Le ministre du Revenu national et La Reine
(Appelants)
c.
Creative Shoes Ltd., Danmor Shoe Co. et Créa-
tions Marie-Claude Inc. (Intimées)
Cour d'appel, le juge en chef Jackett, les juges
Dumoulin et Thurlow—Ottawa, le 24 octobre
1972.
Appel—Demande d'autorisation d'appel d'une décision de
la Cour d'appel fédérale—S'agit-il d'une décision qui
«devrait être soumise à la Cour suprême»—Loi sur la Cour
fédérale, art. 31
DEMANDE d'autorisation d'appel.
P. T. Mclnenly pour les appelants.
G. Henderson, c.r. et R. Gottlieb pour les
intimées.
Le jugement du juge en chef Jackett et du
juge Dumoulin a été rendu par
LE JUGE EN CHEF JACKETT (oralement)—Il
s'agit d'une demande d'autorisation d'appel du
jugement de cette Cour auprès de la Cour
suprême du Canada.
Le jugement en question a infirmé une déci-
sion de la Division de première instance qui
avait accordé un bref de certiorari et de prohibi
tion. L'appel devant cette Cour portait sur la
validité de certaines «directives» que le ministre
du Revenu national était censé avoir établies en
vertu de l'article 40 de la Loi sur les douanes et
de l'article 11 de la Loi antidumping.
Voici le texte de l'article 40 de la Loi sur les
douanes:
40. Lorsque des renseignements suffisants n'ont pas été
fournis ni ne sont disponibles pour permettre la détermina-
tion du coût de production, du profit brut ou de la juste
valeur marchande aux termes de l'article 36 ou 37, le coût
de production, le profit brut ou la juste valeur marchande,
selon le cas, doit être déterminé de la manière que le
Ministre prescrit.
Voici un exemple typique de directive établie en
vertu de cette disposition:
[TRADUCTION] MÉMOIRE ADRESSÉ A:
M. Raymond C. Labarge,
Sous-ministre du Revenu national,
Douanes et accise.
OBJET: Chaussures pour dames en provenance d'Italie.
Conformément à l'article 40 de la Loi sur les douanes,
lorsque des renseignements suffisants n'ont pas été fournis
ni ne sont disponibles pour permettre la détermination de la
juste valeur marchande aux termes de l'article 36 ou 37 de
ladite loi, la juste valeur marchande des chaussures pour
dames en provenance d'Italie doit être déterminée en se
fondant sur le prix à l'exportation fixé en vertu de l'article
10 de la Loi antidumping, en le revalorisant de 7.5%.
«Herb Gray»
Herb Gray
Le 31 mai 1971.
Voici le texte de l'article 11 de la Loi
antidumping:
11. Lorsque, de l'avis du sous-ministre, des renseigne-
ments suffisants n'ont pas été fournis ou ne sont pas dispo-
nibles pour permettre de déterminer la valeur normale ou le
prix à l'exportation en vertu de l'article 9 ou 10, la valeur
normale ou le prix à l'exportation, selon le cas, sont déter-
minés de la manière que prescrit le Ministre.
Voici un exemple typique de directive établie en
vertu de cette disposition:
[TRADUCTION] MÉMOIRE ADRESSÉ À:
M. Raymond C. Labarge,
Sous-ministre du Revenu national,
Douanes et accise.
OBJET: Chaussures pour dames en provenance d'Italie.
En application de l'article 11 de la Loi antidumping, je
prescris par les présentes que lorsque, à votre avis, des
renseignements suffisants n'ont pas été fournis ou ne sont
pas disponibles pour permettre de déterminer la valeur
normale en vertu de l'article 9 de la loi, la valeur normale
des chaussures pour dames en provenance d'Italie doit être
déterminée en se fondant sur le prix à l'exportation fixé en
vertu de l'article 10 de la loi, en le revalorisant de 7.5%.
«Herb Gray»
Herb Gray
Le 31 mai 1971.
