T-85-97
Sierra Club du Canada (demandeur)
c.
Le ministre des Finances du Canada, le ministre des Affaires étrangères du Canada, le ministre du Commerce international du Canada et le procureur général du Canada (défendeurs)
et
Énergie atomique du Canada Limitée (intervenante)
Répertorié: Sierra Club du Canadac. Canada (Ministre des Finances)(1re inst.)
Section de première instance, juge Evans"Ottawa, 10 septembre et 2 décembre 1998.
Pratique — Parties — Qualité pour agir — Appel du rejet de la requête en radiation de la demande de contrôle judiciaire présentée par le Sierra Club relativement au refus des ministres de soumettre la vente de deux réacteurs CANDU à la Chine ainsi que leur construction et leur exploitation en Chine à une évaluation environnementale complète — Aux termes de l'art. 18.1(1) de la Loi sur la Cour fédérale, peut présenter une demande de contrôle judiciaire quiconque est —directement touché— par l'objet de la demande — Celui qui remplit les exigences de la qualité pour agir dans l'intérêt public relevant du pouvoir discrétionnaire de la Cour, c.-à-d. les exigences de la common law, peut se prévaloir de l'art. 18.1(1) même s'il n'est pas —directement touché— — En l'absence d'une disposition législative excluant expressément de la compétence de la Cour fédérale les demandeurs agissant dans l'intérêt public, il serait insolite d'enfermer le pouvoir de la Cour de connaître des demandes de contrôle judiciaire dans des limites auxquelles les autres tribunaux ne sont pas assujettis — Les exigences prévues par la common law à l'égard de la qualité pour agir dans l'intérêt public sont les suivantes: 1) le litige doit poser une question sérieuse ou réglable par voie judiciaire; 2) le demandeur doit avoir un intérêt véritable dans l'issue du litige; 3) il ne doit pas exister des personnes autres que le demandeur qui sont plus directement touchées et dont on peut raisonnablement s'attendre à ce qu'elles saisissent la justice des questions que soulève le demandeur — 1) L'intervenante ne s'est pas acquittée du fardeau d'établir que le demandeur n'a pas de cause d'action raisonnable, car elle a insisté sur des aspects relevant du pouvoir discrétionnaire de la Cour, c.-à-d. la prorogation de délai, les redressements recherchés — 2) L'intervenante et les défendeurs n'ont pas démontré que le Sierra Club n'a pas d'intérêt véritable en raison de son expérience limitée dans l'exportation de réacteurs nucléaires — La théorie voulant que le demandeur doive démontrer l'existence d'une crainte raisonnable d'un préjudice à un groupe vulnérable pour se faire reconnaître la qualité pour agir est trop étroite — Elle oublie que l'extension de la qualité pour agir dans l'intérêt public à d'autres qu'au procureur général a pour objet la protection des préceptes constitutionnels de la primauté du droit et de l'obligation de rendre compte en régime démocratique — L'intérêt du Sierra Club dans les questions de droit soulevées est intimement lié à ses objectifs généraux — Son opposition à l'énergie nucléaire n'établit pas qu'il intente des poursuites pour des motifs politiques; elle n'est pas incompatible avec l'existence d'un intérêt véritable dans l'issue de la demande — 3) Les défendeurs et l'intervenante n'ont pas établi, suivant la prépondérance des probabilités, qu'il existait d'autres manières raisonnables et efficaces de saisir les tribunaux de l'objet de la demande de contrôle judiciaire — La Cour serait obligée de déduire l'existence de demandeurs plus appropriés car elle ne dispose d'aucun élément de preuve quant à la nature et l'importance des opérations entreprises au Canada relativement au projet contesté ou quant à l'obligation des personnes chargées de ces opérations de satisfaire à des normes réglementaires et, le cas échéant, quant à la capacité des résidents locaux de contester la vente et le financement des réacteurs — La Cour est également animée par le désir de ne pas encourager la présentation de requêtes préliminaires fondées sur des renseignements incomplets.
Juges et tribunaux — Protonotaires — Appel du rejet de la requête en radiation de la demande de contrôle judiciaire présentée par le Sierra Club relativement au refus des ministres de soumettre la vente de deux réacteurs CANDU à la Chine ainsi que leur construction et leur exploitation en Chine à une évaluation environnementale complète — L'ordonnance discrétionnaire d'un protonotaire reconnaissant la qualité pour agir ne soulève pas de questions ayant une influence déterminante sur l'issue de l'affaire — La Cour doit faire preuve de retenue à l'égard de l'exercice du pouvoir discrétionnaire du protonotaire de reconnaître la qualité pour agir à moins qu'il ne se fonde sur un principe erroné.
Il s'agissait de l'appel, par voie de requête en vertu de la règle 51 des Règles de la Cour fédérale (1998), du rejet de la requête en radiation, pour défaut de qualité pour agir, de la demande de contrôle judiciaire présentée par le Sierra Club relativement au refus des ministres défendeurs de soumettre la vente de deux réacteurs CANDU à la Chine, de même que leur construction et leur exploitation en Chine, à une évaluation environnementale complète conforme à la Loi canadienne sur l'évaluation environnementale (LCÉE). Le demandeur soutenait que le financement partiel de ce projet sur les fonds publics entraînait l'obligation légale de procéder à une évaluation environnementale et, qu'en l'absence d'une telle évaluation, ce financement était illégal. Le Club avait été constitué par lettres patentes à titre d'organisme national, sans but lucratif, voué à la protection et la restauration de l'environnement.
Le paragraphe 18.1(1) de la Loi sur la Cour fédérale, permet à quiconque "est directement touché par l'objet de la demande" de présenter une demande de contrôle judiciaire.
Les questions en litige étaient les suivantes: 1) quelle est la norme de contrôle applicable; 2) le demandeur a-t-il qualité pour agir dans une instance relevant du paragraphe 18.1(1); 3) dans la négative, satisfait-il aux critères de common law régissant la reconnaissance de la qualité pour agir dans l'intérêt public?
Jugement: la requête doit être rejetée.
1) Les ordonnances discrétionnaires des protonotaires radiant des avis de requête introductifs d'instance pour défaut de qualité pour agir peuvent soulever des questions "ayant une influence déterminante sur l'issue du principal", mais ce n'est pas le cas des ordonnances qui reconnaissent la qualité pour agir. Par conséquent, la Cour doit faire preuve de retenue face à l'exercice du pouvoir discrétionnaire d'un protonotaire qui a reconnu la qualité pour agir et rejeté la requête en radiation, sauf si cet exercice est fondé sur un mauvais principe.
2) Il a été jugé qu'une personne qui satisfait aux conditions requises pour obtenir la qualité pour agir dans l'intérêt public reconnue discrétionnairement peut invoquer le paragraphe 18.1(1) pour demander une réparation même si elle n'est pas "directement touché[e]". En l'absence d'une disposition législative excluant expressément de la compétence de la Cour fédérale les demandeurs agissant dans l'intérêt public, il serait si insolite d'enfermer son pouvoir de connaître des demandes de contrôle judiciaire dans des limites auxquelles les autres tribunaux ne sont pas assujettis, que l'interprétation plus étroite du paragraphe 18.1(1), adoptée par le juge Rouleau dans Glaxo Canada Inc. c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social), [1988] 1 C.F. 422, et exigeant un intérêt spécial dans la législation et un préjudice particulier découlant des mesures illégales, ne devrait pas être suivie.
3) Pour déterminer s'il convient de reconnaître la qualité pour agir dans l'intérêt public à un demandeur, il faut tenir compte de trois facteurs: (i) si le litige pose une question sérieuse ou réglable par voie judiciaire; (ii) si le demandeur a un intérêt véritable dans l'issue ou l'objet du litige; et (iii) s'il existe des personnes autres que le demandeur qui sont plus directement touchées et dont on peut raisonnablement s'attendre à ce qu'elles saisissent la justice des questions que soulève le demandeur. Ces points ne doivent pas être considérés comme une liste d'éléments à cocher de manière mécanique, mais plutôt en fonction des différentes considérations générales que vise l'exigence applicable en matière de qualité pour agir.
(i) Le caractère sérieux des questions que pose un demandeur agissant dans l'intérêt public comprend tant l'importance des questions soulevées que la probabilité que la demande soit accueillie. Quand la question de la qualité pour agir se pose dans le cadre d'une requête préliminaire, l'examen du tribunal devrait se limiter à la vérification que le dossier présenté par le demandeur établit qu'il a une cause raisonnablement défendable ou, à l'inverse, qu'il ne possède pas une cause raisonnable d'action, et c'est au requérant qu'il incombe de prouver que le demandeur ne satisfait même pas à ce critère préliminaire peu exigeant. L'intervenante est loin de s'être acquittée de ce fardeau, principalement parce que les aspects sur lesquels elle a insisté font jouer le pouvoir discrétionnaire de la Cour. Il est généralement préférable que la Cour se prononce sur ce genre de questions après avoir été informée de tous les faits pertinents et avoir entendu tous les arguments juridiques, plutôt que dans le cadre d'une requête préliminaire en radiation. Par exemple, même si l'on présume que le délai de prescription applicable à la demande de contrôle judiciaire est expiré, le paragraphe 18.1(2) investit la Cour du pouvoir discrétionnaire de le proroger. Compte tenu du retard relativement court en l'espèce, de l'importance des questions soulevées pour le public et des difficultés éprouvées par le Sierra Club pour obtenir des renseignements au sujet de la vente et de son assujettissement à une évaluation environnementale, il est loin d'être sûr, ou même probable, qu'un juge de la présente Cour saisi de la demande de contrôle judiciaire refuserait d'exercer son pouvoir discrétionnaire de proroger le délai de prescription ex post facto. En soutenant que le Sierra Club n'a pas droit aux mesures de redressement qu'il demande, l'intervenante a encore soulevé des questions qui dépendent du pouvoir discrétionnaire de la Cour, qui décide d'accorder ou non la réparation, et il est plus judicieux de trancher celles-ci dans le cadre de l'examen de la demande de contrôle judiciaire sur le fond. Les ordonnances que le paragraphe 18.1(3) autorise la Cour à prononcer ne sont pas nécessairement assujetties aux questions de forme qui, à une certaine époque, ont freiné l'évolution, en common law, des mesures de redressement applicables en matière de contrôle. La demande de contrôle judiciaire pose une question sérieuse ou réglable par voie judiciaire et ne devrait pas être radiée pour ce motif.
(ii) L'exigence d'un "intérêt véritable" a notamment pour objet de garantir que ceux qui se voient reconnaître la qualité pour agir dans l'intérêt public possèdent une expérience et des connaissances relativement à l'objet de la demande. La théorie de l'intervenante en matière de qualité pour agir dans l'intérêt public, voulant que le demandeur doive établir l'existence d'une crainte raisonnable de préjudice menaçant un groupe vulnérable et démontrer qu'il est l'organisme apte à le représenter, était trop limitée car elle oublie qu'un des motifs importants justifiant l'extension de la qualité pour agir à d'autres qu'au procureur général est le souci de protéger les préceptes constitutionnels que sont la primauté du droit et l'obligation de rendre compte en régime démocratique.
