chef de la Cour fédérale et le sous-procureur général adjoint et leurs agissements sont des agissements qui compromettent l’indépendance du pouvoir judiciaire; et
(2) si la correspondance entre le juge en chef de la Cour fédérale et le sous-procureur général adjoint constitue un abus de procédure.
Il suffisait, d’après le juge, que l’une ou l’autre interrogation appelle une réponse affirmative pour que les requêtes en suspension soient accueillies. Comme il en vint à répondre affirmativement aux deux questions, il a rendu l’ordonnance attaquée suspendant les procédures dans les trois renvois.
Il convient de prendre acte dès le départ du caractère particulièrement difficile de cette affaire étant donné son sujet et les circonstances inusitées qui en ont accompagné le déroulement devant la Cour. D’abord, il s’agit en dernière analyse d’une question d’éthique, de jugement moral et de jugement de valeur, avec des ramifications sociales et philosophiques, certes pas d’une question de pur raisonnement juridique, et les concepts en jeu, savoir « indépendance du pouvoir judiciaire », « impartialité » et « abus de procédure », bien qu’ils aient été éloquemment et minutieusement analysés dans quelques arrêts célèbres de la Cour suprême, demeurent plus faciles à caractériser dans l’abstrait qu’à appliquer dans la vie réelle où, soumis à différentes interprétations subjectives, ils peuvent revêtir différents sens d’une personne à l’autre. Ensuite, les faits à apprécier pourraient susciter de telles conjectures que, saisis par une imagination débridée, ils risquent de compromettre l’objectivité, la modération et le sang-froid essentiels à l’exercice convenable de fonctions juridictionnelles. Puis, la notoriété acquise par cette affaire à cause de l’intérêt des médias, la parution de deux rapports officiels, et les interpellations au Parlement, ont imposé des contraintes extraordinaires sur la réflexion indépendante et entièrement personnelle, qui est au cœur du rôle du juge. Et enfin, le fait que les agissements du juge en chef de cette Cour aient été mis en cause oblige à un surcroît d’efforts pour ne pas se voir personnellement engagé dans le débat.
C’est après mûre réflexion et à la lumière de l’analyse que je m’apprête à exposer que je suis parvenu à ma conclusion. Cette conclusion peut dès maintenant être exprimée brièvement. À mon avis, les faits, tels qu’ils se dégagent du contenu des lettres citées supra, ne permettent pas de conclure qu’il y a eu atteinte à l’indépendance du pouvoir judiciaire, et, même à supposer qu’ils aient pu donner l’impression que cette indépendance a été tant soi peu compromise, la suspension des trois procédures, ordonnée à titre de réparation, n’était ni indiquée ni justifiée.
J’en viens maintenant aux deux questions à examiner.
I
Y a-t-il eu atteinte à l’indépendance du pouvoir judiciaire?
Pour s’attaquer proprement à une question, le premier impératif, et le plus fondamental, est de la définir soigneusement. Il s’agit là certainement d’un lieu commun, mais je pense que ce principe acquiert une dimension bien inhabituelle lorsqu’on l’applique au premier point litigieux à trancher. D’une part, les concepts en jeu sont à ce point fuyants que, si on ne fixe pas clairement le contexte dans lequel ils doivent s’appliquer, l’analyse peut vite s’écarter du sujet. D’autre part, et ce qui est plus important encore, la définition du point litigieux est, en l’espèce, la source centrale de conflit entre les parties, et entre l’approche du juge de première instance et la mienne propre.
Deux observations préliminaires d’importance capitale s’imposent à cet égard.
Il n’est pas question ici de l’indépendance de l’institution qu’est la Cour elle-même, de cette indépendance institutionnelle qu’a analysée la Cour suprême dans les célèbres arrêts Valente, Beauregard et Lippé[4]. Ce qui nous intéresse, c’est l’indépendance nécessaire pour assurer l’impartialité d’un juge de la Cour, savoir le juge en chef adjoint, qui avait assumé la responsabilité de « gérer » les trois renvois jusqu’à ce qu’ils soient en état. C’est ce qui ressort de façon incontestable des faits et qui ne pouvait qu’être reconnu par le juge des requêtes. En effet, on ne saurait présumer que le sous-procureur général adjoint s’est mis en rapport avec le juge en chef au nom du gouvernement ou à titre de représentant de celui-ci et, en cette qualité, a cherché à faire pression et à imposer les vues du gouvernement à la Cour. On ne peut non plus soutenir sérieusement que le sous-procureur général adjoint s’adressait en réalité au juge chargé des dossiers en question lui-même, le juge en chef ne lui servant que de voie de communication ou d’intermédiaire. Le sous-procureur général adjoint pouvait certes espérer et prévoir que son message parviendrait au juge chargé du dossier mais, je répète, il n’y a aucune preuve qui permette de penser qu’il se servait du juge en chef comme d’un simple instrument. Il a été fait grand cas de la soi-disant « menace » brandie par le sous-procureur général adjoint d’un renvoi à la Cour suprême pour la considération de l’une des requêtes préliminaires basée sur le paragraphe 24(1) de la Charte [Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]] afin de gagner du temps, mais pareille assertion était certainement destinée à convaincre le juge en chef de l’ampleur et du sérieux des préoccupations du Ministère et faisait simplement partie du message. Raisonner comme s’il en était autrement serait totalement injustifié. Si tant est qu’il y ait eu tentative d’ingérence dans l’indépendance du pouvoir judiciaire, elle n’est venue que du juge en chef et elle n’a visé qu’un seul juge, celui qui était chargé des dossiers.
À mon avis donc, il est tout à fait faux de prétendre qu’il y a eu en l’espèce atteinte à l’indépendance du pouvoir judiciaire par le gouvernement ou par son représentant, agissant seul ou de concert avec le juge en chef. Il est également faux de dire que l’indépendance du pouvoir judiciaire a été compromise par le seul fait que le sous-procureur général adjoint a rencontré en privé le juge en chef et lui a envoyé subséquemment, à sa demande, un aide-mémoire à ce sujet. En réalité, il ne nous appartient pas de porter jugement sur la conduite du sous-procureur général adjoint. En rencontrant le juge en chef pour lui faire part du sentiment de frustration de son ministère devant la lenteur de la procédure, a-t-il commis une indiscrétion grave et inacceptable, ou a-t-il dévié des normes que doit observer un fonctionnaire du ministère de la Justice? Cette question n’est pas devant la Cour. Comme n’est pas d’ailleurs la question de savoir s’il était avisé de la part du juge en chef et du sous-procureur général adjoint d’échanger des lettres rédigées dans les termes qu’ils ont employés en l’occurrence. Il va de soi que pour l’observateur de l’extérieur, la rencontre des deux, en tant qu’événement déclencheur, et les termes employés dans leur correspondance revêtent une certaine importance; j’y reviendrai plus loin. Mais, pour ce qui est de savoir s’il y a eu effectivement atteinte à l’indépendance du pouvoir judiciaire, le sous-procureur général adjoint ne peut être vu que comme la source d’information qui a poussé le juge en chef à intervenir. Celui-ci a reçu du premier des informations qu’il eût pu obtenir ailleurs, et la question eût été exactement la même si, de fait, il avait obtenu ces informations d’une autre source.
Ma seconde observation préliminaire est la suivante. Il ne faut pas oublier que, comme je l’ai déjà noté, le seul élément d’information produit devant la Section de première instance au sujet de l’intervention du juge en chef, soit la seule preuve sur la foi de laquelle l’ordonnance attaquée pouvait être rendue, est contenu dans les deux lettres reproduites ci-haut. Ce qu’on peut en tirer, c’est que le juge en chef a eu avec le juge chargé du dossier une conversation au cours de laquelle les informations reçues du sous-procureur général adjoint furent transmises et que le juge chargé du dossier a compris et s’est engagé à consacrer plus de temps à l’affaire. À cette information, on peut bien entendu ajouter le fait que le juge chargé du dossier a, subséquemment, pensé devoir s’en dessaisir. Voilà tout ce qui était devant le juge de première instance. De chercher plus loin serait, je crois, injuste et inacceptable. De dégager des deux lettres des éléments d’un complot au moyen duquel l’exécutif, ou son représentant, cherchait à imposer ses vues au juge chargé du dossier, par l’intermédiaire du juge en chef, non seulement revient à se livrer à des conjectures entièrement inacceptables et déplacées, comme je l’ai noté déjà, mais présuppose que tous les protagonistes, en particulier le juge en chef et y compris, dans un certain sens, le juge en chef adjoint, sont de mauvaise foi, une supposition que la Cour ne peut accepter, et qu’aucune personne raisonnable ne pourrait entretenir. Et présumer une forme spéciale de pression ou un motif particulier de crainte est hors de question. En fait, quiconque connaît tant soit peu l’organisation de la Cour fédérale et se rappelle que le juge chargé des dossiers ici n’est pas le premier venu mais le juge en chef adjoint, qui préside la Section de première instance et en dirige le fonctionnement quotidien, aurait du mal à l’imaginer en proie à quelque pression ou crainte que ce soit[5].
Ces deux observations préliminaires qui, malheureusement à mon avis, ont échappé au juge de première instance, permettent de placer dans ses justes proportions la question soulevée par le premier point litigieux, savoir si l’indépendance du juge responsable de la mise en état de ces affaires a été atteinte ou compromise de quelque façon que ce soit par l’intervention du juge en chef, dans une conversation au cours de laquelle des informations émanant du sous-procureur général adjoint ont été communiquées et discutées. C’est par la négative que je réponds à la question.
