David Gerald Crabbe (Appelant)
c.
L'honorable Donald C. Jamieson, ministre des
Transports (Intime')
Cour d'appel; le juge Thurlow, le juge Collier et
le juge suppléant Choquette—Ottawa, les 29, 30
et 31 mai; les l er , 2 et 9 juin 1972.
Droit maritime—Droits civils—Commissaire nommé pour
enquêter sur les abordages de navires—Partie VIII de la Loi
sur la marine marchande du Canada—Suspension du brevet
du pilote—Procédure suivie à l'audience—Doit-on porter
l'accusation contre le pilote du navire avant de lui demander
de présenter sa défense—Le Ministre est tenu de porter les
accusations.
Dans un chenal étroit au large des côtes de la Colombie-
Britannique, un cargo se dirigeant vers le nord doubla un
cap à tribord et heurta aussitôt après un traversier qui se
dirigeait vers le sud, causant ainsi de graves avaries et le
décès de trois personnes. En vertu de la Loi sur la marine
marchande du Canada, un commissaire tint une investiga
tion formelle qui dura 29 jours. Conformément à la Règle 7
des Règles sur les sinistres maritimes, on signifia au pilote
du cargo et aux propriétaires et officiers des deux navires
un avis d'investigation accompagné d'une copie des ques
tions que l'avocat du ministre des Transports soumettait à la
Cour ainsi que d'un exposé de l'affaire en la forme pres-
crite. A l'audience, l'interrogatoire et le contre-interroga-
toire des témoins appelés pour le compte du ministère se
poursuivirent pendant les 22 premiers jours. L'avocat du
pilote du cargo refusa alors d'appeler des témoins au motif
qu'il n'y était pas tenu tant qu'on n'avait pas porté d'accusa-
tions entraînant une mesure disciplinaire contre son client.
Les avocats du ministère refusèrent de formuler les accusa
tions avant la déposition de l'ensemble de la preuve. Le
commissaire rejeta la prétention de l'avocat de l'appelant,
qui ne présenta pas de preuve. Le pilote du cargo fut jugé
coupable de négligence et son brevet suspendu pour 15
mois. Il interjeta appel.
Arrêt: l'appel est accueilli; il faut annuler la suspension du
brevet de l'appelant.
Avant qu'on lui demande de présenter une défense, l'avo-
cat du pilote du cargo aurait dû connaître l'accusation
portée contre son client puisqu'elle risquait d'entraîner des
mesures disciplinaires à son égard. C'est au Ministre qu'il
revient de porter des accusations si des mesures disciplinai-
res doivent en découler.
Arrêts suivis: The Chelston [1920] P. 400; Re Berquist
[1925] 2 D.L.R. 696; distinction faite avec l'arrêt: The
Princess Victoria [1953] 2 Lloyd's Rep. 619; arrêts
examinés: Nelson Steam Navigation Co. c. Board of
Trade (1931) 40 Lloyd's Rep. 55; The Seistan [1959] 2
Lloyd's Rep. 607; arrêt mentionné: Koenig c. Le minis-
tre des Transports [1971] C.F. 190.
APPEL d'une décision d'une cour d'investi-
gation en vertu de la Loi sur la marine mar-
chande du Canada.
L. Langlois, c.r. pour l'appelant.
N. Mullins, c.r. et A. C. Pennington pour
l'intimé.
LE JUGE THURLOw—Il s'agit en l'espèce d'un
appel interjeté, en vertu de l'article 576 de la
Loi sur la marine marchande du Canada,
S.R.C. 1952, c. 29, [maintenant S.R.C. 1970, c.
S-9, art. 566] d'une décision d'un commissaire
nommé en vertu de la partie VIII de la Loi'
pour faire une investigation formelle sur les
circonstances entourant un abordage qui s'est
produit dans Active Pass, en Colombie-Britan-
nique, le 2 août 1970, entre le N.M. Queen of
Victoria et le N.M. Serghei Iessenine. Par la
décision en question, le commissaire a, entre
autres choses, suspendu le brevet de pilote de
l'appelant pour une période de quinze mois;
c'est de cette partie de la décision qu'il est fait
appel.