La question de savoir si le Club a établi, dans ce qui fait l'objet de la demande de contrôle judiciaire, un intérêt suffisant pour être considéré comme un organisme apte à intenter la poursuite dans l'intérêt public était un autre élément du critère de la qualité pour agir dans l'intérêt public qui relève de l'"intérêt véritable". La demande a pour objet d'établir si la loi impose l'obligation de soumettre l'exportation, la construction et l'exploitation des réacteurs nucléaires CANDU en Chine à une évaluation environnementale complète et si l'approbation d'un financement partiel de l'opération au moyen de fonds publics est illégale en l'absence d'une évaluation exigée par la LCÉE. L'intérêt du Sierra Club dans ces questions vient de son souci de la protection de l'environnement et de sa conviction que le projet examiné peut constituer une menace pour l'environnement, surtout en cas d'accident. Cet intérêt est intimement lié à ses objectifs généraux; il ne se limite à la "légalité du processus" en tant que principe abstrait. L'opposition du Sierra Club à l'utilisation de l'énergie nucléaire ne prouve pas non plus qu'il intente des poursuites pour des motifs politiques, et elle n'est pas incompatible avec l'existence d'un intérêt véritable dans l'issue de la demande de contrôle judiciaire. Les plaideurs vont devant les tribunaux pour faire valoir leurs propres intérêts ou ceux qu'ils défendent; il faut normalement plus qu'une préoccupation abstraite pour la suprématie de la loi pour alimenter la contestation de la légalité d'une mesure gouvernementale. L'intervenante et les défendeurs n'ont pas réussi à établir que le Sierra Club est dépourvu d'un intérêt véritable dans l'objet du présent litige en raison de son expérience limitée en matière d'exportation de réacteurs nucléaires. La participation du Club et de sa directrice exécutive à l'élaboration et l'application du processus d'évaluation environnementale au Canada, de même que dans l'applicabilité de ce processus aux projets réalisés à l'étranger, même si la validité du Règlement sur le PÉEPREC peut ne pas être en litige en l'espèce, montre qu'il possède le genre de compréhension générale susceptible d'aider à régler les questions en litige dans la présente instance. Étant donné l'absence d'autres occasions de participer au processus de prise de décision, les lettres adressées aux ministres exprimant des préoccupations au sujet de l'exportation des réacteurs nucléaires en Chine et demandant des renseignements laissent aussi supposer un intérêt dans le projet qui empêche de radier la demande pour absence de qualité pour agir.
(iii) Il est peu probable que les habitants de la Chine vivant près du site envisagé pour l'installation des réacteurs nucléaires CANDU ou les personnes demeurant dans les États limitrophes de la Chine, qui sont plus directement touchés par le projet que le demandeur, invoquent la compétence de la Cour pour vérifier la légalité, en droit canadien, du refus des défendeurs de soumettre les projets au processus d'évaluation environnementale. Par conséquent, l'existence de telles personnes ne suffit pas pour refuser au demandeur la qualité pour agir dans l'intérêt public. L'intervenante et les défendeurs ont aussi déclaré que l'exportation de réacteurs nucléaires comporterait, au Canada, des activités susceptibles de toucher plus directement d'autres personnes que le Sierra Club, p. ex. les personnes vivant près des mines d'uranium, près des sites de production et des voies ferrées ou des routes par lesquelles ces produits seront acheminés. La jurisprudence n'est pas claire sur la question de savoir si une partie présentant une demande de contrôle judiciaire dans l'intérêt public doit établir qu'aucune autre personne, susceptible d'être mieux placée pour revendiquer la qualité pour agir, ne va vraisemblablement saisir la Cour de la question. Toutefois, comme il s'agit d'une requête en radiation, il incombe au requérant de prouver, selon la prépondérance des probabilités, que le demandeur n'a pas de cause raisonnablement défendable. Compte tenu de toutes les circonstances, la Cour n'est pas disposée à déduire de la nature de la loi applicable qu'il y aura nécessairement des demandeurs convenant davantage qui seront prêts à relever le défi d'envergure qui consiste à intenter des poursuites ayant la même portée que celles engagées par le demandeur. Elle a pris cette position surtout parce qu'il n'y a aucune preuve de la nature et de l'importance des opérations qui seront entreprises au Canada en liaison avec le projet contesté ou sur la question de savoir si les personnes chargées de ces opérations seront tenues de satisfaire à des normes réglementaires applicables à cet aspect particulier des activités et, le cas échéant, si les résidents des régions visées seront en mesure de contester la vente et le financement des réacteurs nucléaires CANDU ou seulement les activités liées qui les touchent plus particulièrement. La Cour a également pris en considération la nécessité que le système juridique encourage le moins possible les parties à présenter des requêtes préliminaires, souvent fondées sur des renseignements incomplets, qui, en cas d'échec, créent une multiplicité indésirable d'instances et ajoutent indûment aux dépenses liées au litige et au temps qu'il faut y consacrer pour le résoudre. Les requérants n'ont pas établi, suivant la prépondérance des probabilités, qu'il existait d'autres manières raisonnables et efficaces de saisir les tribunaux de l'objet de la demande de contrôle judiciaire. La demande de contrôle judiciaire ne peut être radiée au motif qu'il n'est pas nécessaire, pour assurer la protection de la primauté du droit, de reconnaître au demandeur la qualité pour agir dans l'intérêt public.
lois et règlements
Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 7.
Loi canadienne sur l'évaluation environnementale, L.C. 1992, ch. 37, art. 2(1) "autorité fédérale", "projet" (mod. par L.C. 1993, ch. 34, art. 18), 5(1).
Loi sur la Cour fédérale, S.R.C. 1970 (2e Supp.), ch. 10, art. 28(2).
Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 18.1(1) (édicté par L.C. 1990, ch. 8, art. 5), (2) (édicté, idem), (3) (édicté, idem).
Loi sur l'expansion des exportations, L.R.C. (1985), ch. E-20, art. 23 (mod. par L.C. 1993, ch. 26, art. 8).
Loi sur l'immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2.
Régime d'assistance publique du Canada, S.R.C. 1970, ch. C-1.
Règlement sur le processus d'évaluation environnementale des projets réalisés à l'extérieur du Canada, DORS/96-491.
Règles de la Cour fédérale (1998), DORS/98-106, règle 51.
jurisprudence
décisions appliquées:
Canada c. Aqua-Gem Investments Ltd., [1993] 2 C.F. 425; [1993] 1 C.T.C. 186; (1993), 93 DTC 5080; 149 N.R. 273 (C.A.); Sunshine Village Corp. c. Directeur du Parc National de Banff (1996), 44 Admin. L.R. (2d) 201; 20 C.E.L.R. (N.S.) 171; 202 N.R. 132 (C.A.F.).
décisions non suivies:
Glaxo Canada Inc. c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social), [1988] 1 C.F. 422; (1987), 43 D.L.R. (4th) 273; 16 C.I.P.R. 55; 18 C.P.R. (3d) 206; 16 F.T.R. 81 (1re inst.); conf. par (1990), 68 D.L.R. (4th) 761; 31 C.P.R. (3d) 29; 107 N.R. 195 (C.A.F.).
distinction faite avec:
Canadian Union of Public Employees, Local 30 et al. v. WMI Waste Management of Canada Inc. (1996), 178 A.R. 297; 34 Admin. L.R. (2d) 172 (C.A.); Operation Dismantle Inc. et autres c. La Reine et autres, [1985] 1 R.C.S. 441; (1985), 18 D.L.R. (4th) 481; 12 Admin. L.R. 16; 13 C.R.R. 287; 59 N.R. 1; Shiell v. Amok Ltd. (1987), 27 Admin. L.R. 1; 2 C.E.L.R. (N.S.) 219; 58 Sask. R. 141 (B.R.).
décisions examinées:
Finlay c. Canada (Ministre des Finances), [1986] 2 R.C.S. 607; (1986), 33 D.L.R. (4th) 321; [1987] 1 W.W.R. 603; 23 Admin. L.R. 197; 17 C.P.C. (2d) 289; 71 N.R. 338; Friends of the Island Inc. c. Canada (Ministre des Travaux publics), [1993] 2 C.F. 229; (1993), 102 D.L.R. (4th) 696; 10 C.E.L.R. (N.S.) 204; 61 F.T.R. 4 (1re inst.); Thorson c. Procureur général du Canada et autres, [1975] 1 R.C.S. 138; (1974), 43 D.L.R. (3d) 1; 1 N.R. 225; Ministre de la Justice du Canada et autre c. Borowski, [1981] 2 R.C.S. 575; (1981), 130 D.L.R. (3d) 588; [1982] 1 W.W.R. 97; 12 Sask. R. 420; 64 C.C.C. (2d) 97; 24 C.P.C. 62; 24 C.R. (3d) 352; 39 N.R. 331; Nova Scotia Board of Censors c. Procureur général (N.-É.), [1978] 2 R.C.S. 662; (1978), 25 N.S.R. (2d) 128; 84 D.L.R. (3d) 1; 44 C.C.C. (2d) 316; 19 N.R. 570; Conseil canadien des Églises c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1992] 1 R.C.S. 236; (1992), 88 D.L.R. (4th) 193; 2 Admin. L.R. (2d) 229; 5 C.P.C. (3d) 20; 8 C.R.R. (2d) 145; 16 Imm. L.R. (2d) 161; 132 N.R. 241; R v Secretary of State for Foreign Affairs, ex p. World Development Movement Ltd, [1995] 1 All ER 611 (Q.B.D.) Shiell c. Commission de contrôle de l'énergie atomique (1995), 33 Admin. L.R. (2d) 122; 17 C.E.L.R. (N.S.) 286; 98 F.T.R. 75 (C.F. 1re inst.).
décisions mentionnées:
James River Corp. of Virginia c. Hallmark Cards, Inc. (1997), 72 C.P.R. (3d) 157; 126 F.T.R. 1 (C.F. 1re inst.); Iron v. Saskatchewan (Minister of Environment & Public Safety) (1993), 10 C.E.L.R. (N.S.) 165; 107 Sask. R. 297 (B.R.); Reg. v. Inland Revenue Comrs., Ex parte National Federation of Self-Employed and Small Business Ltd., [1982] A.C. 617 (H.L.); Canadian Civil Liberties Assn. v. Canada (Attorney General) (1998), 161 D.L.R. (4th) 225; 126 C.C.C. (3d) 257; 111 O.A.C. 51 (C.A. Ont.); Hy and Zel's Inc. c. Ontario (Procureur général); Paul Magder Furs Ltd. c. Ontario (Procureur général), [1993] 3 R.C.S. 675; (1993), 107 D.L.R. (4th) 634; 18 C.R.R. (2d) 99; 160 N.R. 161; 67 O.A.C. 81; Energy Probe v. Canada (Attorney general) (1989), 68 O.R. (2d) 449 (C.A.); Inshore Fishermen's Bonafide Defense Fund Association v. Canada (1994), 132 N.S.R. (2d) 370; 117 D.L.R. (4th) 56; 28 C.P.C. (3d) 291 (C.A.).
