T-1102-97
Novopharm Limited et Apotex Inc. (demanderesses)
c.
Eli Lilly and Company et le registraire des marques de commerce (défendeurs)
Répertorié: Novopharm Ltd.c. Eli Lilly and Co.(1re inst.)
Section de première instance, juge Tremblay-Lamer" Toronto, 22 octobre; Ottawa, 12 novembre 1998.
Compétence de la Cour fédérale — Section de première instance — Demande visant à obtenir une ordonnance empêchant le registraire des marques de commerce de poursuivre la procédure concernant les demandes d'enregistrement des marques de commerce — Un bref de prohibition peut être décerné en cas d'erreur sur la compétence ou de violation de la justice naturelle ou de l'équité procédurale — La question du caractère distinctif soulevée en l'espèce sera examinée dans le cadre de la procédure d'opposition — Elle relève de la compétence du registraire — La Cour n'a pas compétence pour empêcher le registraire de remplir les fonctions que la Loi lui fait obligation de remplir, lorsqu'il n'est aucunement établi qu'il excède sa compétence.
Pratique — Res judicata — Appel en instance relativement au rejet de l'action en imitation frauduleuse des marques de commerce — Une décision définitive doit être rendue pour qu'il y ait autorité de la chose jugée — La décision n'est pas définitive, car l'appel est pendant — Il n'y a pas de chose jugée — Les requérantes soutiennent que la Cour devrait ordonner un redressement provisoire jusqu'au moment où l'appel sera jugé — Il ne convient pas de modifier les conditions à remplir avant d'appliquer le principe de la chose jugée pour les ajuster au redressement recherché — En fait, le redressement que recherchent les demanderesses est la suspension d'instance, mais ce redressement ne peut être accordé vu l'absence de preuve d'un préjudice irréparable.
Marques de commerce — Enregistrement — Opposition — Autorité de la chose jugée — Demande visant à obtenir une ordonnance empêchant le registraire de poursuivre la procédure concernant les demandes d'enregistrement des marques de commerce — Appel en instance relativement au rejet de l'action en imitation frauduleuse des marques de commerce — Le principe de la chose jugée s'applique lorsque les deux parties ont également eu la chance de faire valoir leur position et d'attaquer celle de la partie adverse — Il s'applique en matière d'oppositions — Il ne s'applique pas en l'espèce car une décision définitive n'a pas été rendue dans le cadre de l'appel en instance.
Droit administratif — Contrôle judiciaire — Prohibition — Demande visant à obtenir une ordonnance empêchant le registraire de poursuivre la procédure d'enregistrement des marques de commerce — Un bref de prohibition peut être décerné en cas d'erreur sur la compétence ou de violation de la justice naturelle ou de l'équité procédurale — La question du caractère distinctif soulevée en l'espèce sera examinée dans le cadre de la procédure d'opposition — Elle relève de la compétence du registraire — La Cour n'a pas compétence pour empêcher le registraire de remplir les fonctions que la Loi lui fait obligation de remplir, lorsqu'il n'est pas établi qu'il excède sa compétence.
Il s'agit d'une demande visant à obtenir une ordonnance empêchant le registraire des marques de commerce de poursuivre la procédure concernant les demandes d'enregistrement des marques de commerce déposées par Eli Lilly and Company relativement à des capsules contenant le médicament appelé "Prozac". Les marques de commerce sont les couleurs appliquées à toute la surface visible des capsules. Après l'annonce de la demande d'enregistrement des marques de commerce dans le Journal des marques de commerce, Novopharm a produit des déclarations d'opposition. Lilly a intenté des actions en imitation frauduleuse contre Novopharm, Apotex et Nu-Pharm et a demandé des injonctions empêchant les défenderesses d'utiliser des capsules de la même taille, de la même forme et de la même couleur que les siennes. Le juge Reed a rejeté les actions, et l'appel interjeté relativement à cette décision est en instance.
Les questions en litige étaient les suivantes: 1) la Cour fédérale a-t-elle compétence pour accorder un bref de prohibition contre le registraire des marques de commerce, lorsque celui-ci agit à l'intérieur de sa compétence et 2) la décision du juge Reed a-t-elle l'autorité de la chose jugée?
Jugement: la demande est rejetée.