Il appert que le jugement de la Division de
première instance s'appuyait sur le motif qu'il y
a lieu d'exercer à titre judiciaire ou quasi judi-
ciaire les pouvoirs que confèrent les articles 11
et 40. Cette Cour a décidé que ces dispositions
conféraient au Ministre le pouvoir de complé-
ter, à l'aide de directives de nature législative,
les règles permettant de fixer la valeur, qui
figurent dans les différentes lois. En outre,
comme le Ministre était fondé, en vertu de ces
articles, à établir des directives d'application
générale, ce qu'il a fait en espèce, «il ... semble
impossible qu'on ait voulu exiger de lui qu'il
exerce ce pouvoir uniquement à titre judiciaire
ou quasi judiciaire».
Dans la présente demande d'autorisation
d'appel, on a avancé six points de droit à faire
valoir constituant pour le moins des motifs
d'appel susceptibles d'être plaidés. En fait,
selon le premier point, le juge d'instance avait à
bon droit décidé qu'il y avait lieu d'exercer les
pouvoirs à titre judiciaire ou quasi judiciaire et
que les directives étaient incorrectes puisqu'on
les avait établies sans donner à tous ceux qu'el-
les concernaient l'occasion d'être entendus.
Selon les deuxième et troisième points de droit,
les directives étaient invalides parce que les
articles en question ne les autorisaient pas ou
parce qu'elles allaient à l'encontre des exigen-
ces de la loi. Selon le quatrième point de droit,
les articles en question ne permettaient pas au
Ministre d'établir une directive tant que «des
renseignements n'ont pas été fournis ni ne sont
disponibles», tandis que selon le point de vue
sur lequel on s'est fondé pour établir les directi
ves, et que cette Cour a accepté, le Ministre a le
pouvoir d'établir à l'avance des directives éven-
tuellement applicables lorsqu'au cours de l'ap-
plication des lois, on constate que «des rensei-
gnements suffisants n'ont pas été fournis ni ne
sont disponibles». D'après le cinquième point
de droit, c'est à tort que cette Cour a adopté
l'opinion selon laquelle, si les directives sont
invalides, il est possible de soulever cette invali-
dité dans les cas particuliers où un importateur
exerce son recours légal contre l'évaluation par
le sous-ministre du montant de la taxe. D'après
le dernier point de droit, cette Cour aurait dû,
en tout état de cause, faire une déclaration
selon laquelle les directives ne s'appliquaient
plus.
L'article 31 1 de la Loi sur la Cour fédérale
prévoit l'appel devant la Cour suprême du
Canada de trois catégories de jugements de
cette Cour, à savoir:
a) l'appel de droit d'un jugement final si la
somme en jeu excède $10,000, sauf s'il s'agit
d'un jugement rendu en vertu de l'article 28;
b) l'appel d'un jugement, lorsque, de l'avis de
cette Cour, la question en jeu est «une ques
tion qui devrait être soumise à la Cour
suprême pour décision», si cette Cour en
donne l'autorisation; et
c) l'appel de tout jugement si la Cour suprême
du Canada donne l'autorisation de l'interjeter.
Il est important de remarquer qu'en cas de
demande d'autorisation d'appel soumise à cette
Cour en vertu de l'article 31, celle-ci ne peut
l'accorder que, lorsqu'à son avis, «la question
en jeu dans l'appel est une question qui devrait
être soumise à la Cour suprême pour décision».
Toute question de droit importante, ou présen-
tant des difficultés, ou toute question de droit
d'application générale n'entrent pas nécessaire-
ment dans cette catégorie. Cela ne s'applique
pas au jugement dans lequel il s'agit d'une
«question» courante ou sans importance, même
si la somme en jeu dans l'affaire en question est
considérable ou même si elle contient des inci
dences politiques ou autres.
Il est indiscutable que la Cour suprême du
Canada doit trancher certaines questions de
droit. Par exemple, elle doit trancher celle de la
validité d'une loi adoptée en vertu des articles
91 ou 92 de l'Acte de l'Amérique du Nord
britannique. Un autre exemple concerne la
question de savoir si la Déclaration des droits a
pour effet de rendre une loi du Parlement inopé-
rante. Un troisième exemple qui me vient à
l'esprit concerne la question de l'effet des déci-
sions antérieures de la Cour suprême du Canada
ou du Conseil privé ou celle du conflit apparent
qui existe entre les décisions de diverses cours
d'appel au Canada.