Active Pass est une passe navigable d'environ
2 milles et demi de longueur, séparant les îles
Galiano et Mayne. Sa partie la plus étroite est
située à l'extrémité sud où, entre Helen Point
sur l'île Mayne et la balise de Collinson Point au
nord-ouest sur l'île Galiano, elle n'est large que
de 2.2 encablures.
L'abordage s'est produit peu après midi par
une belle journée; rien, si ce n'est une marée
d'un ou deux noeuds allant vers le nord-est, ne
pouvait influer sur la navigation dans la passe.
Le Serghei Iessenine, un cargo moderne à hélice
unique, d'environ 5,212.90 tonneaux de jauge
officielle et long de 523 pieds, approchait de
l'extrémité sud de la passe, se dirigeant vers le
nord; ayant laissé à une encablure sur tribord le
phare d'Enterprise Reef, environ trois quarts de
mille au sud de l'entrée, et ayant par la suite
ramené sa vapeur à demi-vitesse, réduisant ainsi
sa vitesse en surface de 16 12 noeuds, il avait
amorcé un virage à angle droit vers tribord en
tournant la barre tout d'abord de 10 degrés et
ensuite de 20 degrés pour contourner Helen
Point et entrer dans la passe; c'est alors que le
Queen of Victoria est apparu derrière la pointe,
à environ un demi-mille, se dirigeant vers
l'ouest dans la partie sud de la passe. Presqu'au
même moment, les personnes à bord du Queen
of Victoria aperçurent le Serghei Iessenine. L'a-
bordage s'est produit une minute plus tard,
presqu'au milieu du chenal, lorsque le côté
bâbord de l'étrave du Serghei Iessenine a frappé,
à un angle de 40 45 degrés, le côté bâbord du
Queen of Victoria entre sa passerelle et sa che-
minée, endommageant sérieusement ce dernier.
et entraînant le décès de trois de ses passagers.
Entre le moment où il aperçut le Queen of
Victoria et celui de l'abordage, le Serghei Iesse-
nine avait fait machine arrière toute, ce qui
avait commencé à diminuer l'erre du navire.
D'après les réponses aux questions 7C et 7D,
le savant commissaire a établi que l'appelant, en
tant que pilote, dirigeait le Serghei Iessenine
avant et au moment de l'abordage; d'après les
réponses aux questions 11, 14 et 15, il a établi
ce qui suit:
[TRADUCTION] QUESTION 11. L'abordage s'est-il produit
dans un chenal étroit au sens de la Règle 25 des
Règles sur les abordages et, s'il en est ainsi, cette règle
a-t-elle été respectée par les personnes conduisant—
A. Le «Queen of Victoria»; et
B. Le «Serghei Iessenine»?
RÉPONSE: Oui.
A. Non.
•
B. Non.
QUESTION 14. Quelle a été la cause de l'abordage?
RÉPONSE: L'abordage a été provoqué par ceux qui diri-
geaient le «Queen of Victoria» et le «Serghei Iesse-
nine», car ils ont omis:
PREMIÈREMENT d'observer la Règle 25a) et 25b) des
Règles sur les abordages, dans la mesure où
(1) les deux navires ont omis de rester suffisam-
ment à leur droite du chenal,
(2) les mesures normales de vigilance et de précau-
tion à prendre en conduisant un navire qui aborde
le coude du chenal formé par Helen Point n'ont pas
été prises; et
DEUXIÈMEMENT de virer promptement et de façon
décisive vers tribord en s'apercevant.
QUESTION 15. L'abordage est-il directement ou indirecte-
ment imputable à la faute ou à la prévarication d'une
ou de plusieurs personnes, et s'il en est ainsi, quelles
sont ces fautes ou prévarications et qui les a
commises?
RÉPONSE: Oui, de la manière suivante:
Le capitaine D. G. Crabbe
a) s'est approché du coude d'Helen Point sur une
route dangereuse;
b) a commencé à doubler Helen Point à une vitesse
excessive;
c) a omis de virer immédiatement et de façon décisive
vers tribord en apercevant le «Queen of Victoria».
Le capitaine R. J. Pollock
a) a omis de surveiller de façon appropriée les mouve-
ments du «Cape Russell» qu'il dépassait à tribord,
alors qu'il lui était essentiel de connaître la position de
ce navire pour pouvoir naviguer sûrement dans le
reste de l'étroit chenal par lequel son navire passait;
b) s'est approché d'Helen Point du mauvais côté du
chenal, si bien que son navire était du mauvais côté
quand l'autre l'a vu.