1) Dans le contexte d'une procédure d'opposition à une marque de commerce, il y a ouverture au bref de prohibition en cas d'erreur sur la compétence ou de violation de la justice naturelle ou de l'équité procédurale. La question du caractère distinctif soulevée en l'espèce sera examinée dans le cadre de la procédure d'opposition et elle relève de la compétence du registraire. La Cour n'a pas compétence pour empêcher le registraire de remplir les fonctions que la Loi lui fait obligation de remplir, lorsqu'il n'est aucunement établi qu'il excède sa compétence. Juger autrement équivaudrait à permettre aux demanderesses de contourner ces dispositions législatives.
2) Une décision doit être définitive pour que l'on puisse invoquer l'autorité de la chose jugée. Si un appel est pendant, la décision n'est pas définitive. Le fait que l'appel contre la décision du juge Reed était pendant en Cour d'appel fédérale suffit pour rejeter la demande d'ordonnance de prohibition. Les demanderesses ont fait valoir qu'il pouvait être remédié à l'absence d'une décision définitive en ordonnant un redressement "provisoire" jusqu'au moment où l'appel sera jugé. Il ne convient pas de modifier les conditions à remplir avant d'appliquer le principe de la chose jugée pour les "ajuster" au redressement recherché par les demanderesses. En fait, le redressement que recherchent les demanderesses est la suspension d'instance, dans l'attente du jugement d'appel, mais ce redressement ne peut être accordé vu l'absence de preuve d'un préjudice irréparable.
De plus, il n'est pas certain que l'on puisse invoquer la doctrine de la chose jugée dans le cadre de la procédure d'opposition. La chose jugée ne devrait pas lier une partie qui n'a pas eu la possibilité de participer à la procédure. Toutefois, lorsque les deux parties ont également eu la chance de faire valoir leur position et d'attaquer celle de la partie adverse, elles devraient être liées par la décision rendue. Il est alors possible d'interjeter appel de la décision du registraire à la Cour fédérale. La chose jugée devrait s'appliquer aux commissions formées pour juger les oppositions, mais seulement lorsque les conditions d'application sont remplies. Toutefois, en pratique, les distinctions techniques sont si nombreuses dans ce domaine du droit que la portée du principe sera considérablement restreinte.
lois et règlements
Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 18.1(4)b) (édicté par L.C. 1990, ch. 8, art. 5).
Loi sur les marques de commerce, L.R.C. (1985), ch. T-13, art. 7, 38(7) (mod. par L.C. 1993, ch. 15, art. 66), 45 (mod. par L.C. 1994, ch. 47, art. 200).
Ontario Human Rights Code, 1961-62 (The), S.O. 1962-63, ch. 93.
Règlement sur les marques de commerce (1996), DORS/96-195, art. 44.
jurisprudence
décisions appliquées:
McDonald's Corp. et al. c. Registraire des marques de commerce et al. (1987), 15 C.P.R. (3d) 462; 10 F.T.R. 195 (C.F. 1re inst.); Friendly Ice Cream Corp. c. Friendly Ice Cream Shops Ltd., [1972] C.F. 712; (1972), 7 C.P.R. (2d) 35 (1re inst.).
distinction faite avec:
Bell c. Ontario Human Rights Commission, [1971] R.C.S. 756; (1971), 18 D.L.R. (3d) 1; Canadian Shredded Wheat Co. Ltd. v. Kellogg Co. of Canada Ltd., [1939] R.C.É. 58; [1939] 1 D.L.R. 7.
décisions examinées:
Eli Lilly and Co. c. Novopharm Ltd. (1997), 147 D.L.R. (4th) 673; 73 C.P.R. (3d) 371; 130 F.T.R. 1 (C.F. 1re inst.); Cara Operations Ltd. c. Reg. M.C. (1985), 10 Admin. L.R. 27; 3 C.P.R. (3d) 145 (C.F. 1re inst.); Walt Disney Co. v. Fantasyland Holdings Inc. (1977), 77 C.P.R. (3d) 356 (C.O.M.C.); Compagnies Molson Ltée c. Halter (1976), 28 C.P.R. (2d) 158 (C.F. 1re inst.).
