Yves Gastebled (Demandeur)
c.
Joseph Stuyck et Paul Malhame (Défendeurs)
Division de première instance, le juge Pratte —
Montréal (P.Q.), le 12 janvier; Ottawa, le 26
janvier 1973.
Marques de commerce—Restaurant nommé «Le Petit
Havre»—Restaurant concurrent nommé «Le Petit Navire»—
Confusion—Injonction—Loi sur les marques de commerce,
art. 7b).
Depuis 1963, le demandeur exploite à Montréal, avec un
succès considérable, un restaurant connu sous le nom «Le
Petit Havre». En 1972, les défendeurs ont ouvert un restau
rant dans la maison voisine sous le nom «Le Petit Navire».
Arrêt: Les défendeurs ont violé l'article 7 b) de la Loi sur
► es marques de commerce. Il leur est ordonné de ne plus
utiliser le nom «Le Petit Navire», les clients anglophones
risquant de confondre les deux restaurants voisins à cause
de leur nom.
ACTION en dommages-intérêts.
AVOCATS:
Pierre Lamontagne pour le demandeur.
Joseph Miller pour les défendeurs.
PROCUREURS:
Laing, Weldon, Courtois et Cie, Montréal,
pour le demandeur.
J. Miller, Montréal, pour les défendeurs.
LE JUGE PRATTE—Le demandeur exploite
depuis plusieurs années sur la rue St-Vincent, à
Montréal, un restaurant appelé «Le Petit
Havre». Au mois de juillet 1972, les défendeurs
ont ouvert, à côté de l'établissement du deman-
deur, un restaurant qu'ils ont nommé «Le Petit
Navire». En adoptant ce nom les défendeurs
auraient, suivant le demandeur, contrevenu à
l'article 7b) de la Loi sur les marques de com
merce qui interdit à tout commerçant d'attirer
«l'attention du public sur ... son entreprise de
manière à causer ou à vraisemblablement causer
de la confusion ...». Par son action, le deman-
deur réclame l'émission d'une injonction perma-
nente ainsi qu'une somme de $5,000 à titre de
dommages-intérêts.
A l'audience, le procureur du demandeur a
demandé que la question de l'évaluation des
dommages-intérêts réclamés fasse, après l'ins-
truction, l'objet d'une référence suivant la Règle
500. L'avocat des défendeurs a consenti à cette
requête. Ainsi, la seule question à décider est-
elle celle de savoir si les défendeurs ont contre-
venu à la loi en utilisant le nom «Le Petit
Navire» pour désigner leur restaurant.
Les faits qui ont donné naissance au litige ne
sont pas contestés.
Le demandeur exploite le restaurant «Le Petit
Havre» depuis le 10 février 1963. Il a d'abord
fait affaires au 437 de la rue St-Vincent dans
des locaux loués qui furent ravagés par le feu le
13 mars 1968. Le demandeur dut alors fermer
son établissement qu'il réouvrit le 27 juillet
1969 au 443 de la rue St-Vincent dans la maison
voisine de celle qu'il avait d'abord occupée.
Très tôt, l'entreprise du demandeur a connu
un succès considérable qui s'est toujours main-
tenu comme en témoignent les chroniques élo-
gieuses qui, de temps à autres, ont été publiées à
son sujet. La clientèle du demandeur se répartit
en trois groupes. Il y a d'abord ceux qui fré-
quentent le restaurant le midi: ce sont surtout
des habitués qui, en majorité, sont de langue
française. La clientèle du soir, elle, est compo
sée en majorité de personnes de langue anglaise.
A ces deux groupes de Montréalais s'ajoutent,
le midi et le soir, de nombreux touristes, en
majorité de langue anglaise, qui, on peut le
croire, se rendent là sur la foi d'indications
puisées dans des guides touristiques comme
ceux qui furent produits à l'enquête.
Au printemps de 1972, la maison où le
demandeur avait, jusqu'en 1968, exploité son
restaurant, venait d'être reconstruite. Le deman-
deur apprit que les défendeurs se proposaient
d'y établir un restaurant qui devait s'appeler
«Le Petit Navire». Sur ses instructions, ses avo-
cats écrivirent aux défendeurs le 9 mai 1972
pour les sommer de choisir un autre nom pour
leur restaurant. Cette mise en demeure resta
sans réponse et au mois de juillet suivant, «Le
Petit Navire» ouvrait ses portes au 437 de la rue
St-Vincent, dans la maison voisine de celle où
est situé «Le Petit Havre».
