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IMM-3402-97

Roberto Ambrosio San Vincente Freitas (demandeur)

c.

Le ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration (défendeur)

Répertorié: Freitas c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration)(1re inst.)

Section de première instance, juge Gibson—Toronto, 20 novembre 1998; Ottawa, 7 janvier 1999.

Citoyenneté et Immigration Statut au Canada Réfugiés au sens de la Convention Contrôle judiciaire de la décision de la SSR concluant que le demandeur n'est pas un réfugié au sens de la ConventionLe demandeur, un ressortissant du Venezuela, a été déclaré coupable au Canada de complot en vue de faire évader d'une prison canadienne des trafiquants de drogues colombiensLa SSR a statué que le demandeur était exclu au titre d'une considération comme réfugié au sens de la Convention aux termes de l'art. 1Fc) de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés: la Convention ne s'applique pas aux personnes dont on a des raisons sérieuses de penser qu'elles se sont rendues coupables d'agissements contraires aux buts et aux principes des Nations UniesLa SSR a commis une erreur de droitLa C.S.C. dans l'arrêt Pushpanathan a statué que tant que la communauté internationale n'aura pas dit clairement qu'elle estime que le trafic des drogues est une violation grave des droits fondamentaux de la personne constituant une persécution, rien ne justifie qu'il soit considéré comme un motif d'exclusion.

Citoyenneté et Immigration Exclusion et renvoi Processus d'enquête en matière d'immigration Contrôle judiciaire de la décision de la SSR statuant que le demandeur n'est pas un réfugié au sens de la ConventionLe demandeur, un ressortissant du Venezuela, y a été renvoyé quand la Cour a refusé la demande visant à surseoir à la mesure de renvoiL'expulsion n'annihile pas tous les droits que la Loi sur l'immigration confère à une personne lorsque la décision faisant l'objet du contrôle se fonde sur une erreur de droitL'art. 48 exige que le défendeur exécute la mesure de renvoi dès que les circonstances le permettentL'art. 82.1(1) confère au demandeur le droit de demander le contrôle judiciaire de la décision de la SSRCompte tenu des buts et objectifs généraux, nettement en rapport avec les droits de la personne, qui constituent le contexte dans lequel doit s'inscrire l'interprétation de la Loi, en l'absence de dispositions expresses à cet effet, l'art. 82.1 ne doit pas être interprété de façon à être rendu inopérant du fait que le défendeur s'est acquitté de l'obligation visée à l'art. 48.

Juges et tribunaux Contrôle judiciaire de la décision de la SSR statuant que le demandeur n'est pas un réfugié au sens de la Convention au motif qu'il est exclu en vertu de l'art. 1Fc) de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiésLe demandeur, un ressortissant du Venezuela, y a été renvoyé quand la Cour a refusé sa demande visant à surseoir à la mesure de renvoiLa demande n'est pas théoriqueIl y a un litige actuelL'expulsion n'annihile pas tous les droits que la Loi sur l'immigration confère à une personne lorsque la décision faisant l'objet du contrôle se fonde sur une erreur de droitL'art. 48 exige que le défendeur exécute la mesure de renvoi dès que les circonstances le permettentL'art. 82.1(1) confère au demandeur le droit de demander le contrôle judiciaire de la décision de la SSRCompte tenu des buts et objectifs généraux, nettement en rapport avec les droits de la personne, qui constituent le contexte dans lequel doit s'inscrire l'interprétation de la Loi, en l'absence de dispositions expresses à cet effet, l'art. 82.1 ne doit pas être interprété de façon à être rendu inopérant du fait que le défendeur s'est acquitté de l'obligation visée à l'art. 48Dans les circonstances, on n'a pas accordé beaucoup d'importance à l'économie des ressources judiciairesQuoi qu'il en soit, la Cour a le pouvoir discrétionnaire d'entendre une affaire théoriqueLes critères énoncés par la C.S.C. dans l'arrêt Borowski relativement à l'exercice du pouvoir discrétionnaire sont appliquésLa Cour n'a pas assumé de façon inappropriée une fonction d'élaboration du droit, mais a fait preuve de respect à l'égard du législateur qui a créé un conflit entre l'obligation du défendeur et le droit du demandeur sans établir de priorité explicite.

Il s'agit d'une demande de contrôle judiciaire d'une décision de la section du statut de réfugié (SSR) de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié dans laquelle la SSR a conclu que le demandeur n'était pas un réfugié au sens de la Convention. En 1989 le demandeur, un ressortissant du Venezuela, a été arrêté, inculpé et par la suite déclaré coupable de complot en vue de faire évader d'une prison du Nouveau-Brunswick des trafiquants de drogues colombiens. Il a été condamné à neuf ans d'emprisonnement. Le demandeur a revendiqué le statut de réfugié au sens de la Convention à l'égard du Venezuela. La SSR a conclu que le demandeur était exclu de la définition de réfugié au sens de la Convention donnée à la section Fc) de l'article premier de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés à cause du lien existant avec le complot pour lequel il a été reconnu coupable de trafic de drogues. La section Fc) de l'article premier dispose que la Convention n'est pas applicable aux personnes dont on aura des raisons sérieuses de penser qu'elles se sont rendues coupables d'agissements contraires aux buts et aux principes des Nations Unies. La SSR a cité un passage de la décision Pushpanathan c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1993] A.C.F. no 870 (1re inst.) et elle était au courant de la décision de la Cour d'appel fédérale dans cette affaire. Même si la SSR était au courant que l'appel de l'arrêt Pushpanathan était en instance devant la Cour suprême du Canada, ayant décidé que la revendication du statut de réfugié du demandeur ne pouvait être examinée à cause de son exclusion, elle a refusé de tirer une conclusion subsidiaire concernant son inclusion possible, malgré le fait qu'elle était saisie de toute la preuve pertinente. La Cour suprême du Canada a infirmé la décision de la Cour d'appel fédérale dans l'arrêt Pushpanathan en statuant que tant que la communauté internationale n'aura pas dit clairement qu'elle estime que le trafic des drogues est une violation grave des droits fondamentaux de la personne constituant une persécution, rien ne justifie qu'il soit considéré comme un motif d'exclusion. Le demandeur a été renvoyé au Venezuela quand la Cour a refusé sa demande visant à surseoir à la mesure de renvoi et, apparemment, il est y toujours.