Ce qui est manifestement en jeu ici, c’est l’idée qu’on peut se faire du rôle et des responsabilités d’un juge en chef dans la gestion de sa juridiction, en gardant toujours à l’esprit l’indépendance nécessaire qu’il faut assurer aux juges puînés de cette juridiction dans l’exercice de leurs fonctions judiciaires. Il y a là un équilibre à réaliser et à maintenir, qui donne lieu à une difficulté qu’a évoquée le juge en chef Lamer dans Lippé[6] par cette observation que [à la page 138] « les membres de la Cour doivent jouir de l’indépendance judiciaire et être en mesure d’exercer leur jugement sans faire l’objet de pression ou d’influence de la part du Juge en chef ». Pour autant que je sache cependant, personne ne s’est jamais directement attaqué à la question de savoir comment réaliser ce juste équilibre, que ce soit dans la jurisprudence (bien que l’arrêt Ruffo c. Conseil de la magistrature, [1995] 4 R.C.S. 267, soit fort utile à cet égard) ou dans la doctrine (sauf indirectement par Martin L. Friedland dans son étude publiée en 1995 à l’intention du Conseil canadien de la magistrature[7]). De toute évidence, tous les juges de la Cour sont égaux dans l’exercice de leurs fonctions juridictionnelles, soit les fonctions propres à la considération et à la solution des litiges entre parties, et toute tentative de la part d’un juge en chef d’influer sur la décision à intervenir dans une affaire serait absolument intolérable. Il est tout à fait inutile de chercher à citer les autorités à l’appui d’un principe aussi évident. D’un autre côté, il ne fait pas de doute non plus que le pouvoir et la responsabilité de gérer la Cour et, pour reprendre les termes employés dans la Loi sur les tribunaux judiciaires[8] du Québec, de « voir au respect, en matière judiciaire, des politiques générales de la Cour », appartiennent au juge en chef; une situation qui a fait l’objet d’une longue analyse dans l’arrêt Ruffo, supra. Le problème, bien sûr, est d’appliquer ces principes généraux bien connus à des faits concrets, un problème d’autant plus difficile que la distinction entre fonctions administratives et fonctions juridictionnelles dans l’activité d’un tribunal judiciaire n’est pas nette, ces fonctions étant souvent reliées, interdépendantes, voire enchevêtrées dans certains cas d’espèce.
J’ai conscience que ces propositions demeurent fort simples, mais je pense qu’elles nous donnent les points de repère dont nous avons besoin.
C’est uniquement d’une question de délais dont il s’agit ici, délais critiqués comme étant excessifs, en d’autres mots, de lenteur dans la gestion de dossiers. La fonction qu’exerce le juge chargé d’un dossier pour ordonner, accepter ou établir des délais entre les diverses mesures nécessaires pour l’avancement de la procédure, est-elle une fonction administrative ou juridictionnelle? La réponse brève est, à mon avis, qu’elle peut avoir des éléments de l’une et de l’autre. Décider la chronologie des actes de procédure préliminaires d’une affaire est partie intégrante de l’avancement du dossier dans son ensemble et, dans la mesure où cette fonction peut avoir un effet sur l’issue finale de la cause, elle est certainement de nature juridictionnelle. Mais, il n’en est certes pas toujours nécessairement ainsi. C’est la raison pour laquelle les délais ont été établis qu’il faut regarder. Les délais peuvent s’expliquer par la nécessité qu’il y a à donner aux parties suffisamment de temps pour se préparer étant donné les diverses étapes à accomplir de façon adéquate et la complexité du dossier; ils peuvent s’expliquer par la maladie d’une partie ou de son avocat; ils peuvent s’expliquer par l’impossibilité de trouver une salle disponible pour la reprise des audiences; ils peuvent s’expliquer par les projets de vacances du juge saisi ou de son plan de travail, etc.
À mon avis, un juge en chef ne peut se désintéresser totalement du rythme d’avancement ou de la considération en temps utile des affaires dont sa juridiction est saisie. Il a pour responsabilité de veiller à ce que sa juridiction rende justice dans les meilleurs délais. C’est même son devoir d’assumer à cet égard un rôle actif et un rôle de surveillance. De toute évidence, étant donné l’effet profond que les décisions relatives à la gestion diligente d’une procédure peut avoir sur l’issue finale de l’affaire, ce rôle sera normalement exercé au niveau de surveillance générale, et rarement à l’égard de cas d’espèce. Mais si le juge en chef a l’impression qu’une procédure se poursuit de façon anormalement lente, considérant l’objet du litige, ou s’il a raison de penser que les responsabilités de la Cour ne sont pas remplies avec diligence, il tient de son mandat, non seulement le pouvoir, mais le devoir positif de s’informer. Il va de soi que si son investigation révèle que le retard tient à une raison tant soit peu d’ordre juridictionnel, il doit y mettre fin immédiatement. Mais le simple fait de poser la question ne peut certainement pas être considéré en soi comme une atteinte à l’indépendance du juge chargé du dossier.
Qu’avons-nous ici sinon une simple intervention de la part d’un juge en chef pour connaître les raisons de la lenteur des procédures devant la Cour, intervention d’autant plus compréhensible en l’espèce que le retard semblait tenir en partie au manque de salles d’audience et de personnel de la Cour. On a dit qu’elle était « viciée » parce qu’elle faisait suite à la rencontre entre le juge en chef et le sous-procureur général adjoint. Je répète cependant que c’est l’intervention du juge en chef qui nous intéresse, non celle du sous-procureur général adjoint, puisqu’il a été question d’une atteinte à l’indépendance du juge chargé du dossier, et que la seule personne qui se soit entretenue avec celui-ci au sujet de la lenteur des dossiers a été le juge en chef. On a dit aussi que l’enquête était sans objet, puisque la procédure progressait normalement. Il est difficile de souscrire à pareille assertion, vu le caractère inusité des circonstances qui entouraient les affaires en cause, conjugué avec le fait qu’il s’était écoulé plus d’un an depuis le dépôt des avis de renvoi et que la seule mesure positive pour l’avancement des procédures avait consisté à consacrer une journée de débats à la première des trois requêtes préliminaires, après quoi l’audience inachevée avait été ajournée de cinq mois. Le juge en chef n’aurait jamais pu savoir le pourquoi de ce retard tout à fait extraordinaire sans chercher à en connaître les raisons. On a dit également que le retard tenait en grande partie au défaut de l’appelant de communiquer toutes les pièces requises, mais l’une des requêtes préliminaires avait justement pour objet de déterminer quelles pièces étaient requises; d’ailleurs, le manque de diligence ou la réticence possible à communiquer des documents n’expliquent pas les retards dans les comparutions et la disponibilité de la Cour. Sur ce point encore, seul le juge chargé du dossier pouvait donner les explications nécessaires. On a prétendu enfin que le fait de transmettre l’information selon laquelle le Ministère envisageait de saisir la Cour suprême d’un renvoi pour gagner du temps valait pression abusive. Mais quelle conséquence préjudiciable un renvoi à la Cour suprême pourrait-il réellement avoir pour les juges de notre Cour, pris individuellement? En dernière analyse, rien ne permet de conclure que le juge en chef, par son investigation, entendait aller plus loin que de discuter de la situation avec le juge en chef adjoint dans le seul but de s’acquitter de sa responsabilité à l’égard du mandat de la Cour qui est de « rendre justice en temps utile » et d’éviter ce faisant un embarras possible pour l’institution. Ainsi suis-je d’avis que l’intervention du juge en chef dans les circonstances de l’espèce ne constituait pas une atteinte à l’indépendance du juge chargé du dossier; elle n’a pas eu lieu en faveur d’une partie au détriment de l’autre et ne pouvait en aucune façon compromettre l’impartialité de ce dernier. Il en serait de même quel que soit le juge responsable, mais c’est d’autant plus évident lorsque l’on songe qu’il s’agit en l’espèce du juge en chef adjoint.
Cette conclusion est-elle décisive? Il est bien établi qu’elle n’est pas entièrement satisfaisante. L’objectivité du juge, son impartialité et son indépendance vis-à-vis de toutes les parties sont d’autant de prémisses si importantes—prémisses sur lesquelles notre système de justice est bâti—qu’il est impératif, pour s’assurer la confiance totale des justiciables, que non seulement il ne soit dans les faits l’allié ou le soutien d’aucune partie, mais encore qu’il ne donne pas l’impression de l’être. Il faut donc élargir la question pour se demander si, bien qu’il n’y ait pas eu dans les faits violation, un observateur raisonnable pourrait croire qu’il y a eu atteinte à l’indépendance du juge chargé du dossier et que, par conséquent, son impartialité a été compromise. Je doute que donner effet à l’impression d’un observateur de l’extérieur soit aussi impératif en l’espèce, où il est question des rapports entre les juges d’une même juridiction, que dans le cas où l’indépendance institutionnelle de cette juridiction ou l’indépendance de ses juges vis-à-vis des pressions extérieures est en jeu; et de toute façon, j’ai confiance qu’une personne raisonnable, pénétrée du rôle et des responsabilités d’un juge en chef ainsi que de l’organisation particulière de la Cour fédérale avec ses deux sections[9], ne douterait pas que les agissements du juge en chef ne constituaient pas une atteinte à l’indépendance du juge en chef adjoint. Je suis néanmoins disposé à accepter que vu la méprise évidente de tellement de gens; vu aussi la séquence extraordinaire des événements : la rencontre entre le juge en chef et le représentant du Ministère, la correspondance subséquente, la conversation entre le juge en chef et le juge chargé du dossier au sujet des préoccupations et du sentiment de frustration du Ministère, la production des lettres susmentionnées en audience publique, le fait que le juge chargé du dossier s’est récusé par la suite, auquel on pourrait ajouter la déclaration faite par le ministre de la Justice au Parlement; vu enfin le fait indéniable que la lettre du juge en chef pourrait être interprétée de façon à justifier la conclusion que le juge en chef adjoint a été contraint de changer d’avis au sujet de l’échéancier à observer, il pourrait être difficile de dissiper entièrement dans l’esprit des observateurs quelque doute que la situation fût vraiment normale et ne pesât en aucune façon sur la liberté dont le juge chargé du dossier doit jouir pour exercer ses fonctions judiciaires comme il l’entend. Mais alors se pose la seconde question. Quel redressement, si tant est qu’il en fallut un, était indiqué?