APPEL, par voie de requête fondée sur la règle 51 des Règles de la Cour fédérale (1998), du rejet d'une requête visant la radiation pour défaut de qualité pour agir de la demande de contrôle judiciaire présentée par le Sierra Club à l'égard du refus des ministres défendeurs de soumettre la vente de deux réacteurs CANDU à la Chine ainsi que leur construction et leur exploitation dans ce pays, à une évaluation environnementale complète sous la Loi canadienne sur l'évaluation environnementale. Requête rejetée.
ont comparu:
Timothy J. Howard pour le demandeur.
Brian Saunders et Sanderson Graham, Ottawa, pour les défendeurs.
J. Brett G. Ledger et Peter J. Chapin pour l'intervenante.
avocats inscrits au dossier:
Sierra Legal Defence Fund, Vancouver, pour le demandeur.
Le sous-procureur général du Canada pour les défendeurs.
Osler Hoskin & Harcourt, Toronto, pour l'intervenante.
Ce qui suit est la version française des motifs de l'ordonnance rendus par
Le juge Evans:
A. INTRODUCTION
En janvier 1997, le Sierra Club du Canada (le Sierra Club) a présenté une demande de contrôle judiciaire sous le régime du paragraphe 18.1(1) de la Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7 (édicté par L.C. 1990, ch. 8, art. 5) sollicitant diverses réparations face au refus opposé par les ministres intimés de soumettre, conformément à la Loi canadienne sur l'évaluation environnementale, L.C. 1992, ch. 37 (la LCÉE), la vente de deux réacteurs nucléaires CANDU à la Chine, de même que leur construction et leur exploitation dans ce pays, à une évaluation environnementale complète. Selon le Sierra Club, le financement partiel de ce projet sur les fonds publics qui a été approuvé par les ministres entraîne l'obligation prévue à la loi de procéder à une évaluation environnementale et, en l'absence d'une telle évaluation, ce financement est illégal. Énergie atomique du Canada Limitée (ÉACL), l'organisme qui vend les réacteurs, est intervenante dans cette demande.
ÉACL a présenté au protonotaire adjoint Giles une requête en radiation de l'avis de requête introductif d'instance au motif que le demandeur n'était pas [traduction] "directement touché par l'objet de la demande" et n'avait pas, par ailleurs, qualité pour saisir la Cour d'une demande de contrôle judiciaire prévue au paragraphe 18.1(1) de la Loi sur la Cour fédérale . Le 25 juin 1998, le protonotaire adjoint Giles a rejeté cette requête en radiation. Par la présente requête, soumise en vertu de la règle 51 des Règles de la Cour fédérale (1998), DORS/98-106, ÉACL et les ministres portent la décision du protonotaire en appel.
Afin d'éviter toute confusion inutile, dans les présents motifs, les parties seront désignées en fonction des rôles qu'elles jouent dans l'instance principale, soit la demande de contrôle judiciaire. Ainsi, j'appellerai le Sierra Club le demandeur, bien qu'il soit, évidemment, l'intimé dans la présente requête; ÉACL sera l'intervenante et les ministres, les défendeurs, même s'ils sont les requérants en l'espèce.
B. RAPPEL DES FAITS
D'abord, je tiens à faire remarquer que, s'agissant d'une requête préliminaire, les parties n'ont pas présenté les faits ou leurs arguments juridiques aussi complètement qu'elles l'auraient fait dans le cadre de la demande de contrôle judiciaire elle-même. Bien que compréhensible, l'absence d'un dossier complet rend difficile pour la Cour de se prononcer sur certains aspects de la question en litige dans la présente instance, à savoir si le demandeur a qualité pour présenter la demande de contrôle judiciaire. Sous réserve des lacunes de fait et de droit, que je préciserai par la suite, cette requête s'inscrit dans le contexte suivant.
(1) Le demandeur
Dans un affidavit fait le 20 janvier 1997 dans le cadre de la demande de contrôle judiciaire, Mme Elizabeth E. May, directrice exécutive du Sierra Club, affirme que ce Club a été constitué par lettres patentes délivrées en 1992 à titre d'organisme national, sans but lucratif, voué à la protection et la restauration de l'environnement.
Elle ajoute que l'intérêt du Sierra Club dans le processus d'évaluation environnementale mis sur pied par le fédéral ainsi que dans la surveillance de la conformité aux dispositions de la LCÉE est établi. Avant la constitution du Sierra Club en société, Mme May avait comparu devant le comité parlementaire chargé d'étudier le projet de loi qui est devenu la LCÉE.
Par ailleurs, le Club a joué un rôle actif dans les questions touchant l'énergie nucléaire et appartient à un groupe de coordination nationale, la Campagne contre l'expansion du nucléaire, lequel existe depuis 1989. Plus particulièrement, le conseil d'administration du Sierra Club a inclus dans ses priorités de l'heure l'exportation des réacteurs nucléaires CANDU et l'évaluation environnementale des projets qui sont réalisés à l'extérieur du Canada et qui sont financés au moyen de fonds publics fournis par le gouvernement du Canada ou ses organismes. Mme May, elle-même, a été membre d'un sous-comité du Comité consultatif de la réglementation du ministre de l'Environnement, lequel a été consulté pour l'élaboration du Règlement sur le processus d'évaluation environnementale des projets à réaliser à l'extérieur du Canada (Règlement sur le PÉEPREC) [DORS/96-491] qui régit l'application des dispositions législatives en matière d'évaluation environnementale à de tels projets.
Le dossier de la demande contient plusieurs lettres que Mme May, en sa qualité de directrice exécutive de Sierra Club, a adressées, en 1995 et 1996, à divers ministres, notamment aux ministres défendeurs et au ministre de l'Environnement. Ces lettres étaient généralement destinées à communiquer à ces ministres que le Sierra Club était d'avis que la LCÉE s'appliquait à la vente des réacteurs nucléaires CANDU à la Chine et jugeait illégal que le ministre des Finances affecte des fonds publics à ce projet en l'absence d'une évaluation environnementale complète de la construction et de l'exploitation de ces réacteurs.
Le dossier ne contient aucun élément de preuve sur la taille du Sierra Club, sa dispersion géographique au Canada ou la représentativité de ses membres. Il ne précise pas non plus la composition de son conseil d'administration, un renseignement susceptible de révéler la mesure dans laquelle la politique, les priorités et les activités du Club sont supportées par des personnes provenant de tous les milieux politiques, et ne fournit pas de détails sur les champs d'expertise que les administrateurs apportent à la direction du Club.
(2) La demande de contrôle judiciaire
Le 26 novembre 1996, le Cabinet du premier ministre a émis un communiqué pour annoncer que le Canada avait vendu à la Chine deux réacteurs nucléaires CANDU-6 qui seraient construits et exploités dans ce pays. Le contrat de vente a été passé à Shanghai, entre ÉACL et la Société nationale d'énergie nucléaire de la Chine. Conformément à l'article 23 de la Loi sur l'expansion des exportations, L.R.C. (1985), ch. E-20 [mod. par L.C. 1993, ch. 26, art. 8], le ministre du Commerce international et le ministre des Finances ont permis à la Société pour l'expansion des exportations de financer une partie de cette opération.
La demande de contrôle judiciaire vise tout particulièrement une lettre datée du 21 décembre 1996, dans laquelle le ministre du Commerce international, avec l'agrément du ministre des Finances, informait Mme May que, contrairement à ce qu'elle prétendait dans ses lettres, ils étaient tous deux d'avis que leur approbation du financement public de la vente des réacteurs nucléaires n'entraînait pas l'application du processus d'évaluation environnemental complet prévu par la LCÉE.
En conséquence, le Sierra Club a présenté une demande de contrôle judiciaire sollicitant diverses déclarations concernant l'applicabilité de la LCÉE au projet et la légalité de l'affectation de fonds publics approuvée par les ministres afin de financer la vente des réacteurs. D'autres formes de réparation ont aussi été demandées, notamment des ordonnances annulant la décision d'accorder un financement et interdisant toute aide financière, ainsi qu'une ordonnance de la nature d'un mandamus exigeant que les ministres s'assurent de la tenue d'une évaluation environnementale prévue à la LCÉE.
L'avocat du demandeur n'a pas exposé en détail les arguments juridiques que le Sierra Club fera valoir à l'appui de sa demande de contrôle judiciaire. Toutefois, les grandes lignes de son argumentation semblent être les suivantes. D'abord, les circonstances dans lesquelles le processus d'évaluation s'applique sont précisées au paragraphe 5(1) de la LCÉE; les parties de ce paragraphe qui intéressent la présente instance sont les suivantes:
5. (1) L'évaluation environnementale d'un projet est effectuée avant l'exercice d'une des attributions suivantes:
[. . .]
b) une autorité fédérale accorde à un promoteur en vue de l'aider à mettre en œuvre le projet en tout ou en partie un financement, une garantie d'emprunt ou toute autre aide financière, sauf si l'aide financière est accordée sous forme d'allègement"notamment réduction, évitement, report, remboursement, annulation ou remise"d'une taxe ou d'un impôt qui est prévu sous le régime d'une loi fédérale, à moins que cette aide soit accordée en vue de permettre la mise en œuvre d'un projet particulier spécifié nommément dans la loi, le règlement ou le décret prévoyant l'allègement; [Non souligné dans l'original.]
Deuxièmement, le paragraphe 2(1) de la LCÉE définit "autorité fédérale" comme s'entendant d'un "a) Ministre fédéral", mais exclut "les sociétés d'État au sens de la Loi sur la gestion des finances publiques". Troisièmement, le paragraphe 2(1) précise qu'un "projet" [mod. par L.C. 1993, ch. 34, art. 18] auquel le paragraphe 5(1) s'applique s'entend de la "[r]éalisation"y compris l'exploitation, [. . .] la désaffectation [. . .]"d'un ouvrage [. . .]".
Quatrièmement, dans la mesure où le Règlement sur le PÉEPREC, enregistré le 26 novembre 1996, exempte les projets réalisés à l'extérieur du Canada du processus d'évaluation environnementale prescrit par la LCÉE, ce Règlement ne peut s'appliquer à la vente des réacteurs nucléaires CANDU parce qu'elle est intervenue avant la publication du Règlement dans la Gazette du Canada, Partie II et qu'on présume, normalement, que la législation habilitante n'autorise pas la promulgation d'une législation subordonnée ayant un effet rétroactif.
Dans leur documentation écrite et leurs observations orales, l'intervenante et les défendeurs ont donné l'orientation probable de leur réponse à la demande de contrôle judiciaire. En premier lieu, la demande de contrôle judiciaire n'a pas été présentée à temps: le délai court à partir de la signature du contrat de vente le 26 novembre 1996 et non à partir du 21 décembre 1996, date à laquelle Mme May a reçu une [traduction] "lettre de politesse" des ministres l'informant qu'à leur avis, la loi n'obligeait pas à soumettre ce projet à une évaluation environnementale. L'avis de requête introductif d'instance du demandeur a été déposé le 20 janvier 1997, soit plus de 30 jours après la décision contestée; il était donc légalement prescrit suivant le paragraphe 18.1(2) [édicté par L.C. 1990, ch. 8, art. 5] de la Loi sur la Cour fédérale .