Les questions étaient les suivantes: 1) la SSR a-t-elle commis une erreur susceptible de contrôle en concluant que la revendication du statut de réfugié au sens de la Convention présentée par le demandeur ne pouvait être examinée à cause de son exclusion, et 2) la demande de contrôle judiciaire est-elle théorique?

Jugement: la demande est accueillie.

1) La SSR a commis une erreur de droit en déterminant que le demandeur devait être exclu au titre d'une considération comme réfugié au sens de la Convention à la lumière de l'arrêt Pushpanathan de la Cour suprême du Canada.

2) La demande n'est pas théorique étant donné qu'il continue d'y avoir un litige actuel. Lorsque la décision faisant l'objet du contrôle est fondée sur une erreur de droit, l'expulsion de la personne n'annihile pas tous les droits que peut lui conférer la Loi sur l'immigration. L'article 48 impose au défendeur l'obligation d'exécuter une mesure de renvoi dès que les circonstances le permettent. Le paragraphe 82.1(1) confère au demandeur le droit de demander le contrôle judiciaire de la décision prise contre lui par la SSR. Compte tenu des objectifs et buts généraux, nettement en rapport avec les droits de la personne, qui constituent le contexte dans lequel doit s'inscrire l'interprétation à donner aux dispositions de la Loi sur l'immigration, en l'absence de dispositions expresses qui obligeraient le juge à agir dans ce sens, le droit conféré au demandeur par l'article 82.1(1) ne doit pas être interprété comme étant rendu inopérant du fait que le défendeur s'acquitte de son obligation d'exécuter une mesure de renvoi dès que les circonstances le permettent. Le droit du demandeur ne doit pas non plus être rendu indirectement inopérant par suite d'une décision qui confère un droit vide de sens à une nouvelle décision de la part de la SSR.

Néanmoins, la Cour a le pouvoir discrétionnaire de s'écarter du principe général de refuser d'entendre une affaire qui est théorique. Au regard des facteurs énoncés par la Cour suprême du Canada dans l'arrêt Borowski c. Canada (Procureur général) concernant l'exercice de ce pouvoir discrétionnaire, la Cour a à bon droit exercé son pouvoir discrétionnaire. Il y avait un « débat contradictoire » : le demandeur était représenté par un avocat et la Cour avait le pouvoir d'ordonner au défendeur de ramener le demandeur au Canada, aux frais du défendeur. Compte tenu des « objectifs et buts généraux, nettement en rapport avec les droits de la personne » qui constituent le contexte dans lequel doit s'inscrire l'interprétation à donner aux dispositions de la Loi, il ne faut pas accorder beaucoup d'importance à la question de l'économie des ressources judiciaires. Finalement, la décision de la Cour de se prononcer sur cette affaire, en supposant qu'elle puisse être théorique, n'est pas le moins du monde inappropriée ni un empiétement sur la fonction législative. Le législateur a créé une obligation pour le défendeur qui est incompatible avec le droit du demandeur, mais il n'a pas jugé utile d'établir une priorité explicite, ni même implicite entre cette obligation et ce droit. Décider que le droit n'est pas rendu inopérant par l'exercice de cette obligation, en l'absence d'une intention clairement exprimée par le législateur, ne constitue rien de plus que de faire preuve de respect à l'égard de la fonction législative du Parlement et d'assumer le rôle décisionnel que le législateur a conféré à la Cour.

Les parties ont concédé devant la Cour que la SSR était saisie d'éléments de preuve suffisants pour décider si le demandeur relevait de la définition de « réfugié au sens de la Convention ». Les membres de la SSR qui constituaient le tribunal qui a entendu la revendication du demandeur sont toujours en fonction. Il est donc possible de soutenir que la SSR pourrait se prononcer sur l'inclusion du demandeur d'après la preuve dont étaient saisis les membres du tribunal qui étaient présents quand cette preuve a été produite, sans contrevenir aux principes de justice naturelle et d'équité procédurale. Cette décision pourrait être prise en supposant, pour les fins de cette décision seulement, que le demandeur se trouve au Canada. La décision de la SSR est infirmée et l'affaire est renvoyée à la Commission de l'immigration et du statut de réfugié pour une nouvelle décision. La Cour ordonne au défendeur de prendre toutes les mesures nécessaires pour ramener le demandeur au Canada, à ses frais, si la Commission estime nécessaire que le demandeur comparaisse de nouveau devant la SSR ou si elle conclut que le demandeur est un réfugié au sens de la Convention.

Le principe de « l'économie des ressources judiciaires » aurait été mieux servi si la SSR s'était prononcée sur l'inclusion du demandeur.

lois et règlements

Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, 28 juillet 1951, [1969] R.T. Can. no 6, art. 1F.

Loi sur l'immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2, art. 2(1) « réfugié au sens de la Convention » (mod. par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 28, art. 1), 82.1(1) (édicté, idem, art. 19; L.C. 1992, ch. 49, art. 73), annexe (édictée, idem, art. 34), 48.

jurisprudence

décisions appliquées:

Pushpanathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1998] 1 R.C.S. 982; (1998), 160 D.L.R. (4th) 193; 226 N.R. 201; Borowski c. Canada (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 342; (1989), 57 D.L.R. (4th) 231; [1989] 3 W.W.R. 97; 75 Sask. R. 82; 47 C.C.C. (3d) 1; 33 C.P.C. (2d) 105; 38 C.R.R. 232; 92 N.R. 110; Ramoutar c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1993] 3 C.F. 370; (1993), 65 F.T.R. 32; 21 Imm. L.R. (2d) 203 (1re inst.).

décisions examinées:

San Vicente Freitas c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1998] A.C.F. no 351 (1re inst.) (QL); Pushpanathan c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1993] A.C.F. no 870 (1re inst.) (QL); Pushpanathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1996] 2 C.F. 49; (1995), 191 N.R. 247 (C.A.); Gonzalez c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1994] 3 C.F. 646; (1994), 115 D.L.R. (4th) 403; 24 Imm. L.R. (2d) 229 (C.A.); Toth c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1988), 6 Imm. L.R. (2d) 123; 86 N.R. 302 (C.A.); Hosein c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration)(1992), 4 Admin. L.R. (2d) 162; 53 F.T.R. 86; 17 Imm. L.R. (2d) 125 (C.F. 1re inst.);Cross c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (1996), 111 F.T.R. 304; 33 Imm. L.R. (2d) 251 (C.F. 1re inst.).

