[1997] 1 C.F. 3
A-101-94
Nu-Pharm Inc. (appelante) (intimée)
c.
Eli Lilly and Company et Eli Lilly Canada, Inc. (intimées) (requérantes)
et
Le ministre de la Santé nationale et du Bien-être social (intimé) (intimé)
Répertorié : Eli Lilly and Co. c. Nu-Pharm Inc. (C.A.)
Cour d’appel, juges Stone, Linden et McDonald, J.C.A.—Toronto, 28 février; Ottawa, 27 juin 1996.
Brevets — Médicaments brevetés — Avis de conformité — Appel d’une ordonnance interdisant au ministre de la Santé nationale et du Bien-être social de délivrer à l’appelante un avis de conformité avant l’expiration du brevet de la première intimée — L’appelante allègue que suivant l’art. 5(1)b)(iv) du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), l’utilisation, la fabrication, la construction ou la vente de capsules de chlorhydrate de fluoxétine ne portent pas atteinte au brevet en litige — Les intimées ont demandé une ordonnance d’interdiction en vertu de l’art. 6 du Règlement au motif que l’allégation n’était pas fondée sur un énoncé détaillé du droit et des faits — Les procédures visées à l’art. 6 ne constituent pas une action en contrefaçon de brevet — Le fardeau de la preuve incombait aux intimées — L’énoncé présenté par l’appelante ne pouvait être considéré comme l’énoncé détaillé exigé par le Règlement.
Preuve — Procédures fondées sur l’avis de conformité exigé pour les médicaments brevetés — Types de fardeaux de preuve en matière civile ou pénale — « Fardeau de persuasion » ou « fardeau ultime » — « Fardeau de présentation » — Le Règlement pertinent impose un fardeau de présentation — Fardeau ultime de prouver que les faits allégués dans l’avis d’allégation sont faux — La common law impose-t-elle le fardeau de prouver que le procédé ne porte pas atteinte au brevet? — Présomption créée par la common law : la Cour inférera que les faits sont contraires à l’intérêt de la partie qui ne produit aucune preuve touchant un fait qu’elle est la mieux à même de démontrer.
Appel a été interjeté d’une ordonnance de la Section de première instance interdisant au ministre de la Santé nationale et du Bien-être social de délivrer à l’appelante un avis de conformité concernant ses capsules de 10 et de 20 mg ainsi que son colloïde buccal de 20mg/5 ml de chlorhydrate de fluoxétine avant l’expiration du brevet canadien numéro 1051034 dont la première intimée est propriétaire. Dans une lettre en date du 5 mai 1993, l’appelante a allégué, conformément au sous-alinéa 5(1)b)(iv) du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), que l’utilisation, la fabrication, la construction ou la vente de capsules de fluoxétine ne constituaient pas une contrefaçon du brevet en litige. Peu après, les intimées ont en vertu du paragraphe 6(1) du Règlement, demandé une ordonnance interdisant au ministre de délivrer un avis de conformité au motif que l’allégation n’était pas fondée sur un énoncé détaillé du droit et des faits, contrairement aux exigences de l’alinéa 5(3)a) du Règlement. Le juge des requêtes a conclu que la demande déposée en vertu du paragraphe 6(1) du Règlement constitue une action en contrefaçon de brevet, que l’article 55.1 de la Loi sur les brevets crée une présomption en faveur des intimées et que cette présomption n’a pas été réfutée par l’appelante. L’appel porte sur la question de savoir si le juge des requêtes s’est trompé en arrivant à ces conclusions.
Arrêt : l’appel doit être rejeté.
Une action en contrefaçon de brevet est une cause d’action bien connue et bien définie en droit des brevets canadien. Les procédures fondées sur l’article 6 du Règlement ne constituent ni une action en contrefaçon ni une procédure concernant une violation de droit. Bien que l’article 6 vise à prévenir la contrefaçon de brevet, il n’instaure pas de procédure en déclaration de contrefaçon en vertu des articles 54 et 55 de la Loi sur les brevets, mais une procédure visant à obtenir une ordonnance de prohibition à l’encontre du ministre. Par conséquent, la présomption créée par l’article 55.1 de la Loi sur les brevets ne s’applique pas aux procédures fondées sur l’article 6 du Règlement et n’est d’aucun secours aux intimées. Les procédures visées à l’article 6 ne peuvent pas non plus être considérées comme des actions en contrefaçon en raison du paragraphe 1709(11) de l’Accord de libre-échange nord-américain, lequel oblige chaque partie à l’ALÉNA à enjoindre au défendeur de prouver que le procédé utilisé pour obtenir le produit est différent du procédé breveté aux fins de toute procédure concernant une violation de droit, et de l’article 55.1 modifié de la Loi sur les brevets.
En common law, que ce soit en matière civile ou pénale, il y a deux types de fardeaux de preuve. Le premier est communément appelé le « fardeau de persuasion » ou « fardeau ultime », lequel consiste, en matière civile, à la production des éléments de preuve qui satisfont aux exigences de la norme de preuve civile. L’autre fardeau, appelé « fardeau de présentation », consiste en l’obligation de soulever une question. Le droit tel qu’il est énoncé dans la jurisprudence de la Cour fait reposer sur les intimées le fardeau ultime de prouver que les allégations de fait contenues dans l’avis d’allégation sont fausses. Le juge des requêtes a eu raison de conclure que les intimées étaient tenues de s’acquitter de ce fardeau. Même si les intimées devaient s’acquitter du fardeau ultime de la preuve, elles n’y étaient tenues que si l’appelante elle-même avait satisfait aux exigences du Règlement, notamment à l’obligation de fournir un « énoncé détaillé ». Or l’énoncé présenté par l’appelante dans sa lettre du 5 mai 1993 ne pouvait être considéré comme l’énoncé détaillé que prévoit le Règlement. Elle y affirmait que son procédé ne porterait pas atteinte au brevet mais elle n’a fourni aucune preuve hormis cette simple affirmation. Les renseignements nécessaires, qui relevaient tout particulièrement de la connaissance de l’appelante, ne pouvaient être obtenus par les intimées en vertu des Règles 1612 et 1613. Les intimées ont établi que l’allégation faite par l’appelante aux termes du sous-alinéa 5(1)b)(iv) n’était pas fondée et qu’elles avaient le droit d’obtenir une ordonnance interdisant au ministre de délivrer un avis de conformité.
LOIS ET RÈGLEMENTS
Accord de libre-échange nord-américain entre le gouvernement du Canada, le gouvernement des États-Unis d’Amérique et le gouvernement des États-Unis du Mexique, le 17 décembre 1992, [1994] R. T. Can. no 2, art. 1709(11).
Loi de mise en œuvre de l’Accord de libre-échange nord-américain, L.C. 1993, ch. 44, art. 3, 193.
Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 18(3) (mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 4), 18.1 (édicté idem, art. 5).
Loi sur les brevets, L.R.C. (1985), ch. P-4, art. 39(2) (abrogé par L.C. 1993, ch. 2, art. 3), 54, 55 (mod. par L.R.C. (1985) (3e suppl.), ch. 33, art. 21; L.C. 1993, ch. 15, art. 48), 55.01 (édicté, idem), 55.1 (édicté par L.C. 1993, ch. 2, art. 4; ch. 44, art. 193), 55.2 (édicté par L.C. 1993, ch. 2, art. 4), 56 (mod. par L.R.C. (1985) (3e suppl.), ch. 33, art. 22; L.C. 1993, ch. 44, art. 194, 199), 57, 58, 59, 60.
Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), DORS/93-133, art. 4, 5(1),(3), 6.
Règles de la Cour fédérale, C.R.C., ch. 663, Règles 419, 1203(1), 1402(8) (édictée par DORS/79-57, art. 23; 90-846, art. 23; 92-43, art. 17), 1603 (édictée par DORS/92-43, art. 19; 94-41, art. 15), 1606 (édictée par DORS/92-43, art. 19), 1607 (édictée, idem), 1612 (édictée, idem), 1613 (édictée, idem).
JURISPRUDENCE
DÉCISIONS APPLIQUÉES :
Merck Frosst Canada Inc. c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social) (1994), 55 C.P.R. (3d) 302; 169 N.R. 342 (C.A.F.); conf. (1994), 53 C.P.R. (3d) 368; 75 F.T.R. 97 (C.F. 1re inst); Eli Lilly and Co. c. Novopharm Ltd. (1995), 60 C.P.R. (3d) 417 (C.F. 1re inst.).