Deuxièmement, le demandeur n'a pas le droit d'obtenir plusieurs des mesures de réparation qu'il sollicite. Plus précisément, la Cour ne prononcera pas de jugement déclaratoire ni d'injonction en l'absence d'une preuve qu'il est probable que la conduite contestée entraîne un préjudice futur. Un mandamus ne constitue pas non plus une réparation susceptible d'être accordée puisque les défendeurs n'avaient aucune obligation légale envers le demandeur de procéder à une évaluation environnementale prévue à la LCÉE.
Troisièmement, les éléments de fond que comporte la réponse à la demande de contrôle judiciaire présentée par le Sierra Club incluent l'argument selon lequel ÉACL et la Export Guarantee Corporation sont toutes deux des sociétés d'État et ne sont donc pas assujetties à la LCÉE puisqu'elles sont exclues de la définition donnée à une "autorité fédérale" au paragraphe 2(1). En outre, a-t-il été affirmé, l'argumentation du demandeur vise surtout le financement public approuvé par les ministres, de sorte que la construction à l'étranger ne constitue pas la question en litige et que le Règlement sur le PÉEPREC ne s'applique pas à la demande.
C. LES QUESTIONS EN LITIGE
1) Quelle norme de contrôle s'applique à un appel interjeté à l'encontre de la décision du protonotaire adjoint Giles de rejeter la requête en radiation de l'avis de requête introductif d'instance au motif que le demandeur n'a pas la qualité pour agir?
2) La disposition du paragraphe 18.1(1) de la Loi sur la Cour fédérale qui prévoit qu'une demande de contrôle judiciaire peut être présentée par "quiconque est directement touché par l'objet de la demande" empêche-t-elle la Cour de connaître des demandes présentées par des demandeurs comme le Sierra Club, qui ne prétendent pas que la mesure administrative contestée a porté atteinte à leurs droits ou à leurs intérêts juridiques ni leur a causé un dommage particulier ou spécial?
3) Dans la négative, le demandeur satisfait-il aux critères de common law qui président à la reconnaissance de la qualité pour agir dans l'intérêt public?
D. ANALYSE
1) La norme de contrôle
L'arrêt-clé au sujet de la norme de contrôle applicable à une décision discrétionnaire d'un protonotaire comme l'est, en l'espèce, la reconnaissance de la qualité pour agir dans l'intérêt public, est l'arrêt Canada c. Aqua-Gem Investments Ltd., [1993] 2 C.F. 425 (C.A.). Le juge MacGuigan y a indiqué, à la page 463:
[. . .] le juge saisi de l'appel contre l'ordonnance discrétionnaire d'un protonotaire ne doit pas intervenir sauf dans les deux cas suivants:
a) l'ordonnance est entachée d'erreur flagrante, en ce sens que le protonotaire a exercé son pouvoir discrétionnaire en vertu d'un mauvais principe ou d'une mauvaise appréciation des faits,
b) l'ordonnance porte sur des questions ayant une influence déterminante sur l'issue du principal.
Si l'ordonnance discrétionnaire est manifestement erronée parce que le protonotaire a commis une erreur de droit (concept qui, à mon avis, embrasse aussi la décision discrétionnaire fondée sur un mauvais principe ou sur une mauvaise appréciation des faits) ou si elle porte sur des questions ayant une influence déterminante sur l'issue du principal, le juge saisi du recours doit exercer son propre pouvoir discrétionnaire en reprenant l'affaire depuis le début.
Même s'il est possible de soutenir que les ordonnances discrétionnaires des protonotaires radiant des avis de requête introductif d'instance pour défaut de qualité pour agir peuvent soulever des questions "ayant une influence déterminante sur l'issue du principal" (voir la décision James River Corp. of Virginia c. Hallmark Cards, Inc. (1997), 72 C.P.R. (3d) 157 (C.F. 1re inst.), aux pages 159 et 160 (Mme le juge Reed)), j'estime que ce n'est pas le cas des ordonnances qui reconnaissent la qualité pour agir. Par conséquent, je devrais faire preuve de retenue face à l'exercice du pouvoir discrétionnaire du protonotaire adjoint Giles qui a reconnu la qualité pour agir et rejeté la requête en radiation, sauf si je suis convaincu qu'il s'est fondé sur un mauvais principe.
2) La qualité pour agir du demandeur
La formulation de certaines observations préliminaires s'impose avant d'examiner plus en profondeur les arguments avancés par l'intervenante et les défendeurs. Premièrement, le demandeur ne prétend pas que la mesure administrative contestée dans la demande de contrôle judiciaire touche les droits privés que la loi confère au Sierra Club ou à ses membres, ni qu'elle leur cause à l'un ou l'autre d'entre eux un "dommage spécial" ou "particulier" distinct de celui que subit le grand public. Ainsi, la qualité pour agir revendiquée par le demandeur repose uniquement sur la mesure dans laquelle le Sierra Club est un représentant convenable de l'intérêt public, apte à saisir la Cour d'allégations portant que les intimés ont manqué à une obligation que leur imposait la LCÉE. Il est évident que la reconnaissance de la qualité pour agir dans de telles circonstances relève du pouvoir discrétionnaire de la Cour: voir l'arrêt Finlay c. Canada (Ministre des Finances) , [1986] 2 R.C.S. 607.
Deuxièmement, ni l'intervenante ni les défendeurs n'ont laissé entendre que le Sierra Club aurait d'abord dû demander au procureur général du Canada de contester, en sa qualité de protecteur des droits du public, le refus des ministres de soumettre la vente des réacteurs nucléaires CANDU à une évaluation environnementale. Comme les décisions examinées ont été prises par des collègues du procureur général au Cabinet et qu'il y a lieu de croire que ces derniers ont été conseillés par les avocats du ministère de la Justice, il aurait probablement été vain de mener une telle démarche.
Troisièmement, lorsque la question de la qualité pour agir est soulevée en réponse à une demande de contrôle judiciaire, il incombe au demandeur de prouver qu'il ou elle a la qualité pour intenter les poursuites. Toutefois, en l'espèce, cette question se pose dans le contexte d'une requête préliminaire en radiation de l'avis de requête introductif d'instance présenté par le demandeur. Dans le cadre de telles requêtes, c'est habituellement au requérant qu'il incombe de prouver, selon la prépondérance des probabilités, que la demande n'est pas fondée. Ainsi, il semblerait que, dans le cadre d'une requête en radiation d'une demande pour absence de qualité pour agir du demandeur, ce soit au requérant qu'il incombe de convaincre la Cour que le demandeur n'a pas qualité pour agir.
À mon avis, ce n'est que dans les cas les plus évidents qu'un tribunal devrait accepter de mettre fin à une demande de contrôle judiciaire à l'étape d'une requête préliminaire en radiation pour défaut de qualité pour agir. En effet, à ce moment-là, il est possible que le tribunal ne dispose pas de tous les faits pertinents et ne bénéficie pas d'une argumentation juridique complète sur le cadre législatif dans lequel s'inscrit la mesure administrative en question. Si la solidité de la cause du demandeur, ainsi que d'autres facteurs, sont pertinents au moyen fondé sur la reconnaissance discrétionnaire de la qualité pour agir, il peut arriver que le tribunal ne puisse pas rendre une décision totalement éclairée justifiant le refus de reconnaître la qualité pour agir. Voir, par exemple, la décision Iron v. Saskatchewan (Minister of Environment & Public Safety) (1993), 10 C.E.L.R. (N.S.) 165 (B.R. Sask.), aux pages 166 à 168.
Bien sûr, le tribunal qui estime être saisi d'un dossier suffisant pour lui permettre de se prononcer peut légitimement refuser de reconnaître la qualité pour agir à l'étape d'une requête préliminaire: voir l'arrêt Finlay c. Canada (Ministre des Finances), précité, aux pages 615 à 617. Toutefois, l'empressement du tribunal à être ainsi convaincu à cette étape peut dépendre des divers facteurs qu'il considère pertinents pour établir si le demandeur a la qualité pour agir, notamment la solidité de sa cause, la nature de la réparation recherchée, le motif de contrôle ou une analyse de la loi établissant quels intérêts elle vise à protéger: voir l'arrêt Reg. v. Inland Revenue Comrs., Ex parte National Federation of Self-Employed and Small Business Ltd., [1982] A.C. 617 (H.L.).
(i) La qualité pour agir et le paragraphe 18.1(1) de la Loi sur la Cour fédérale
Comme premier argument, l'intervenante a soutenu que la qualité pour présenter une demande de contrôle judiciaire devant la Cour fédérale est régie par le paragraphe 18.1(1) de la Loi sur la Cour fédérale qui prévoit:
18.1 (1) Une demande de contrôle judiciaire peut être présentée par le procureur général du Canada ou par quiconque est directement touché par l'objet de la demande. [Non souligné dans l'original.]
Selon l'avocat de l'intervenante, une personne qui revendique la qualité pour agir dans l'intérêt public, plutôt qu'en raison d'une atteinte portée à un droit privé ou du fait qu'elle a subi un dommage particulier ou spécial, n'est pas, par définition, "directement touché[e]" et n'a donc pas la qualité pour agir d'après le paragraphe 18.1(1). L'avocat a également attiré l'attention de la Cour sur des précédents examinant l'expression "directement touché" contenue dans d'autres lois et l'interprétant comme exigeant que le demandeur ait un intérêt similaire à celui qui est requis en common law pour permettre à une personne de pouvoir obtenir une injonction ou un jugement déclaratoire sur le fondement d'une qualité pour agir de droit privé.
Plus particulièrement, dans l'arrêt Canadian Union of Public Employees, Local 30 et al. v. WMI Waste Management of Canada Inc. (1996), 178 A.R. 297 (C.A.), la Cour a statué qu'un syndicat s'opposant à une demande d'approbation visant l'exploitation d'une installation de gestion des déchets n'était pas "directement touché" par l'approbation accordée de sorte qu'il n'avait pas la qualité requise pour interjeter appel devant un tribunal. Toutefois, l'interprétation de l'expression "directement touché" dans le contexte d'un droit que confère la loi d'interjeter appel devant un tribunal n'est pas, selon moi, une indication fiable de la portée à donner au paragraphe 18.1(1), dans le cadre duquel l'exclusion des parties agissant dans l'intérêt public limiterait considérablement la compétence de la Cour de réviser la légalité de la mesure administrative fédérale.
L'avocat a sincèrement reconnu que l'arrêt Sunshine Village Corp. c. Directeur du Parc national de Banff (1996), 44 Admin. L.R. (2d) 201 (C.A.F.) allait à l'encontre de sa thèse. Dans cette affaire, dans laquelle il s'agissait aussi d'une contestation formée par un groupe de défense de l'intérêt public en matière de protection de l'environnement, Mme le juge Desjardins a déclaré (aux pages 222 et 223):
Il ressort des faits que l'appelante n'est pas "directement touché[e] par l'objet de la demande", c'est-à-dire par l'accord de construction daté du 17 septembre 1995 et par l'approbation donnée par M. Charest le 31 août 1992. La SPPSNC n'a donc pas qualité pour agir de plein droit.