DEMANDE de contrôle judiciaire de la décision de la SSR statuant que le demandeur n'est pas un réfugié au sens de la Convention (Re T.E.V., [1997] C.R.D.D. no 320 (QL)) parce qu'il est exclu en vertu de la section Fc) de l'article premier de la Convention des Nations Unies relatives au statut des réfugiés, sans pour autant tirer de conclusion subsidiaire quant à son inclusion. Demande accueillie.

ont comparu:

Jack C. Martin pour le demandeur.

Kevin Lunney pour le défendeur.

avocats inscrits au dossier:

Jack C. Martin, Toronto, pour le demandeur.

Le sous-procureur général du Canada, pour le défendeur.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

Le juge Gibson:

INTRODUCTION

[1]        Les présents motifs ont trait à une demande de contrôle judiciaire d'une décision de la section du statut de réfugié (la SSR) de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié dans laquelle la SSR a conclu que le demandeur n'était pas un « réfugié au sens de la Convention » selon la définition de cette expression qui se trouve au paragraphe 2(1) de la Loi sur l'immigration1 (la Loi). La décision de la SSR est datée du 23 juillet 1997 [répertorié: Re T.E.V., [1997] C.R.D.D. no 320 (QL)].

LE CONTEXTE

[2]        Le demandeur est né à Trinité-et-Tobago en 1945, mais il est parti au Venezuela très jeune avec ses parents. À l'époque où il fréquentait l'université au Venezuela, il était un activiste politique. Il en est venu à la conclusion que, s'il demeurait au Venezuela, sa vie serait en danger à cause de ses activités politiques. On lui a conseillé de quitter le Venezuela, ce qu'il a fait. Il a d'abord séjourné à Trinité pendant quelques mois et il est ensuite venu au Canada en 1967. Il a obtenu le statut d'immigrant reçu, a travaillé de façon permanente pendant quelque 10 ans, et n'est retourné au Venezuela, à titre de visiteur, qu'en 1981.

[3]        À son retour au Venezuela, le demandeur a trouvé que les conditions avaient changé suffisamment pour qu'il puisse conclure qu'il n'était plus en danger là-bas. Il a donc décidé d'y demeurer. À Noël de 1981, il s'était trouvé un emploi et avait repris ses activités politiques. Après les élections présidentielles de 1983, il a cessé ses activités politiques, s'est installé à Caracas et s'est fait discret.

[4]        En 1986, il a obtenu un faux passeport en vue de revenir au Canada. Il a constitué une société afin de lancer une entreprise qui exporterait de la machinerie du Canada au Venezuela. En juin 1989, un ancien associé politique au Venezuela l'a invité à l'accompagner au Canada pour un voyage d'affaires. Après un séjour de quelque deux mois et demi au Canada, il a été arrêté, inculpé et par la suite déclaré coupable d'un délit criminel grave. Il a été condamné à neuf ans d'emprisonnement après avoir déjà passé quelque sept mois et demi en détention avant son procès.

[5]        Le demandeur a revendiqué le statut de réfugié au sens de la Convention à l'égard du Venezuela. Sa revendication est fondée sur son allégation qu'il craint avec raison d'être persécuté au Venezuela du fait de ses opinions politiques et de son appartenance à un groupe social. Il craint de retourner au Venezuela parce que, notamment, deux des personnes associées à ses activités criminelles au Canada ont été, à leur retour au Venezuela, arrêtées illégalement et ultérieurement assassinées et, de façon plus générale, à cause du dossier horrifiant sur le plan des droits de la personne de la Technico de Policia Judicial, une des organisations qu'il craint au Venezuela. Comme il en sera question plus loin dans les présents motifs, sa revendication a été rejetée par la SSR. Il a demandé l'autorisation de présenter une demande de contrôle judiciaire. L'autorisation lui a été accordée et j'ai été saisi de l'affaire.

[6]        Dans des motifs ayant trait à une décision de ne pas surseoir au renvoi du demandeur au Venezuela, décision qui a été prise après que l'autorisation de présenter une demande de contrôle judiciaire eut été accordée, le juge Richard (maintenant juge en chef adjoint) a déclaré ceci [San Vicente Freitas c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1998] A.C.F. no 351 (1re inst.) (QL), aux paragraphes 6 et 7]:

Les mesures prises par le requérant et quatre autres personnes ont conduit le juge à conclure en premier lieu qu'il existait un complot ourdi pour réaliser, par la force, l'évasion de deux trafiquants de drogues colombiens de la Fredericton County Jail, et de plus, que M. San Vincente participait à ce complot. Ses quatre co-conspirateurs ont plaidé coupable relativement à l'accusation et ont été condamnés à dix ans d'emprisonnement. M. San Vincente a plaidé non coupable. Toutefois, au procès, il a été déclaré coupable et condamné à neuf ans d'emprisonnement après qu'il eut été noté qu'il avait déjà purgé sept mois et demi en détention avant procès à ce moment-là.

En condamnant M. San Vincente pour sa participation à l'infraction, le juge Stevenson a dit:

[traduction] Si vous et vos compagnons avaient [sic] tenté d'entrer par effraction dans la Fredericton Jail et de libérer Jaramillo et Escobar, utilisant les armes qui avaient été accumulées, et compte tenu des munitions que vous aviez, la possibilité de tuer ou de blesser le personnel correctionnel, d'autres détenus dans la prison, et peut-être des spectateurs ou quiconque se trouvait dans le voisinage à ce moment-là dépasse presque l'imagination. À part cela, la prise d'otages était possible. Or, comme je dis à partir de ce que nous savons, c'est la conclusion qu'on doit tirer. Peut-être vous étiez tous des amateurs, je ne sais pas, mais je dois présumer que lorsqu'on est armé comme vous et vos compagnons, vous étiez disposés à utiliser ces armes et cet équipement pour la fin que vous aviez en pensée, ce qui constitue, à mon avis, le pire scénario.