décisions citées:
Eli Lilly and Co. c. Canada (Commissaire aux brevets) (1992), 42 C.P.R. (3d) 34; 54 F.T.R. 86 (C.F. 1re inst.); Anheuser-Busch, Inc. c. Carling O'Keefe Breweries of Canada Limited, [1983] 2 C.F. 71; (1982), 142 D.L.R. (3d) 548; 69 C.P.R. (2d) 136; 45 N.R. 126 (C.A.); Rothmans, Benson & Hedges Inc. c. Imperial Tobacco Ltd. (1997), 74 C.P.R. (3d) 494 (C.F. 1re inst.); Barwell Food Sales Inc. v. Snyder & Fils Inc. (1988), 38 C.P.C. (2d) 192; 24 C.P.R. (3d) 102 (H.C. Ont.); Manitoba (Procureur général) c. Metropolitan Stores Ltd., [1987] 1 R.C.S. 110; (1987), 38 D.L.R. (4th) 321; [1987] 3 W.W.R. 1; 46 Man. R. (2d) 241; 25 Admin. L.R. 20; 87 CLLC 14,015; 18 C.P.C. (2d) 273; 73 N.R. 341; Sunny Crunch Foods Ltd. v. Robin Hood Multifoods Inc. (1982), 70 C.P.R. (2d) 244 (C.O.M.C.).
doctrine
Sopinka, J. et al. The Law of Evidence in Canada. Toronto: Butterworths, 1992.
DEMANDE visant à obtenir une ordonnance empêchant le registraire des marques de commerce de poursuivre la procédure concernant les demandes d'enregistrement déposées par Eli Lilly and Company, sur le fondement de la chose jugée, alors qu'un appel était pendant quant au rejet de l'action en imitation frauduleuse. Demande rejetée.
ont comparu:
Keri A. F. Johnston et Richard Naiberg, pour les demanderesses.
Anthony G. Creber et Patrick S. Smith, pour la défenderesse Eli Lilly and Company.
Personne n'a comparu pour le compte du défendeur le registraire des marques de commerce.
avocats inscrits au dossier:
Malcolm Johnston & Associates, Toronto, pour les demanderesses.
Gowling, Strathy & Henderson, Ottawa, pour la défenderesse Eli Lilly and Company.
Ce qui suit est la version française des motifs de l'ordonnance rendus par
Le juge Tremblay-Lamer: Il s'agit d'une demande tendant à obtenir une ordonnance empêchant le registraire des marques de commerce de poursuivre la procédure concernant les demandes d'enregistrement des marques de commerce identifiées et annoncées dans le Journal des marques de commerce du 24 avril 1996 (Vol. 43, no 2165), à la page 56, sous les nos 783,742 et 783,743, déposées toutes deux par la défenderesse Eli Lilly and Company (Lilly).
LES FAITS
L'affaire porte sur des capsules contenant du chlorhydrate de fluoxétine ou "Prozac". Les marques en cause sont 1) les [traduction ] "couleurs vert pâle et jaune blanchâtre appliquées à toute la surface visible des capsules" et 2) les [traduction ] "couleurs vert pâle et gris pâle appliquées à toute la surface visible des capsules".
En novembre 1995, Lilly a intenté une action en imitation frauduleuse, sur le fondement de l'article 7 de la Loi sur les marques de commerce1 (la Loi), contre Novopharm, Apotex et Nu-Pharm. Lilly sollicitait des injonctions empêchant les défenderesses d'utiliser des capsules de la même taille, de la même forme et de la même couleur que les siennes, en invoquant les arguments suivants:
[traduction]
(i) la couleur, la forme et la taille des capsules de chlorhydrate de fluoxétine de 10 et 20 mg formaient la présentation de Lilly et étaient distinctives de Lilly;
(ii) les activités des défenderesses attireraient l'attention sur leurs capsules de manière à causer ou à vraisemblablement causer de la confusion au Canada entre les capsules des défenderesses et celles de Lilly;
(iii) Lilly avait déposé des demandes en vue d'enregistrer la présentation de ses capsules de chlorhydrate de fluoxétine de 10 et de 20 mg, plus tôt dans le courant de l'année, sous les nos 783,742 et 783,743 le 25 mai 1996.
Dans une décision datée du 25 avril 1997, le juge Reed a rejeté les actions après avoir ainsi conclu2:
(i) Lilly n'avait pas utilisé la présentation comme marque de commerce au Canada3.
(ii) Les capsules n'ont pas de caractère distinctif pour Lilly au Canada4.
(iii) Les demanderesses n'ont pas prouvé que le fait que les défenderesses vendent la fluoxétine dans des capsules similaires aux leurs est susceptible d'entraîner un important risque de confusion5.