Je suis toutefois d'accord avec Mme le juge Reed lorsqu'elle déclare dans l'affaire Friends of the Island Inc. c. Canada (Ministre des Travaux publics) [[1993] 2 C.F. 229 (1re inst.)] qu'en ajoutant les mots "directement touché" au paragraphe 18.1(1) de la Loi sur la Cour fédérale , le législateur n'avait pas l'intention de limiter la qualité pour agir dans l'intérêt public au critère défini avant les arrêts Thorson, Borowski et Finlay. Mme le juge Reed a déclaré ceci:
[. . .] le libellé du paragraphe 18.1(1) attribue à la Cour le pouvoir discrétionnaire de reconnaître la qualité pour agir quand elle est convaincue que les circonstances particulières de l'espèce et le type d'intérêt qu'a le requérant justifient cette reconnaissance.
Par conséquent, Mme le juge Reed a soutenu qu'il y a lieu de reconnaître la qualité pour agir à la partie requérante qui est en mesure de satisfaire au critère précité, à supposer qu'il y ait une question réglable par les voies de justice et qu'il n'existe aucun autre moyen efficace et pratique de soumettre la question aux tribunaux.
L'avocat de l'intervenante a également attiré mon attention sur une décision rendue antérieurement, soit dans l'affaire Glaxo Canada Inc. c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social), [1988] 1 C.F. 422 (1re inst.), à la page 435. Dans cette affaire, le juge Rouleau a statué que la requérante ne pouvait se voir reconnaître la qualité pour agir dans l'intérêt public parce qu'elle n'avait pas établi:
[. . .] qu'elle possède un intérêt particulier dans les dispositions législatives en cause et que les actes illégaux contestés lui causeront un dommage spécial.
La Cour d'appel fédérale a confirmé cette décision ((1990), 68 D.L.R. (4th) 761) et précisé que l'exigence prévue dans l'ancien paragraphe 28(2) de la Loi sur la Cour fédérale [S.R.C. 1970 (2e Supp.), ch. 10] selon laquelle les demandeurs directement touchés par une décision sont admis à solliciter l'annulation de celle-ci était semblable aux règles de common law en matière de qualité pour agir. Toutefois, la Cour n'a pas expressément abordé la question de la qualité pour agir dans l'intérêt public.
Pour ce motif, et parce que le critère formulé par le juge Rouleau me semble pratiquement identique à celui de la qualité pour agir de plein droit, je ne considère pas la décision Glaxo comme un précédent en matière de qualité pour agir pour l'application de l'actuel paragraphe 18.1(1). En revanche, dans la décision Sunshine Village, précitée, il est clairement statué qu'une personne qui satisfait aux conditions requises pour obtenir la qualité pour agir dans l'intérêt public, laquelle est reconnue de façon discrétionnaire, peut invoquer le paragraphe 18.1(1) pour demander une réparation même si elle n'est pas "directement touché[e]". J'estime qu'il est préférable d'adopter ce point de vue, même si le libellé du paragraphe 18.1(1) donne à penser que seuls ceux qui satisfont au critère défini avant l'arrêt Finlay peuvent demander un contrôle judiciaire. En l'absence d'une disposition législative excluant expressément de la compétence de la Cour fédérale les demandeurs agissant dans l'intérêt public, il serait si insolite d'enfermer son pouvoir de connaître des demandes de contrôle judiciaire dans des limites auxquelles les autres tribunaux ne sont pas assujettis, que je ne saurais accepter l'interprétation plus étroite du paragraphe 18.1(1) que propose l'intervenante en l'espèce.
À titre subsidiaire, l'avocat a fait valoir que les mentions faites par Mme le juge Reed dans l'arrêt Friends of the Island Inc. c. Canada (Ministre des Travaux publics), [1993] 2 C.F. 229 (1re inst.), à la page 283 des "circonstances particulières de l'espèce" et du "type d'intérêt qu'a le requérant" en tant que facteurs pertinents à la reconnaissance de la qualité pour agir indiquent que, dans le cadre du paragraphe 18.1(1), le tribunal peut tenir compte d'une série de considérations plus étendue que dans le cas de la reconnaissance de la qualité pour agir dans l'intérêt public en common law.
En l'absence de tout précédent portant directement sur ce point, j'hésite à inférer des propos du juge Reed qu'elle avait l'intention d'introduire, en matière de reconnaissance de la qualité pour agir dans l'intérêt public devant la Cour fédérale, un critère distinct de celui qu'appliquent les autres tribunaux du Canada. Une fois qu'il a été décidé que l'expression "directement touché" n'exclut pas les personnes qui demandent un contrôle judiciaire au nom de l'intérêt public, je considère imprudent d'ajouter un autre niveau de complexité à un critère déjà assez souple. En outre, le critère de l'arrêt Finlay ne se limite pas à l'"intérêt qu'a le requérant", mais inclut aussi une évaluation du sérieux de la question soulevée par le demandeur ainsi qu'une comparaison de son intérêt avec celui d'autres personnes et un examen de la probabilité que celles-ci portent l'affaire en justice si le demandeur se voit refuser la qualité pour agir. Par conséquent, il n'est pas du tout évident que le juge Reed entendait faire une distinction entre le critère applicable à la qualité pour agir dans l'intérêt public dans le cadre du paragraphe 18.1(1) de la Loi sur la Cour fédérale et celui qui est établi en common law.
(ii) La qualité pour agir dans l'intérêt public en common law
Pour décider s'il faut reconnaître à un demandeur la qualité pour agir dans l'intérêt public, il y a lieu d'appliquer trois facteurs biens connus, établis par la Cour suprême du Canada dans l'arrêt Finlay, précité, et dans la trilogie de décisions qui a précédé cet arrêt et qui porte sur la qualité pour agir dans l'intérêt public dans le cadre des contestations constitutionnelles, à savoir les arrêts Thorson c. Procureur général du Canada et autres, [1975] 1 R.C.S. 138; Ministre de la Justice du Canada et autre c. Borowski, [1981] 2 R.C.S. 575 et Nova Scotia Board of Censors c. Procureur général (N.-É.), [1978] 2 R.C.S. 662.
Ainsi, le tribunal chargé d'un contrôle doit vérifier si le litige pose une question sérieuse ou réglable par voie judiciaire, si le demandeur a un intérêt véritable dans l'issue du litige et s'il existe des personnes autres que le demandeur qui sont plus directement touchées et dont on peut raisonnablement s'attendre à ce qu'elles saisissent la justice des questions que soulève le demandeur. Ces points ne doivent pas être considérés comme une liste d'éléments à cocher de manière mécanique, mais plutôt en fonction des différentes considérations générales que vise l'exigence applicable en matière de qualité pour agir: voir l'arrêt Canadian Civil Liberties Assn. v. Canada (Attorney General) (1998), 161 D.L.R. (4th) 225 (C.A. Ont.).
(a) Il se pose une question sérieuse ou réglable par voie judiciaire
Les ministres défendeurs, au contraire de l'intervenante, concèdent que le demandeur satisfait à cet élément du critère applicable en matière de qualité pour agir dans l'intérêt public. L'avocat de l'intervenante ne soutient pas que les questions que pose la demande de contrôle judiciaire ne sont pas réglables par voie de justice, en ce sens qu'un tribunal ne peut se prononcer sur celles-ci, par opposition à une autre agence du gouvernement. Il prétend plutôt qu'il y a si peu de chances que le demandeur ait gain de cause sur le fond de la demande de contrôle judiciaire qu'il devrait se voir refuser la qualité pour agir.
Selon un principe juridique qui semble maintenant établi, le caractère sérieux des questions que pose un demandeur agissant dans l'intérêt public comprend tant l'importance des questions soulevées que la probabilité que la demande soit accueillie. Étant donné la nature discrétionnaire de la reconnaissance de la qualité pour agir dans l'intérêt public et le souci de veiller à ce que les ressources publiques limitées ne soient pas dissipées et que d'autres parties n'aient pas à supporter des délais supplémentaires, il semblerait qu'il convienne de prendre en compte le bien-fondé de la demande: voir les arrêts Conseil canadien des Églises c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1992] 1 R.C.S. 236; Hy and Zel's Inc. c. Ontario (Procureur général); Paul Magder Furs Ltd. c. Ontario (Procureur général), [1993] 3 R.C.S. 675.
Toutefois, quand la question de la qualité pour agir se pose dans le cadre d'une requête préliminaire, comme c'est le cas en l'espèce, l'examen auquel un tribunal devrait soumettre la solidité de la cause du demandeur ne devrait pas dépasser la vérification que le dossier présenté par le demandeur établit qu'il a une cause raisonnablement défendable ou, à l'inverse, qu'il ne possède pas une cause raisonnable d'action: voir l'arrêt Energy Probe v. Canada (Attorney general) (1989), 68 O.R. (2d) 449 (C.A.) et l'arrêt Canadian Civil Liberties Assn. v. Canada (Attorney General), précité. Dans le cadre d'une requête préliminaire, c'est au requérant qu'il incombe de prouver que le demandeur ne satisfait même pas à ce critère préliminaire peu exigeant.
En l'espèce, l'intervenante est loin de s'être acquittée de ce fardeau, principalement parce que les aspects de la demande sur lesquels elle a insisté font jouer le pouvoir discrétionnaire de la Cour. J'estime qu'il est généralement préférable que la Cour se prononce sur ce genre de questions après avoir été informée de tous les faits pertinents et avoir entendu tous les arguments juridiques, plutôt que, comme en l'espèce, au moment d'une requête préliminaire en radiation.
Ainsi, même si l'on présume, comme le prétend l'intervenante, que le délai de prescription pour présenter la demande de contrôle judiciaire a commencé à courir le 26 novembre 1996, au moment où le premier ministre a annoncé la vente des réacteurs CANDU et a ainsi "communiqué" sa décision selon ce que prévoit le paragraphe 18.1(2) de la Loi sur la Cour fédérale , et non le 21 décembre 1996, comme le prétend le demandeur, lorsque les ministres l'ont informé pour la première fois qu'ils avaient décidé que la LCÉE ne s'appliquait pas à la vente, le paragraphe 18.1(2) investit la Cour du pouvoir discrétionnaire de proroger le délai de trente jours imparti normalement pour présenter une demande. Compte tenu du retard relativement court connu en l'espèce, de l'importance des questions soulevées pour le public et des difficultés éprouvées par le Sierra Club pour obtenir des renseignements au sujet de la vente et de son assujettissement à une évaluation environnementale, il est loin d'être sûr, ou même probable, qu'un juge de la présente Cour saisi de la demande de contrôle judiciaire refuserait d'exercer son pouvoir discrétionnaire de proroger le délai de prescription ex post facto.