Dans l'analyse des faits figurant en annexe â
son rapport, le savant commissaire a estimé
notamment que l'abordage s'est produit au nord
du centre du chenal, que le Serghei Iessenine
aurait dû aborder l'entrée de la passe, depuis
Enterprise Reef, sur une route plus â l'ouest et
que, pour le Serghei Iessenine, il aurait été
excessif, dans les circonstances, de faire plus de
6 ou 8 noeuds en abordant l'entrée de la passe,
même si son approche avait été plus large que
celle qu'il a prise.
Les pouvoirs d'un tribunal d'enquête, consti-
tué en vertu de l'article 558 de la Loi sur la
marine marchande du Canada, pour annuler ou
suspendre le brevet d'un pilote lui sont conférés
par l'article 568 de la Loi, qui prévoit ce qui
suit:
568. (1) Le certificat d'un capitaine, d'un lieutenant ou
d'un mécanicien, ou le brevet d'un pilote, peut être annulé
ou suspendu
a) par une cour tenant une investigation formelle sur un
sinistre maritime en vertu de la présente Partie, ou par
une cour maritime constituée en vertu de la présente loi,
si la cour constate que la perte ou l'abandon ou l'avarie
grave d'un navire, ou la perte de vies, a pour cause la
faute ou la prévarication dudit capitaine, lieutenant,
mécanicien ou pilote; mais la cour ne doit annuler ou
suspendre un certificat que si au moins un des assesseurs
se rallie à sa conclusion;
b) par une cour tenant une enquête en vertu de la Partie
II, ou en vertu de la présente Partie, sur la conduite d'un
capitaine, d'un lieutenant ou d'un mécanicien, si elle
constate qu'il est incompétent ou qu'il s'est rendu coupa-
ble d'inconduite, d'ivresse ou de tyrannie grossière, ou
que, dans le cas d'un abordage, il n'a pas prêté l'assis-
tance ni fourni les renseignements prévus à la Partie XII;
ou
c) par une cour maritime ou autre lorsque, en vertu des
pouvoirs conférés par la présente Partie, le titulaire du
certificat est remplacé et révoqué par ladite cour.
(2) Les dispositions de la présente Partie relatives à la
manière de traiter ces certificats, s'étendent, pour autant
qu'elles sont applicables, aux brevets de pilote qui sont
sujets à annulation ou à suspension, de la même manière
que le certificat d'un capitaine, d'un lieutenant ou d'un
mécanicien est sujet à annulation ou à suspension en vertu
de la présente Partie.
(3) La cour peut, au lieu d'annuler ou de suspendre un tel
brevet, imposer à un pilote breveté une amende de quatre
cents dollars au maximum et cinquante dollars au minimum,
et elle peut ordonner le paiement de cette amende par
versements ou d'autre façon, selon qu'elle le juge opportun.
(4) Toute amende encourue en application du présent
article peut être recouvrée par voie sommaire au nom de Sa
Majesté, avec dépens, en vertu des dispositions du Code
criminel relatives aux déclarations sommaires de culpabilité.
(5) Lorsqu'une affaire portée devant une telle cour,
comme il est dit ci-dessus, comporte une question touchant
l'annulation ou la suspension d'un certificat, la cour doit, à
l'issue de l'affaire ou aussitôt que possible par la suite, faire
connaître en audience publique la décision à laquelle elle en
est venue relativement à l'annulation ou à la suspension du
certificat.
(6) La cour doit, dans tous les cas, expédier au Ministre
un rapport complet sur l'affaire, en y joignant la preuve, et
doit aussi, si elle décide d'annuler ou de suspendre un
certificat, renvoyer au Ministre le certificat annulé ou sus-
pendu avec son rapport.
(7) Un certificat ne doit pas être annulé ni suspendu par
une cour en vertu du présent article sans qu'ait été fourni au
titulaire du certificat, avant le commencement de l'investi-
gation ou de l'enquête, une copie du rapport ou un exposé
de l'affaire sur laquelle a été ordonnée l'investigation ou
l'enquête.