LA DÉCISION DE LA SSR

[7]        La SSR a entendu le témoignage du demandeur et de deux témoins appelés pour son compte. Elle était saisie d'une preuve documentaire abondante. Le demandeur était représenté devant la SSR par un avocat, tout comme le défendeur. Dans sa décision, la SSR a reconnu qu'elle était saisie de deux questions fondamentales: premièrement, le demandeur pouvait-il être exclu comme réfugié au sens de la Convention du fait des exclusions énoncées à la section F de l'article premier de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, signée à Genève le 28 juillet 1951 [[1969] R.T. Can. no 6], et jointe en annexe à la Loi [édicté par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 28, art. 34]; et deuxièmement, si le demandeur n'était pas exclu, pouvait-il être inclus dans la définition de « réfugié au sens de la Convention ».

[8]        La SSR a conclu que le demandeur était exclu de la Convention étant donné qu'il tombait [traduction] « sous le coup de la section 1Fc ) ». Les parties pertinentes de la section F de l'article premier reproduites à l'annexe de la Loi, sont rédigées dans les termes suivants:

F. Les dispositions de cette Convention ne seront pas applicables aux personnes dont on aura des raisons sérieuses de penser:

[…]

c) Qu'elles se sont rendues coupables d'agissements contraires aux buts et aux principes des Nations Unies.

[9]        Pour en arriver à sa décision concernant l'exclusion, la SSR a cité un passage de la décision Pushpanathan de la Section de première instance de notre Cour2 et semble avoir tenu compte de la décision de la Cour d'appel fédérale qui a maintenu la décision de première instance3. Elle écrit ceci:

[traduction] Le tribunal note également que, même si l'arrêt Pushpanathan est actuellement en appel, il est lié par cet arrêt.

[10]      Compte tenu de la date de l'arrêt Pushpanathan de la Cour d'appel fédérale et de la date de la décision de la SSR, l'extrait ci-dessus ne peut que faire référence à l'appel de l'arrêt de la Cour d'appel fédérale qui était, au moment où la section du statut a rédigé ses motifs, devant la Cour suprême du Canada.

[11]      Même si la SSR était au courant que l'appel de l'arrêt Pushpanathan était en instance devant la Cour suprême du Canada, pour quelque raison que ce soit, ayant décidé que la revendication du statut de réfugié du demandeur ne pouvait être examinée à cause de son exclusion, elle a refusé de tirer une conclusion subsidiaire concernant son inclusion possible, malgré le fait qu'elle était saisie de toute la preuve concernant son inclusion. La SSR a écrit [au paragraphe 75]:

[traduction] Étant donné que le tribunal estime que le revendicateur est exclu de la définition de réfugié au sens de la Convention en vertu de la section Fc) de l'article premier, il n'est pas nécessaire d'analyser les autres questions concernant son inclusion.

Une conclusion concernant l'inclusion du demandeur aurait élargi le rôle de notre Cour, pendant la présente audition, dans le cas où, comme cela s'est produit, la Cour suprême en viendrait à une décision différente de celle de la Cour d'appel fédérale.

[12]      Bien qu'il soit manifeste que la SSR était en droit de prendre les mesures qu'elle a prises, en agissant ainsi, elle n'a pas tenu compte en fait du passage suivant de l'arrêt Gonzalez c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration)4:

À mon avis, l'une ou l'autre voie est exempte d'erreur de droit mais il serait souhaitable, pour des raisons pratiques, que la section du statut de réfugié traite dans sa décision de tous les éléments d'une revendication. Si, en l'absence d'erreur susceptible d'examen, elle devait décider que, n'eût été l'exclusion, la revendication était mal fondée, il ne serait pas nécessaire, contrairement à ce qui s'est passé dans l'arrêt Moreno, de renvoyer l'affaire pour une nouvelle audition dans le cas où le tribunal conclurait que l'exclusion a été invoquée à tort. Par contre, si elle devait décider, comme dans les arrêts Ramirez et Sivakumar, que la revendication aurait été bien fondée n'eût été l'application de la clause d'exclusion mais qu'à la différence de ces arrêts, il était jugé en appel que la section avait commis une erreur en appliquant cette clause, le tribunal ferait alors la déclaration nécessaire mais sans exiger que la section du statut se saisisse à nouveau de l'affaire. Les contribuables apprécieraient peut-être l'économie ainsi réalisée.

[13]      Dans la présente affaire, ce qui est généralement désigné par l'expression « économie des ressources judiciaires » aurait été bien servi si la SSR avait examiné l'inclusion du demandeur.

L'ARRÊT PUSHPANATHAN DE LA COUR SUPRÊME DU CANADA

[14]      En juin 1998, la Cour suprême du Canada a infirmé l'arrêt Pushpanathan5 de la Cour d'appel fédérale. Le juge Bastarache, s'exprimant au nom de la majorité, a écrit aux pages 1034 et 1035:

Il n'y a aucun lien rationnel entre les objectifs de la Convention et les objectifs de la limitation prévue à la section Fc) de l'article premier que propose l'intimé. Tant que la communauté internationale n'aura pas dit clairement qu'elle estime que le trafic des drogues, sous une forme ou une autre, est une violation grave des droits fondamentaux de la personne constituant une persécution, rien ne justifie qu'il soit considéré comme un motif d'exclusion. Le lien entre la persécution et le problème international des réfugiés est ce qui justifie les définitions portant exclusion énoncées aux sections Fa) et Fc) de l'article premier. Les agissements qui ne constituent pas une persécution peuvent fort bien justifier le refoulement en application de l'art. 33, et la Loi prévoit une procédure pour déterminer s'il y a lieu d'appliquer cette disposition. Le refus a priori d'accorder les protections fondamentales d'un traité dont l'objet est la protection des droits de la personne est une exception radicale aux objets de la Convention tels que définis dans l'arrêt Ward, […] et ne peut être justifié que lorsque l'exclusion favorise la protection de ces droits. [Référence omise.]