L'intervenante soutient en outre que le Sierra Club ne peut tout simplement pas obtenir les mesures de redressement qu'il recherche et que sa demande doit donc nécessairement échouer. Encore une fois, les points qu'elle avance dépendent de l'exercice du pouvoir discrétionnaire de la Cour, qui décide d'accorder ou non la réparation, et il est plus judicieux de trancher celles-ci dans le cadre de l'examen de la demande de contrôle judiciaire sur le fond. Par exemple, l'intervenante soutient que le demandeur n'a présenté aucune preuve établissant qu'un préjudice est susceptible de résulter du refus prétendument illégal des défendeurs d'assujettir à une évaluation environnementale prévue par la LCÉE la vente de réacteurs nucléaires à la Chine, de même que leur construction et leur exploitation dans ce pays. Selon l'intervenante, la loi chinoise prescrit un processus d'évaluation environnementale et rien ne prouve que ce processus ne permet pas de protéger le public contre une exploitation potentiellement dangereuse.
L'avocat invoque l'arrêt Operation Dismantle Inc. et autres c. La Reine et autres, [1985] 1 R.C.S. 441, à l'appui de l'argument selon lequel la Cour saisie d'une demande de contrôle judiciaire refusera de prononcer l'injonction ou le jugement déclaratoire sollicité par le demandeur en l'absence d'une démonstration de l'existence d'un préjudice ou d'un dommage probable.
À mon avis, cet argument est indéfendable. L'arrêt Operation Dismantle se distingue facilement du présent cas. Dans cette affaire, le demandeur prétendait que le Cabinet avait agi illégalement parce qu'en permettant les essais d'armes au Canada, il mettait en danger le droit constitutionnel à la vie et à la sécurité garanti par l'article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés [qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]]. La Cour ayant statué qu'il était impossible de prouver devant une cour de justice que les essais augmentaient le risque d'une attaque militaire contre le Canada, la demande a échoué.
Toutefois, dans l'affaire dont je suis saisi, l'illégalité dont se plaint le demandeur est un manquement à l'obligation de procéder à une évaluation environnementale que la loi impose à un organisme public. Je sais qu'un jugement déclaratoire relève du pouvoir discrétionnaire de la Cour, mais je ne connais aucun précédent étayant l'argument selon lequel le demandeur doit prouver que l'illégalité reprochée causera un préjudice futur pour pouvoir obtenir la reconnaissance de la qualité pour agir dans l'intérêt public. Il est évident qu'un tribunal peut, dans l'exercice de son pouvoir discrétionnaire, refuser d'accorder une réparation s'il est convaincu que celle-ci n'aurait aucune conséquence ou utilité pratique. Je répète, toutefois, qu'il ne s'agit pas d'une question qu'il convient de trancher dans le cadre d'une requête préliminaire en radiation.
Finalement, l'intervenante soutient que l'ordonnance de mandamus sollicitée par le demandeur pour obliger les défendeurs à s'assurer que la vente des CANDU est soumise à une évaluation environnementale conforme à la LCÉE ne saurait être accordée parce qu'un mandamus n'est délivré qu'aux personnes envers lesquelles les défendeurs ont une obligation selon la loi. Malgré cela, il est pour le moins difficile de croire, après l'arrêt Finlay, qu'il faut appliquer un critère plus rigoureux en matière de qualité pour agir dans le cas d'un mandamus que dans celui des autres mesures de redressement.
Quoi qu'il en soit, les ordonnances que le paragraphe 18.1(3) [édicté par L.C. 1990, ch. 8, art. 5] autorise la présente Cour à prononcer, bien qu'elles aient été sans aucun doute façonnées à partir des mesures de réparation qu'offrent les ordonnances de prérogative ainsi que le jugement déclaratoire et l'injonction, ne sont pas nécessairement assujetties aux mêmes questions de forme qui, à une certaine époque, ont freiné l'évolution, en common law, des mesures de redressement applicables en matière de contrôle. Encore une fois, la mesure dans laquelle la qualité pour agir dans l'intérêt public devrait être reconnue avec plus de modération lorsque la réparation demandée est de nature obligatoire n'est qu'un des faits que la Cour est appelée à prendre en compte dans l'exercice de son pouvoir discrétionnaire au moment où elle entend la demande de contrôle judiciaire sur le fond.
Par conséquent, je conclus que la demande de contrôle judiciaire pose une question sérieuse ou réglable par voie judiciaire et ne devrait pas être radiée pour ce motif.
(b) un intérêt véritable
Il est plus difficile de décider si le demandeur a un intérêt véritable dans l'issue de la demande de contrôle judiciaire ou, pour reprendre le libellé du paragraphe 18.1(1), dans "l'objet de la demande". L'intervenante avance une théorie nouvelle qui, selon elle, explique les précédents rendus jusqu'à présent sur cet aspect des exigences applicables en matière de qualité pour agir dans l'intérêt public. Selon cet argument, à partir des résultats qu'ont eus ces décisions, il est possible de distinguer le critère suivant, qui ne ressort pas toujours des motifs du jugement: [traduction ] "Le demandeur a-t-il établi l'existence d'une crainte raisonnable qu'un préjudice sera causé à un groupe vulnérable et est-il l'organisme qui convient pour représenter ce groupe? C'est seulement si l'on peut répondre par l'affirmative à cette question que le demandeur établit qu'il a un "intérêt véritable" justifiant de lui reconnaître la qualité pour agir dans l'intérêt public."
Par exemple, il est possible de prétendre que, dans l'arrêt Finlay c. Canada (Ministre des Finances), précité, la qualité pour agir a été reconnue à M. Finlay, un prestataire d'aide sociale provinciale, parce qu'il était une personne qui convenait pour représenter d'autres prestataires, un groupe vulnérable, qui pouvaient raisonnablement craindre de se voir privés du niveau des prestations fixé par le Régime d'assistance publique du Canada [S.R.C. 1970, ch. C-1] (RAPC), aux conditions prévues par ce régime, si le gouvernement fédéral continuait à subventionner le programme d'aide sociale du Manitoba en dépit de la non-conformité de la loi de cette province avec les normes nationales alors prescrites par le RAPC.
De même, dans l'arrêt Conseil canadien des Églises, précité, la Cour a reconnu que le Conseil avait un "intérêt véritable" dans la validité de certaines dispositions de la Loi sur l'immigration [L.R.C. (1985), ch. I-2] parce qu'il existait une crainte raisonnable que le maintien de ces dispositions puisse causer un préjudice aux intérêts des demandeurs du statut de réfugié, un groupe vulnérable, et que les antécédents du Conseil en matière de défense des droits et du bien-être des réfugiés en faisait un organisme qui convenait pour représenter les intérêts du public dans ce litige.
Je conviens que l'exigence d'un "intérêt véritable" a notamment pour objet de garantir que ceux qui se voient reconnaître la qualité pour agir dans l'intérêt public possèdent, relativement à l'objet de la demande, une expérience et des connaissances qui serviront à formuler les observations orales et écrites qu'ils présenteront à l'appui de leur demande de contrôle judiciaire et qui aideront la Cour à parvenir au bon résultat. J'examinerai, ci-après, la question de savoir si Sierra Club a un intérêt véritable dans ce sens.
Toutefois, j'estime que la jurisprudence n'étaye pas, même implicitement, la théorie selon laquelle la qualité pour agir dans l'intérêt public est toujours reconnue seulement pour protéger des membres de groupes vulnérables contre une crainte raisonnable de préjudice. Il ne fait aucun doute que la qualité pour agir continuera d'être reconnue dans de tels cas: après tout, il arrive souvent que les membres de groupes vulnérables ne soient pas en mesure d'intenter des poursuites pour défendre leurs intérêts et il convient donc très bien qu'on permette à des organisations engagées dans les domaines concernés d'ester en leur nom.
Toutefois, la théorie de l'intervenante en matière de qualité pour agir dans l'intérêt public est trop limitée: elle oublie qu'un des motifs importants justifiant l'extension de la qualité pour agir à d'autres qu'au procureur général est le souci de protéger les préceptes constitutionnels que sont la primauté du droit et l'obligation de rendre compte en régime démocratique. Si la qualité pour agir dans l'intérêt public était restreinte comme le prétend l'intervenante, alors un large éventail de mesures administratives pourraient échapper aux contraintes de la légalité et à la nécessité d'être conformes à la volonté dûment exprimée du Parlement. Par ailleurs, on peut dire aussi que, vu la fragmentation de l'intérêt public dans l'environnement global, il arrivera souvent que des groupes de défense de l'intérêt public ayant des antécédents pertinents seront vraisemblablement les seules parties disposées et aptes à intenter des poursuites visant à s'assurer que les agents de l'État exécutent les obligations que leur impose la loi.
Par ailleurs, pour décider si le Sierra Club a un "intérêt véritable" justifiant la reconnaissance de la qualité pour agir dans l'intérêt public, il faut se demander si ce Club a établi, dans ce qui fait l'objet de la demande de contrôle judiciaire, l'existence d'un intérêt suffisant pour être reconnu comme un organisme convenable pour intenter les poursuites dans l'intérêt public.
La demande a pour objet d'établir si la loi impose l'obligation de soumettre l'exportation, la construction et l'exploitation des réacteurs nucléaires CANDU en Chine à une évaluation environnementale complète et si l'approbation d'un financement partiel de l'opération au moyen de fonds publics est illégale en l'absence d'une évaluation exigée par la LCÉE.
L'intérêt du Sierra Club dans ces questions de légalité vient de son souci de la protection de l'environnement et de sa conviction que le projet examiné peut constituer une menace pour l'environnement, surtout en cas d'accident. Selon le Sierra Club, la LCÉE et le processus d'évaluation environnementale qu'elle rend obligatoire sont des outils légaux et administratifs importants pour garantir un degré de transparence et de responsabilité publique susceptible de contribuer à éviter la prise de décisions risquant de peser lourdement sur l'environnement.
En d'autres termes, l'intérêt du Sierra Club dans les questions de droit qu'il soulève est intimement lié à ses objectifs généraux. Par conséquent, je rejette la prétention de l'intervenante qui soutient que l'intérêt du Sierra Club se limite à la "légalité du processus" en tant que principe abstrait. De même, je n'accepte pas son allégation suivant laquelle l'opposition du Sierra Club à l'utilisation de l'énergie nucléaire prouve qu'il intente des poursuites pour des motifs politiques et est incompatible avec l'existence d'un intérêt véritable dans l'issue de la demande de contrôle judiciaire. Les plaideurs vont devant les tribunaux pour faire valoir leurs propres intérêts ou ceux qu'ils défendent; il faut normalement plus qu'une préoccupation abstraite de s'assurer de la suprématie de la loi pour alimenter des contestations de la légalité d'une mesure gouvernementale.
L'intervenante et les défendeurs cherchent à démontrer que le demandeur n'a pas d'intérêt véritable en soutenant que l'expérience réelle du Sierra Club, et de sa directrice exécutive, Mme May, est considérablement plus limitée que le projet contesté en l'espèce, à savoir l'exportation de réacteurs nucléaires en Chine, leur financement et les activités susceptibles d'être menées au Canada dans l'exécution du contrat.