(8) Chaque assesseur qui ne se rallie pas à la conclusion
de la cour et ne la signe pas doit mentionner par écrit sa
dissidence et les motifs.
En ce qui concerne la procédure devant cette
cour d'investigation, l'article 565 prévoit que les
investigations formelles doivent être tenues
dans un hôtel de ville, un palais de justice, ou
autre édifice public ou dans tout autre lieu
convenable que la cour désigne; l'article 566(2)
prévoit que les délibérations de la cour sont
autant que possible assimilées à celles des tribu-
naux judiciaires et qu'elles sont publiques au
même titre; l'article 578 prévoit que le gouver-
neur en conseil peut établir des règles pour
rendre exécutoires les dispositions législatives
se rapportant ... aux investigations formelles
... «et, en particulier, à la nomination et l'assi-
gnation des assesseurs, à la procédure, aux par
ties, aux personnes admises à comparaître et à
l'avis aux parties et aux personnes intéressées».
Les Règles sur les sinistres maritimes établies
conformément à ce pouvoir suivent de très près
celles qui ont été établies en vertu des disposi
tions correspondantes des Merchant Shipping
Acts du Royaume-Uni, et comprennent les arti
cles suivants:
7. (1) Lorsqu'une investigation a été ordonnée, le Minis-
tre peut faire signifier un avis, appelé «avis d'investigation»,
au propriétaire, au capitaine et aux officiers de tout navire
impliqué dans le sinistre devant faire l'objet de l'investiga-
tion, ainsi qu'à toute autre personne qui, selon lui, doit être
partie aux procédures.
(2) Un avis d'investigation doit contenir un exposé de
l'affaire, ainsi qu'un exposé des questions qui, d'après les
renseignements alors disponibles, seront soulevées à l'au-
dience, et il doit être rédigé selon la formule 1 de l'Annexe,
compte tenu des changements nécessités par les
circonstances.
(3) Un fonctionnaire du ministère autorisé à cet effet par
le Ministre peut, à toute époque antérieure à l'audience, au
moyen d'un avis subséquent, modifier, compléter ou suppri-
mer l'une quelconque des questions spécifiées dans l'avis
d'investigation.
8. Le Ministre et toute personne à qui a été signifié un
avis d'investigation sont parties aux procédures.
10. L'exposé de l'affaire contenu dans un avis d'investi-
gation doit comprendre la date, le lieu et la nature du
sinistre maritime qui fait l'objet de l'investigation.
16. (1) Une investigation commence par l'appel, pour le
compte du ministère, de témoins qui peuvent être interro-
gés, contre-interrogés et interrogés de nouveau dans l'ordre
déterminé par la Cour.
(2) Les questions posées et les documents présentés en
preuve au cours de l'interrogatoire des témoins appelés pour
le compte du ministère ne peuvent donner lieu à des objec
tions pour le seul motif qu'ils soulèvent ou peuvent soulever
des questions ne figurant pas à l'exposé de l'affaire ou
susceptibles de s'en écarter, ou des questions spécifiées
dans l'avis d'investigation ou dans les avis subséquents
mentionnés à l'article 7.
17. (1) Une fois terminé l'interrogatoire des témoins
appelés pour le compte du ministère, le représentant de ce
dernier expose à huis ouvert les questions dont il désire
saisir la Cour relativement au sinistre et à la conduite des
officiers brevetés ou autres personnes visées.
(2) Dans la rédaction du texte des questions à déférer à la
Cour, tout fonctionnaire du ministère autorisé à cet effet
par le Ministre peut opérer, dans l'avis d'investigation ou
dans les avis subséquents mentionnés à l'article 7, les modi
fications, additions ou suppressions qu'il peut juger néces-
saires, eu égard à la preuve.
18. Après l'exposé des questions à déférer à la Cour,
cette dernière entend les parties dans l'investigation et
décide les questions ainsi exposées; chacune des parties
dans l'investigation peut faire une plaidoirie et produire des
témoins, ou rappeler, en vue d'un interrogatoire plus appro-
fondi, l'un quelconque des témoins déjà interrogés et, d'une
manière générale, apporter des preuves; les parties sont
entendues et leurs témoins interrogés, contre-interrogés et
interrogés de nouveau dans l'ordre déterminé par la Cour; et
il peut être produit et interrogé pour le compte du ministère
d'autres témoins qui peuvent être contre-interrogés par les
parties et interrogés de nouveau pour le compte du
ministère.