[15]      En l'espèce, la SSR a conclu que le demandeur était exclu de la définition de réfugié au sens de la Convention à cause du lien existant avec le complot pour lequel il a été reconnu coupable de trafic de drogues.

LES QUESTIONS EN LITIGE

[16]      Deux questions seulement ont été débattues devant moi, et en fait une seule avec une quelconque vigueur. La première question était de savoir si la SSR avait commis une erreur susceptible de contrôle en concluant que la revendication du statut de réfugié au sens de la Convention présentée par le demandeur ne pouvait être examinée à cause de son exclusion, et la deuxième était de savoir si la demande de contrôle judiciaire est théorique du fait qu'après que l'autorisation eut été accordée au demandeur et après que la présente Cour eut refusé de surseoir à la mesure de renvoi au Venezuela qui pouvait être exécutée contre le demandeur, le demandeur a été expulsé au Venezuela où, apparemment, il se trouve toujours.

ANALYSE

a. L'erreur susceptible de contrôle

[17]      L'avocat du défendeur n'a pris aucune position sur ce point. Par ailleurs, il n'est pas surprenant de constater qu'à la lumière de l'arrêt Pushpanathan de la Cour suprême du Canada, l'avocat du demandeur a instamment fait valoir que la SSR avait commis une erreur de droit en déterminant que le demandeur devait être exclu en vertu de la section Fc) de l'article premier de la Convention. J'accepte la position de l'avocat du demandeur. Je conclus que la SSR a commis une erreur de droit en déclarant que le demandeur était exclu au titre d'une considération comme réfugié au sens de la Convention.

b. Le caractère théorique

[18]      La définition de « réfugié au sens de la Convention » donnée au paragraphe 2(1) de la Loi est rédigée dans les termes suivants:

2. (1) […]

« réfugié au sens de la Convention » Toute personne:

a) qui, craignant avec raison d'être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques:

(i) soit se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,

(ii) soit, si elle n'a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle, ne peut ou, en raison de cette crainte, ne veut y retourner;

b) n'a pas perdu son statut de réfugié au sens de la Convention en application du paragraphe (2).

Sont exclues de la présente définition les personnes soustraites à l'application de la Convention par les sections E ou F de l'article premier de celle-ci dont le texte est reproduit à l'annexe de la présente loi. [Je souligne.]

[19]      Le paragraphe 2(2) de la Loi dont il est question à l'alinéa b) de la définition n'est pas pertinent pour les fins de l'espèce.

[20]      La SSR a conclu que le demandeur était un ressortissant du Venezuela. Après que l'autorisation de déposer la présente demande de contrôle judiciaire lui eut été accordée, le demandeur a été expulsé au Venezuela par le défendeur quand la présente Cour a refusé de surseoir à la mesure de renvoi. L'avocat du défendeur fait donc valoir que, puisque le demandeur ne se trouve pas « hors du pays dont [il] a la nationalité », il ne peut être reconnu comme « réfugié au sens de la Convention », et que, par conséquent, la demande de contrôle judiciaire est maintenant théorique puisque, que la SSR ait ou non commis une erreur susceptible de contrôle en parvenant à la décision qu'elle a prise concernant le demandeur, le fait de lui renvoyer cette affaire pour qu'il soit décidé si le demandeur pourrait être reconnu comme réfugié au sens de la Convention s'il se trouvait toujours au Canada, équivaudrait à ordonner de prendre une décision dont le résultat irait inévitablement à l'encontre du demandeur, puisqu'il ne se trouve pas au Canada.

[21]      L'avocat du demandeur fait valoir que je ne dois pas conclure que cette affaire est théorique. Il reconnaît que l'article 48 de la Loi impose au défendeur l'obligation d'exécuter une mesure de renvoi « dès que les circonstances le permettent ». Cet article doit être lu de concert avec le droit qui est conféré au demandeur au paragraphe 82.1(1) [édicté, idem, art. 19; L.C. 1992, ch. 49, art. 73] de la Loi de demander le contrôle judiciaire de la décision prise contre lui par la SSR. À la lecture de la Loi, rien n'indique que l'exécution de son obligation par le défendeur a pour effet de rendre inopérant ou de vider de son sens le droit conféré au demandeur au paragraphe 82.1(1). L'avocat du demandeur soutient donc qu'en l'absence d'une disposition expresse de la Loi indiquant que le renvoi d'une personne, comme le demandeur en l'espèce, dans le pays dont il a la nationalité annihile le droit qui lui est conféré au paragraphe 82.1(1), la Loi ne peut être interprétée dans ce sens.

[22]      Dans l'arrêt Borowski c. Canada (Procureur général)6, le juge Sopinka a écrit à la page 353:

La doctrine relative au caractère théorique est un des aspects du principe ou de la pratique générale voulant qu'un tribunal peut refuser de juger une affaire qui ne soulève qu'une question hypothétique ou abstraite. Le principe général s'applique quand la décision du tribunal n'aura pas pour effet de résoudre un litige qui a, ou peut avoir, des conséquences sur les droits des parties. Si la décision du tribunal ne doit avoir aucun effet pratique sur ces droits, le tribunal refuse de juger l'affaire. Cet élément essentiel doit être présent non seulement quand l'action ou les procédures sont engagées, mais aussi au moment où le tribunal doit rendre une décision. En conséquence, si, après l'introduction de l'action ou des procédures, surviennent des événements qui modifient les rapports des parties entre elles de sorte qu'il ne reste plus de litige actuel qui puisse modifier les droits des parties, la cause est considérée comme théorique. Le principe ou la pratique général s'applique aux litiges devenus théoriques à moins que le tribunal n'exerce son pouvoir discrétionnaire de ne pas l'appliquer. J'examinerai plus loin les facteurs dont le tribunal tient compte pour décider d'exercer ou non ce pouvoir discrétionnaire. [Non souligné dans l'original.]