L'intervenante et les défendeurs reconnaissent que le Sierra Club ou sa directrice exécutive ont participé activement à l'élaboration de la LCÉE et du Règlement sur le PÉEPREC, bien que la validité de ce Règlement ne semble plus être en litige en l'espèce. Ils notent aussi que le Sierra Club est membre d'une coalition vouée à l'élimination progressive du recours à l'énergie nucléaire et qu'il a pris position à l'égard, entre autres, de l'énergie nucléaire et de l'exportation de réacteurs.
Mais, disent-ils, l'énoncé des objectifs généraux, des priorités et des intérêts ne saurait remplacer une intervention réelle dans le domaine des questions visées par l'instance. Ce sont les connaissances spécialisées, la compréhension et la perspective acquises par l'expérience pratique qui permettent à un demandeur de contribuer de manière constructive à la résolution des questions en litige dans une instance et qui justifient de lui reconnaître la qualité pour agir dans l'intérêt public. En un mot, les antécédents du Sierra Club ne sont ni assez pertinents aux questions que soulève l'espèce, ni suffisants pour lui conférer un "intérêt véritable" dans l'objet de cette demande.
L'intervenante et les défendeurs se fondent en grande partie sur la décision prononcée dans l'affaire Shiell c. Commission de contrôle de l'énergie atomique (1995), 33 Admin. L.R. (2d) 122 (C.F. 1re inst.) pour établir que le Sierra Club n'a pas d'intérêt véritable. Dans cette affaire, la requérante sollicitait l'annulation d'une modification que la Commission de contrôle de l'énergie atomique avait apportée à une licence d'exploitation détenue par Cameco Corp. et qui permettait à cette entreprise de construire un plus grand système de gestion des rebuts liés à l'exploitation de sa mine et de son usine de traitement d'uranium de Key Lake, en Saskatchewan. La requérante, Mme Shiell, avait souvent participé à des audiences portant sur l'exploitation des mines d'uranium en Saskatchewan. Le juge suppléant Heald a rejeté sa demande parce qu'elle n'avait pas la qualité pour agir. Il a indiqué (à la page 127):
Comme dans la cause Amok, la requérante n'a pas un intérêt personnel direct dans la proposition en question; il s'ensuit que la jurisprudence Finlay c. Canada (Ministre des Finances), [[1986] 2 R.C.S. 607] n'a pas d'application en l'espèce. Elle vit à Nipawin (Saskatchewan), à des centaines de milles de l'entreprise de Key Lake de l'intimée. Son intérêt n'est ni direct ni personnel. La décision en cause ne l'affecte pas plus qu'elle n'affecte le grand public.
Je souhaiterais faire trois commentaires au sujet de cette décision. Premièrement je me permets d'indiquer, avec déférence, qu'un "intérêt personnel direct" n'est plus maintenant requis en common law pour agir dans l'intérêt public: l'intérêt véritable représente un critère considérablement plus étendu. Le critère de l'"intérêt personnel direct" se rapproche davantage du critère utilisé pour décider si une personne a la qualité pour agir de plein droit, parce que ses droits et intérêts juridiques sont touchés ou qu'elle a subi un préjudice distinct de celui des autres membres du public.
Deuxièmement, l'affaire Shiell v. Amok Ltd. (1987), 27 Admin. L.R. 1 (B.R. Sask.) invoquée par le juge suppléant Heald se différencie de la présente espèce parce que, dans cette affaire, le juge Barclay a considéré qu'il s'agissait d'un litige opposant essentiellement deux particuliers et non d'un litige alléguant une conduite illégale de la part d'organismes gouvernementaux. Ce juge a déclaré [à la page 13] que [traduction] "la qualité pour agir dans l'intérêt public ne doit pas être reconnue pour permettre à une partie de poursuivre un particulier ou une société". Par conséquent, il a utilisé le critère de la qualité pour agir qui est applicable en matière de délit civil de nuisance en se demandant si le dommage particulier subi par la demanderesse était distinct de celui subi par le public en général.
Troisièmement, il est probablement préférable d'interpréter la décision Shiell comme une affaire dans laquelle des personnes étaient plus directement touchées que la demanderesse, parce qu'elles vivaient beaucoup plus près de la mine d'uranium. Ainsi, cette décision se rapporte davantage au troisième élément de la qualité pour agir dans l'intérêt public qu'à la question de savoir si la demanderesse a un intérêt véritable.
L'avocat du Sierra Club a invoqué l'arrêt Sunshine Village Corp., précité, pour étayer sa prétention que les antécédents du Club sont suffisants pour établir qu'il possède un intérêt véritable dans l'objet du présent litige. Dans cet arrêt, la Société pour la protection des parcs et des sites naturels du Canada (SPPSNC) s'est vu reconnaître la qualité pour contester la légalité d'un aménagement envisagé dans le parc national Banff, principalement en raison de ses antécédents dans la défense de l'intérêt général à la préservation de [à la page 223] "l'intégrité de l'écosystème dans les parcs et les réserves naturelles du Canada". Cette situation me paraît largement semblable aux faits du présent cas.
Par ailleurs, l'affaire R v Secretary of State for Foreign Affairs, ex p World Development Movement Ltd, [1995] 1 All ER 611 (Q.B.D.), dans laquelle un tribunal anglais a reconnu au demandeur, un groupe d'intérêt public s'intéressant aux questions d'aide et de développement à l'étranger, la qualité pour contester la légalité du financement accordé par l'intimé à la construction d'un barrage et d'une centrale hydroélectrique sur la rivière Pergau en Malaisie, s'applique aussi. Au cours des ans, les membres et les partisans du demandeur avaient fait du lobbyisme et avaient écrit des lettres au sujet de diverses questions d'aide et de développement; le demandeur appartenait également à une plus grosse organisation réunissant des professeurs et des militants s'intéressant à ces questions.
À mon avis, l'intervenante et les défendeurs n'ont pas réussi à établir que le Sierra Club est dépourvu d'un intérêt véritable dans l'objet du présent litige en raison de son expérience limitée en matière d'exportation de réacteurs nucléaires. Il est vrai que le Sierra Club du Canada n'existe que depuis 1992, mais il peut tirer des leçons de l'expérience provenant d'organismes liés. La participation du Club et de sa directrice exécutive à l'élaboration et l'application du processus d'évaluation environnementale au Canada, de même que l'applicabilité de ce processus aux projets réalisés à l'étranger, même si la validité du Règlement sur le PÉEPREC peut ne pas être en litige en l'espèce, montre qu'il possède le genre de compréhension générale susceptible d'aider à régler les questions en litige dans la présente instance. Je suis également convaincu qu'étant donné l'absence d'autres occasions de participer au processus de prise de décision, les lettres que Mme May a adressées aux ministres pour leur faire part de ses préoccupations au sujet de l'exportation des réacteurs nucléaires en Chine et leur demander des renseignements laissent aussi supposer un intérêt dans le projet qui empêche de radier la demande pour absence de qualité pour agir.
(c) Y a-t-il un demandeur qui convienne davantage?
Même si un demandeur soulève une question sérieuse et possède un intérêt véritable dans l'objet de la demande, comme j'ai conclu que c'était le cas pour le demandeur en l'espèce, il est encore possible de refuser la qualité pour agir dans l'intérêt public s'il existe d'autres personnes qui sont plus directement touchées que le demandeur et dont on peut raisonnablement s'attendre à ce qu'elles engagent une procédure pour contester la mesure administrative en question.
Cette exigence repose sur le raisonnement suivant: l'existence d'une telle personne rend inutile de reconnaître la qualité pour agir dans l'intérêt public au demandeur pour faire respecter le principe de la primauté du droit en s'assurant que la légalité de l'action gouvernementale n'est effectivement pas à l'abri d'un contrôle judiciaire. Si les considérations relatives à la primauté du droit n'exigent pas d'étendre la qualité pour agir à un demandeur, alors l'intérêt public qu'il y a à permettre au gouvernement de mener les affaires publiques sans ingérence, à protéger les ressources investies dans l'administration de la justice et à éviter des délais supplémentaires pour d'autres plaideurs l'emportera. De plus, les personnes qui sont le plus directement touchées par la mesure administrative sont souvent mieux placées pour présenter au tribunal les renseignements dont il a besoin pour trancher à bon escient.
Dans ce contexte, une distinction est parfois faite entre une loi de "réglementation" et une loi "déclaratoire". Il est généralement plus facile pour un demandeur d'obtenir la qualité pour agir dans l'intérêt public lorsque la mesure administrative en question a été prise dans le cadre d'une loi déclaratoire parce que, par définition, une telle loi n'impose pas de devoirs ou d'obligation à des personnes ou des groupes bien définis. Ainsi, elle tend à toucher les membres du public en général de la même manière. En revanche, la qualité pour agir afin de contester une loi de réglementation ou une mesure administrative prise conformément à une telle loi ne sera reconnue, normalement, qu'aux personnes à qui cette loi impose des devoirs ou des obligations. De telles personnes sont plus directement touchées que les autres de sorte qu'il n'est pas nécessaire, pour s'assurer que la légalité est subordonnée à un contrôle judiciaire, d'étendre la qualité pour agir dans l'intérêt public à des personnes qui ne relèvent pas de ces catégories.
Dans l'affaire Shiell v. Amok Ltd., précitée, le tribunal a indiqué que l'arrêt Finlay c. Canada (Ministre des Finances), précité, portant sur une législation déclaratoire (le Régime d'assistance publique du Canada et la loi sur les prestations sociales du Manitoba) ne s'appliquait pas à cette affaire étant donné que la loi provinciale prévoyant l'évaluation environnementale était de nature réglementaire. Ainsi, il semble que, puisque la loi qui prévoit l'évaluation environnementale impose habituellement des devoirs et des obligations aux autorités publiques et aux promoteurs de projets qui y sont assujettis, ceux-ci seraient les seuls à pouvoir contester l'omission par le gouvernement de soumettre un projet à une évaluation, contrairement à la Loi.
Cette thèse ne peut certainement pas être fondée. Si elle l'était, cela signifierait, à toutes fins pratiques, que le défaut du gouvernement d'exiger une évaluation environnementale lorsque la loi rend une telle mesure obligatoire serait à l'abri de contrôle judiciaire à tous égards. Telle qu'elle est comprise aujourd'hui, la règle de la primauté du droit consiste à s'assurer qu'il est possible de contester tant la légalité d'une inaction gouvernementale en justice que des allégations selon lesquelles des agents de l'État sont allés trop loin.
J'estime que la distinction faite entre une loi de réglementation et une loi déclaratoire revient simplement à aborder la question plus fondamentale de savoir s'il existe une personne plus indiquée que le demandeur pour solliciter un contrôle judiciaire. C'est ce qui ressort clairement d'un des arrêts de la trilogie qui a reconnu pour la première fois la qualité pour agir dans l'intérêt public et qui a établi les principes régissant l'exercice du pouvoir discrétionnaire des tribunaux. Dans l'arrêt Nova Scotia Board of Censors c. Procureur général (N.-É.), précité, la Cour suprême du Canada a reconnu à un journaliste la qualité pour agir dans l'intérêt public afin de contester la constitutionnalité d'une loi provinciale en matière de censure cinématographique, laquelle était manifestement de nature réglementaire. La Cour a statué que les particuliers visés par la réglementation qui étaient tenus responsables des inobservations, selon la loi, c'est-à-dire les propriétaires de cinémas, ne pouvaient guère, en réalité, souhaiter eux-mêmes engager les poursuites.