19. Lorsque toute la preuve relative aux questions défé-
rées à la Cour a été présentée, toute partie peut plaider sur
la preuve, et le représentant du ministère peut plaider en
réplique sur l'ensemble de la cause.
Dans la présente affaire, les procédures
devant la cour d'investigation se sont prolon-
gées pendant 29 jours. Durant les 22 premiers
jours, la plupart des comparants, y compris
l'appelant, ont été appelés et interrogés par l'a-
vocat du Ministre et contre-interrogés par l'avo-
cat du capitaine et du second du Queen of
Victoria, par celui du propriétaire de ce navire,
par celui du propriétaire et du capitaine du
Serghei Iessenine, ainsi que par l'avocat de l'ap-
pelant. Toutes les parties ont reçu l'avis les
informant de la tenue de l'enquête conformé-
ment à la Règle 7 des Règles sur les sinistres
maritimes, ainsi qu'une copie des questions aux-
quelles la cour devait répondre et un exposé de
l'affaire en la forme prescrite. Cependant, on ne
leur a pas dit sur quoi on avait l'intention de
fonder une prétention de faute ou de prévarica-
tion de leur part qui aurait entraîné les avaries
ou pertes de vie. Jusqu'à la fin de l'interroga-
toire des témoins appelés par l'avocat du Minis-
tre et de la lecture qu'il fit des questions, les
renseignements qu'ils détenaient sur ce point
consistaient simplement en ce qui pouvait res-
sortir implicitement des déclarations de l'avocat
et des questions qu'il avait posées au cours de
l'interrogatoire des différents témoins et des
réponses de ces derniers. Étant donné la situa
tion, quand l'avocat du ministère a lu les ques
tions, comme l'exige la Règle 17(1), et à l'étape
de la procédure visée par la Règle 18, l'avocat
de l'appelant, comme on lui demandait s'il se
proposait d'appeler des témoins, a fait valoir
qu'il lui était impossible d'offrir une défense
alors qu'aucune accusation n'avait été portée
contre son client, et qu'il était en droit de con-
naître les accusations auxquelles il devait
répondre avant qu'on lui demande de présenter
une défense. L'avocat du Ministre lui répondit,
en substance, qu'il n'était pas encore en mesure
d'exposer les accusations, qu'il avait besoin de
tous les éléments de preuve avant de pouvoir le
faire, et qu'il serait en droit, après les déposi-
tions en défense de toutes les parties, de formu-
ler des accusations fondées sur ce qui pourrait
ressortir de ces témoignages. Manifestement,
même si, à cette étape de la procédure, les
fonctionnaires ou l'avocat du ministère avaient
à l'esprit certains aspects de la conduite de
l'appelant susceptibles d'entraîner sa condam-
nation, et je ne doute pas que c'était le cas,
l'avocat du Ministre a refusé de les exposer
immédiatement, car il estimait possible que les
preuves produites par l'une ou l'autre des par
ties en cherchant à se défendre de l'imputation
révèlent des données nouvelles ou supplémen-
taires. En outre, il voulait garder la liberté d'a-
jouter à la fin des accusations qui n'étaient pas
encore envisagées ou de les modifier.
Toutefois, le savant commissaire a rejeté la
prétention de l'avocat de l'appelant et a décidé
que c'était [TRADUCTION] «à l'avocat d'évaluer
les dépositions entendues jusque-là, et de déci-
der quel risque au juste, le cas échéant, tel
client courrait». Par la suite, on n'a produit
aucune preuve au nom de l'appelant, bien que
son avocat ait longuement plaidé en fonctions
des preuves déjà présentées.
L'argument invoqué par l'avocat de l'appelant
devant le commissaire a été repris devant nous,
et l'avocat du Ministre y a répondu en adoptant
fondamentalement la même attitude que devant
le commissaire.