[23]      La première question est donc de savoir si, d'après les faits dont je suis saisi, il y a ou non un litige actuel. Je conclus qu'il y a toujours un litige actuel.

[24]      Dans l'arrêt Toth c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration)7, la Cour d'appel fédérale a laissé entendre que l'exécution d'une mesure de renvoi rend le droit d'appel théorique ou inopérant. Le juge MacKay s'est exprimé de la même façon pour ce qui a trait au droit de demander un contrôle judiciaire, dans la décision Hosein c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration)8. Toutefois, il n'y a pas eu, dans l'un comme dans l'autre cas, de conclusion directe en ce sens, et il n'y a certainement pas eu de conclusion directe tirée à partir de faits comme ceux dont je suis saisi.

[25]      Dans la décision Cross c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration)9, le juge Pinard a conclu qu'étant donné les « circonstances particulières et exceptionnelles » qui caractérisaient l'affaire dont il était saisi il n'y avait plus de litige réel justifiant la demande de contrôle judiciaire d'une décision par laquelle un agent d'immigration avait « arrêté le requérant au centre de détention provisoire de Vancouver […] et [l'avait] renvoyé à la frontière entre le Canada et les États-Unis pour être livré aux autorités américaines ».

[26]      À l'opposé et, à mon avis de manière beaucoup plus pertinente, le juge Rothstein dans la décision Ramoutar c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration)10 écrit ceci:

L'expulsion d'une personne du Canada—une mesure qui a des conséquences négatives pour la personne en question—n'efface pas tous les droits que peut lui conférer la Loi sur l'immigration. Il ne faudrait pas qu'une décision, prise à la suite de l'application de la mauvaise norme de preuve et sans faire bénéficier le requérant de l'équité procédurale, ait une incidence négative sur ces droits.

[27]      Je suis convaincu que le même raisonnement peut s'appliquer lorsque la décision faisant l'objet du contrôle, comme celle en l'espèce, est fondée sur une erreur de droit.

[28]      Dans Pushpanathan, précité, le juge Bastarache a écrit également aux pages 1023 et 1024:

Procédant à l'analyse textuelle de la Convention et prenant en considération les vues des commentateurs, le juge La Forest définit, aux pp. 733 et 734 [dans Canada (Procureur général) c. Ward, [1993] 2 R.C.S. 689], l'objet de la Convention par rapport à la question expresse de la définition du mot « réfugié », qui est aussi précisément la question visée par le présent pourvoi:

La Convention repose sur l'engagement qu'a pris la communauté internationale de garantir, sans distinction, les droits fondamentaux de la personne. C'est ce qu'indique le préambule du traité:

CONSIDÉRANT que la Charte des Nations Unies et la Déclaration universelle des droits de l'homme approuvée le 10 décembre 1948 par l'Assemblée générale ont affirmé ce principe que les êtres humains, sans distinction, doivent jouir des droits de l'homme et des libertés fondamentales.

Ce thème donne un aperçu des limites des objectifs que les délégués cherchaient à atteindre et dont ils avaient convenu. Il énonce, d'une façon générale, l'intention des rédacteurs et fixe de ce fait une limite inhérente aux cas visés par la Convention. Hathaway [J. C. Hathaway, The Law of Refugee Status 1991], à la p. 108, explique ainsi l'incidence de ce ton général du traité sur le droit relatif aux réfugiés:

[traduction] Toutefois, le point de vue dominant est que le droit relatif aux réfugiés devrait s'appliquer aux actions qui nient d'une manière fondamentale la dignité humaine, et que la négation soutenue ou systémique des droits fondamentaux de la personne est la norme appropriée.

Ce thème fixe les limites de bien des éléments de la définition de l'expression « réfugié au sens de la Convention ».

Le caractère de la Convention en tant qu'instrument de défense des droits de la personne est en outre étayé par l'article de la Loi définissant les « objectifs » :

3. La politique canadienne d'immigration ainsi que les règles et règlements pris en vertu de la présente loi visent, dans leur conception et leur mise en œuvre, à promouvoir les intérêts du pays sur les plans intérieur et international et reconnaissent la nécessité:

[…]

g) de remplir, envers les réfugiés, les obligations imposées au Canada par le droit international et de continuer à faire honneur à la tradition humanitaire du pays à l'endroit des personnes déplacées ou persécutées; [Je souligne.]

Ces objets et ces buts généraux, nettement en rapport avec les droits de la personne, constituent le contexte dans lequel doit s'inscrire l'interprétation à donner aux diverses dispositions.

[29]      Cet objectif nettement en rapport avec les droits de la personne constituant le contexte de la présente affaire, j'adopte la position de l'avocat du demandeur. En l'absence de dispositions expresses de la Loi qui m'obligeraient à le faire, je ne suis pas disposé à conclure que le droit conféré au demandeur par le paragraphe 82.1(1) de la Loi est rendu inopérant du fait que le défendeur s'acquitte de son obligation d'exécuter une mesure de renvoi dès que les circonstances le permettent. Je ne suis pas non plus disposé à accepter que le droit du demandeur soit rendu indirectement inopérant par suite d'une décision de notre Cour qui confère un droit vide de sens à une nouvelle décision de la part de la SSR. Je considère que la présente demande n'est pas théorique et qu'elle constitue la poursuite d'un litige réel. Je suis convaincu que cette conclusion est fidèle à la décision du juge Rothstein dans Ramoutar, précité.

[30]      Si j'ai tort de conclure qu'un litige réel continue d'exister d'après les faits de l'espèce, le passage précité de Borowski indique clairement que j'ai néanmoins le pouvoir discrétionnaire de m'écarter du principe général de refuser d'entendre une affaire qui est théorique. Les facteurs ayant trait à l'exercice de ce pouvoir discrétionnaire sont énoncés dans Borowski.