L'intervenante et les défendeurs ont avancé une version plus plausible de l'argument fondé sur la nature déclaratoire ou réglementaire de la législation en soutenant qu'il y aurait presque toujours quelqu'un de plus directement touché que le Sierra Club par le défaut, qualifié d'illégal, de soumettre un projet à une évaluation environnementale: ceux qui vivent à proximité du projet ou des travaux associés à celui-ci. Par conséquent, la qualité pour agir dans l'intérêt public n'est pas requise en cas d'allégation du défaut de se conformer à des mesures de protection de l'environnement prescrites par la LCÉE et par une loi semblable. Il me semble que c'est la meilleure explication donnée au refus opposé par la Cour de reconnaître la qualité pour agir à la demanderesse dans l'affaire Shiell v. Amok Ltd., précité.
Appliquant cette analyse aux faits de la présente espèce, l'intervenante et les défendeurs ont fait valoir que les habitants de la Chine vivant près du site envisagé pour l'installation des réacteurs nucléaires CANDU ou les personnes demeurant dans les États limitrophes à la Chine sont plus directement touchés par le projet que le demandeur. J'estime, cependant, qu'en l'absence de preuve du contraire, il est peu probable que de telles personnes invoquent la compétence de la présente Cour pour vérifier la légalité, en droit canadien, du refus des intimés de soumettre les projets au processus d'évaluation environnementale. Par conséquent, l'existence de telles personnes ne suffit pas pour refuser au demandeur la qualité pour agir dans l'intérêt public.
L'intervenante et les défendeurs ont aussi déclaré que l'exportation de réacteurs nucléaires comporterait, au Canada, des activités susceptibles de toucher plus directement d'autres personnes que le Sierra Club. Par exemple, l'exécution du contrat va probablement entraîner l'extraction minière d'uranium au Canada et les personnes qui vivent près de ces mines seraient plus directement touchées par le projet que le demandeur. En outre, il peut s'avérer nécessaire de produire et de transporter de l'eau lourde et d'autres substances dangereuses au Canada et les personnes qui vivent près des sites de production et des voies ferrées ou des routes par lesquelles ces produits seront acheminés, seraient aussi plus directement touchées que le demandeur.
De telles personnes m'apparaissent comme étant, en principe, des demandeurs plus plausibles que les habitants de la Chine ou des États voisins. Toutefois, le problème vient de ce qu'à cette étape de l'instance, soit une requête préliminaire en radiation de l'avis de requête introductif d'instance, de nombreux faits restent inconnus de la Cour ou, à tout le moins, ne lui ont pas été présentés.
Par exemple, aucun élément de preuve ne précise l'emplacement ou la taille des opérations minières requises par la construction et l'exploitation des réacteurs, ni quelles dispositions il faudra prendre en matière de production ou de transport. La Cour ignore aussi si les membres du public susceptibles d'être plus directement touchés par les activités liées au projet auront la possibilité de se faire entendre dans une instance administrative quelconque avant que ces activités puissent avoir lieu. Elle ne sait pas non plus si les résidents admis à contester la légalité d'une exploitation située près de chez eux pourront aussi aborder la question plus fondamentale soulevée par le Sierra Club dans sa demande de contrôle judiciaire, à savoir si le projet principal devrait être soumis au processus d'évaluation environnementale.
L'intervenante et les défendeurs ont fait ressortir, dans leurs observations, que le demandeur avait le fardeau de prouver qu'il répondait à chacun des trois éléments du critère applicable à la qualité pour agir dans l'intérêt public. Il incombe donc au demandeur, selon eux, de démontrer qu'il n'est pas raisonnablement possible qu'il existe des personnes plus directement touchées que les membres du public en général. Suivant ce point de vue, le demandeur devrait aussi établir que, même si ces personnes existent, il est peu vraisemblable qu'elles demandent effectivement le contrôle judiciaire du refus opposé par les intimés de soumettre ce projet à une évaluation environnementale prescrite par la LCÉE.
Le demandeur a prétendu s'être acquitté de ce fardeau en indiquant que les autres personnes susceptibles de demander le contrôle judiciaire ne peuvent plus le faire étant donné que le protonotaire adjoint Giles a statué que le délai de prescription de trente jours imparti par le paragraphe 18.1(2) de la Loi sur la Cour fédérale commençait à courir dès le début de 1997 et qu'il était expiré depuis longtemps. Il y a lieu de faire remarquer, cependant, que, même si le Sierra Club avait correctement établi le point de départ et la fin du délai de prescription, la présente Cour possède toujours le pouvoir discrétionnaire de proroger le délai imparti pour présenter une demande de contrôle judiciaire; ainsi, il est impossible d'affirmer, selon la prépondérance des probabilités, que toute demande de contrôle judiciaire formulée par une autre personne que le demandeur actuel serait rejetée au motif qu'elle n'a pas été présentée dans les délais.
Il importe tout autant, selon moi, de se demander si l'intervenante et les défendeurs ont raison de prétendre qu'il incombe à une partie estant en justice dans l'intérêt public dans une instance de contrôle judiciaire d'établir qu'aucune autre personne, susceptible d'être mieux placée pour revendiquer la qualité pour agir, ne va vraisemblablement saisir la Cour de la question. En outre, même si on considère normalement que ce fardeau repose sur le demandeur, il y a lieu encore de se demander si c'est le cas lorsque la qualité pour agir de celui-ci est contestée au cours d'une requête préliminaire en radiation.
En ce qui a trait à la principale question, les précédents ne vont pas tous dans le même sens. D'un côté, le juge Cory a indiqué ce qui suit dans l'arrêt Conseil canadien des Églises c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1992] 1 R.C.S. 236 (à la page 252):
Il n'est pas nécessaire de reconnaître la qualité pour agir dans l'intérêt public lorsque, selon la prépondérance des probabilités, on peut établir qu'un particulier contestera la mesure.
Cet extrait donne certainement à penser qu'il incombe à ceux qui s'opposent à la reconnaissance de la qualité pour agir dans l'intérêt public d'établir qu'il existe des personnes qui conviennent mieux que le demandeur pour contester la mesure.
D'un autre côté, le juge Martland, dans l'arrêt Ministre de la Justice du Canada et autre c. Borowski, précité, a fait l'observation suivante (à la page 598):
[. . .] pour établir l'intérêt pour agir dans une poursuite visant à déclarer qu'une loi est invalide, si cette question se pose sérieusement, il suffit qu'une personne démontre qu'elle est directement touchée ou qu'elle a, à titre de citoyen, un intérêt véritable quant à la validité de la loi, et qu'il n'y a pas d'autre manière raisonnable et efficace de soumettre la question à la cour.
Cette idée a été reprise par le juge Major qui se prononçait au nom de la majorité dans l'affaire Hy and Zel's Inc. c. Ontario (Procureur général); Paul Magder Furs Ltd. c. Ontario (Procureur général), [1993] 3 R.C.S. 675, à la page 693; voir aussi l'arrêt Inshore Fishermen's Bonafide Defense Fund Association v. Canada (1994), 132 N.S.R. (2d) 370 (C.A.), à la page 375. Il semble aussi que ces précédents placent clairement le fardeau de la preuve sur la partie qui veut obtenir la qualité pour agir dans l'intérêt public en lui attribuant la tâche difficile de prouver une négation, à savoir qu'aucune partie mieux indiquée n'est susceptible de saisir la justice des questions que soulève le demandeur.
Il ne fait aucun doute que la Cour suprême du Canada réglera cette contradiction dès qu'elle sera de nouveau saisie de cette question. En attendant, si l'intervenante et les défendeurs en l'espèce avaient contesté la qualité pour agir du demandeur dans leur réponse à la demande elle-même, j'aurais statué, conformément au principe selon lequel un demandeur ou un requérant a le fardeau de prouver tous les aspects de sa demande, que le demandeur devait convaincre la Cour, selon la prépondérance des probabilités, qu'aucune personne plus convenable que lui n'est vraisemblablement susceptible de soumettre la question en litige à la cour.
Toutefois, comme il s'agit d'une requête en radiation, il incombe au requérant de prouver, selon la prépondérance des probabilités, que le demandeur n'a pas de cause raisonnablement défendable. L'intervenante et les défendeurs peuvent-ils s'acquitter de ce fardeau en supposant simplement, à partir de la nature du texte législatif concerné en l'espèce, soit une loi en matière d'évaluation environnementale, qu'il y aura inévitablement des personnes plus directement touchées que les demandeurs qui seront disposées à porter en justice les questions soulevées par le Sierra Club? Ils font plus particulièrement allusion aux personnes vivant à proximité des endroits où se dérouleront, au Canada, les activités d'extraction minière d'uranium et de transport qui sont vraisemblablement associées avec l'exécution du contrat conclu entre ÉACL et la Société nationale d'énergie nucléaire de la Chine.
Même si j'estime que cette question est relativement pertinente, je ne suis pas disposé, compte tenu de toutes les circonstances de l'espèce, à déduire de la nature de la loi applicable qu'il y aura nécessairement des demandeurs convenant davantage qui seront prêts à relever le défi d'envergure qui consiste à intenter des poursuites ayant la même portée que celles engagées par le demandeur.
Je suis de cet avis, surtout, parce que je n'ai aucune preuve de la nature et de l'importance des opérations qui seront entreprises au Canada en liaison avec le projet contesté. J'ignore également si les personnes chargées de ces opérations seront tenues de satisfaire à des normes réglementaires qui s'appliquent à cette partie particulière des activités (l'extraction minière d'uranium, par exemple) et, le cas échéant, si les résidents des régions visées seront en mesure de contester la vente et le financement des réacteurs nucléaires CANDU ou si les personnes concernées pourront seulement remettre en question les activités liées qui les toucheront plus particulièrement.
Mon opinion repose également sur la nécessité que le système juridique encourage le moins possible les parties à présenter des requêtes préliminaires, souvent fondées sur des renseignements incomplets, qui, en cas d'échec, créent une multiplicité indésirable d'instances et ajoutent indûment aux dépenses reliées au litige et au temps qu'il faut y consacrer pour le résoudre.
Par conséquent, je conclus que les requérants n'ont pas établi, suivant la prépondérance des probabilités, qu'il existait d'autres manières raisonnables et efficaces de saisir les tribunaux de l'objet de la demande de contrôle judiciaire. La preuve qui m'a été présentée ne justifie pas de radier la demande de contrôle judiciaire au motif qu'il n'est pas nécessaire, pour assurer la protection de la primauté du droit, de reconnaître au demandeur la qualité pour agir dans l'intérêt public.
E. CONCLUSION
Par conséquent, je rejette la requête interjetant appel de la décision du protonotaire adjoint Giles refusant d'accueillir la requête demandant le rejet de la demande de contrôle judiciaire présentée par le Sierra Club pour absence de qualité pour agir de ce Club dans cette demande et j'adjuge les dépens au demandeur Sierra Club du Canada.