DÉCISIONS EXAMINÉES :
Bayer AG c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social) (1993), 51 C.P.R. (3d) 329; 163 N.R. 183 (C.A.F.); David Bull Laboratories (Canada) Inc. c. Pharmacia Inc., [1995] 1 C.F. 588 (1994), 58 C.P.R. (3d) 209; 176 N.R. 48 (C.A.); AB Hassle c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social) (1994), 55 C.P.R. (3d) 323; 81 F.T.R. 21 (C.F. 1re inst.); Bayer AG c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social) (1995), 60 C.P.R. (3d) 129; 179 N.R. 122 (C.A.F.); Pharmacia Inc. c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social) (1995), 64 C.P.R. (3d) 450; 191 N.R. 157 (C.A.F.); Pharmacia Inc. c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social) (1995), 60 C.P.R. (3d) 328; 92 F.T.R. 253 (C.F. 1re inst.); Blatch v. Archer (1774), 1 Cowp. 63; 98 E.R. 969; Pleet v. Canadian Northern R.W. Co. (1921), 50 O.L.R. 223; 64 D.L.R. 316; 26 C.R.C. 227 (C.A.); Hoffmann-La Roche Ltd. v. Apotex Inc. (1984), 47 O.R. (2d) 287; 1 C.P.R. (3d) 507 (C.A.); autorisation de pourvoi à la C.S.C. refusée [1985] 1 R.C.S. v; Hoffmann-La Roche Ltd. c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social) (1996), 67 C.P.R. (3d) 484 (C.F. 1re inst.).
DÉCISIONS CITÉES :
Eli Lilly and Co. c. Novopharm Ltd. (1995), 60 C.P.R. (3d) 163; 90 F.T.R. 241 (C.F. 1re inst.); National Corn Growers Assn. c. Canada (Tribunal des importations), [1990] 2 R.C.S. 1324; (1990), 74 D.L.R. (4th) 449; 45 Admin. L.R. 161; 114 N.R. 81; Robins v. National Trust Co., [1927] A.C. 515 (P.C.); Rhesa Shipping Co SA v. Edmunds, [1985] 2 All E.R. 712 (H.L.); Pharmacia Inc. c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social) (1994), 58 C.P.R. (3d) 207; 175 N.R. 334 (C.A.F.); Canadian Northern Quebec R. Co. v. Pleet, [1923] 4 D.L.R. 1112; (1921), 26 C.R.C. 238 (C.S.C.).
DOCTRINE
Sopinka, J. et al. The Law of Evidence in Canada. Markham, Ont. : Butterworths, 1992.
APPEL d’une ordonnance de la Section de première instance ((1994), 54 C.P.R. (3d) 145; 78 F.T.R. 27) interdisant au ministre de la Santé nationale et du Bien-être social de délivrer à l’appelante un avis de conformité concernant ses capsules de 10 et de 20 mg ainsi que son colloïde buccal de 20mg/5 ml de chlorhydrate de fluoxétine avant l’expiration du brevet canadien no 1051034 dont la première intimée est propriétaire. Appel rejeté.
AVOCATS :
Harry B. Radomski et Richard Naiberg pour l’appelante (intimée).
David Watson, c.r. et Anthony G. Creber pour les intimées (requérantes).
Personne n’a comparu pour l’intimé le ministre de la Santé nationale et du Bien-être social.
PROCUREURS :
Goodman Phillips & Vineberg, Toronto, pour l’appelante (intimée).
Gowling, Strathy & Henderson, Ottawa, pour les intimées (requérantes).
Le sous-procureur général du Canada pour l’intimé le ministre de la Santé nationale et du Bien-être social.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
Le juge Stone, J.C.A. : Il s’agit en l’espèce d’un appel formé contre une ordonnance rendue le 23 février 1994 par la Section de première instance [(1994), 54 C.P.R. (3d) 145] en application du paragraphe 6(2) du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), DORS/93-133 (le Règlement), pour interdire au ministre de la Santé nationale et du Bien-être social de délivrer à l’appelante un avis de conformité concernant ses capsules de 10 et de 20 mg ainsi que son colloïde buccal de 20mg/5 ml du médicament appelé chlorhydrate de fluoxétine (CLH de fluoxétine) avant l’expiration du brevet canadien no 1051034 (le brevet), qui a été délivré le 20 mars 1979 et dont la première intimée est propriétaire. Le Règlement a été pris en application du paragraphe 55.2(4) de la Loi sur les brevets, L.R.C. (1985), ch. P-4, qui a été rajouté à ce texte de loi en vertu de l’article 4 de la Loi de 1992 modifiant la Loi sur les brevets, L.C. 1993, ch. 2.
En avril 1993, la première intimée a soumis trois listes de brevets au ministre en conformité avec l’article 4 du Règlement relativement aux formulations de CLH de fluoxétine susmentionnées. Le brevet figure sur ces listes. Le 11 mai 1993, la seconde intimée a reçu une lettre de l’appelante, datée du 5 mai 1993, dont voici un extrait :
[traduction] OBJET : CLH de fluoxétine en capsule de 10 et de 20 mg et sous forme liquide en concentration de 20mg/5ml
La présente est un avis d’allégation donné en conformité avec l’alinéa 5(3)b) du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité).
En ce qui concerne les brevets numéros 1051034 et 1114841, nous alléguons qu’aucune revendication pour le CLH de fluoxétine en soi ni aucune revendication pour l’utilisation du CLH de fluoxétine ne seraient contrefaites advenant l’utilisation, la fabrication, la construction ou la vente par nos soins de capsules ou de liquides contenant du CLH de fluoxétine.
Cette allégation est fondée sur l’énoncé du droit et des faits qui suit :
Brevet numéro 1051034
Les revendications comprises dans ce brevet portent sur le CLH de fluoxétine provenant des procédés faisant l’objet des revendications. En attendant l’expiration de ce brevet, nous limiterons nos achats de CLH de fluoxétine à ce qui peut être obtenu par des procédés autres que ceux dont il est fait état dans ce brevet et, ainsi, le composé que nous utiliserons n’entraînera aucune contrefaçon. Nous nous engageons sur ce point. Ce brevet ne comporte aucune revendication touchant l’utilisation du CLH de fluoxétine.
Brevet numéro 1114841
Ce brevet ne comporte aucune revendication pour le CLH de fluoxétine en soi ni pour l’utilisation du CLH de fluoxétine.
Seul le brevet est en litige dans les présentes procédures.
Il est utile, à cette étape, d’exposer les dispositions applicables du Règlement régissant l’« allégation » et l’« énoncé détaillé » qu’une personne placée dans la situation de l’appelante fournit. Les alinéas 5(1)b) et 5(3)a) et b) sont ainsi libellés :
5. (1) Lorsqu’une personne dépose ou, avant la date d’entrée en vigueur du présent règlement, a déposé une demande d’avis de conformité à l’égard d’une drogue et souhaite comparer cette drogue à une drogue qui a été commercialisée au Canada aux termes d’un avis de conformité délivré à la première personne et à l’égard duquel une liste de brevets a été soumise ou qu’elle souhaite faire un renvoi à la drogue citée en second lieu, elle doit indiquer sur sa demande, à l’égard de chaque brevet énuméré dans la liste :
…
b) soit une allégation portant que, selon le cas :
(i) la déclaration faite par la première personne aux termes de l’alinéa 4(2)b) est fausse,
(ii) le brevet est expiré,
(iii) le brevet n’est pas valide,
(iv) aucune revendication pour le médicament en soi ni aucune revendication pour l’utilisation du médicament ne seraient contrefaites advenant l’utilisation, la fabrication, la construction ou la vente par elle de la drogue faisant l’objet de la demande d’avis de conformité.
…
(3) Lorsqu’une personne fait une allégation visée à l’alinéa (1)b) ou au paragraphe (2), elle doit :
a) fournir un énoncé détaillé du droit et des faits sur lesquels elle se fonde;
b) signifier un avis d’allégation à la première personne et une preuve de cette signification au ministre.
L’appelante prétend que la lettre du 5 mai 1993 est conforme aux exigences de l’alinéa 5(3)a) qui rend obligatoire la fourniture d’un « énoncé détaillé du droit et des faits » pour étayer l’allégation faite aux termes du sous-alinéa 5(1)b)(iv).
L’article 6 du Règlement autorise les intimées à demander au tribunal de rendre une ordonnance interdisant au ministre de délivrer un avis de conformité à l’appelante. Cette disposition précise les circonstances dans lesquelles le tribunal peut accorder l’interdiction. Il est énoncé ainsi :
Droits d’action
6. (1) La première personne peut, dans les 45 jours suivant la signification d’un avis d’allégation aux termes de l’alinéa 5(3)b), demander au tribunal de rendre une ordonnance interdisant au ministre de délivrer un avis de conformité avant l’expiration de un ou plusieurs des brevets visés par une allégation.
(2) Le tribunal rend une ordonnance en vertu du paragraphe (1) à l’égard du brevet visé par une ou plusieurs allégations si elle [sic] conclut qu’aucune des allégations n’est fondée.