Lilly a interjeté appel de la décision du juge Reed dans les actions en imitation frauduleuse auprès de la Cour d'appel fédérale. Les appels sont pendants6.
Le 26 mai 1995, Lilly a déposé auprès du registraire des marques de commerce une demande d'enregistrement des deux marques en cause.
Le Bureau des marques de commerce a approuvé les demandes d'enregistrement et les a annoncées dans le Journal des marques de commerce en vue de la procédure d'opposition le 26 avril 1996.
Le 24 septembre 1996, Novopharm a produit des déclarations d'opposition à ces deux demandes, fondées en résumé sur les moyens suivants:
[traduction]
a) les marques alléguées n'ont pas été utilisées au Canada par Lilly depuis la date indiquée;
b) les couleurs des marques alléguées ne distinguent pas à elles seules les marchandises de Lilly;
c) les marques alléguées ne sont pas des marques, du fait qu'elles sont fonctionnelles;
d) les marques alléguées de Lilly qui consistent dans les couleurs des capsules n'ont pas de caractère distinctif en ce que les couleurs ne distinguent pas ses marchandises de celles des autres.
Novopharm et Apotex ont présenté une requête de mesures provisoires tendant à obtenir la suspension de la procédure d'opposition. La requête a été rejetée dans sa totalité par le juge Rothstein le 30 juin 19977. Il n'était pas convaincu que Novopharm subirait un préjudice irréparable si la requête n'était pas accordée, alors qu'il semblait que Lilly subirait un préjudice si la suspension était accordée, du fait du retard de la procédure devant la Commission des oppositions des marques de commerce.
LES QUESTIONS EN LITIGE
La Cour fédérale a-t-elle compétence pour accorder un bref de prohibition contre le registraire des marques de commerce, lorsque celui-ci agit à l'intérieur de sa compétence?
La décision du juge Reed a-t-elle l'autorité de la chose jugée par rapport à la procédure devant le registraire des marques de commerce?
LA POSITION DES PARTIES
En résumé, les demanderesses soutiennent que la décision du juge Reed, fondée sur une preuve abondante présentée par les deux parties, porte précisément sur les mêmes questions. La procédure devant la Commission des oppositions est donc chose jugée. Permettre au registraire de poursuivre la procédure d'opposition, alors qu'un procès complet a déjà eu lieu sur ces questions, ce serait permettre à Lilly de lancer une attaque indirecte contre la décision rendue, en introduisant une procédure devant une autre juridiction. Cela constituerait un abus de procédure, qui justifierait la Cour d'accorder une ordonnance de prohibition selon l'alinéa 18.1(4)b) [édicté par L.C. 1990, ch. 8, art. 5] de la Loi sur la Cour fédérale [L.R.C. (1985), ch. F-7]:
18.1 [. . .]
(4) Les mesures prévues au paragraphe (3) sont prises par la Section de première instance si elle est convaincue que l'office fédéral, selon le cas:
[. . .]
b) n'a pas observé un principe de justice naturelle ou d'équité procédurale ou toute autre procédure qu'il était légalement tenu de respecter;
À l'égard de la décision du juge Reed portée en appel, et qui donc n'est pas une décision "définitive", les demanderesses soutiennent que le bref de prohibition est un pouvoir discrétionnaire, que la Cour peut donc moduler en fonction des faits particuliers de l'espèce. Elles ont proposé, par exemple, une ordonnance "provisoire", qui pourrait être levée si le jugement du juge Reed est infirmé en appel.
Les défendeurs, de leur côté, soutient que la Cour n'a pas compétence pour empêcher un office fédéral, agissant à l'intérieur de sa compétence, de remplir ses fonctions. Le bref de prohibition ne s'applique qu'aux cas d'erreur sur la compétence, ou de violation de la justice naturelle ou de l'équité procédurale. On n'a pas rapporté la preuve que le registraire des marques de commerce ait commis une erreur donnant ouverture au contrôle judiciaire ou ait violé la justice naturelle ou l'équité procédurale.
En outre, les défendeurs font valoir que la procédure n'est pas propice à une décision sur la question de l'autorité de chose jugée. Pour appliquer ce principe, il faut que certaines conditions essentielles soient remplies: la décision invoquée doit être définitive; il doit y avoir identité des questions à trancher; et il doit y avoir identité des parties. Deux de ces éléments essentiels font défaut. Le principe ne peut donc s'appliquer.