A notre avis, lorsqu'une demande visant à
obtenir l'autorisation d'interjeter appel est pré-
sentée dans une affaire où il n'est pas manifeste
que la question en jeu devrait être soumise à la
Cour suprême pour décision, cette Cour doit
résister à la tentation d'accorder l'autorisation
uniquement pour éviter des critiques éventuel-
les. Elle ne doit pas accorder d'autorisation,
sauf si elle a la certitude absolue que la question
en jeu est une question que la Cour d'appel
saisie en dernier ressort «devrait» trancher.
Compte tenu de l'étendue et de l'importance des
attributions de la Cour suprême du Canada, un
tribunal inférieur ne devrait accorder l'autorisa-
tion d'interjeter appel auprès de cette cour que
dans les cas indiscutables, car celle-ci se trouve
dans une situation qui lui permet de choisir
discrétionnairement les espèces qu'elle doit
trancher, compte tenu du nombre d'affaires
dont elle est saisie. Or, elle ne peut le faire que
si les tribunaux inférieurs exercent raisonnable-
ment leur pouvoir discrétionnaire, en décidant
dans quels cas il y a lieu d'accorder l'autorisa-
tion d'interjeter appel. La Cour suprême du
Canada peut toujours accorder cette autorisa-
tion, même si la Cour d'appel l'a refusée. La
Cour suprême du Canada ne peut revenir sur
une autorisation que la Cour d'appel a accordée.
Il convient aussi de remarquer qu'en l'espèce
présente, les questions en jeu sont des ques
tions qui, à l'avenir, relèveront de l'article 28 de
la Loi sur la Cour fédérale; l'article 31 ne pré-
voit pas d'appel de droit d'un jugement rendu
en vertu de l'article 28, quelle que soit l'impor-
tance de la somme ou de la valeur de l'objet en
litige. Une grande partie des questions qui se
posent en vertu de l'article 28 sont relatives à
l'étendue des pouvoirs statutaires ou portent sur
le point de savoir si les règles de la justice
naturelle s'appliquent ou si elles ont été respec-
tées, questions qu'il convient de trancher selon
des règles bien établies. Bien que, d'une
manière générale, chaque question de cette
nature ait une grande importance pour une
raison ou pour une autre, le fait que tous les
jugements rendus en vertu de l'article 28 aient
été expressément exclus de la définition de la
catégorie de jugements dont on peut interjeter
un appel de droit fait naître un doute sérieux
sur le point de savoir si une question relative à
l'application de principes bien établis dans un
cas de ce genre devrait être soumise à la Cour
suprême pour décision chaque fois qu'il s'agit
d'une application générale. Indiscutablement, il
y a lieu d'accorder l'autorisation d'interjeter
appel de certains jugements rendus en vertu de
l'article 28, mais nous sommes d'avis que, de
façon générale, il convient de laisser le choix de
ces cas à la Cour suprême du Canada pour les
motifs que nous avons déjà exposés.
Aucun des points de droit soulevés dans la
présente demande d'autorisation ne soulève une
question qui, à notre avis, en tant que membres
de cette Cour, devrait être soumise à la Cour
suprême du Canada pour décision.
Nous sommes donc d'avis qu'il y a lieu de
rejeter la demande avec dépens.
* * *
LE JUGE THURLOW—A mon avis, les
deuxième, troisième et quatrième points que
l'avocat des intimées a avancés pour justifier la
demande d'autorisation d'appel soulèvent des
arguments qui sont tout à fait défendables. Je
ne suis pas persuadé qu'on puisse dire la même
chose des premier et cinquième points avancés.
Déclarer qu'il y a trois points défendables ne
résout cependant pas le problème de savoir si la
question en jeu en l'espèce devrait être soumise
à la Cour suprême pour décision. A mon sens,
on n'a pas voulu que l'autorisation d'appel soit
accordée d'office ou simplement parce qu'une
question est intéressante, difficile ou défenda-
ble ou parce que la décision servirait de guide
aux parties ainsi qu'à d'autres personnes à l'a-
venir. Il serait bien rare que de tels motifs
n'englobent pas une affaire impliquant une
question de droit fiscal.