(3) La première personne signifie au ministre, dans la période de 45 jours visée au paragraphe (1), la preuve que la demande visée à ce paragraphe a été faite.
(4) Lorsque la première personne n’est pas le propriétaire de chaque brevet visé dans la demande mentionnée au paragraphe (1), le propriétaire de chaque brevet est une partie à la demande.
La demande des intimées à l’origine de l’ordonnance d’interdiction a été formée par la présentation d’un avis de requête introductive d’instance à la Section de première instance le 23 juin 1993 en conformité avec l’article 6 du Règlement. Au paragraphe 5 de l’avis de requête, elles notifient l’appelante de ce qui suit :
[traduction] 5. Nu-Pharm prétend dans l’avis d’allégation que le chlorhydrate de fluoxétine qu’elle utilisera ne sera pas fabriqué par un procédé visé par le brevet canadien numéro 1 051 034. L’avis ne contient pas l’énoncé détaillé du droit et des faits sur lesquels se fonde l’allégation et aucun énoncé détaillé n’a été fourni à Eli Lilly Canada Inc.
Au paragraphe 6 de l’avis de requête, les intimées soutiennent également ce qui suit :
[traduction] 6. Aucune des allégations faites par Nu-Pharm dans les déclarations concernant les listes de brevets ne sont fondées pour les raisons suivantes :
a) Le chlorhydrate de fluoxétine est une substance nouvelle au sens de l’article 55.1 de la Loi sur les brevets. Le chlorhydrate de fluoxétine qui sera vendu par Nu-Pharm est formé des mêmes composants et éléments chimiques que le chlorhydrate de fluoxétine décrit et faisant l’objet d’une revendication dans le brevet canadien numéro 1 051 034. La requérante Eli Lilly Canada Inc. invoque ici l’article 55.1 de la Loi sur les brevets.
b) Le procédé utilisé pour fabriquer le chlorhydrate de fluoxétine que vendra Nu-Pharm est visé par les revendications du brevet canadien numéro 1 051 031 [sic] et toute fabrication, utilisation, importation ou vente de chlorhydrate de fluoxétine sous forme de capsules de 10 et de 20 mg et de colloïde buccal de 20mg/5ml par Nu-Pharm au Canada porte atteinte au brevet.
Deux affidavits ont été produits à l’appui de la demande conformément à la Règle 1603 qui se trouve dans la partie V.1 des Règles de la Cour fédérale [C.R.C., ch. 663 (édictée par DORS/92-43, art. 19; 94-41, art. 15)]. L’affidavit de Klaus K. Schmiegel, signé le 16 juin 1993 et auquel était jointe une copie du brevet, comporte les paragraphes suivants :
[traduction] 2. J’ai examiné le brevet canadien numéro 1 051 034, délivré le 20 mars 1979, pour une invention intitulée « Aryloxphenylpropylamines » dont Brian B. Molloy et moi sommes les auteurs. La demande à l’origine du brevet canadien 1 051 034 a été déposée le 2 janvier 1975, suivant une demande de priorité américaine déposée le 10 janvier 1974.
3. Les revendications 5 et 6 du brevet canadien numéro 1 051 034 visent un composé dont le nom générique est le chlorhydrate de fluoxétine de même que des procédés de fabrication du chlorhydrate de fluoxétine.
4. À la date de priorité du brevet canadien numéro 1 051 034, le chlorhydrate de fluoxétine était une substance nouvelle non encore connue. Je fais cette déclaration sur la foi de mes connaissances et de mon expérience en ce qui concerne ce composé, de même que sur un examen des publications pertinentes en chimie.
L’affidavit de Fern Arbuckle a été signé le 23 juin 1993. L’auteur déclare qu’il est à l’emploi de la seconde intimée, qu’il est au courant des demandes d’avis de conformité présentées par l’entreprise et de la délivrance d’avis de conformité par la Direction générale de la protection de la santé du ministère de la Santé nationale et du Bien-être social. Au paragraphe 2, l’auteur affirme ce qui suit :
[traduction] 2. Je connais le composé pharmaceutique appelé chlorhydrate de fluoxétine qui est vendu par Lilly Canada sous la marque de commerce PROZAC. Lilly Canada a obtenu des avis de conformité (AC) à l’égard des capsules de 10 et de 20 mg ainsi qu’à l’égard du colloïde buccal de 20 mg/5ml de chlorhydrate de fluoxétine.
L’appelante n’a pas contre-interrogé les auteurs des affidavits.
Les paragraphes 1603(2) et (3) des Règles autorisent l’appelante à « répondre en déposant un ou plusieurs affidavits » « au plus tard 30 jours après la date de signification de l’avis de requête à la partie adverse ». Elle ne l’a pas fait.
Le 23 août 1993, les intimées ont déposé leur dossier conformément à la Règle 1606 [édictée par DORS/92-43, art. 19]. Selon le paragraphe 1607(1) [édicté, idem] des Règles, « dans un délai de 30 jours après avoir reçu signification du dossier de la partie requérante », l’appelante devait déposer et signifier son propre dossier, à savoir « une copie des affidavits produits au soutien de la position de la partie intimée, y compris une copie des pièces documentaires qui y sont annexées, et la transcription des contre-interrogatoires des auteurs des affidavits, le cas échéant » en conformité avec l’alinéa 1607(2)b) [édicté, idem] des Règles. L’appelante ne s’est pas conformée à cette exigence. Il semble bien que l’appelante n’ait pas cherché à déposer un dossier avant la date fixée pour l’audition de la demande de contrôle judiciaire présentée par les intimées, soit le 22 novembre 1993. À l’ouverture de l’audience, l’appelante a demandé un ajournement, sans préavis, apparemment afin de pouvoir déposer son dossier de même que les preuves visées par la Règle 1603. Le juge des requêtes a rejeté la demande de façon sommaire. L’appel formé contre cette ordonnance a été abandonné le jour de l’audition du présent appel. Comme le juge de première instance l’a dit, à la page 149 de ses motifs, dans la mesure où l’appelante n’a pas produit de preuve, il n’y avait devant lui aucun élément « touchant le procédé de fabrication du CLH de fluoxétine qu’elle entendait commercialiser ».
Dans ses motifs, le juge des requêtes a abordé la question de savoir si le fardeau de prouver « qu’aucune des allégations n’est fondée », au sens du paragraphe 6(2) du Règlement, reposait sur l’appelante ou sur les intimées. Il a conclu, à la page 154, qu’il appartenait « au départ » aux intimées de se décharger de ce fardeau. Il a ajouté que l’article 55.1 [édicté par L.C. 1993, ch. 2, art. 4] de la Loi sur les brevets, dans sa version modifiée, créait une présomption en faveur des intimées qui n’a pas été réfutée puisque l’appelante n’a pas produit de preuve du tout. En appliquant la présomption de l’article 55.1, le juge des requêtes s’est exprimé en ces termes, aux pages 154 à 157 :
D’après Hughes et Woodley, l’art. 55.1 [traduction] « a pour effet d’inverser la charge de la preuve et, une fois constatée l’identité des substances considérées, ce sera au contrefacteur présumé de démontrer qu’il n’y a pas contrefaçon » (Hughes & Woodley on Patents, p. 346, alinéa 31b)). Il serait donc plus exact de dire que l’art. 55.1 crée une présomption de contrefaçon, mais seulement à partir du moment où le requérant (demandeur) a satisfait, au niveau de la preuve, à la condition minimum d’établir que les substances en question sont des « nouvelles substances » et qu’elles sont identiques.
J’admets la preuve présentée par les requérantes et selon laquelle le CLH de fluoxétine est une substance nouvelle au sens de l’art. 55.1. J’admets également que le CLH de fluoxétine pour lequel Nu-Pharm demande un certificat de conformité est formé [traduction] « des mêmes composants et éléments chimiques » que la composition revendiquée dans le brevet. Par conséquent, si les procédures engagées ici par les requérantes peuvent être considérées comme une « action en contrefaçon de brevet », en raison de la formulation non ambiguë de l’art. 55.1, le CLH de fluoxétine de Nu-Pharm sera considéré comme ayant été produit au moyen du procédé breveté, ce qui évitera aux requérantes d’avoir à prouver que le procédé au moyen duquel Nu-Pharm entend commercialiser le CLH de fluoxétine est le même que celui visé par le brevet canadien numéro 1,051,034.
…
Alors qu’initialement, d’après le texte même du par. 6(2) du Règlement, la preuve incombe aux requérantes, cette disposition ne contient aucune formule précise qui supprimerait les présomptions éventuelles dans le cas où il est satisfait à certaines conditions.
J’en conclue que la demande déposée par les requérantes en vertu du par. 6(1) du Règlement constitue une action en contrefaçon de brevet au sens de l’art. 55.1 de la Loi sur les brevets modifié, et que le CLH de fluoxétine de Nu-Pharm est donc réputé avoir été produit au moyen du procédé appartenant au breveté. Nu-Pharm n’a pas présenté la moindre preuve et cette présomption n’a donc pas été réfutée.