Enfin, il existe une distinction importante entre la suspension et le bref de prohibition, qui correspond à ce que Novopharm et Apotex recherchent en fait. Si elles sollicitent une suspension, elles n'ont pas rapporté la preuve d'un préjudice irréparable. Si elles sollicitent un bref de prohibition, elles doivent établir que le registraire excède sa compétence.
L'ANALYSE
La Cour fédérale a-t-elle compétence pour accorder un bref de prohibition contre le registraire des marques de commerce, lorsque celui-ci agit à l'intérieur de sa compétence?
Il y a ouverture au bref de prohibition essentiellement pour empêcher un tribunal administratif d'excéder sa compétence. Dans le contexte d'une procédure d'opposition à une marque de commerce, il y aura ouverture au bref de prohibition en cas d'erreur sur la compétence ou de violation de la justice naturelle ou de l'équité procédurale.
Comme l'a noté le juge en chef adjoint Jerome dans l'affaire McDonald's Corp. et al. c. Registraire des marques de commerce et al.8:
Dans une demande de redressement discrétionnaire, mon souci se limite au point de savoir si le registraire a exercé régulièrement sa juridiction et s'il y a eu un déni de justice naturelle ou d'équité. Tant que ces conditions ont été remplies, le registraire peut errer en droit jusqu'à ce qu'il ait fait l'objet d'un appel9. [Non souligné dans l'original.]
Les demanderesses conviennent que la question du caractère distinctif soulevée dans la présente demande sera examinée dans la procédure d'opposition et qu'elle relève de la compétence du registraire des marques de commerce. Il n'existe pas de jurisprudence selon laquelle la Cour pourrait empêcher le registraire d'exercer les fonctions que lui impose la loi.
Les demanderesses citent les affaires Bell c. Ontario Human Rights Commission10 et Cara Operations Ltd. c. Reg. M.C.11 au soutien de leur prétention que, dans le cas où se pose une question manifeste de droit, une partie peut demander un bref de prohibition plutôt que d'attendre pour voir si la décision lui sera défavorable.
Dans l'affaire Bell, une personne s'était plainte à l'Ontario Human Rights Commission (la Commission) qu'on lui avait refusé un logement pour des motifs discriminatoires. La compétence de la Commission était définie par The Ontario Human Rights Code, 1961-6212. Ayant conclu que l'affaire tombait en dehors du champ d'application de la loi, les juges majoritaires de la Cour suprême ont estimé qu'une ordonnance de prohibition pouvait être accordée.
Dans la présente affaire, par contre, la décision sur l'enregistrabilité relève directement de la compétence du registraire. Il n'est donc pas question d'appliquer l'affaire Bell.
Quant à l'affaire Cara Operations, elle ne soutient pas non plus la prétention des demanderesses. Au contraire, elle fournit même un argument de poids en faveur de la thèse des défendeurs.
Dans cette affaire, la requérante sollicitait une ordonnance de prohibition qui interdirait au registraire des marques de commerce de recevoir en preuve et d'examiner, dans le cours d'une procédure d'opposition, des documents déposés dans des procédures d'opposition antérieures entre les mêmes parties.
Le juge Walsh a jugé que le seul préjudice que pourrait subir la requérante serait de devoir exposer de nouveau la même argumentation.
De plus, quitte à ce que la requérante se voie en fin de compte obligée d'exposer de nouveau et en détails, devant le registraire, au cours d'une audition où elle s'opposera à la production de cette preuve, des arguments qu'elle a fait valoir avec succès devant la Cour d'appel dans les procédures en radiation, il me semble qu'il est prématuré de s'écarter des procédures détaillées prévues au Règlement sur les marques de commerce qui conduisent à une audition éventuelle de l'opposition. Exiger que le registraire agisse ainsi, ce serait créer un précédent qui ne se limiterait peut-être pas, comme le prétend la requérante, aux circonstances exceptionnelles de la présente espèce où la Cour d'appel a déjà décidé que cette preuve était inadmissible dans des procédures en radiation, mais qui pourrait avoir des conséquences d'une portée considérable. La requérante ne subirait aucun préjudice, à l'exception d'un délai et de la nécessité de présenter d'autres arguments sur ce point, dans le cas où le registraire serait appelé à trancher la question en première instance après avoir entendu tous les arguments pertinents, car si celui-ci décidait qu'il peut tenir compte de certaines parties de cette preuve en rendant sa décision dans les procédures d'opposition, il serait toujours loisible à la requérante de porter cette décision en appel13.