L'avocat de l'appelant soutenait qu'il était
fondé à obtenir une déclaration concernant
l'«accusation» ou à savoir ce qui, dans la con-
duite de son client, justifiait que la Cour exerce
son pouvoir de discipline à son égard, avant
qu'on lui demande de présenter ses preuves ou
de faire valoir ses prétentions devant la Cour; à
mon avis, cette prétention était justifiée et, en
toute déférence, je pense qu'on aurait dû y
donner suite. J'estime qu'un passage de l'édition
de 1929 du Shipping Enquiries and Courts, de
A. R. G. McMillan, M.A., LL.B., clarifie l'état
du droit en la matière. Il déclare à la page 101:
[TRADUCTION] FORMES DES PROCÉDURES.-
Il faut soigneusement distinguer les procédures devant la
cour de celles d'une poursuite pénale devant un tribunal
judiciaire. Elles prennent la forme d'une enquête sur la
cause d'un sinistre. Toutefois, selon les circonstances de
l'espèce, il peut être nécessaire de combiner l'enquête, qui est
le but premier de ces procédures, et l'examen d'une «accusa-
tion» contre un individu. L'accusation peut avoir des consé-
quences qui, sans être formellement régies par le droit crimi-
nel, ont un caractère nettement pénal; en conséquence, il
devient nécessaire que la personne «accusée» ait la possibi-
lité de se défendre. Pour ces motifs, ces procédures diffè-
rent, d'une part, de la simple enquête portant sur une
question de faits et, d'autre part, d'une poursuite criminelle
devant un tribunal judiciaire. Elles gardent toutefois pen
dant toute leur durée le caractère d'une enquête; les preuves
sont apportées par le Board of Trade, non dans le but
d'obtenir l'inculpation d'un individu, mais dans celui d'éluci-
der les causes du sinistre quelles qu'elles soient. Les procé-
dures sont menées en deux étapes clairement définies. Dans
la première, il s'agit d'une enquête générale sur les circons-
tances du sinistre; dans la deuxième, par les questions que
le Board of Trade pose à la cour, les causes en sont plus
précisément définies. (Les italiques sont de moi.)
En l'espèce, à mon avis, dès lors que la
suspension du brevet de l'appelant pouvait s'en-
suivre, il fallait ajouter à l'enquête l'examen
d'une «accusation» contre lui, et lui permettre
de présenter une défense contre cette accusa
tion. Il s'ensuit, selon moi, qu'il était fondé à
prendre connaissance de l'accusation avant
qu'on ne lui demande de présenter sa défense.
Ce point de vue me paraît soutenu par les
arrêts The Chelston [1920] P. 400, Re Berquist
[1925] 2 D.L.R. 696 et Nelson Steam Naviga
tion Company Ltd. c. Board of Trade (The
«Highland Hope») (1931) 40 Lloyd's Rep. 55.
Dans l'arrêt The Chelston, Sir Henry Duke,
président de la Probate, Divorce and Admiralty
Division, déclarait, à la page 406:
[TRADUCTION] Sans parler des systèmes de droit étrangers,
je pense qu'il est exact de dire de notre propre système
juridique et du droit qui prévaut dans l'ensemble de l'Em-
pire britannique qu'ils comportent un principe élémentaire
de justice: les parties doivent être entendues, et une accusa
tion doit avoir été portée, avant que l'on puisse infliger une
peine. Les dispositions du Merchant Shipping Act que l'on
allègue dans cette affaire, c'est-à-dire celles qui enjoignent
de faire telle ou telle démarche, sont simplement des
moyens d'assurer aux personnes en cause le bénéfice de ce
principe de notre droit. Les dispositions des règles établies
par le lord chancelier poursuivent le même but. Il ne semble
par ailleurs que l'on a renforcé, plutôt qu'affaibli, les droits
des commandants de bord en les insérant dans cette disposi
tion de l'art. 36 de la Loi canadienne de 1908, au lieu de les
circonscrire par des directives précises dans des règles. Il
est plus facile de rendre la justice si l'on dispose de directi
ves précises dans les règles, indiquant comment l'intérêt du
plaideur est protégé, mais si la question est laissée à l'initia-
tive du tribunal, et qu'on a simplement à rendre justice,
alors il suffit de dire qu'il ne sera pas porté préjudice à
l'intérêt du plaideur, en l'espèce l'appelant, à moins qu'il ait
eu la possibilité de présenter une défense.