Le seul grief contre l’ordonnance du 23 février 1994 est que le juge des requêtes s’est trompé en concluant que les procédures fondées sur l’article 6 sont visées par l’expression « action en contrefaçon d’un brevet » employée à l’article 55.1 et partant, que la présomption créée par cette disposition est applicable.
À l’époque où les procédures en interdiction qui nous occupent ont été engagées, la Loi sur les brevets, modifiée par l’article 4 de la Loi de 1992 modifiant la Loi sur les brevets, L.C. 1993, ch. 2, comportait les dispositions suivantes à l’article 55.1 :
55.1 Dans une action en contrefaçon d’un brevet où l’invention porte sur la production d’une substance nouvelle, toute substance formée des mêmes composants et éléments chimiques est, en l’absence de preuve contraire, réputée avoir été produite par le procédé breveté.
Cet article est entré en vigueur le 15 février 1993. Il reprend les dispositions qui figuraient auparavant au paragraphe 39(2) [abrogé, idem, art. 3] de la Loi sur les brevets. En vertu de « l’Accord de libre-échange nord-américain », [Accord de libre-échange nord-américain entre le gouvernement du Canada, le gouvernement des États-Unis d’Amérique et le gouvernement des États-Unis du Mexique, [1994] R.T. Can. no 2] signé par les gouvernements des États-Unis, du Canada et du Mexique le 17 décembre 1992 (l’ALÉNA), il a été convenu de ce qui suit à l’article 1709(11) :
Article 1709 …
11. Aux fins de toute procédure concernant une violation de droits, si l’objet d’un brevet est un procédé permettant d’obtenir un produit, chacune des Parties devra enjoindre le défendeur de prouver que le procédé utilisé pour obtenir le produit est différent du procédé breveté, dans l’une des situations suivantes :
a) le produit obtenu par le procédé breveté est nouveau; ou
L’ALÉNA a été mis en œuvre au Canada sous le régime de la Loi de mise en œuvre de l’Accord de libre-échange nord-américain, L.C. 1993, ch. 44, dont la plupart des dispositions sont entrées en vigueur le 1er janvier 1994. En vertu de l’article 193 de cette loi, l’article 55.1 de la Loi sur les brevets a été abrogé et remplacé par ce qui suit :
55.1 Dans une action en contrefaçon d’un brevet accordé pour un procédé relatif à un nouveau produit, tout produit qui est identique au nouveau produit est, en l’absence de preuve contraire, réputé avoir été produit par le procédé breveté.
L’appelante soutient que les décisions rendues par la Cour, tant par sa Section d’appel que sa Section de première instance, avant comme après la date de l’ordonnance, montrent que l’article 55.1 ne s’applique pas aux procédures engagées en vertu de l’article 6 du Règlement parce qu’elles ne sont pas considérées comme des « action[s] en contrefaçon d’un brevet ». L’examen de ces décisions est instructif. L’affaire Bayer AG c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social) (1993), 51 C.P.R. (3d) 329 (C.A.F.), portait uniquement sur la question de savoir si les procédures fondées sur l’article 6 étaient régies par les Règles relatives aux demandes de contrôle judiciaire qui se trouvent à la partie V.1 des Règles de la Cour fédérale. Des arguments ont été présentés tant pour soutenir l’application de l’article 55.1 que pour s’y opposer. La partie appelante dans cette affaire prétendait, en se fondant sur l’article 55.1, que le médicament étant une substance nouvelle, [traduction] « toute substance formée des mêmes composants et éléments chimiques est, en l’absence de preuve contraire, réputée avoir été produite par le même procédé breveté »[1]. Les parties intimées dans cet appel ont affirmé que la [traduction] « procédure fondée sur l’article 55.2 n’est pas une action en contrefaçon » et qu’une telle procédure vise [traduction] « un processus sommaire, non une action en contrefaçon avec tout l’arsenal que suppose cette action »[2]. Au nom de la Cour, le juge Mahoney, J.C.A., a exprimé l’avis que les règles de la partie V.1 s’appliquaient bel et bien. Il a précisé ce qui suit, aux pages 335 et 336 :
Voici les dispositions pertinentes de la Loi sur la Cour fédérale :
18.(1) Sous réserve de l’article 28, la Section de première instance a compétence exclusive, en première instance, pour :
a) décerner une injonction, un bref de certiorari, de mandamus, de prohibition ou de quo warranto, ou pour rendre un jugement déclaratoire contre tout office fédéral;
b) connaître de toute demande de réparation de la nature visée par l’alinéa a)
…
(3) Les recours prévus aux paragraphes (1) et (2) sont exercés par présentation d’une demande de contrôle judiciaire.
…
Ce que l’art. 6(1) du Règlement autorise, c’est de demander « au tribunal de rendre une ordonnance interdisant au ministre de délivrer un avis de conformité ». Il semble qu’il s’agisse manifestement d’une demande visée par l’alinéa 18(1)b) de la Loi sur la Cour fédérale. Aux termes de l’art. 18(3), la demande qui est visée est une demande de contrôle judiciaire et les procédures prescrites se trouvent à la partie V.1 des règles. Le juge de première instance n’a pas commis d’erreur en statuant que l’instance est régie par les règles de la partie V.1.
Le juge Mahoney a fait également observer que les Règles de la partie V.1 ne sont pas exhaustives et que celles de la partie III « qui ne sont pas incompatibles » s’appliquent aux procédures fondées sur l’article 6. À la page 336, il note que les règles de la partie III « portent sur le contre-interrogatoire de personnes au sujet de leurs affidavits, sur les requêtes interlocutoires et sur d’autres questions qui ne sont pas expressément traitées à la partie V.1 ». À la page 337, il rappelle ce qui suit :
L’économie de la loi ne prévoit pas l’introduction d’une instance par voie d’action. La personne qui revendique des droits de brevet doit introduire l’instance dans les 45 jours suivant la date à laquelle elle a reçu signification de l’avis d’allégation et la loi prévoit que le tribunal aura résolu la question dans les 30 mois qui suivent cette date. Les actions en contrefaçon de brevet ne se déroulent tout simplement pas à un rythme qui respecterait les délais prévus par la loi.
Dans l’arrêt Merck Frosst Canada Inc. c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social) (1994), 55 C.P.R. (3d) 302 (C.A.F.), il s’agissait d’un appel formé contre une décision de la Section de première instance [(1994), 53 C.P.R. (3d) 368] qui avait rejeté une requête tendant à obtenir certains documents et des réponses à certaines questions posées au cours d’un contre-interrogatoire au sujet d’un affidavit. Cependant, la Cour en a profité pour faire l’historique du Règlement pris sous le régime de la Loi de 1992 modifiant la Loi sur les brevets. Ayant formulé au nom de la Cour l’avis que le Règlement « vise, aux termes de la loi d’habilitation, à “empêcher la contrefaçon de brevet d’invention” » (à la page 314), le juge Hugessen, J.C.A. a expliqué la nature du régime prévu par la loi modifiée et son règlement d’application. Il a ajouté, à la page 314 :
Pour l’expliquer en quelques mots, le nouveau régime permet aux laboratoires pharmaceutiques, titulaires ou concessionnaires de brevets encore en vigueur, de déposer une liste de brevets concernant chaque médicament à l’égard duquel ils détiennent ou obtiennent un avis de conformité (art. 4). La personne qui dépose la liste de brevets est appelée « première personne » dans le règlement. Il s’agit dans les faits des laboratoires pharmaceutiques fabriquant des médicaments de marque.
Par la suite, tout autre fabricant (la « seconde personne », dans les faits les laboratoires pharmaceutiques fabriquant des médicaments génériques) qui entend obtenir un avis de conformité pour le même médicament, doit, à moins d’attendre jusqu’à l’expiration de tous les brevets en vigueur, présenter l’une des allégations visées à l’art. 5(1)b), ce qui revient en fait à affirmer que la première personne n’est pas le titulaire du brevet, que le brevet est expiré, qu’il n’est pas valide, ou qu’il n’y aurait pas contrefaçon de la part de la seconde personne si l’avis de conformité était délivré. Cette allégation figure dans la présentation de drogue nouvelle soumise au ministre par la seconde personne, qui doit la signifier à la première personne.
Jusqu’à ce point, l’affaire est purement administrative et si aucune procédure judiciaire n’est engagée, le ministre, à l’expiration du délai de 45 jours et s’il est convaincu qu’il n’y a aucun risque pour la santé ou la sécurité du public conformément au Règlement sur les aliments et drogues, peut délivrer un avis de conformité à la seconde personne.