[31]      Aux pages 358 et 359 de l'arrêt Borowski, précité, le juge Sopinka s'exprime ainsi:

Pour formuler des lignes directrices applicables à l'exercice du pouvoir discrétionnaire visant à écarter une pratique habituelle, il est utile d'en étudier les assises. Dans la mesure où une assise donnée de cette pratique est faible ou inexistante, les raisons de l'appliquer diminuent ou disparaissent.

La première raison d'être de la politique ou de la pratique en question tient à ce que la capacité des tribunaux de trancher des litiges a sa source dans le système contradictoire. L'exigence du débat contradictoire est l'un des principes fondamentaux de notre système juridique et elle tend à garantir que les parties ayant un intérêt dans l'issue du litige en débattent complètement tous les aspects. Il semble que cette exigence puisse être remplie si, malgré la disparition du litige actuel, le débat contradictoire demeure.

[32]      Le juge Sopinka continue dans ces mots à la page 360:

La deuxième grande raison d'être de la doctrine du caractère théorique tient à l'économie des ressources judiciaires […] La triste réalité est qu'il nous faut rationner et répartir entre les justiciables des ressources judiciaires limitées […]

L'économie des ressources judiciaires n'empêche pas non plus d'entendre des affaires devenues théoriques dans les cas où la décision de la cour aura des effets concrets sur les droits des parties même si elle ne résout pas le litige qui a donné naissance à l'action […]

De même, il peut être justifié de consacrer des ressources judiciaires à des causes théoriques qui sont de nature répétitive et de courte durée. Pour garantir que sera soumise aux tribunaux une question importante qui, prise isolément, pourrait échapper à l'examen judiciaire, on peut décider de ne pas appliquer strictement la doctrine du caractère théorique.

[33]      Finalement, le juge Sopinka énonce la troisième raison d'être de la doctrine dans les termes suivants à la page 362:

La troisième raison d'être de la doctrine du caractère théorique tient à ce que la Cour doit prendre en considération sa fonction véritable dans l'élaboration du droit. La Cour doit se montrer sensible à sa fonction juridictionnelle dans notre structure politique. On pourrait penser que prononcer des jugements sans qu'il y ait de litige pouvant affecter les droits des parties est un empiétement sur la fonction législative.

[34]      Le juge Sopinka conclut sur la question de l'exercice du pouvoir discrétionnaire dans les termes suivants à la page 363:

En exerçant son pouvoir discrétionnaire à l'égard d'un pourvoi théorique, la Cour doit tenir compte de chacune des trois raisons d'être de la doctrine du caractère théorique. Cela ne signifie pas qu'il s'agit d'un processus mécanique. Il se peut que les principes examinés ici ne tendent pas tous vers la même conclusion. L'absence d'un facteur peut prévaloir malgré la présence de l'un ou des deux autres, ou inversement.

[35]      En tenant compte de ces critères ou, pour reprendre le terme utilisé par le juge Sopinka, de ces raisons d'être, je suis d'avis de conclure, si cela est nécessaire, qu'il s'agit d'une affaire à l'égard de laquelle je dois à bon droit exercer mon pouvoir discrétionnaire d'entendre la demande de contrôle judiciaire, malgré son caractère théorique.

[36]      Il va sans dire que nous sommes ici en présence d'un « débat contradictoire ». Le demandeur était représenté par un avocat devant moi. Il n'a pas été contesté que, si je tranche cette affaire en faveur du demandeur, j'ai le pouvoir d'ordonner au défendeur de ramener le demandeur au Canada, aux frais du défendeur, afin qu'une nouvelle décision prise par la SSR puisse avoir un sens. Je reviendrai plus loin dans les présents motifs pour décider si une telle ordonnance sera ou non nécessaire.

[37]      Compte tenu des « objets et ces buts généraux, nettement en rapport avec les droits de la personne » qui constituent le contexte dans lequel doit s'inscrire l'interprétation à donner aux dispositions de la Loi11, je ne suis pas convaincu qu'il faut accorder beaucoup d'importance à la question de l'économie des ressources judiciaires.

[38]      Finalement, je crois qu'il est de mon devoir de faire la preuve que je suis conscient que la Cour a d'abord une fonction décisionnelle et, de façon très accessoire, une fonction d'élaboration du droit, dans le contexte de la structure politique du Canada. Je ne considère pas ma décision de me prononcer sur cette affaire, en supposant qu'elle puisse être théorique, comme étant le moins du monde inappropriée ou comme étant un empiétement sur la fonction législative. Le législateur a créé ce qui pourrait être vu comme une obligation du défendeur qui est incompatible avec le droit du demandeur, ce dont j'ai déjà parlé plus haut. Pour une raison ou pour une autre, le législateur n'a pas jugé utile d'établir une priorité explicite, ni même implicite, entre cette obligation et ce droit. Décider que le droit n'est pas rendu inopérant par l'exercice de cette obligation, en l'absence d'une intention clairement exprimée par le législateur, ne constitue, à mon avis, rien de plus que de faire preuve de respect à l'égard de la fonction législative du Parlement et d'assumer le rôle décisionnel que le législateur a, selon ma conclusion, conféré à notre Cour.

[39]      Le juge Rothstein semble être parvenu essentiellement à la même conclusion dans la décision Ramoutar, précitée, quand il écrit ceci à la page 378:

Même si l'affaire était sans objet, j'exercerais le pouvoir discrétionnaire qui m'est conféré pour la trancher. La relation d'opposition entre les parties subsiste. La décision qui fait l'objet d'un appel, si elle est maintenue, aura des conséquences secondaires pour le requérant. Et nous n'avons pas affaire en l'espèce à un cas où l'on pourrait considérer d'une manière raisonnable qu'une décision de la présente Cour s'immisce dans les fonctions du pouvoir législatif du gouvernement.

[40]      Par conséquent, même si cette affaire est théorique, je conclus qu'il s'agit d'un cas où je peux à bon droit exercer mon pouvoir discrétionnaire d'entendre l'affaire.

CONCLUSION

[41]      Ayant conclu que j'ai été saisi à bon droit de la présente demande, c'est-à-dire qu'elle n'est pas théorique ou que, si elle est théorique, je dois néanmoins la traiter, et après avoir conclu que la SSR a commis une erreur de droit en concluant que la revendication du statut de réfugié du demandeur ne pouvait être examinée à cause de son exclusion, j'en arrive de plus à la conclusion que la présente demande de contrôle judiciaire doit être accueillie.