II
Si un redressement s’impose, la suspension des procédures en est-il un approprié?
Sauf le respect que je lui dois, il me faut en premier lieu rejeter la manière dont le juge de première instance a défini ce point litigieux. Il est évident que ce qu’ont fait le juge en chef et le sous-procureur général adjoint ne saurait constituer en soi un abus des procédures, tel que ce concept s’entend dans la langue judiciaire. Ce ne sont pas les agissements contestés qui constituent l’abus des procédures, mais la poursuite de celles-ci en dépit de ces agissements. La question qui se pose véritablement est de savoir si le doute qui peut subsister au sujet de la régularité de l’intervention du juge en chef justifie un arrêt des procédures, arrêt qui ne peut être ordonné que par l’exercice du pouvoir prévu à l’alinéa 50(1)b) de la Loi sur la Cour fédérale, dont je reproduis le texte de nouveau pour plus de commodité :
50. (1) La Cour a le pouvoir discrétionnaire de suspendre les procédures dans toute affaire :
…
b) lorsque, pour quelque autre raison, l’intérêt de la justice l’exige. [Non souligné dans l’original.]
Dans les circonstances actuelles, il faut présumer que la suspension des procédures aura pour effet d’exclure, de façon absolue et pratiquement à jamais, la poursuite des renvois contre les intimés. Cela étant, je vois mal comment une décision aussi définitive, qui anéantit toute possibilité de juger les chefs d’accusation au fond, pourrait être quelque chose que « l’intérêt de la justice exige ».
Il est clair que l’affaire en instance est complètement différente de celles où il a été jugé que le ministère public avait commis une faute de nature à discréditer l’administration de la justice et qu’il fallait contrebalancer par une mesure de réparation susceptible d’opérer une sorte de purification. Il n’y a pas eu, à mon avis, faute en l’espèce. Le seul problème tient à l’impression que le public pourrait avoir que l’intervention du juge en chef, motivée par la révélation du sous-procureur général adjoint, était déplacée et compromettrait la liberté de jugement du juge chargé du dossier. C’est la mesure capable de réparer le problème que l’intérêt de la justice exige, et nulle autre. En effet, la Cour suprême a, à plusieurs reprises, et tout récemment dans R. c. O’Connor[10], affirmé qu’il fallait apporter le redressement le moins onéreux que peut requérir le manquement.
Le juge de première instance a fondé sa décision sur sa croyance [à la page 746] qu’« [u]ne personne raisonnable conclurait qu’à supposer que le juge en chef adjoint se dessaisisse de ces trois dossiers, un autre juge donnerait lui aussi l’impression de céder à la pression exercée par le juge en chef de la Cour fédérale et le sous-procureur général adjoint ». Je ne puis qu’exprimer mon désaccord. Même si l’on suppose que l’intervention du juge en chef suffit à susciter une crainte raisonnable que le juge en chef adjoint demeure influencé par les préoccupations du juge en chef et, par suite, ne peut plus juger de façon impartiale, rien ne permet de penser qu’une personne raisonnable étendrait cette crainte de préjugé à l’égard de tous les juges de la Cour, du moins à tout autre égard que la nécessité de procéder diligemment dans ces dossiers. Il suffit de citer pour preuve le jugement dont est appel. Je ne peux imaginer que l’indépendance ou l’impartialité, ou les deux à la fois, de la Cour tout entière, et non juste du juge chargé de ce dossier, puisse paraître ainsi compromise aux yeux de quelque personne raisonnable et avisée. Une fois la gestion des dossiers prise en charge par un autre juge, toute perception possible d’absence d’indépendance de la part de ce dernier a été ramenée sous le seuil du raisonnable. Quel que fût le degré d’influence qui ait pu s’exercer sur le juge initialement chargé du dossier, il sera certainement si faible à l’égard de son remplaçant qu’aucune personne raisonnable ne s’en soucierait.
L’affaire en instance n’a rien de commun avec les cas où « forcer le prévenu à subir son procès violerait les principes de justice fondamentaux qui sous-tendent le sens du franc-jeu et de la décence qu’a la société » (R. c. Jewitt, [1985] 2 R.C.S. 128, à la page 135 [où on a repris ce qui a été dit dans R. v. Young (1984), 46 O.R. (2d) 520 (C.A.), à la page 551]). Au contraire, elle rappelle davantage la situation constatée dans R. c. O’Connor, supra, où une réparation moins draconienne est disponible et doit être appliquée au lieu de la suspension des procédures. En l’espèce, la réparation moins draconienne était déjà en place, savoir que les dossiers avaient été confiés à un autre juge. À mon humble avis, les requêtes en suspension des procédures étaient totalement dénuées de fondement.
Je n’oublie pas que l’article 50 de la Loi sur la Cour fédérale investit le juge du pouvoir discrétionnaire de décider la suspension des procédures et que des conditions strictes doivent être réunies avant qu’une juridiction d’appel puisse intervenir au sujet d’une décision discrétionnaire. Mais ces conditions, telles que la Cour suprême les a encore confirmées dans Reza c. Canada, [1994] 2 R.C.S. 394, sont certainement réunies en l’espèce, je l’affirme avec respect. Il m’apparaît clair que le juge des requêtes a exercé son pouvoir discrétionnaire de redressement sur la base de mauvais principes ou sans avoir égard à toutes les considérations pertinentes, dont les plus importantes sont qu’il n’y a pas eu en réalité atteinte à l’indépendance du pouvoir judiciaire mais, au mieux, un faux pas minime, non pas de la part du gouvernement mais de la part du juge en chef; que rien ne permet de dire que le droit des intimés à un procès équitable serait compromis; que, dans les faits, les intimés n’ont subi aucun préjudice quelconque; et qu’il y a un intérêt public important à ce que des chefs d’accusation aussi graves que ceux qui ont été portés contre les intimés soient jugés au fond.
Je me prononce pour l’accueil des trois appels, l’annulation de l’ordonnance de la Section de première instance et le rejet des trois requêtes en suspension des procédures.
* * *
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
Le juge Stone, J.C.A. : J’ai pris connaissance de l’avant-projet des motifs de jugement de mes deux collègues et, tout en convenant qu’il faut faire droit à ces appels, je tiens à analyser plus en détail le contexte du litige à l’origine des incidents du 1er mars 1996, les principes juridiques que j’estime pertinents et leur application aux faits des causes.
Ces appels soulèvent deux questions importantes, savoir si le juge des requêtes a eu raison de conclure qu’aucun juge de la Section de première instance ne pourrait faire preuve d’indépendance dans le jugement de ces affaires et si, dans ces conditions, il y avait lieu d’ordonner la suspension pour abus de procédure. Il se pose aussi, au préalable, une troisième question, celle de savoir si la décision de suspendre les procédures est susceptible d’appel vu sa nature discrétionnaire.
Il n’y a guère de désaccord entre les parties au sujet des faits saillants. Là où il y a conflit, c’est, comme nous le verrons plus loin, lorsqu’il s’agit de caractériser ces faits.
Il convient tout d’abord de situer les incidents du 1er mars 1996 dans le contexte du litige qui était pendant devant la Section de première instance. Par « avis relatif à la citoyenneté » en date du 27 janvier 1995 envoyé à chacun des intimés, l’appelant leur a fait part de son intention d’appliquer l’article 18 de la Loi sur la citoyenneté, L.R.C. (1985), ch. C-29, modifiée (la Loi), pour révoquer leur citoyenneté qu’ils avaient acquise en vertu de la législation antérieure. Dans cet avis, il reprochait à chacun d’eux d’avoir acquis la citoyenneté « par fraude, fausse déclaration ou dissimulation intentionnelle de faits essentiels ». L’appelant a déposé auprès de la Cour un « avis de renvoi » à l’égard de l’intimé Tobiass le 20 mars 1995, de l’intimé Oberlander le 24 avril 1995, et de l’intimé Dueck le 1er mai 1995. Par la suite, il a, en application des sous-alinéas 920b)(iii) et (iv) des Règles de la Cour fédérale [C.R.C., ch. 663], signifié à chacun des intimés « un résumé des faits et de la preuve sur lesquels [l’appelant] a l’intention de s’appuyer à l’audition de l’affaire » et « une liste des noms et adresses de tous les témoins qu’il a l’intention d’assigner à l’audition de l’affaire et de tous documents qu’il a l’intention de présenter en preuve ». La Règle 920 fixe la procédure applicable aux affaires visées à l’article 18 de cette Loi. En voici le texte :
Règle 920. Les dispositions suivantes s’appliquent à l’audition d’une affaire (article 17 de la Loi) :
a) sur réception d’une demande voulant que l’affaire soit renvoyée devant la Cour, présentée par une personne (ci-après appelée la « personne ») à l’égard de laquelle le Ministre a l’intention de faire un rapport conformément à l’article 9 de la Loi, le Ministre, s’il décide de renvoyer l’affaire devant la Cour, doit faire parvenir au greffe une copie de la demande et de son renvoi devant la Cour;
b) le Ministre doit, dans les 14 jours qui suivent, déposer au greffe et signifier à la personne,
(i) la demande présentée par cette personne conformément au paragraphe 13(1) de la Loi,
(ii) la décision du juge de la citoyenneté sur cette demande,
(iii) un résumé des faits et de la preuve sur lesquels le Ministre a l’intention de s’appuyer à l’audition de l’affaire, et
(iv) une liste des noms et adresses de tous les témoins qu’il a l’intention d’assigner à l’audition de l’affaire et de tous documents qu’il a l’intention de présenter en preuve;
c) les dispositions des Règles 906, 907, 908, 909, 910, 915, 916, 917 et 919 doivent également recevoir application en autant qu’elles sont applicables[11].