Pendant ce délai de 45 jours, l’art. 6 autorise la première personne à demander en justice une ordonnance pour interdire au ministre de délivrer l’avis de conformité (art. 6(1)) et la juridiction saisie doit rendre cette ordonnance à moins qu’elle ne juge « fondée[s] » l’une ou plusieurs des allégations faites par la seconde personne (art. 6(2)).
Plus loin dans ses motifs, à la page 319, le juge Hugessen a fait les observations suivantes :
Si je saisis bien l’économie du règlement, c’est la partie qui se pourvoit en justice en application de l’art. 6, en l’espèce Merck, qui doit poursuivre la procédure et assumer la charge de la preuve initiale. Cette charge me paraît difficile puisqu’il s’agit de réfuter certaines ou l’ensemble des conclusions de l’avis d’allégation, conclusions qui, si elles n’étaient pas contestées, permettraient au ministre de délivrer l’avis de conformité. Il y a bien entendu certaines présomptions (par exemple la présomption légale de validité du brevet) (Loi sur les brevets, art. 43) qui peuvent être à l’avantage de la partie requérante et peuvent avoir pour effet de faire passer la charge de la preuve à la partie intimée. Cependant, la présomption créée par l’art. 55.1 n’est pas de celles-là. La procédure engagée n’est pas une action et ne vise qu’à faire interdire la délivrance d’un avis de conformité sous le régime du Règlement sur les aliments et drogues. Manifestement, elle ne constitue pas une « action en contrefaçon de brevet » : voir l’affaire Bayer, précitée.
Au surplus, étant donné que le règlement habilite le ministre, si une demande fondée sur l’article 6 n’est pas intentée dans les délais, à délivrer l’avis de conformité sur la foi des assertions contenues dans l’avis d’allégation, il semblerait qu’à l’audition de cette demande, du moins dans le cas où l’avis allègue la non-contrefaçon, la Cour doive présumer que les allégations de fait contenues dans l’avis d’allégation sont avérées sauf dans la mesure que la partie requérante prouve le contraire. Pour décider si les allégations sont « fondées » (art. 6(2)), la Cour doit examiner si, à la lumière de ces faits tels qu’ils sont présumés ou prouvés, ces allégations engageraient en droit à conclure que le brevet ne serait pas contrefait par la partie intimée. [Texte non souligné dans l’original.]
Le juge Hugessen a ensuite ajouté ce qui suit à la page 320 :
Le fait que la demande fondée sur l’art. 6 n’est pas une action ordinaire en contrefaçon signifie encore que ni l’une ni l’autre partie n’a droit à la communication, verbale ou documentaire. Dans le cas où une partie dépose des affidavits, il est possible à la partie adverse de la contre-interroger à ce sujet, mais puisqu’il n’y a aucune disposition prévoyant que l’avis d’allégation doit être fait sous forme d’affidavit, ou que l’intimé doit déposer aucun affidavit, le requérant ne saurait compter sur les déclarations de l’intimé pour prouver ses propres prétentions. Même quand il y a possibilité de contre-interrogatoire, ce contre-interrogatoire a une portée bien plus limitée que l’interrogatoire préalable et, à part les questions visant à mettre à l’épreuve la crédibilité du témoin, il est limité aux questions qui ressortent de l’affidavit lui-même.
Dans un troisième arrêt, David Bull Laboratories (Canada) Inc. c. Pharmacia Inc., [1995] 1 C.F. 588(C.A.), la Cour a exprimé l’avis que la procédure fondée sur l’article 6 ne constituait pas une « action » au sens de la Règle 419. Aux pages 594 et 595, le juge Strayer, J.C.A., s’exprimant au nom de la Cour, a dit ce qui suit :
Il est évident que la Règle 419 n’autorise pas directement la radiation d’un avis de requête. Voici comment commence la Règle 419(1) :
Règle 419. (1) La Cour pourra, à tout stade d’une action ordonner la radiation de tout ou partie d’une plaidoirie … [Les soulignements ne figurent pas dans le texte original.]
Selon les définitions énoncées à la Règle 2, une « action » désigne une procédure engagée devant la Section de première instance
Règle 2. (1) …
« action » … à l’exception d’un appel, d’une demande ou d’une requête introductive d’instance …
et une « plaidoirie écrite » désigne
Règle 2. (1) …
« plaidoirie écrite » … tout acte par lequel une action devant la Division de première instance a été engagée …
Par conséquent, une demande d’interdiction introduite par voie d’avis de requête n’est pas une « action » et l’avis de requête n’est pas une « plaidoirie écrite ».
Voir également les décisions Eli Lilly and Co. c. Novopharm Ltd. (1995), 60 C.P.R. (3d) 163 (C.F. 1re inst.); et Eli Lilly and Co. c. Novopharm Ltd. (1995), 60 C.P.R. (3d) 417 (C.F. 1re inst.).
Les dispositions de l’article 55.1 de la Loi sur les brevets, appliquées par le juge des requêtes, étaient celles qui existaient avant l’entrée en vigueur de la modification apportée le 1er janvier 1994 à la suite de la mise en œuvre de l’ALÉNA. À strictement parler, par conséquent, ce sont ces dispositions plutôt que les dispositions modifiées qu’il faut interpréter. Il me semble que c’est précisément la question examinée par le juge Hugessen dans l’affaire Merck Frosst, précitée, à la page 319, dans laquelle il a rejeté catégoriquement l’argument voulant que la présomption créée par l’article 55.1 s’applique aux procédures fondées sur l’article 6 parce que, selon lui, ces procédures visent à faire interdire la délivrance d’un avis de conformité plutôt qu’à former une « action en contrefaçon ». Je partage ce point de vue. Je ne saurais non plus conclure que les procédures visées à l’article 6 doivent maintenant être considérées comme des actions en contrefaçon en raison du paragraphe 1709(11) de l’ALÉNA et de l’article 55.1 modifié de la Loi sur les brevets. L’article 3 de la Loi de mise en œuvre de l’Accord sur le libre-échange nord-américain est ainsi conçu :
3. Il est entendu que la présente loi, les dispositions d’une loi fédérale édictées par la partie II et tout autre texte législatif fédéral qui met en œuvre une disposition de l’Accord ou vise à permettre au gouvernement du Canada d’exécuter une obligation contractée par lui aux termes de l’Accord s’interprètent d’une manière compatible avec celui-ci.
Mis à part l’article 3, il ne fait aucun doute en droit que les dispositions d’un traité international peuvent être utilisées pour interpréter la loi nationale : National Corn Growers Assn. c. Canada (Tribunal des importations), [1990] 2 R.C.S. 1324, motifs du juge Gonthier, aux pages 1371 et 1372. En dépit du libellé du paragraphe 1709(11) qui oblige chaque partie à l’ALÉNA à « enjoindre le défendeur de prouver que le procédé utilisé pour obtenir le produit est différent du procédé breveté » « [a]ux fins de toute procédure concernant une violation de droits », je continue de penser que les procédures fondées sur l’article 6 ne sont visées ni par l’expression « action en contrefaçon » ni par les mots « procédure concernant une violation de droit ». C’est la conclusion à laquelle est arrivé le juge Richard dans la décision Eli Lilly and Co. c. Novopharm Ltd. (1995), 60 C.P.R. (3d) 417 (C.F. 1re inst.), où après avoir examiné la décision Merck Frosst, précitée, et plusieurs autres causes, il s’est exprimé en ces termes à la page 431 :
L’article a été modifié en 1993 par la Loi de mise en œuvre de l’Accord de libre-échange nord-américain. On peut y lire les mots « action en contrefaçon », tandis que le par. 1709(11) de l’Accord de libre-échange nord-américain fait mention de « toute procédure concernant une violation de droits ». Lilly soutient que cette disposition de l’ALENA permet d’inclure par interprétation les actions en contrefaçon dans les procédures visées à l’art. 6 du Règlement et que, par conséquent, elle peut se prévaloir de la présomption énoncée à l’art. 55.1. La question de savoir si le mot « action » employé à l’art. 55.1 englobe le genre de procédures visé à l’art. 6, savoir une demande sommaire de révision judiciaire, ne serait pas concluante car la procédure prévue doit être une procédure en contrefaçon de brevet. Or l’art. 6, bien qu’il vise à prévenir les contrefaçons, n’instaure pas de procédure en déclaration de contrefaçon en vertu des art. 54 et 55 de la Loi sur les brevets, mais une procédure visant à obtenir une ordonnance de prohibition à l’encontre du ministre. Cet objet demeure même si l’allégation porte qu’il n’y aurait pas contrefaçon. Lilly a reconnu qu’elle assumait le fardeau général de preuve. Elle ne peut toutefois, pour s’acquitter de cette charge, se prévaloir, comme elle prétend le faire, de la présomption énoncée à l’art. 55.1 de la Loi sur les brevets. L’avocat de Lilly a convenu que, quel qu’ait été le fardeau de preuve reposant sur Novopharm, l’intimée s’en était acquittée en présentant l’affidavit de M. Kairisalo.