Plus loin dans le jugement, le juge Walsh note que la Cour ne devrait pas intervenir lorsque la loi prévoit un droit d'appel.
En outre, la Cour ne devrait pas se servir de son pouvoir discrétionnaire pour émettre le bref de prohibition demandé étant donné qu'un droit d'appel a été prévu à l'article 56 de la Loi sur les marques de commerce.
[. . .] la Cour de céans ne devrait pas exercer son pouvoir discrétionnaire pour accorder un bref de prohibition contre le registraire et l'empêcher d'examiner ce point en litige en temps opportun conformément aux dispositions de la Loi sur les marques de commerce et du Règlement sur les marques de commerce14.
La position prise par le juge Walsh indique de quelle façon la Cour traite les demandes d'ordonnances de prohibition contre le registraire ou le commissaire des brevets dans le contentieux des marques de commerce et des brevets15. On trouve dans l'affaire Rothmans, Benson & Hedges Inc. c. Imperial Tobacco Ltd. un extrait fort utile de la décision du juge Heald dans Friendly Ice Cream Corp.16, extrait qui résume en termes limpides la jurisprudence de la Cour en la matière:
[traduction] Je n'ai aucune difficulté à conclure que cette partie de la déclaration doit être radiée [. . .] la Loi sur les marques de commerce prévoit la façon dont on peut s'opposer à des demandes d'enregistrement de marques de commerce [. . .] [elle] renferme un code complet de la procédure que l'ont doit suivre dans de tels cas. Il n'est pas dans les pouvoirs de la Cour, à ma connaissance, de restreindre ces dispositions de la loi ni d'y passer outre. C'est en fait ce que la demanderesse demande à la Cour de faire, [. . .]
À mon avis, c'est également ce que les demanderesses cherchent à faire. La Cour n'a pas compétence pour empêcher le registraire de remplir les fonctions que la loi lui fait obligation de remplir, lorsqu'il n'est aucunement établi qu'il excède sa compétence. Juger autrement équivaudrait à permettre aux demanderesses de contourner ces dispositions législatives.
La décision du juge Reed a-t-elle l'autorité de la chose jugée par rapport à la procédure devant le registraire des marques de commerce?
Les demanderesses font valoir que ce serait un abus de procédure de poursuivre l'affaire, du fait que les questions ont été tranchées par le juge Reed et que l'affaire est donc chose jugée.
Le principe de l'autorité de la chose jugée comporte trois éléments principaux:
a) une décision définitive prononcée par un tribunal compétent;
b) l'identité de l'action ou de la question en litige;
c) l'identité des parties17.
Une décision doit être définitive pour que l'on puisse invoquer l'autorité de la chose jugée. Si un appel est pendant, la décision n'est pas définitive18.
En l'espèce, l'appel contre la décision du juge Reed est pendant en Cour d'appel fédérale. Cela seul suffit pour rejeter la demande d'ordonnance de prohibition.
En fait, les demanderesses concèdent que la décision n'est pas définitive, mais plaident qu'il est possible de remédier à cela en ordonnant un redressement "provisoire" jusqu'au moment où l'appel sera jugé. Si l'appel est accordé, la prohibition serait levée.
Je ne crois pas qu'il convienne de modifier les conditions à remplir avant d'appliquer le principe de la chose jugée pour les "ajuster" au redressement recherché par les demanderesses. La décision n'est pas définitive tant que l'appel n'est pas jugé. Donc, il n'y a pas de chose jugée et la procédure devant le registraire ne peut constituer un abus de procédure.
Le redressement que recherchent les demanderesses est en fait une suspension de procédure, dans l'attente du jugement d'appel. Un bref de prohibition n'est pas une suspension"il comporte des conditions différentes. En l'espèce, il ne saurait être question d'accorder une suspension d'instance du fait de l'absence de preuve d'un préjudice irréparable, la preuve d'un tel préjudice constituant une condition essentielle pour obtenir la suspension d'instance19 .
De plus, il n'est pas certain que l'on puisse invoquer la doctrine de la chose jugée dans les procédures d'opposition.