En avril et mai 1995, l’appelant a signifié et déposé dans chaque dossier une requête en désignation d’un juge et, le cas échéant, en directives. Il y a eu ensuite un échange de lettres à ce sujet entre l’appelant et les avocats respectifs des intimés. Cette correspondance a été suivie à diverses dates en mai et juin 1995 des requêtes en directives de deux des intimés et d’une requête de l’intimé Oberlander en communication de toutes les pièces. Fin juin 1995, deux des intimés ont déposé des requêtes en jonction de toutes les requêtes en directives. Le juge en chef adjoint a entendu les parties le 30 juin 1995 en audience publique, au cours de laquelle l’avocat représentant l’intimé Dueck a fait savoir qu’il introduirait sous peu une requête en suspension pour abus de procédure. Au même moment, l’avocat de l’intimé Tobiass a soulevé certaines exceptions d’incompétence. Dans ce contexte et visiblement malgré l’objection de l’avocat de l’appelant, le juge en chef adjoint a ordonné[12] que « toutes conclusions d’incompétence, d’invalidité constitutionnelle ou d’abus de procédure, y compris celles tirées d’arguments fondés sur la Charte » soient déposées par écrit avec pièces à l’appui au 31 juillet 1995 au plus tard, que l’appelant y réponde au 31 août 1995 au plus tard et que les répliques soient déposées au 15 septembre 1995 au plus tard. Cette ordonnance a eu pour effet entre autres d’ajourner sine die le règlement de toutes les requêtes déposées jusque là par les parties. N’empêche, ainsi qu’il ressort du dossier, que l’appelant a communiqué certaines pièces dans ces dossiers, sans pour autant satisfaire les intimés.
Par lettre en date du 30 juin 1995, l’avocat de l’intimé Dueck a demandé à l’appelant de lui communiquer certaines informations nécessaires à la requête en suspension qu’il s’apprêtait à introduire. La même demande a été faite par l’avocat de l’intimé Tobiass le 7 juillet 1995. Un conflit s’est vite fait jour au sujet de ces demandes. Par lettre en date du 21 juillet 1995 au greffe de la Cour, l’appelant a demandé que le juge en chef adjoint se prononce sur ce nouveau point litigieux, en prévoyant au besoin une audience pour donner de nouvelles directives. Entre-temps, les parties se sont conformées à l’ordonnance du 30 juin 1995, chacun des intimés déposant pour sa part une requête en suspension des procédures. Le 4 octobre 1995, le juge en chef adjoint a entendu les parties par téléconférence, comme prévu par l’ordonnance du 30 juin 1995. Au cours de cette audience, l’avocat de l’appelant a annoncé qu’il entendait faire valoir le secret des informations dont les intimés demandaient la communication en vue des requêtes en suspension. Tous les avocats sont convenus que les questions de communication et de secret devaient être décidées en priorité, après quoi le juge en chef adjoint a fixé la date du 12 décembre 1995 pour les débats en la matière[13].
L’argumentation présentée par l’avocat de l’intimé Dueck a pris toute la journée d’audience du 12 décembre 1995, après quoi les débats ont été ajournés jusqu’à nouvel ordre. Le 10 janvier 1996, le juge en chef adjoint a fixé la date du 15 mai pour la reprise des débats[14]. Ce qui ne convenait pas à l’appelant. Le 15 janvier 1996, son avocat, Me Amerasinghe, a écrit à la Cour[15] pour s’opposer vigoureusement au long délai et proposer un échéancier pour le dépôt des conclusions écrites, non pas verbales, le tout devant être terminé au 15 mars 1996 au plus tard. Voici les raisons qu’il donnait pour expliquer cette proposition :
[traduction] Que la conclusion des débats sur une question préliminaire soit prévue pour les 15 et 16 mai 1996 n’est pas satisfaisant du point de vue du requérant. Ces affaires ont été renvoyées à la Cour au printemps dernier (le dossier Tobiass le 20 mars, le dossier Oberlander le 28 avril, et le dossier Dueck le 4 mai 1995) et la Cour n’a encore rendu une seule décision sur l’une quelconque des questions préliminaires soumises à son jugement. En fait, la requête en cours au sujet du secret de divers documents de la Couronne, représente une question préalable à trancher dans le cadre de la requête en suspension des intimés, laquelle à son tour représente une question préalable à trancher dans le cadre des requêtes en directives, toujours pendantes dans les trois affaires.
Je comprends que la Cour doive accorder son emploi du temps avec celui des avocats des intimés, mais un certain nombre de facteurs dictent que ces affaires soient instruites avec diligence. Les intimés comme les témoins à citer par le requérant sont bien âgés, et certains d’entre eux sont probablement dans un état de santé précaire. Il est dans l’intérêt de toutes les parties que ces affaires soient jugées au fond dès que possible, et vu l’âge avancé des parties et des témoins, il est conforme à la justice d’instruire ces dossiers aussi diligemment que possible.
Le 19 février 1996, le juge en chef adjoint a tenu une téléconférence sur cette objection et, après avoir entendu les avocats des parties, il a décidé que les débats se poursuivraient « comme précédemment prévu », les 15 et 16 mai 1996.
Voilà où en était la procédure à la fin de février 1996. En bref, l’audition des diverses requêtes en directives et en communication des pièces, introduites en avril, mai et juin 1995, avait été en fait différée jusqu’à ce que les requêtes en suspension des procédures et les questions connexes eussent été tranchées. Les débats relatifs à la communication des pièces et au secret de documents devaient reprendre les 15 et 16 mai 1996. Ce n’est qu’après que ces questions auraient été réglées que la Cour pourrait entendre les requêtes en suspension elles-mêmes. Si celles-ci n’étaient pas accueillies, elle s’attaquerait alors aux diverses autres requêtes préliminaires pendantes depuis avril, mai et juin 1995, et ce ne serait qu’après qu’elle pourrait passer au jugement au fond de ces affaires.
Le 1er mars 1996, le sous-procureur général adjoint est venu voir le juge en chef de la Cour à son cabinet à Ottawa. Cette rencontre a été suivie d’un échange de lettres entre les deux, lesquelles sont textuellement reproduites dans les motifs de décision de mon collègue le juge Marceau [supra, aux pages 837 à 839]. Elles se passent de commentaires. Le 7 mars 1996, Me Amerasinghe en a envoyé copie aux avocats des parties. Voici ce qu’on peut lire dans sa lettre explicative :
[traduction] J’ai appris que M. Thompson [sous-procureur général adjoint (Contentieux des affaires civiles)], qui est responsable de la conduite de toutes les affaires civiles engagées par ou contre l’État fédéral, a rencontré le juge en chef de la Cour fédérale du Canada pour voir si la Cour était en mesure d’instruire cette année jusqu’à douze affaires de révocation de la citoyenneté de personnes dont les activités durant la Seconde guerre mondiale avaient fait l’objet d’enquêtes, et pour discuter des mesures administratives à prendre en vue du règlement avec diligence de ces affaires. Dans ce contexte, il a exprimé en termes généraux sa préoccupation au sujet du rythme de progression des affaires pendantes devant la Cour et a informé le juge en chef des mesures qu’envisageait le gouvernement pour accélérer le processus.
Le juge en chef a demandé à M. Thompson de lui donner l’état chronologique des trois affaires de révocation de la citoyenneté en instance devant la Cour pour lui permettre d’en parler au juge en chef adjoint. Par suite, M. Thompson lui a envoyé la lettre en date du 1er mars 1996. Le juge en chef ayant fait état dans sa réponse des mesures que se proposait de prendre le juge en chef adjoint pour accélérer l’instruction de ces affaires dont il est actuellement saisi, j’ai pour instructions de vous inviter à faire part au juge en chef adjoint de ce que vous pensez des mesures qu’il se propose de prendre pour expédier l’affaire[16].
Il convient de relever les mesures prises par la Cour après le 7 mars 1996, durant la période précédant la reprise des débats prévue pour le 15 mai 1996. Le 10 avril 1996, le greffe de la Cour a téléphoné à l’avocat de chaque partie pour l’informer de ce qui suit :
[traduction] La Cour entendra le restant des requêtes préliminaires en communication des pièces et toutes autres requêtes, y compris les requêtes en suspension des procédures et probablement aussi les requêtes en directives, les 15 et 16 mai 1996 ainsi que la semaine suivante à compter si possible de l’après-midi du 21 mai (le juge aura à entendre le matin une autre affaire qui pourra se terminer à ce moment-là, auquel cas l’affaire Dueck et al. sera entendue dans l’après-midi) ou du matin du 22 au plus tard, et pendant tout le restant de la semaine. En outre, il sera disponible, la dernière semaine de juin et tout le mois de juillet, pour s’occuper de tout ce qui sera encore pendant[17].
Ensuite, le 23 avril 1996, une lettre a été envoyée à la Cour par l’avocat de l’intimé Dueck qui faisait part de son intention d’introduire une requête en suspension des procédures pour atteinte à l’indépendance du pouvoir judiciaire, survenue le 1er mars 1996[18]. Le lendemain, le juge en chef adjoint a ordonné à toutes les parties de comparaître le 30 avril 1996 « pour une conférence au sujet des dossiers susmentionnés[19] ». Le but précis de cette rencontre est expliqué dans un aide-mémoire daté du 25 avril 1996 que le juge en chef adjoint a envoyé au greffe pour transmission aux avocats de toutes les parties, et dans lequel il fait savoir que la conférence aurait pour objet de « discuter de l’emploi du temps pour les journées d’audience prévues pour les 15 et 16 mai, de l’ordre des arguments et de la question de savoir si d’autres délais sont nécessaires pour conclure les débats sur les questions préliminaires dans les trois dossiers[20] ». Le juge en chef adjoint y aborde aussi la question de savoir s’il pouvait demeurer saisi de ces dossiers. Voici ce qu’il écrit à ce sujet :
[traduction] Cependant, à la lumière de la lettre de M. Bayne, nous devons examiner aussitôt que possible la question de savoir si je peux continuer à entendre ces affaires. Il se peut, si nous en avons le temps, que j’examine cette question mardi. Sinon, je le ferai la semaine suivante, préférablement le mercredi 8 mai à 14 heures, à Ottawa[21].