Une action en contrefaçon de brevet est une cause d’action bien connue et bien définie en droit des brevets canadien. Elle est expressément prévue par les articles 54 à 60 de la Loi sur les brevets [art. 54, 55 (mod. par L.R.C. (1985) (3e suppl.), ch. 33, art. 21; L.C. 1993, ch. 15, art. 48), 55.01 (édicté, idem), 55.2 (édicté par L.C. 1993, ch. 2, art. 4), 56 (mod. par L.R.C. (1985) (3e suppl.), ch. 33, art. 22; L.C. 1993, ch. 44, art. 194, 199)]. Lorsqu’une personne est jugée coupable de contrefaçon, le breveté et toutes personnes se réclamant de celui-ci ont le droit d’exercer les recours prévus par les articles 55 et 57. À mon avis, c’est une « procédure » de ce genre que visent le paragraphe 1709(11) de l’ALÉNA et le mot « action » figurant dans la version modifiée de l’article 55.1 plutôt qu’une procédure du genre de celle que prévoit le paragraphe 55.2(4) de la Loi sur les brevets . Selon moi, ce paragraphe n’envisage pas une action en contrefaçon de brevet. Comme l’a décidé la Cour dans l’arrêt David Bull Laboratories, précité, aux pages 598 à 600, les procédures fondées sur l’article 6 du Règlement ne font pas obstacle à la formation ultérieure d’une action en contrefaçon d’un brevet. En engageant les procédures fondées sur l’article 6, l’on cherche à prévenir la contrefaçon d’un brevet par la voie d’une ordonnance d’interdiction dirigée contre le ministre. La présence de l’intertitre « Droits d’action » dans le Règlement ne saurait m’autoriser à penser que la nature des procédures visées par cet article a été modifiée d’une manière ou d’une autre et que la demande d’interdiction est devenue une action en contrefaçon de brevet. Par conséquent, à mon avis, le paragraphe 1709(11) de l’ALÉNA ne s’applique pas à la demande prévue sous le régime du paragraphe 55.2(4) de la Loi sur les brevets.
J’aborderai maintenant les arguments présentés par les intimées au sujet du fardeau de la preuve. Les intimées soutiennent que le juge des requêtes a eu tort de conclure que le fardeau de prouver l’absence de fondement de l’allégation faite par l’appelante en application du sous-alinéa 5(1)b)(iv) reposait, en vertu du paragraphe 6(2) du Règlement, sur elles dans les circonstances de l’espèce. Certes, les intimées n’ont pas déposé d’avis d’appel incident, mais dans les circonstances, je conviens que cela n’était pas nécessaire. En vertu du paragraphe 1203(1) des Règles de la Cour fédérale, une partie est tenue de notifier son intention de soutenir à l’audition de l’appel que « la décision faisant l’objet de l’appel doit être modifiée ». En l’espèce, les intimées ne cherchent pas à faire modifier l’ordonnance du 23 février 1994 mais simplement à soutenir que le juge des requêtes aurait dû rendre cette ordonnance pour le motif que l’appelante ne s’est pas déchargée du fardeau de la preuve imposé par la loi.
Avant d’examiner les arguments des intimées, il serait utile d’aborder brièvement la question du fardeau de la preuve dans le cadre d’une instance judiciaire. En common law, que ce soit en matière civile ou pénale, il y a deux types de fardeaux. Le premier est communément appelé le « fardeau de persuasion » ou « fardeau ultime ». En matière civile, il s’agit de produire des éléments de preuve qui satisfont aux exigences de la norme de preuve civile. L’autre fardeau est couramment appelé le « fardeau de présentation ». Il s’agit de l’obligation de soulever une question. La partie assumant ce fardeau doit veiller à ce qu’il y ait suffisamment d’éléments de preuve pour établir l’existence ou l’inexistence d’un fait ou d’un point au dossier afin de remplir les conditions minimales en ce qui concerne ce fait ou ce point particulier. (Voir J. Sopinka, S. N. Lederman, A. W. Bryant, The Law of Evidence in Canada (Markham (Ont.) : Butterworths, 1992), aux pages 56 et 57.) En pratique, il est rare en matière civile qu’un litige soit tranché selon le fardeau ultime. Cependant, si les preuves produites par les deux parties font contrepoids au point qu’aucune décision ne peut être rendue dans un sens ou dans l’autre, le fardeau ultime est déterminant. Voir les décisions Robins v. National Trust Co., [1927] A.C. 515 (P.C.), à la page 520; et Rhesa Shipping Co SA v. Edmunds, [1985] 2 All E.R. 712 (H.L.), à la page 718.
En l’espèce, les intimées avancent trois arguments à l’appui de leur thèse selon laquelle l’ordonnance rendue par le tribunal inférieur doit être confirmée. En premier lieu, il incombait à l’appelante de présenter des preuves suffisantes pour établir le bien-fondé de l’allégation qu’elle a faite en application du sous-alinéa 5(1)b)(iv) du Règlement, et elle ne s’est pas acquittée de ce fardeau. En deuxième lieu, si les intimées ont la charge ultime de prouver que l’allégation faite par l’appelante en application du sous-alinéa 5(1)b)(iv) n’est pas fondée, l’application de l’article 55.1 de la Loi sur les brevets a pour effet de déplacer la charge de la preuve qui pèse alors sur l’appelante. Enfin, si la présomption créée par l’article 55.1 ne peut être invoquée, une présomption de common law reporte le fardeau sur l’appelante. Comme j’ai conclu que l’article 55.1 ne s’appliquait pas aux procédures fondées sur l’article 6 du Règlement, la présomption créée par cette disposition n’est d’aucun secours aux intimées. J’examine maintenant le premier et le troisième argument des intimées.
Le premier argument fait fond sur diverses décisions rendues par la Cour après l’arrêt Merck Frosst, précité. Dans la décision AB Hassle c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social) (1994), 55 C.P.R. (3d) 323 (C.F. 1re inst.), le juge McGillis s’est exprimée en ces termes, à la page 327 :
Toutefois, à mon avis, le libellé de l’art. 6(2) du Règlement impose au fabricant de médicaments génériques l’obligation de présenter une preuve. Si ce dernier ne s’acquitte pas de l’obligation qui lui incombe de présenter un nombre suffisant d’éléments de preuve pour justifier ses allégations, le titulaire du brevet pourra facilement s’acquitter de l’obligation générale qui lui incombe en droit.
À nouveau dans l’arrêt David Bull Laboratories, précité, le juge Strayer, J.C.A. a dit, à la page 599 que la
… décision doit être axée sur la question de savoir si la société générique fait valoir des allégations suffisamment bien fondées pour appuyer la conclusion, tirée à des fins administratives (la délivrance d’un avis de conformité), que la mise en marché du produit générique ne violerait pas le brevet du requérant. [Texte non souligné dans l’original.]
Dans l’arrêt Bayer AG c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social) (1995), 60 C.P.R. (3d) 129 (C.A.F.), le juge Strayer a déclaré, à la page 134 :
Ceux qui omettraient de déposer un avis d’allégation, ou qui déposeraient un avis incomplet, en supporteront les conséquences lorsque, dans le cadre d’une demande de prohibition déposée devant la Cour, quelqu’un invoque les lacunes de ces allégations.
Enfin, dans l’arrêt Pharmacia Inc. c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social) (1995), 64 C.P.R. (3d) 450, aux pages 451 et 452, la Cour a approuvé l’opinion exprimée par le juge Wetston en première instance dans la même affaire [(1995), 60 C.P.R. (3d) 328] :
La Cour est d’avis que les requérantes en l’espèce n’ont pas été ainsi désignées uniquement pour la forme. Le fabricant de médicaments génériques est tenu, conformément à l’art. 5(1), de faire une allégation, et celle-ci doit être étayée par un énoncé détaillé du droit et des faits sur lesquels elle se fonde. De cette façon, le titulaire du brevet est en mesure de déterminer s’il doit demander une ordonnance d’interdiction, soit parce que les faits exposés dans l’énoncé détaillé sont insuffisants, soit parce que la conclusion juridique concernant la non-contrefaçon n’est pas étayée par les faits. À cette étape, puisqu’il est impossible d’ordonner la production d’un nouvel énoncé plus détaillé, il y a lieu de souligner les questions qui se posent relativement à l’énoncé déjà produit. En outre, les motifs qui poussent le titulaire du brevet à contester l’avis d’allégation du fabricant de médicaments génériques devraient être énoncés dans l’avis de requête introductive d’instance qui est déposé en application de l’art. 6(1) du Règlement. Cette approche découle des conditions énoncées dans les Règles de la Cour fédérale, à la partie V.1, et de la charge de persuasion qui incombe aux requérantes. Le titulaire du brevet doit également présenter des éléments de preuve pour appuyer ses motifs, que ceux-ci se fondent sur des faits, sur le droit, sur le droit et les faits, ou sur des témoignages d’opinion. Le fabricant de médicaments génériques peut ainsi être informé des motifs de l’opposition du titulaire du brevet et de la raison pour laquelle une ordonnance d’interdiction visant à empêcher la mise en marché de ses produits devrait être rendue. Initialement, c’est-à-dire devant le ministre, le fabricant de médicaments génériques a eu l’occasion de soulever la question de la non-contrefaçon. À l’étape actuelle, devant la Cour, le fabricant a maintenant la possibilité de produire des éléments de preuve appuyant son énoncé détaillé. Voilà, essentiellement, la charge de présentation qui incombe à la partie intimée.