Par ailleurs, il y a des affaires qui soulèvent
un problème, ou une question, si fondamental
qu'il apparaît tout de suite qu'il s'agit d'une
question qui devrait être soumise à la Cour
suprême. On peut par exemple penser aux ques
tions constitutionnelles importantes et aux
questions difficiles découlant de la Déclaration
canadienne des droits. A mon avis, l'affaire
Lavell c. Le procureur général du Canada
[1971] C.F. 347, dans laquelle cette Cour a
autorisé l'appel, entre dans cette catégorie.
Il existe indiscutablement d'autres genres
d'affaires qui satisfont également au critère,
mais, sauf lorsqu'il est évident qu'une espèce
est assez importante pour justifier une réponse
affirmative à la question que pose l'article 31(2)
de la Loi sur la Cour fédérale, à mon avis cette
Cour doit normalement refuser d'autoriser l'ap-
pel et laisser ainsi à la Cour suprême le soin de
décider dans quel cas il y a lieu d'accorder
l'autorisation de l'interjeter.
En abordant ainsi la présente espèce, je par-
viens à la conclusion qu'il y a lieu de refuser
l'autorisation d'interjeter appel.
Le jugement ne comporte à mon avis rien de
plus remarquable ou fondamental que l'interpré-
tation de certaines dispositions de la Loi anti-
dumping et de la Loi sur les douanes, qui trai-
tent dans chaque cas de la façon dont il faut
évaluer les marchandises importées lorsque
d'autres dispositions statutaires relatives à cette
évaluation font défaut. Le jugement a, directe-
ment ou indirectement, une certaine importance
pour les intimées et, sans aucun doute, un cer
tain intérêt général pour les exportateurs étran-
gers et les importateurs nationaux ainsi que
pour les personnes qui s'intéressent à la juris
prudence fiscale. Il existe dans cette espèce,
comme je l'ai déjà dit, plusieurs arguments
défendables. L'un des textes, la Loi antidum-
ping, est relativement nouveau et la Cour
suprême n'a pas eu l'occasion de l'examiner. Il
en est de même pour la disposition quelque peu
antérieure de la Loi sur les douanes. Nonobs-
tant les particularités de l'affaire, l'interpréta-
tion à donner à ces dispositions n'est pas, selon
moi, une question d'une importance ou d'un
intérêt si général ou fondamental que cette Cour
doive la considérer comme une question qui
«devrait être soumise à la Cour suprême pour
décision», d'autant plus qu'il est loisible à cette
dernière, bien que cette Cour ait refusé d'accor-
der l'autorisation, de la donner si elle le juge à
propos, qu'elle estime que la question soulevée
réponde ou non au critère de l'article 31(2) de la
Loi sur la Cour fédérale.
Je souscris donc à la solution que le juge en
chef a proposée au sujet de la demande.
LE JUGE EN CHEF JACKETT:
1 31. (1) Il peut être interjeté appel, devant la Cour
suprême, sur une question qui n'est pas uniquement une
question de fait, d'un jugement final ou d'un jugement
ordonnant un nouveau procès, à l'exclusion d'un jugement
rendu en vertu de l'article 28, prononcé dans une procédure
par la Cour d'appel fédérale, lorsque le montant ou la valeur
de la matière en litige dans l'appel à la Cour suprême
dépasse dix mille dollars.
(2) Il peut être interjeté appel, devant la Cour suprême,
avec l'autorisation de la Cour d'appel fédérale, d'un juge-
ment final ou autre jugement de cette Cour lorsque la Cour
d'appel estime que la question en jeu dans l'appel est une
question qui devrait être soumise à la Cour suprême pour
décision.
(3) Il peut être interjeté appel, devant la Cour suprême,
avec l'autorisation de cette Cour, de tout jugement final ou
autre jugement de la Cour d'appel fédérale, que l'autorisa-
tion d'en appeler à la Cour suprême ait été refusée ou non
par la Cour d'appel fédérale.
(4) Aux fins du présent article, le montant ou la valeur de
la question litigieuse soumise à la Cour suprême peuvent
être prouvés par affidavit et ne doivent comprendre aucun
intérêt postérieur à la date du prononcé du jugement dont il
est fait appel ni aucun dépens.
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