Le 30 avril 1996, les parties ont comparu devant le juge en chef adjoint siégeant en audience publique à Toronto. Dès l’ouverture de l’audience, il a fait savoir que [traduction] « le principal point à l’ordre du jour … du 15 sera d’en terminer avec la question des documents », et que si les débats ne prenaient pas fin ce jour-là, « la date du 16 est aussi réservée à cette fin ». Cependant, il est devenu bientôt manifeste que l’intimé Dueck allait introduire sous peu une requête en suspension des procédures. Il y a eu ensuite une discussion sur la nécessité de fixer d’autres dates pour l’audition d’une telle requête, au cas où l’audience des 15 et 16 mai 1996 ne suffirait pas. Au cours de l’audience, le juge en chef adjoint a fait savoir qu’il « ne se sentait pas très à l’aise » pour demeurer saisi de ces dossiers du moment qu’une requête en suspension des procédures serait bientôt déposée[22]. L’avocat de l’intimé Dueck ne voyait aucun mal à ce qu’il continue à instruire la requête en suspension des procédures de son client; de même l’avocat de l’intimé Oberlander[23]. Le juge en chef adjoint a décidé de laisser ouverte la question de savoir s’il devait demeurer saisi de ces dossiers ou si ceux-ci devaient passer à un autre juge de la Section de première instance. Il a cependant fait savoir que la question de la suspension des procédures « aurait priorité » les 15 et 16 mai 1996.
Le 6 mai 1996, le juge en chef adjoint s’est dessaisi de ces dossiers. Dans une lettre portant la même date[24], il a informé les avocats des parties de ce qui suit :
[traduction] En premier lieu, à la reprise de l’audience prévue pour les 15, 16 et 17 mai et, si nécessaire, pour la semaine suivante, l’affaire sera instruite par un autre juge de la Cour.
Je libérerai ce juge de toutes les autres affaires dont il est actuellement saisi afin qu’il puisse consacrer tout le temps nécessaire aux questions à trancher dans ces trois dossiers. Les avocats des parties doivent donc être prêts à comparaître sans désemparer si nécessaire afin d’en terminer avec les questions préliminaires dans ces dossiers et, selon la décision du juge saisi, pour discuter du jugement au fond.
Comme je l’ai fait savoir au moment d’accepter la responsabilité de la mise en état de ces trois affaires, il convient que le même juge instruise toutes autres requêtes de même nature que pourrait introduire le ministre. Les avocats des parties doivent donc se préparer à discuter des détails de l’échéancier avec le juge chargé de ces dossiers, le 15, 16 ou 17 mai.
Le même jour, l’intimé Dueck a introduit sa requête en suspension des procédures en s’appuyant sur l’article 50 de la Loi sur la Cour fédérale « et/ou » la doctrine de l’abus de procédure. Les intimés Tobiass et Oberlander ont introduit la même requête le 10 mai 1996. Les débats sur ces requêtes ont eu lieu les 15, 16 et 17 mai, et à diverses dates de juin 1996. Au cours de ces débats, l’avocat de l’appelant, Me Amerasinghe, a reconnu que [traduction] « ni la rencontre, ni les lettres n’auraient dû avoir lieu, elles sont déplacées, elles sont malavisées »[25], qu’elles « dépassent la mesure » et que ce qui s’était passé le 1er mars 1996 « était déplacé, scabreux et malavisé »[26]. Le 4 juillet 1996, ces requêtes ont été accueillies, et une ordonnance rendue pour suspendre les trois procédures en révocation de la citoyenneté.
L’ordonnance de suspension des procédures
Le juge des requêtes s’est penché sur la question de « l’indépendance du pouvoir judiciaire », à la lumière en particulier des arrêts Valente c. La Reine et autres, [1985] 2 R.C.S. 673; Beauregard c. Canada, [1986] 2 R.C.S. 56, MacKeigan c. Hickman, [1989] 2 R.C.S. 796; et R. c. Lippé, [1991] 2 R.C.S. 114, de la Cour suprême du Canada. Il a également noté que cette dernière jurisprudence a été suivie dans quatre décisions subséquentes de la Cour suprême, dont Ruffo c. Conseil de la magistrature, [1995] 4 R.C.S. 267. Par ailleurs, il a noté que l’arrêt Valente, supra, a confirmé que le critère de l’indépendance était le même que celui défini pour l’impartialité par le juge de Grandpré dans Committee for Justice and Liberty et autres c. Office national de l’énergie et autres, [1978] 1 R.C.S. 369. Il a ensuite récapitulé les principes dégagés de ces jurisprudences comme suit [aux pages 742 et 743] :
Voici les principes qui se dégagent de la jurisprudence en la matière. L’indépendance de la magistrature s’entend à la fois de l’indépendance du juge pris individuellement et de l’indépendance du pouvoir judiciaire pris dans son ensemble. En premier lieu, le juge doit entendre et juger les causes dont il est saisi, sans ingérence de l’extérieur, ce qui s’entend du gouvernement, du Conseil canadien de la magistrature, du barreau provincial, d’autres juges et des parties au litige. En second lieu, le pouvoir judiciaire, en sa qualité de protecteur de la Constitution, doit être, sur le plan institutionnel, indépendant des deux autres pouvoirs. Bien qu’il y ait un lien entre indépendance et impartialité, les deux ne sont pas identiques. L’impartialité ou la prévention participent de l’état d’esprit du juge; l’indépendance se manifeste dans les rapports sous-jacents entre le pouvoir judiciaire et le gouvernement au sens large. L’indépendance et l’impartialité s’apprécient de façon objective, en ce sens qu’une personne raisonnable doit constater que les juges pris individuellement et la justice, en tant qu’institution, jugent et fonctionnent à l’abri de toute influence extérieure, réelle ou apparente. Ainsi que l’a conclu l’arrêt Rex v. Sussex Justices. Ex parte McCarthy, [1924] 1 K.B. 256 à la page 259, conclusion qu’ont paraphrasée d’innombrables décisions subséquentes : « Il ne suffit pas que justice soit faite, il faut encore que tous le constatent sans l’ombre d’un doute. »
Le juge des requêtes a à juste titre considéré que cette affaire concernait l’indépendance du juge pris individuellement plutôt que celle du pouvoir judiciaire. Ainsi qu’il l’a fait observer à la page 744, ce qui était en jeu, c’était « l’indépendance du juge pris individuellement pour ce qui est d’entendre et de décider les litiges, sans ingérence de la part du juge en chef de la Cour fédérale ou du sous-procureur général adjoint ». Aux pages 744 à 746, il a conclu, par les motifs suivants, que « l’indépendance de la Cour a été compromise » :
Il ne s’agit pas de savoir si le juge en chef adjoint, à supposer qu’il demeure saisi des affaires en instance, a été influencé par ce qui s’est passé entre le juge en chef de la Cour fédérale et le sous-procureur général adjoint du Canada. Rien dans le dossier ne permet de conclure qu’il a été effectivement influencé ou qu’il aurait manqué à l’équité de quelque façon que ce soit. Il s’agit au contraire de se demander si une personne raisonnable qui aurait lu la correspondance entre le juge en chef de la Cour fédérale et le sous-procureur général du Canada, conclurait qu’un juge de cette Cour pourrait faire preuve d’indépendance dans l’instruction du dossier des intimés. Malgré l’argumentation éloquente de l’avocat du ministre, je conclus qu’une personne raisonnable serait convaincue qu’il y a eu ingérence dans la fonction juridictionnelle et que ces trois intimés ne seraient pas jugés par une cour indépendante.
La rencontre entre le juge en chef de la Cour fédérale et le sous-procureur général adjoint eut lieu sans que les parties en fussent informées, en un état de la cause où un certain nombre des décisions judiciaires avaient été déjà rendues dans les dossiers respectifs. Le juge en chef adjoint avait déjà décidé de joindre ces dossiers, déterminé l’ordre dans lequel les requêtes seraient entendues, jugé que l’argumentation se ferait de vive voix et non par écrit; il avait déjà entendu des arguments pendant une journée entière et prévu la reprise de l’audience, malgré les objections de l’avocat du ministre. Il ressort de la correspondance qui faisait suite à leur rencontre que le juge en chef de la Cour fédérale et le sous-procureur général adjoint savaient que les dossiers des intimés étaient activement instruits par le juge en chef adjoint. Dans ce contexte et eu égard aux mises en garde de la jurisprudence au sujet de l’indépendance du pouvoir judiciaire et de la non-ingérence de la part du gouvernement, on ne saurait raisonnablement affirmer que le juge en chef de la Cour fédérale et le sous-procureur général adjoint ne savaient pas qu’ils avaient vraiment tort de se rencontrer et de discuter de ces dossiers.
À la suite de cette rencontre, le juge en chef de la Cour fédérale est intervenu dans l’affaire et a fait part au juge en chef adjoint des préoccupations du gouvernement au sujet de l’instruction du dossier des intimés. Selon le juge en chef de la Cour fédérale, le juge en chef adjoint a promis de s’occuper diligemment de ces dossiers et consacrerait « à compter du 15 mai, une semaine à l’audition non seulement des questions préliminaires, mais aussi de la cause au fond. » À mon avis, une personne raisonnable conclurait que le juge en chef adjoint, maintenant qu’il « se rendait pleinement compte de la nécessité qu’il y a à les instruire de façon aussi urgente que le souhaite le gouvernement », se sentirait obligé d’expédier ces causes, peut-être au détriment des intimés.