Selon moi, le droit tel qu’il est énoncé dans la jurisprudence de la Cour fait, à l’évidence, reposer sur les intimées le fardeau ultime de prouver que les allégations de fait contenues dans l’avis d’allégation sont fausses (Merck Frosst, précité, à la page 319). Au surplus, il me semble que le juge des requêtes a eu raison de conclure que les intimées étaient tenues de s’acquitter de ce fardeau.
Il ne reste plus que le troisième argument. Dans les circonstances de l’espèce, les intimées prétendent que la common law fait reposer sur l’appelante, par le jeu d’une présomption, le fardeau de prouver que son procédé ne portera pas atteinte au brevet. Je reviendrai sur l’application éventuelle de cette présomption dans un instant. Avant, il convient de rappeler le contexte dans lequel son application est demandée. La demande présentée par l’appelante au ministre afin d’obtenir un avis de conformité devait être étayée par un « énoncé détaillé du droit et des faits sur lesquels elle se fonde », conformément à l’alinéa 5(3)a) du Règlement. Bien que le Règlement ne précise pas l’objet de l’énoncé détaillé, cela semble évident. L’énoncé détaillé doit être signifié au breveté et au ministre appelé à décider s’il y a lieu de délivrer un avis de conformité. Grâce à la signification de l’énoncé, le breveté sait qu’une demande a été présentée au ministre. Il doit alors décider s’il s’oppose à la délivrance de l’avis de conformité sous le régime de l’article 6 du Règlement. Cette décision est cruciale. Et le juge des requêtes, à la page 153 de ses motifs, en a bien saisi l’importance :
Afin que les requérantes soient à même de comprendre l’allégation de Nu-Pharm, et d’y répondre, l’art. 5(3)a) du Règlement prévoit que la personne faisant l’allégation devra fournir un énoncé détaillé du droit et des faits sur lesquels elle se fonde (« l’énoncé détaillé »). Cet énoncé détaillé doit permettre d’assurer que la première personne est pleinement instruite des motifs sur lesquels se fonde la seconde personne pour faire son allégation de non-contrefaçon. Dans l’affaire Bayer AG c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social) (A-389-93), … le juge Mahoney, de la Cour d’appel, a ainsi déclaré, aux p. 8 et 9 du jugement, que :
Il y a une autre question qui mérite commentaire. L’article 5(3)a) du Règlement oblige la personne qui demande la délivrance d’un avis de conformité à fournir un énoncé détaillé du droit et des faits sur lesquels elle se fonde. Il semble que le législateur ait voulu que le breveté soit parfaitement au courant des motifs sur lesquels le requérant se fonde pour prétendre que la délivrance d’un avis de conformité ne donnera pas lieu à contrefaçon du brevet avant que le breveté ne décide de présenter ou non une demande au tribunal pour obtenir une décision. Une telle divulgation permettrait de cerner le débat très tôt.
Si le breveté ne s’oppose pas à la demande en engageant les procédures visées à l’article 6, le ministre peut trancher sans autre formalité. En revanche, si des procédures fondées sur l’article 6 sont intentées, le breveté doit se conformer aux exigences que lui impose le paragraphe 6(2) du Règlement. Comme dans toute instance civile, les fardeaux décrits ci-dessus jouent. Ils doivent être appliqués conformément à l’économie et à l’esprit du Règlement. Par conséquent, bien que les intimées doivent s’acquitter du fardeau ultime de la preuve, elles n’y sont tenues que si l’appelante elle-même a satisfait aux exigences du Règlement, notamment à l’obligation de fournir un « énoncé détaillé ».
Je suis d’accord avec le juge des requêtes qui a fait observer que l’énoncé présenté par l’appelante dans sa lettre du 5 mai 1993 était « loin de pouvoir être considéré comme l’énoncé détaillé que prévoit le Règlement ». Comme il le dit, à la page 154 de ses motifs :
Nu-Pharm n’a présenté aucune preuve touchant le procédé utilisé pour la fabrication de son CLH de fluoxétine. Elle n’a fait qu’affirmer sèchement qu’il n’y aurait pas contrefaçon du brevet des requérantes. Un point c’est tout.
L’appelante soutient que, malgré cela, les intimées ne peuvent se plaindre de son énoncé. En fait, le juge des requêtes a convenu, à la page 154, que si les intimées n’étaient pas satisfaites du contenu de la lettre du 5 mai 1993, elles auraient pu demander à la Cour de rendre une ordonnance pour obtenir des renseignements supplémentaires. C’est la raison qui l’a poussé à écarter l’application de la présomption de common law. Mais si le juge des requêtes était fondé à l’époque à émettre l’avis qu’il a exprimé, il ne fait plus aucun doute maintenant que la Cour n’est pas en mesure de contrôler la suffisance d’un énoncé détaillé. (Pharmacia Inc. c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social) (1994), 58 C.P.R. (3d) 207 (C.A.F.), à la page 209.) La solution proposée par le juge des requêtes ne peut être retenue.
Le juge des requêtes a défini la présomption créée par la common law en ces termes, aux pages 152 et 153 :
… lorsqu’une des parties ne produit aucune preuve touchant un fait qu’elle est la mieux à même de démontrer, la Cour en inférera que les faits sont contraires à l’intérêt de cette partie.
Cette exception est fondée sur la maxime énoncée par lord Mansfield dans la décision Blatch v. Archer (1774), 1 Cowp. 63, à la page 65; 98 E.R. 969, à la page 970 :
[traduction] Il existe certainement un principe voulant que tous les faits soient appréciés à la lumière de la preuve que l’une des parties était en mesure de produire et que l’autre partie était en mesure de réfuter.
Au cours de notre siècle, la présomption a été définie par le juge Ferguson dans l’arrêt Pleet v. Canadian Northern R.W. Co. (1921), 50 O.L.R. 223 (C.A.), à la page 227 :
[traduction] Il ne fait aucun doute que, d’après la règle générale, l’auteur d’une affirmation doit en faire la preuve, et que cette charge incombe généralement à la partie demanderesse, mais il y a deux exceptions bien connues :—
(1) Lorsque l’objet de l’allégation est connu de l’une des parties, c’est à cette partie qu’il incombe d’en faire la preuve, d’une façon positive ou négative : Mahony v. Waterford Limerick and Western R.W. Co., [1900] 2 I.R. 273, à la p. 280; Kent v. Midland R.W. Co. (1874), L.R. 10 Q.B. 1.
(2) Celui qui invoque une exception à la règle générale doit prouver qu’il a le droit de s’en prévaloir : Ashton& Co. v. London and North-Western R.W. Co., [1918] 2 K.B. 488; London and North-Western R.W. Co. v. Ashton & Co., [1920] A.C. 84.
Ce jugement a été confirmé par la Cour suprême du Canada : Canadian Northern Quebec R. Co. v. Pleet, [1923] 4 D.L.R. 1112. La présomption a été appliquée à nouveau par la Cour d’appel de l’Ontario dans l’arrêt Hoffmann-La Roche Ltd. v. Apotex Inc. (1984), 47 O.R. (2d) 287, qui portait sur les brevets. Le juge Blair s’est exprimé en ces termes, à la page 288 :
[traduction] Abstraction faite de la loi, la charge de la preuve en common law reposait sur l’appelante parce que les éléments de preuve se rapportant au procédé de fabrication utilisé à l’étranger par le fabricant dont elle a retenu les services relèvent tout particulièrement de son pouvoir de contrôle et de divulgation et échappent manifestement à la compétence de l’intimée qui ne saurait ni en obtenir communication ni les produire[3]
Dans la décision Pharmacia Inc. c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social) (1995), 60 C.P.R. (3d) 328 (C.F. 1re inst.), à la page 339, le juge Wetston, s’appuyant sur l’arrêt Pleet, précité, a exprimé l’avis que pour obtenir l’application du principe, la personne qui l’invoque doit prouver au préalable qu’elle peut s’en prévaloir. Plus précisément, le juge Wetston a dit, à la page 340, que la partie qui présente une demande fondée sur l’article 6 du Règlement « ne peut espérer pouvoir invoquer la présomption de common law, … sans plaider, dans son avis de requête introductive d’instance, la nature des renseignements qui relèvent de la connaissance exclusive du fabricant de médicaments génériques ».