Dans l'affaire Sunny Crunch Foods Ltd. v. Robin Hood Multifoods Inc.20, l'agent d'audience [à la page 248] affirme nettement que [traduction] "l'exception de chose jugée ne s'applique pas dans les procédures d'opposition". Dans l'affaire Walt Disney Co. c. Fantasyland Holdings Inc. , l'agent d'audience cite l'affaire Sunny Crunch, précitée, et développe son raisonnement.
[traduction] Il est bien établi que le concept de chose jugée ne s'applique pas dans les procédures d'opposition [références omises]. Le registraire a la liberté de décider chaque affaire selon son bien-fondé. Si le registraire n'est pas lié par les décisions antérieures de la Commission des oppositions ou les arrêts de la Cour d'appel fédérale, il s'ensuit que les décisions des autres tribunaux en matière d'imitation frauduleuse ne doivent pas non plus lier la Commission des oppositions. Dans d'autres actions, les questions vont nécessairement présenter des différences, au moins légères, la preuve présentée sera différente de celle présentée dans la procédure d'opposition et les dates auxquelles il faut se placer pour apprécier certains éléments pourront aussi différer21.
Bien que ce principe ait été invoqué dans plusieurs décisions en matière d'opposition, la Cour ne l'a pas encore abordé de façon particulière.
Le raisonnement suivi dans ces décisions est fondé sur celui du juge Gibson dans l'affaire Compagnies Molson Ltée c. Halter22, où il a jugé que l'autorité de la chose jugée ne pouvait être invoquée dans les procédures instruites par le registraire en vertu de l'article 44 (devenu l'article 45 [mod. par L.C. 1994, ch. 47, art. 200]), parce qu'elles mettent en jeu l'intérêt public. L'article 44 (devenu l'article 45) de la Loi sur les marques de commerce traite de la procédure en radiation.
Le fondement de ces décisions est que le registraire est chargé d'assurer l'intégrité du registre et que cette fonction ne doit pas être compromise par les arguments rattachés aux faits particuliers que font valoir les parties à une procédure d'opposition. Comme l'a dit le juge Gibson:
En outre, la doctrine de la chose jugée ou un principe appelé autrement mais ayant un effet semblable à celui de la chose jugée ne peuvent pas s'appliquer à des recours en vertu de l'art. 44 de la Loi sur les marques de commerce. Cela s'explique du fait que ces recours mettent en jeu l'intérêt public qui veut que l'intégrité du registraire soit protégée contre les atteintes des prétentions opposées des parties agissant dans leur propre intérêt, c'est-à-dire le titulaire de l'enregistrement et toute autre personne privée intéressée à l'enregistrement23.
Il importe de noter, cependant, que la procédure de l'article 44 (devenu l'article 45) est très différente d'une procédure d'opposition. Comme l'a indiqué le juge Gibson, le procédure de radiation n'est pas une procédure ordinaire qui oppose deux parties.
Toutefois, un recours en vertu de l'art. 44 de la Loi sur les marques de commerce n'est pas une action ordinaire entre des parties. Par exemple, dans une telle procédure devant le registraire des marques de commerce, seule peut être produite et prise en considération par le registraire la preuve faite au moyen d'un affidavit ou d'une déclaration statutaire du titulaire de l'enregistrement. Cet affidavit ou cette déclaration statutaire ne peuvent être l'objet d'un contre-interrogatoire par une tierce partie ou par le registraire. Pour ces motifs, entre autres, le principe de la chose jugée ou un principe dont l'effet serait le même ne s'applique pas dans ce cas24.
Cela est fort différent de la procédure d'opposition dans laquelle les deux parties peuvent présenter une preuve par affidavit et des observations25, demander l'autorisation de contre-interroger l'auteur des affidavits déposés par l'autre partie26 et finalement demander une audience27. À mon avis, la chose jugée ne devrait pas lier une partie qui n'a pas eu la possibilité de participer à la procédure. Toutefois, lorsque les deux parties ont également eu la chance de faire valoir leur position et d'attaquer celle de la partie adverse, elles devraient être liées par la décision rendue. Il est alors possible d'interjeter appel de la décision du registraire auprès de la Cour fédérale.
Bien qu'il ne soit pas nécessaire, pour trancher l'affaire, de prendre position sur ce point, je suis d'avis que la chose jugée devrait s'appliquer aux commissions formées pour juger les oppositions, mais seulement lorsque les conditions d'application sont remplies. Toutefois, en pratique, je note que les distinctions techniques sont si nombreuses dans ce domaine du droit que la portée du principe sera considérablement restreinte.