On ne saurait excuser l’ingérence du juge en chef de la Cour fédérale et du sous-procureur général adjoint en disant que par ses actions ou décisions, le juge en chef adjoint retardait les dossiers des intimés. En premier lieu, je ne peux conclure que ces dossiers progressaient à une allure excessivement lente ou qu’il faisait preuve de négligence. Les requêtes pendantes dans ces dossiers portaient sur des questions de preuve, des questions de communication et la Charte; il ne s’agit pas là de questions qui peuvent être résolues rapidement. En second lieu, quand bien même ces dossiers progresseraient trop lentement au goût du gouvernement, ce qu’il aurait fallu faire, c’était de saisir la Cour suprême du Canada d’un renvoi ou d’essayer de s’entendre sur un échéancier avec les autres parties. La solution ne consiste pas à approcher le juge en chef de la Cour fédérale ou à brandir la menace voilée d’un renvoi à la Cour suprême.
L’influence ou la pression qui s’est exercée sur le juge en chef adjoint était d’autant plus grave qu’elle passait par le juge en chef de la Cour fédérale. L’avocat du ministre soutient que selon la Loi sur la Cour fédérale, le juge en chef adjoint est le président de la Section de première instance et, de ce fait, n’est pas soumis à la surveillance ou aux ordres du juge en chef de la Cour fédérale, mais cette argutie ne fait qu’occulter la réalité. Il ne s’agit pas d’un cas où un juge de même rang exprime ses idées sur une cause pendante ou donne de son propre chef des conseils à un autre juge. En l’espèce, l’avertissement venait directement du président de cette Cour, sur les instances d’un haut fonctionnaire qui représente aussi l’une des parties. Une personne raisonnable conclurait qu’à supposer que le juge en chef adjoint se dessaisisse de ces trois dossiers, un autre juge donnerait lui aussi l’impression de céder à la pression exercée par le juge en chef de la Cour fédérale et le sous-procureur général adjoint.
Il ne suffit pas de dire que le dossier des intimés est d’une telle importance pour la société canadienne qu’il faut fermer les yeux sur les transgressions du juge en chef de la Cour fédérale et du sous-procureur général adjoint. À mon avis, l’extrême gravité des accusations portées contre les intimés requiert un très haut degré d’indépendance du pouvoir judiciaire. Malgré l’affirmation faite par le gouvernement qu’il cherche la révocation de leur citoyenneté uniquement pour cause de fausse déclaration, de fraude et de dissimulation volontaire de faits essentiels, la Cour et le public savent que ces fausses déclarations, fraude ou dissimulation de faits essentiels se rapportent aux crimes de guerre ou crimes contre l’humanité qu’on reproche aux intimés. Il s’agit là de crimes odieux, qui ne devraient pas rester impunis. Mais le fait que ces crimes soient si graves et soient frappés d’un tel opprobre exige aussi que le juge qui en connaît tire les conséquences uniquement des preuves, et non de la pression exercée par qui que ce soit de l’extérieur.
En décidant de suspendre la procédure dans les trois dossiers, le juge des requêtes a encore fait l’observation suivante, aux pages 748 et 749 :
Je me suis longuement demandé si une mesure de réparation autre que la suspension des procédures serait conforme aux impératifs de la justice. Par exemple, une plainte ou une action disciplinaire devant le Conseil canadien de la magistrature ou le Barreau du Haut-Canada réparerait-elle cette atteinte à l’indépendance du pouvoir judiciaire? J’ai conclu que non. En premier lieu, la compétence et les actions du Conseil canadien de la magistrature ou du Barreau n’ont rien à voir avec la Cour. La Cour ne peut pas, et ne doit pas, essayer d’influer ou de peser sur des actions parallèles qui seront peut-être, entreprises. En second lieu, et ce qui est plus important encore, elle doit protéger sa propre indépendance. Elle doit assumer la responsabilité de sa propre intégrité, elle ne doit pas laisser la bonne administration de la justice aux mains de quelque autre organe. Toute autre solution compromettrait son indépendance et donnerait l’impression que les atteintes à l’intégrité de la Cour sont peut-être réprimandées mais qu’à la longue, elles seront oubliées. Il faut que le public soit assuré que quiconque comparaît devant notre Cour sera traité équitablement et que le gouvernement ou toute autre partie puissante n’y jouira d’aucun privilège.
Comme je l’ai souligné, la rencontre clandestine entre le juge en chef de la Cour fédérale et le sous-procureur général adjoint, et l’intervention subséquente auprès du juge en chef adjoint, constituent une grave atteinte à l’indépendance de la Cour. À mon avis, cet affront contre l’indépendance du pouvoir judiciaire est l’un des « cas les plus manifestes »; la suspension des procédures sera prononcée dans chacun des dossiers concernant les trois intimés.
La norme d’intervention de la juridiction d’appel
À l’appui de leur requête en suspension des procédures, les intimés ont invoqué entre autres l’alinéa 50(1)b) de la Loi sur la Cour fédérale, qui porte :
50. (1) La Cour a le pouvoir discrétionnaire de suspendre les procédures dans toute affaire :
…
b) lorsque, pour quelque autre raison, l’intérêt de la justice l’exige.
Le paragraphe 50(3) habilite à lever la suspension « à l’appréciation de la Cour ».
Il est clair, comme la Cour suprême l’a conclu dans Reza c. Canada, [1994] 2 R.C.S. 394, aux pages 404 et 405, que :
… le critère en matière de contrôle par une cour d’appel de l’exercice du pouvoir discrétionnaire d’un juge est de savoir si le juge a accordé suffisamment d’importance à toutes les considérations pertinentes : Friends of the Oldman River Society c. Canada (Ministre des Transports), [1992] 1 R.C.S. 3, aux pp. 76 et 77, les motifs du juge La Forest. Voir également Manitoba (Procureur général) c. Metropolitan Stores Ltd., [1987] 1 R.C.S. 110, aux pp. 154 et 155.
Les points litigieux soumis au jugement du juge des requêtes n’engageaient pas uniquement l’exercice du pouvoir discrétionnaire prévu à l’article 50 de la Loi sur la Cour fédérale. Comme nous l’avons vu, ce pouvoir discrétionnaire est très étendu. Le juge des requêtes a ordonné la suspension des procédures après avoir conclu que la rencontre et l’échange de lettres entre le juge en chef et le sous-procureur général adjoint le 1er mars 1996 au sujet des trois affaires dont s’agit trahissaient une atteinte à l’indépendance du juge chargé du dossier et représentaient un abus des procédures. Il ne serait donc pas déplacé de la part de la juridiction d’appel de passer en revue la jurisprudence citée par le juge des requêtes, afin de s’assurer que les principes qu’il invoquait ont été correctement appliqués. Malgré le caractère discrétionnaire de l’ordonnance qui fait l’objet de l’appel, notre Cour doit s’assurer que le juge des requêtes « a accordé suffisamment d’attention à toutes les considérations pertinentes ».
J’examinerai maintenant le premier point litigieux.
Indépendance et impartialité
L’indépendance de l’institution qu’est la Cour n’est pas en jeu. Le juge des requêtes a conclu que les incidents du 1er mars 1996 engagent à penser qu’aucun juge de la Section de première instance ne pourrait faire preuve d’indépendance dans ces dossiers. Que l’indépendance et l’impartialité s’entendent également d’une perception raisonnable de ces deux impératifs a été souligné par le juge Le Dain dans Valente, supra, en page 689 :
Même si l’indépendance judiciaire est un statut ou une relation reposant sur des conditions ou des garanties objectives, autant qu’un état d’esprit ou une attitude dans l’exercice concret des fonctions judiciaires, il est logique, à mon avis, que le critère de l’indépendance aux fins de l’al. 11d) de la Charte soit, comme dans le cas de l’impartialité, de savoir si le tribunal peut raisonnablement être perçu comme indépendant. Tant l’indépendance que l’impartialité sont fondamentales non seulement pour pouvoir rendre justice dans un cas donné, mais aussi pour assurer la confiance de l’individu comme du public dans l’administration de la justice. Sans cette confiance, le système ne peut commander le respect et l’acceptation qui sont essentiels à son fonctionnement efficace. Il importe donc qu’un tribunal soit perçu comme indépendant autant qu’impartial et que le critère de l’indépendance comporte cette perception qui doit toutefois, comme je l’ai proposé, être celle d’un tribunal jouissant des conditions ou garanties objectives essentielles d’indépendance judiciaire, et non pas une perception de la manière dont il agira en fait, indépendamment de la question de savoir s’il jouit de ces conditions ou garanties.
Comme il a été noté à la page 684 de la décision ci-dessus, ce critère avait été appliqué par la Cour d’appel de l’Ontario dans cette affaire; il trouve sa meilleure illustration dans cette conclusion, souvent citée, du juge de Grandpré dans Committee for Justice and Liberty, supra, à la page 394 :
… la crainte de partialité doit être raisonnable et le fait d’une personne sensée et raisonnable qui se poserait elle-même la question et prendrait les renseignements nécessaires à ce sujet. Selon les termes de la Cour d’appel, ce critère consiste à se demander « à quelle conclusion en arriverait une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique … »
Il est indéniable que l’indépendance du pouvoir judiciaire est au cœur de l’aptitude de toute juridiction canadienne à rendre justice et à garantir la confiance du public dans l’administration de la justice. C’est ce qui ressort de la jurisprudence susmentionnée de la Cour suprême : Valente, Beauregard, MacKeigan et Lippé. Dans Beauregard, le juge en chef Dickson a fait cette constatation à la page 69 :
Historiquement, ce qui a généralement été accepté comme l’essentiel du principe de l’indépendance judiciaire a été la liberté complète des juges pris individuellement d’instruire et de juger les affaires qui leur sont soumises : personne de l’extérieur—que ce soit un gouvernement, un groupe de pression, un particulier ou même un autre juge—ne doit intervenir en fait, ou tenter d’intervenir, dans la façon dont un juge mène l’affaire et rend sa décision. Cet élément essentiel continue d’être au centre du principe de l’indépendance judiciaire. Néanmoins, ce n’est pas là tout le contenu du principe.