LA RÉPARATION

[42]      J'ai noté ci-dessus dans les présents motifs que je n'étais pas disposé à fournir une réparation vide de sens en renvoyant l'affaire à la SSR pour qu'elle n'ait d'autre choix que de décider que le demandeur n'est pas un réfugié au sens de la Convention parce qu'il ne se trouve pas hors du pays dont il a la nationalité. Cela dit, je ne suis pas disposé à ordonner arbitrairement au défendeur de ramener le demandeur au Canada, aux frais du défendeur, si le retour du demandeur au Canada doit s'avérer inutile pour la prise efficace d'une nouvelle décision sur sa revendication du statut de réfugié à l'égard du Venezuela.

[43]      Les parties ont concédé devant moi que la SSR était saisie d'éléments de preuve suffisants pour décider si le demandeur relève de la définition de « réfugié au sens de la Convention ». Comme je l'ai dit ci-dessus, il faut sincèrement regretter que la SSR ne se soit pas prononcée sur ce point. On m'a officieusement informé à l'audition de la présente affaire que les membres de la SSR qui constituaient le tribunal qui a entendu la revendication du demandeur étaient toujours en fonction. On peut donc soutenir, et je ne prends aucune décision à cet égard, que la SSR pourrait se prononcer sur l'inclusion du demandeur d'après la preuve dont elle était saisie et, plus particulièrement, dont étaient saisis les membres du tribunal qui étaient présents quand cette preuve a été produite, sans contrevenir aux principes de justice naturelle et d'équité procédurale que la SSR est tenue de respecter. Cette décision, si elle est appropriée, pourrait être prise en supposant, pour les fins de cette décision seulement, que le demandeur se trouve au Canada et non au Venezuela.

[44]      Essentiellement, j'accorde réparation selon les modalités suivantes: la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision de la SSR concernant le demandeur est infirmée et l'affaire est renvoyée à la Commission de l'immigration et du statut de réfugié pour nouvelle décision. Si la Commission de l'immigration et du statut de réfugié estime nécessaire que le demandeur comparaisse de nouveau devant la SSR pour qu'elle puisse se conformer à la présente ordonnance, et qu'elle en avise le défendeur en conséquence, j'ordonne au défendeur de prendre sur-le-champ toutes les mesures nécessaires pour ramener le demandeur au Canada, aux frais du défendeur. Si la Commission de l'immigration et du statut de réfugié, sans exiger le retour du demandeur et en partant de l'hypothèse que le demandeur se trouve au Canada, alors que ce n'est pas le cas, conclut que le demandeur est un réfugié au sens de la Convention à l'égard du Venezuela, alors j'ordonne au défendeur de prendre sans délai toutes les mesures nécessaires pour ramener le demandeur au Canada, aux frais du défendeur.

OBSERVATIONS ÉCRITES

[45]      À la fin de l'audience, je me suis engagé à remettre aux avocats la version préliminaire de mes motifs pour qu'ils examinent les modalités de mon projet d'ordonnance et pour qu'ils décident s'il y a lieu de faire certifier une ou plusieurs questions. Ces motifs préliminaires ont été distribués et des observations écrites m'ont été fournies par les avocats du demandeur et du défendeur.

[46]      Aucun des avocats n'a proposé de question aux fins de la certification. Aucune question ne sera donc certifiée.

[47]      L'avocat du défendeur n'a fait aucune observation concernant la forme de l'ordonnance. À l'opposé, l'avocat du demandeur a demandé des ajouts à la forme de l'ordonnance dont font état les présents motifs, qui auraient pour effet d'ordonner à la SSR que la nouvelle décision soit prise par le même tribunal qui a rendu la décision faisant l'objet du présent contrôle et de refléter une autre considération dont la section du statut devrait tenir compte en décidant s'il est nécessaire de ramener le demandeur au Canada pour trancher la revendication du statut de réfugié. Cette considération supplémentaire a trait aux principes de justice naturelle et d'équité procédurale que la SSR est tenue d'observer.

[48]      Dans ses observations écrites, l'avocat du demandeur indique que [traduction] « autant [qu'il] sache », les membres de la SSR qui ont rendu la décision qui fait l'objet du contrôle en sont toujours membres. Il est loin d'être sûr que ces membres pourraient facilement se libérer pour rendre une nouvelle décision concernant la revendication du statut de réfugié du demandeur. Je n'imposerai donc aucune restriction au pouvoir discrétionnaire qui est conféré à la Commission de l'immigration et du statut de réfugié de faire en sorte qu'une nouvelle décision est prise de la manière la plus juste et la plus rapide possible. De même, je n'entreprendrai pas d'établir même une liste partielle des facteurs que la Commission de l'immigration et du statut de réfugié pourrait prendre en compte pour déterminer s'il est nécessaire que le demandeur comparaisse de nouveau devant la SSR pour qu'elle puisse respecter la présente ordonnance. Par conséquent, les propositions de l'avocat du demandeur concernant la forme de l'ordonnance sur cette question ne sont pas retenues.

1 L.R.C. (1985), ch. I-2 [art. 2(1) (mod. par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 28, art. 1)].

2 Voir Pushpanathan c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1993] A.C.F. no 870 (1re inst.) (QL).

3 [1996] 2 C.F. 49 (C.A.).

4 [1994] 3 C.F. 646 (C.A.), aux p. 657 et 658.

5 [1998] 1 R.C.S. 982.

6 [1989] 1 R.C.S. 342.

7 (1988), 6 Imm. L.R. (2d) 123 (C.A.F.), à la p. 126.

8 (1992), 4 Admin. L.R. (2d) 162 (C.F. 1re inst.), à la p. 168.

9 (1996), 111 F.T.R. 304 (C.F. 1re inst.), aux p. 307 et 308.

10 [1993] 3 C.F. 370 (1re inst.), à la p. 378.

11 Pushpanathan, précité, note 5, à la p. 1024.

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