Il convient d’abord de faire observer que l’avis de requête introductive d’instance indique clairement qu’aucun « énoncé détaillé » n’a été fourni (paragraphe 5) et que le procédé de l’appelante portera atteinte aux droits protégés par le brevet des intimées (paragraphe 6). Je conviens toutefois qu’avant de donner effet à la présomption, la Cour devra être convaincue que les renseignements nécessaires ne se trouvent pas en la possession des intimées et qu’ils relèvent tout particulièrement de la connaissance de l’appelante. Il faudra aussi que les intimées établissent que les renseignements nécessaires n’ont pas été produits en preuve par l’appelante et qu’elles ne pouvaient les obtenir d’aucune autre façon. L’appelante a affirmé dans sa lettre du 5 mai 1993 que son procédé ne porterait pas atteinte au brevet mais elle n’a fourni aucune preuve hormis cette simple affirmation. Les intimées ne pouvaient savoir, faute de renseignements supplémentaires, que cette affirmation était véridique. À l’évidence, les éléments de preuve permettant d’établir que le procédé ne porterait pas atteinte au brevet relèvent tout particulièrement de la connaissance de l’appelante. Contrairement à ce que celle-ci prétend, les renseignements nécessaires ne pouvaient être obtenus par les intimées en vertu des Règles 1612 [édictée par DORS/92-43, art. 19] et 1613 [édictée, idem]. Ces règles permettent à une partie d’obtenir les pièces qu’elle désire invoquer mais qu’elle n’a pas, lorsque celles-ci se trouvent en la possession d’un office fédéral[4]. Ces dispositions, à n’en pas douter, font référence à des « pièces » ayant été présentées devant l’office fédéral dont la décision fait l’objet d’une demande de contrôle judiciaire en vertu de l’article 18.1 de la Loi sur la Cour fédérale [L.R.C. (1985), ch. F-7 (édicté par L.C. 1990, ch. 8, art. 5)] et non au contenu d’un dossier du ministre lorsque sa décision ne fait pas l’objet d’un contrôle judiciaire. Je vois pas comment ces règles pourraient s’appliquer puisqu’aucune décision du ministre ne fait l’objet d’un examen en l’espèce[5]. En effet, le seul objet des procédures fondées sur l’article 6 était d’empêcher le ministre de se prononcer sur la délivrance d’un avis de conformité. J’ajouterais, eu égard à la nature des procédures, que l’appelante ne peut certainement pas refuser de communiquer les renseignements nécessaires en plaidant le secret commercial. Il me semble que les Règles de la Cour, qui prévoient une ordonnance de confidentialité, protègent convenablement l’appelante. Cette protection est en effet accordée couramment chaque fois que les circonstances le justifient, les dispositions du paragraphe 1402(8) [édicté par DORS/79-57, art. 23; 90-846, art. 23; 92-43, art. 17] des Règles étant ordinairement retenues par analogie[6].
Compte tenu de ce qui précède, je suis convaincu que les intimées ne pouvaient obtenir les renseignements nécessaires et que ceux-ci relevaient tout particulièrement de la connaissance de l’appelante. Cette dernière, pour une raison ou une autre, n’a pas invoqué les Règles de la partie V.1 pour combattre la présomption. En fait, elle n’a présenté aucune preuve. Par conséquent, les intimées peuvent invoquer la présomption. À mon avis, les intimées ont établi dans les circonstances que l’allégation faite par l’appelante aux termes du sous-alinéa 5(1)b)(iv) n’est pas fondée et elles ont le droit d’obtenir une ordonnance interdisant au ministre de délivrer un avis de conformité.
Je rejetterais l’appel avec dépens.
Le juge Linden, J.C.A. : Je souscris à ces motifs.
Le juge McDonald, J.C.A. : Je souscris à ces motifs.
[1] Exposé des faits et du droit de la partie appelante, par. 37.
[2] Exposé des faits et du droit de l’intimée, Apotex Inc., par. 23 et 39.
[3] L’autorisation d’en appeler à la Cour suprême du Canada a été refusée : Apotex Inc. c. Hoffmann-LaRoche Ltd. [1985] 1 R.C.S. v.
[4] Les Règles 1612 et 1613 sont libellées ainsi :
Règle 1612. (1) La partie qui désire se servir de pièces qui ne sont pas en sa possession mais qui sont en possession de l’office fédéral dépose une demande écrite au greffe et la signifie à l’office fédéral, enjoignant à ce dernier de fournir une copie certifiée de ces pièces.
(2) La demande de la partie requérante peut être incorporée à l’avis de requête.
(3) Une copie de la demande est signifiée aux autres parties.
(4) La demande indique de façon précise les pièces en possession de l’office fédéral; ces pièces doivent être pertinentes à la demande de contrôle judiciaire.
Règle 1613. (1) Sous réserve des paragraphes (2) à (4), l’office fédéral qui reçoit signification d’une demande visée à la règle 1612 remet sur-le-champ une copie certifiée des pièces à la partie qui en a fait la demande et au greffe.
(2) Si l’office fédéral ou une partie s’oppose à la demande, le tribunal ou la partie, selon le cas, informe par écrit les parties et le greffe des motifs de l’opposition.
(3) Un juge peut donner des directives aux parties et à l’office fédéral quant à la façon de présenter des observations au sujet de l’opposition.
(4) Un juge peut, après avoir entendu les observations, ordonner qu’une copie certifiée des pièces demandées ou d’une partie de celles-ci soit transmise à la partie qui en a fait la demande et au greffe.
[5] L’art. 18(3) [mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 4] de la Loi sur la Cour fédérale dispose que les demandes de réparation par voie de bref de prohibition ou les recours de cette nature portés contre un office fédéral « sont exercés par présentation d’une demande de contrôle judiciaire ». Les Règles de la partie V.1 s’appliquent aux procédures fondées sur l’article 6 (voir l’arrêt Bayer AG c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social) (1993), 51 C.P.R. (3d) 329 (C.A.F.) à la p. 336). Comme l’a fait observer le juge Reed dans la décision Hoffmann-La Roche Ltd. c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social) (1996), 67 C.P.R. (3d) 484 (C.F. 1re inst.), à la p. 492, ces Règles étant « conçues pour s’appliquer lorsqu’il y a une décision à rendre ou lorsqu’une décision a été rendue par un tribunal, une commission ou un décideur administratif », leur application « s’est révélée malaisée ». Cette difficulté tient sans doute au fait que les Règles de la partie V.1, prises en 1992, ne pouvaient viser des procédures qui seront prévues par le Règlement de 1993. En particulier, ces Règles ne semblent pas avoir été conçues pour obliger une partie à une procédure fondée sur l’article 6 à chercher à obtenir communication des pièces versées au dossier du ministre lorsque la partie adverse elle-même a ces pièces en sa possession. Même si les pièces du dossier du ministre pouvaient lui être communiquées en vertu des Règles de la partie V.1, la partie qui demande une ordonnance d’interdiction dans le cadre d’une procédure engagée en vertu de l’article 6 serait désavantagée parce qu’elle ne pourrait pas contre-interroger les auteurs des pièces.
[6] Règle 1402. …
(8) Malgré les autres alinéas de la présente règle, lorsqu’il s’agit d’une demande concernant une décision ou une ordonnance rendue conformément à la Loi sur les mesures spéciales d’importation ou à la Loi sur le Tribunal canadien du commerce extérieur, les pièces du dossier qui sont de nature confidentielle doivent être reliées séparément et désignées ainsi et, sous réserve d’une directive contraire de la Cour :
a) seulement une copie des pièces de nature confidentielle est envoyée à une partie;
b) la copie n’est envoyée qu’à l’avocat inscrit au dossier;
c) la copie ne doit être envoyée que si l’avocat inscrit au dossier s’engage auprès de la Cour au moyen d’un document écrit :
(i) à ne pas divulguer son contenu, sauf aux avocats impliqués à la demande ou, à la Cour, dans le cadre d’une argumentation;
(ii) à ne pas permettre qu’elle soit copiée en partie ou au complet;
(iii) à détruire la copie, ainsi que les notes qu’a fait tout avocat impliqué à l’action relativement à son contenu ou d’expédier la copie au Tribunal canadien des importations ou au Tribunal canadien du commerce extérieur, selon le cas, lorsqu’elles ne sont plus requises aux fins de la demande;
d) les pièces confidentielles ne sont pas divulguées au public.