Dans Lippé, supra, prononçant l’avis de la majorité sur ce point, le juge Gonthier fait remarquer à la page 154 que l’indépendance du juge « inclut à la fois l’indépendance vis-à-vis du gouvernement et l’indépendance vis-à-vis des parties au litige ». Il illustre l’indépendance vis-à-vis des parties en ces termes, aux pages 155 et 156 :
La théorie de l’immunité judiciaire, à titre de protection de l’indépendance des juges vis-à-vis des parties, est exposée de façon colorée par le maître des rôles lord Denning dans l’affaire Siros v. Moore, [1975] 1 Q.B. 118, citée dans l’arrêt Morier c. Rivard, [1985] 2 R.C.S. 716, aux pp. 739 et 740 :
[traduction] Si la raison d’être de l’immunité est de garantir qu’ils « soient libres d’esprit et indépendants de pensée » elle s’applique à tous les juges indépendamment de leur rang. Tout juge doit être à l’abri de toute action en responsabilité lorsqu’il agit de façon judiciaire. Tout juge devrait être en mesure de travailler en toute indépendance et à l’abri de toute crainte. Il ne doit pas feuilleter ses recueils en tremblant et en se demandant « Si je prends ce parti, suis-je exposé à une action en responsabilité? »
Comme il a été noté précédemment, les parties ne caractérisent pas les faits saillants de la cause de la même manière. Aux yeux de l’appelant, les incidents du 1er mars 1996 traduisent tout juste un effort légitime fait par le juge en chef, dans l’exercice de ses fonctions, pour répondre aux préoccupations légitimes d’une partie au sujet de la lenteur que cette partie voyait dans le déroulement de la procédure, eu égard à l’âge et à l’état de santé des intimés ainsi que des témoins éventuels. Les requêtes en suspension pour abus de procédure, introduites par les intimés en juillet et août 1995, avaient créé un « bouchon » qui bloquait les diverses requêtes en directives et en communication des pièces et empêchait la mise en état dans les meilleurs délais de ces affaires elles-mêmes. Plus les délais requis pour l’instruction et le jugement des requêtes en suspension étaient longs, plus long serait le délai pour parvenir à l’instruction des requêtes en directives et en communication des pièces, à supposer que les parties y parviennent, et plus long encore le délai pour la mise en état de ces affaires. La Cour avait été informée de cette préoccupation par la lettre du 15 janvier 1996 de Me Amerasinghe, et ce n’était que par la suite que le sous-procureur général adjoint s’est mis en rapport avec le juge en chef, qui est de rang supérieur et a préséance sur tous les autres juges de la Cour, y compris le juge en chef adjoint. Le problème à résoudre était un problème d’échéancier, et le juge en chef n’a pas porté atteinte à l’indépendance individuelle du juge chargé du dossier en cherchant à savoir s’il y avait vraiment retard excessif.
Les intimés voient d’un œil tout autre les incidents du 1er mars 1996. Ils notent que le sous-procureur général adjoint a rencontré le juge en chef puis lui a écrit en privé. Ils voient dans la lettre au juge en chef la tentative par une partie de faire pression, par l’intermédiaire de ce dernier, sur le juge en chef adjoint dans son instruction de ces affaires, en brandissant la « menace » d’un renvoi à la Cour suprême. De leur point de vue, cette lettre était trompeuse en ce qu’elle donnait l’impression que l’appelant n’était nullement responsable du retard alors qu’en fait, bien qu’il eût communiqué avec mauvaise grâce certaines pièces, on ne peut, même en faisant un gros effort d’imagination, dire qu’au 1er mars 1996, il était prêt à passer au jugement au fond de ces affaires. Ils pensent que le véritable motif de l’intervention était d’en dessaisir le juge en chef adjoint à cause de certaines de ses décisions antérieures pour ce qui était des dates d’audition des diverses requêtes. Ils soutiennent que la rencontre entre le juge en chef et le sous-procureur général adjoint prouve que la pression a eu l’effet désiré, ainsi qu’il ressort du dernier paragraphe de la lettre du juge en chef. En bref, tout cela revenait, pour reprendre les termes employés par le juge en chef Dickson dans Beauregard, supra, loc. cit., à « intervenir en fait, ou tenter d’intervenir, dans la façon dont [le juge en chef adjoint] mène l’affaire et rend sa décision ».
Malgré ces dernières conclusions, je ne peux, tout comme mes collègues, rien trouver dans le dossier qui permette de penser que la rencontre avec le juge en chef et la lettre qui lui a été adressée par la suite avaient d’autre but que de faire part des préoccupations d’une partie qui se plaignait de la lenteur de la procédure, eu égard à l’âge et à l’état de santé des intimés et des témoins éventuels. Je ne vois rien qui corrobore l’assertion des intimés que le but véritable en était de faire pression sur le juge en chef adjoint pour qu’il revoie ses décisions antérieures relatives aux dates d’audition des requêtes ou, moins encore, pour qu’il se dessaisisse de ces dossiers. Il ressort d’un examen objectif du dossier que la décision du 30 juin 1995 de donner la priorité aux requêtes imminentes en suspension des procédures et aux questions connexes empêchait effectivement la Cour d’instruire les requêtes préliminaires déposées auparavant et de juger ces affaires au fond. Les requêtes en suspension et les questions connexes, qui n’étaient pas déraisonnables, sont devenues des questions prioritaires. Le juge Marceau, J.C.A., a expliqué le rôle spécial du juge en chef dans la structure de la Cour. Il en est en effet le « président[27] ». Bien que la Cour soit composée de deux sections, et que le juge en chef adjoint soit le président de la Section de première instance[28], il n’y a qu’un juge en chef pour toute la Cour. Je conviens que dans ses fonctions de surveillance, il était raisonnablement tenu de se renseigner auprès du juge en chef adjoint au sujet de la plainte de lenteur dans la procédure. Il ne pouvait pas lui dire quelle suite il fallait réserver à cette plainte, et il n’y a aucune preuve qu’il l’ait fait. D’ailleurs, le juge des requêtes a conclu : « Rien … ne permet de conclure [que le juge en chef adjoint] a été effectivement influencé ou qu’il aurait manqué à l’équité de quelque façon que ce soit. »
Reste à savoir si une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon pratique et réaliste, conclurait qu’il y a eu atteinte à l’indépendance du juge chargé du dossier. Il est vrai que le sous-procureur général adjoint a adressé sa lettre au juge en chef, et non au juge en chef adjoint. Cette lettre ne faisait cependant qu’exprimer un sentiment de frustration au sujet de la lenteur de la procédure dont, pour en reprendre les termes, « [l]e juge en chef adjoint Jerome … avait été saisi ». La rencontre et la correspondance entre le sous-procureur général adjoint et le juge en chef ont eu lieu sans que les parties en fussent informées. Il y a été certes question d’une certaine préoccupation au sujet de l’aptitude de la Cour à juger dans les délais des actions de cette catégorie, mais le point focal a été la lenteur des trois dossiers en question. Ainsi que l’indique la lettre du juge en chef, c’est après avoir pris connaissance de la lettre du sous-procureur général adjoint que le juge en chef adjoint a décidé de consacrer « à compter du 15 mai, une semaine à l’audition non seulement des questions préliminaires, mais aussi de la cause au fond ». À mon avis, une personne informée conclurait que cette décision, par laquelle toutes les requêtes préliminaires ainsi que le jugement au fond seraient comprimés dans un laps de temps relativement court, aurait pour effet ultime de défavoriser chacun des intimés, et qu’elle a été prise « afin d’éviter » un renvoi à la Cour suprême. Il est vrai que le 10 avril 1996, le juge en chef adjoint a annoncé que [traduction] « le restant des requêtes préliminaires en communication des pièces et toutes autres requêtes, y compris les requêtes en suspension et probablement aussi les requêtes en directives » seraient entendues à l’audience de mai, et le 6 mai 1996, que les avocats des parties « doivent … être prêts à comparaître sans désemparer si nécessaire afin d’en terminer avec les questions préliminaires dans ces dossiers et, selon la décision du juge saisi, pour discuter du jugement au fond » (non souligné dans l’original). Cependant, c’est sur ce qui s’est passé le 1er mars 1996 qu’une personne avisée doit fonder ses impressions.
Mesure de redressement
J’en viens enfin à la question de la mesure de redressement. Le juge des requêtes voyait dans les incidents du 1er mars 1996 un « affront contre l’indépendance du pouvoir judiciaire » et l’un « des cas les plus manifestes » où la suspension des procédures est indiquée. Avant de parvenir à cette décision, il avait conclu qu’« [u]ne personne raisonnable conclurait qu’à supposer que le juge en chef adjoint se dessaisisse de ces trois dossiers, un autre juge donnerait lui aussi l’impression de céder à la pression exercée par le juge en chef de la Cour fédérale et le sous-procureur général adjoint ».