Enfin, les demanderesses ont invoqué l'affaire Canadian Shredded Wheat Co. Ltd. v. Kellogg Co. of Canada Ltd.28 pour établir la proposition que le demandeur qui est débouté d'une action en imitation frauduleuse serait irrecevable à demander l'enregistrement.
Dans cette affaire, le président Maclean a statué que, dès lors que le Comité judiciaire du Conseil privé avait rejeté la demande en imitation frauduleuse, ce serait un abus de procédure de permettre à la partie qui a succombé d'introduire ensuite une demande d'enregistrement:
[traduction] Vu le jugement du Comité judiciaire dans l'action en contrefaçon intentée par la requérante, l'opposante ayant été l'une des défenderesses dans cette autre affaire, je me sens obligé de conclure que les questions soulevées dans la requête sont chose jugée [. . .] Laisser procéder la requête serait, me semble-t-il, tolérer un abus de la justice et continuer de contrevenir au principe voulant que tout litige ait une fin [. . .] Je crois que l'arrêt du Comité judiciaire a vidé la question29.
Dans la présente action, comme je l'ai indiqué, il a été interjeté appel de la décision du juge Reed auprès de la Cour d'appel, de telle sorte que cette décision n'est pas une "décision définitive", comme l'exige le principe de la chose jugée. Il est donc possible d'établir une distinction entre la présente affaire et l'affaire Canadian Shredded Wheat , précitée, puisque le jugement du juge Reed ne "vide pas la question".
Pour ces motifs, la demande d'ordonnance de prohibition est rejetée.
1 L.R.C. (1985), ch. T-13.
2 Eli Lilly and Co. c. Novopharm Ltd. (1997), 147 D.L.R. (4th) 673 (C.F. 1re inst.), à la p. 719.
3 Ibid., à la p. 719.
4 Ibid., à la p. 721.
5 Ibid., à la p. 724.
6 A-391-97, A-392-97 et A-393-97.
7 Ordonnance du juge Rothstein (30 juin 1997).
8 (1987), 15 C.P.R. (3d) 462 (C.F. 1re inst.).
9 Ibid., à la p. 470.
10 [1971] R.C.S. 756.
11 (1985), 10 Admin. L.R. 27 (C.F. 1re inst.).
12 S.O. 1961-62, ch. 93.
13 Cara Operations, précité, note 11, à la p. 38.
14 Ibid., aux p. 39 et 40.
15 Eli Lilly and Co. c. Canada (Commissaire aux brevets) (1992), 42 C.P.R. (3d) 34 (C.F. 1re inst.); Anheuser-Busch, Inc. c. Carling O'Keefe Breweries of Canada Limited, [1983] 2 C.F. 71 (C.A.); Rothmans, Benson & Hedges Inc. c. Imperial Tobacco Ltd. (1997), 74 C.P.R. (3d) 494 (C.F. 1re inst.).
16 Friendly Ice Cream Corp. c. Friendly Ice Cream Shops Ltd., [1972] C.F. 712 (1re inst.), à p. 716.
17 J. Sopinka, S. Lederman & A. Bryant, The Law of Evidence in Canada (Toronto: Butterworths, 1992), aux p. 990 et 991.
18 Ibid., à la p. 993, citant Barwell Food Sales Inc. v. Snyder & Fils Inc. (1988), 38 C.P.C. (2d) 192 (H.C. Ont.).
19 ;Manitoba (Procureur Général) c. Metropolitan Stores Ltd., [1987] 1 R.C.S. 110.
20 (1982), 70 C.P.R. (2d) 244 (C.O.M.C.).
21 Walt Disney Co. v. Fantasyland Holdings Inc. (1977), 77 C.P.R. (3d) 356 (C.O.M.C.), à la p. 364.
22 (1976), 28 C.P.R. (2d) 158 (C.F. 1re inst.).
23 Ibid., à la p. 181.
24 Ibid.
25 Loi sur les marques de commerce, L.R.C. (1985), ch. T-13, art. 38(7) [mod. par L.C. 1993, ch. 15, art. 66].
26 Règlement sur les marques de commerce (1996), [DORS/96-195], art. 44.
27 Loi sur les marques de commerce, L.R.C. (1985), ch. T-13, art. 38.
28 [1939] R.C.É. 58.
29 Ibid., aux p. 62 et 63.