Une distance approximative de 70 à 90 pieds
sépare les entrées des deux restaurants. Au
dessus de la porte de chacun des deux établisse-
ments est suspendue une enseigne sur laquelle
apparaît le nom du restaurant; les deux ensei-
gnes sont de même genre, mais leur couleur est
différente.
Le demandeur a affirmé que depuis l'ouver-
ture du restaurant des défendeurs, il était arrivé
souvent que l'on confonde «Le Petit Havre» et
«Le Petit Navire». Il a cité des cas où des
clients ayant retenu une table à un restaurant
s'étaient rendus à l'autre. Il a mentionné que, à
deux reprises, des fournisseurs avaient con-
fondu les deux établissements. Il a ajouté, enfin,
qu'il arrivait souvent que l'on reçoive au «Petit
Havre» des appels téléphoniques destinés aux
défendeurs. Le témoignage du demandeur sur
ce point a d'ailleurs été confirmé par ceux des
défendeurs qui ont admis que certains de leurs
clients, en majorité de langue anglaise, leur
avaient dit avoir confondu les deux restaurants.
Les défendeurs ont affirmé à l'enquête avoir
choisi le nom de leur restaurant avant même de
savoir qu'ils l'établiraient à proximité du «Petit
Havre». Ils ont aussi expliqué pourquoi ils
avaient choisi et tenu à conserver ce nom-là. Il
serait inutile de rapporter ici ces explications
puisque je n'ai pas à déterminer si les défen-
deurs ont agi de bonne foi, mais à décider s'ils
se sont conformés à la loi.
L'avocat du demandeur n'a pas soutenu que
la ressemblance entre les noms «Le Petit
Havre» et «Le Petit Navire» soit telle qu'elle
puisse à elle seule être source de confusion. Il a
prétendu que- si, en plus de cette ressemblance,
on tient compte de toutes les circonstances de
l'espèce, il faut conclure que les défendeurs ont
enfreint l'article 7 b) de la Loi sur les marques de
commerce. Il a souligné que le restaurant des
défendeurs est situé tout à côté de celui du
demandeur; il a aussi fait état de ce que plu-
sieurs des clients du demandeur sont des touris-
tes anglophones.
Le procureur des défendeurs, lui, a soutenu
que ses clients agissaient légalement en faisant
affaires sous la raison sociale «Le Petit
Navire». Il n'y a, a-t-il dit, aucune ressemblance
entre les mots «Havre» et «Navire»; quant aux
mots «Le Petit» il s'agit là, suivant lui, de mots
que l'on retrouve très fréquemment au début du
nom de plusieurs établissements commerciaux.
L'avocat des défendeurs a fait remarquer que
s'il est admis que certains aient confondu les
deux restaurants, rien dans la preuve n'indique
que la similitude des deux raisons sociales en
soit la cause. Il a souligné, enfin, que pour ceux
qui ne parlent ni ne comprennent le français,
l'usage de n'importe quel nom commercial peut
être source de confusion.
A mon avis, les arguments mis de l'avant par
le procureur des défendeurs ne peuvent être
retenus.
Comme l'a soutenu l'avocat du demandeur, il
faut, pour trancher ce litige, tenir compte de
toutes les circonstances. La preuve révèle que
la réputation de l'établissement du demandeur
attire chez lui un grand nombre de touristes
anglophones dont plusieurs se rendent au «Petit
Havre» pour la première fois, que ce soit sur le
conseil d'un ami ou suivant la recommandation
d'un guide touristique. Les clients vont sur la
rue St-Vincent en sachant qu'ils vont y trouver
un restaurant nommé «Le Petit Havre». Si l'on
tient compte du fait qu'on ne lit pas l'enseigne
d'un restaurant avec autant d'attention que le
juriste lit un texte de loi, je crois probable que
ces clients anglophones, en apercevant l'ensei-
gne annonçant «Le Petit Navire», croient voir
l'enseigne du «Petit Havre». Non seulement les
deux premiers mots des noms des deux restau
rants sont-ils identiques, mais, en plus, on
retrouve les lettres A-V-R-E aussi bien dans
«Navire» que dans «Havre».
L'action du demandeur sera donc accueillie
avec dépens. Il sera fait défense aux défendeurs
de continuer à désigner leur restaurant sous le
nom «Le Petit Navire», mais cette injonction
n'entrera en vigueur qu'à l'expiration des 30
jours suivant la date du jugement.
Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.