Il est de règle qu’en droit pénal, la suspension des procédures n’est indiquée, à titre de mesure de redressement, que dans les « cas les plus manifestes »; voir R. c. Power, [1994] 1 R.C.S. 601, aux pages 612 à 616. À la page 616, Mme le juge L’Heureux-Dubé, exprimant l’avis de la majorité, a tiré la conclusion suivante :
Pour conclure que la situation est « à ce point viciée » et qu’elle constitue l’un des « cas les plus manifestes », tel que l’abus de procédure a été qualifié par la jurisprudence, il doit y avoir une preuve accablante que les procédures examinées sont injustes au point qu’elles sont contraires à l’intérêt de la justice. Comme je l’expliquerai de façon plus détaillée dans mes motifs, le procureur général est un représentant de l’exécutif et, à ce titre, il reflète, de par sa fonction de poursuivant, l’intérêt de la collectivité à faire en sorte que justice soit adéquatement rendue. Le rôle du procureur général à cet égard consiste non seulement à protéger le public, mais également à honorer et à exprimer le sens de justice de la collectivité. Aussi, les tribunaux devraient-ils être prudents avant de s’adonner à des conjectures rétrospectivement sur les motifs qui poussent le poursuivant à prendre une décision. Si la preuve démontre clairement l’existence de motifs illégitimes, de mauvaise foi ou d’un acte si fautif qu’il viole la conscience de la collectivité à un point tel qu’il serait vraiment injuste et indécent de continuer, alors, et alors seulement, les tribunaux devraient intervenir pour empêcher un abus de procédure susceptible de déconsidérer l’administration de la justice. Les cas de cette nature seront toutefois extrêmement rares. [Non souligné dans l’original.]
Bien qu’il ne s’agisse pas en l’espèce d’affaires criminelles, il est bien question de révocation de la citoyenneté pour des crimes que les intimés auraient commis durant la Seconde guerre mondiale.
Tout comme mes collègues, je ne pense pas que ces affaires puissent être qualifiées de « cas les plus manifestes ». Il n’y a aucune preuve que le sous-procureur général adjoint ou le juge en chef eussent des motifs illégitimes ou fussent de mauvaise foi. Cependant la rencontre et la correspondance entre les deux, ainsi que la rencontre entre le juge en chef et le juge en chef adjoint, ont eu lieu sans que les autres parties en fussent informées, et, comme je l’ai fait remarquer, certains engagements figurant dans la correspondance donnent effectivement l’impression qu’il y a eu atteinte à l’indépendance du juge chargé du dossier. Bien que l’appelant ait admis que ce qui s’était passé était « déplacé », « scabreux » ou « malavisé », je ne pense pas qu’il s’agisse là d’un « acte si fautif qu’il viole la conscience de la collectivité à un point tel qu’il serait vraiment injuste et indécent de continuer », condition que pose l’arrêt Power, supra, en l’absence de motifs illégitimes ou de manifestation de mauvaise foi. Début mai 1996, il est devenu évident, comme nous l’avons vu, que l’audience de la mi-mai serait principalement consacrée aux débats sur les requêtes préliminaires encore pendantes, et non au fond de ces affaires, avec sans doute priorité pour la reprise des débats ouverts le 12 décembre 1995. D’ailleurs, comme il ressort de la transcription de l’audience du 30 avril 1996 et du dossier, les intimés eux-mêmes voulaient bien que le juge en chef adjoint poursuive l’instruction des requêtes en suspension encore pendantes. Je conviens avec le juge Marceau que l’appréhension que l’indépendance du juge en chef adjoint ait pu être compromise ne saurait éclabousser les autres juges de la Section de première instance. Jusqu’au 6 mai 1996, le juge en chef adjoint était, de toute la Section de première instance, le seul juge saisi de ces affaires. À mon avis, et pour reprendre les termes employés par le juge Gonthier dans l’arrêt Ruffo, supra, à la page 328, les autres juges de la Section de première instance « n’ont rien à gagner en ne décidant pas selon leur conscience pas plus qu’ils n’ont à perdre en rendant justice », que ce soit à l’égard des questions préliminaires ou, éventuellement, à l’égard du principal. Ils y sont d’ailleurs tenus par leur serment d’entrée en fonctions[29].
Je me prononce sur ces appels de la même manière que le juge Marceau.
[1] L’art. 50(1) de la Loi sur la Cour fédérale prévoit ce qui suit :
50. (1) La Cour a le pouvoir discrétionnaire de suspendre les procédures dans toute affaire :
a) au motif que la demande est en instance devant un autre tribunal;
b) lorsque, pour quelque autre raison, l’intérêt de la justice l’exige.
[2] Les art. 18 et 10(1) de la Loi sur la citoyenneté prévoient ce qui suit :
10. (1) Sous réserve du seul article 18, le gouverneur en conseil peut, lorsqu’il est convaincu, sur rapport du ministre, que l’acquisition, la conservation ou la répudiation de la citoyenneté, ou la réintégration dans celle-ci, est intervenue sous le régime de la présente loi par fraude ou au moyen d’une fausse déclaration ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels, prendre un décret aux termes duquel l’intéressé, à compter de la date qui y est fixée :
a) soit perd sa citoyenneté;
b) soit est réputé ne pas avoir répudié sa citoyenneté.
…
18. (1) Le ministre ne peut procéder à l’établissement du rapport mentionné à l’article 10 sans avoir auparavant avisé l’intéressé de son intention en ce sens et sans que l’une ou l’autre des conditions suivantes ne se soit réalisée :
a) l’intéressé n’a pas, dans les trente jours suivant la date d’expédition de l’avis, demandé le renvoi de l’affaire devant la Cour;
b) la Cour, saisie de l’affaire, a décidé qu’il y avait eu fraude, fausse déclaration ou dissimulation intentionnelle de faits essentiels.
(2) L’avis prévu au paragraphe (1) doit spécifier la faculté qu’a l’intéressé, dans les trente jours suivant sa date d’expédition, de demander au ministre le renvoi de l’affaire devant la Cour. La communication de l’avis peut se faire par courrier recommandé envoyé à la dernière adresse connue de l’intéressé.
(3) La décision de la Cour visée au paragraphe (1) est définitive et, par dérogation à toute autre loi fédérale, non susceptible d’appel.
[3] C’est-à-dire, bien entendu, à moins d’ordonnance élargissant la portée de l’appel ou autorisant la production de preuves nouvelles. La Cour a été appelée, à l’ouverture de l’audience, à se prononcer sur la requête introduite par deux des intimés en vue d’une ordonnance de ce genre, mais à son avis, les documents que ceux-ci cherchaient à faire verser au dossier d’appel, savoir les documents, notes, procès-verbaux, mémoires et autres documents dont le juge Dubin a fait état dans son rapport (publié) au ministre de la Justice, n’étaient pas des preuves nouvelles en ce qu’ils auraient pu les produire en première instance et, de toute façon, ces documents n’avaient guère de rapport avec les points soumis en bonne et due forme au jugement de la Cour.
[4] Valente c. La Reine et autres, [1985] 2 R.C.S. 673; Beauregard c. Canada, [1986] 2 R.C.S. 56; R. c. Lippé, [1991] 2 R.C.S. 114.
[5] Si j’insiste sur le fait que la seule preuve produite devant la Section de première instance consistait en les deux lettres en question, c’est pour me conformer strictement au rôle d’un juge d’appel et aux ordonnances de la Cour qui refusent d’élargir la portée de l’appel ou de considérer des preuves nouvelles. Mais nous savons maintenant que les nouvelles informations mises au jour par deux rapports officiels largement diffusés, ne font que confirmer, du moins aux yeux de leurs auteurs, les conclusions que je viens de tirer au sujet de ce qu’on pourrait dégager équitablement et raisonnablement de ces lettres.
[6] Note 4, supra.
[7] Cette étude est intitulée Une place à part : l’indépendance et la responsabilité de la magistrature au Canada.
[8] Loi sur les tribunaux judiciaires, L.R.Q., ch. T-16, art. 96.
[9] Cet observateur raisonnable que la Cour suprême a défini comme étant « une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique »; cf. Committee for Justice and Liberty et autres c. Office national de l’énergie et autres, [1978] 1 R.C.S. 369, à la p. 394.
[10] R. c. O’Connor, [1995] 4 R.C.S. 411.
[11] Cf. D. Sgayias, M. Kinnear, D. J. Rennie et B. J. Saunders, Federal Court Practice 1996 (Scarborough : Carswell, 1995, à la p. 672 :
[traduction] Les dispositions de la Loi sur la citoyenneté dont il est question à la règle 920 ont été renumérotées dans les Lois révisées du Canada, 1985. L’article 17 … est devenu maintenant l’article 18, l’article 9 est devenu l’article 10, et le paragraphe 13(1) est devenu le paragraphe 14(1).
[12] Dossier d’appel (Dueck), vol. 1, aux p. 41 et 42.
[13] Id., à la p. 80.
[14] Id., à la p. 108. Il appert que les deux journées du 15 et du 16 mai 1995 ont été prévues.
[15] Id., aux p. 109 et 110.
[16] Dossier d’appel (Tobiass), aux p. 22 et 23.
[17] Dossier d’appel (Dueck), vol. 1, à la p. 131.
[18] Dossier d’appel (Tobiass), à la p. 83.
[19] Dossier d’appel (Dueck), vol. 1, à la p. 135.
[20] Id., à la p. 136.
[21] Ibid.
[22] Transcription de l’audience du 30 avril 1996, Dossier d’appel (Dueck), vol. II, p. 262.
[23] Id., aux p. 263, 265 et 267. L’avocat de l’intimé Tobiass n’exprimait pas d’opinion à ce sujet à l’audience, mais avait fait savoir auparavant qu’on devait permettre au juge en chef adjoint d’en terminer avec les requêtes en matière de procédure. (Lettre en date du 14 mars 1996 de G. J. Abols au juge en chef, Dossier d’appel (Tobiass), à la p. 30.)
[24] Dossier d’appel (Tobiass), à la p. 33.
[25] Transcription de l’audience du 12 juin 1996, Appendice commun II, Dossier d’appel, vol. II, à la p. 165.
[26] Id., à la p. 207.
[27] Art. 5(1)(a) de la Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7.
[28] Id., art. 5(1)(b).
[29] Voir l’art. 9(1) de la Loi sur la Cour fédérale. À supposer que je doute qu’ils puissent juger en toute impartialité, les paragraphes 6(3), 10(1) et (3) de la Loi sur la Cour fédérale permettent l’affectation d’un juge suppléant pour s’occuper de ces dossiers, à la demande du « juge le plus ancien en poste en mesure d’exercer ses fonctions et y consentant ».