Plus loin, à la page 407, il déclarait:
[TRADUCTION] En l'espèce, des personnes compétentes
ont mené avec grand soin une enquête minutieuse. Par un
certain nombre de questions, elles ont soulevé un vaste
éventail de circonstances dont les représentants du Board of
Trade, ou tout autre plaignant, auraient valablement pu se
prévaloir pour soutenir devant la Cour que le capitaine était
fautif à l'égard d'une ou de plusieurs d'entre elles; mais
cette démarche n'a jamais eu lieu. A la fin de l'enquête, le
capitaine et le second ont présenté leur témoignage, et la
question en est restée là. Il se peut que la tâche du commis-
saire d'épaves du gouvernement canadien eût été facilitée
s'il avait eu pour guide un ensemble de règles analogues aux
règles établies dans notre pays par le lord chancelier; mais il
s'agit là strictement d'un problème administratif canadien.
Le législateur canadien est tout à fait compétent pour déci-
der s'il y a lieu d'établir des règles en fonction d'objectifs
précis, ou si l'on doit s'en remettre aux principes généraux
du droit. Il n'a établi aucune règle en la matière. La Cour a
une entière discrétion pour décider des moyens d'assurer au
détenteur d'un permis la possibilité de présenter une
défense. En l'espèce, en raison de circonstances exception-
nelles, on a négligé l'obligation de porter des accusations.
On n'a jamais porté d'accusation, et le capitaine n'a été
informé des accusations qu'on portait contre lui que par les
conclusions de la Cour en vertu desquelles il était reconnu
coupable d'un certain nombre d'infractions.
On remarquera que la première phrase de ce
passage indique que la Cour n'était pas disposée
à considérer l'audition des dépositions comme
un avis suffisant des allégations justifiant l'in-
tervention disciplinaire du tribunal, tant que des
«accusations» ne seraient pas formulées et que
la personne en cause n'aurait pas reçu un avis
de ces accusations et la possibilité d'y opposer
une défense. Il faut aussi remarquer que le droit
canadien comprend maintenant des règles qui
sont fondamentalement les mêmes que les
règles auxquelles le savant juge se réfère. L'ar-
ticle 36 de la Loi sur la marine marchande du
Canada de (1908), qui prévoyait qu'«un certifi-
cat ne peut être révoqué ni suspendu si le
porteur de ce certificat n'a pas eu l'occasion de
se défendre» n'apparaît plus dans la Loi, mais à
mon avis, il est indéniable que le principe s'ap-
plique encore en vertu des règles, et on doit le
garder à l'esprit en les lisant et en les interpré-
tant. Toutefois, j'estime que c'est à ces règles
qu'il faut maintenant se référer pour déterminer
quels droits la procédure accorde à une partie et
comment il peut se protéger dans une telle
instance. Je pense en outre qu'il est manifeste-
ment fondé à revendiquer ses droits en vertu de
ces règles chaque fois que ses droits quant au
fond du litige sont en danger.
J'estime également que l'obligation de porter
des «accusations» incombe, dans la mesure où
une sanction disciplinaire doit s'ensuivre, au
Ministre et à ses représentants, et non aux
autres parties à l'instance. On a avancé que le
rôle de l'avocat représentant le Ministre à l'en-
quête n'est pas celui d'un poursuivant, que sa
tâche consiste simplement à être équitable
envers toutes les parties et à chercher à présen-
ter les faits à la cour. Toutefois, cette concep
tion me paraît très voisine de la tâche tradition-
nelle du procureur, dont l'optique doit être que
la Couronne ne gagne ni ne perd, et dont la
fonction consiste simplement à présenter équi-
tablement au tribunal les preuves et les argu
ments à l'encontre d'un accusé. En vertu de
l'article 496 de la Loi sur la marine marchande
du Canada, le Ministre exerce la surintendance
générale sur tout ce qui se rapporte, entre
autres, aux sinistres maritimes. C'est lui qui
ordonne l'enquête et entame les procédures
devant la Cour. A l'ouverture de l'enquête, il
semble que lui-même ou le représentant de son
ministère ait l'initiative des procédures, puisque
l'investigation commence par l'appel des
témoins assignés par le ministère; en vertu des
règles, les questions auxquelles la Cour doit
répondre sont soumises par les fonctionnaires
du ministère. En outre, en vertu des règles,
aucune autre personne ou partie n'a le droit de
soumettre ou de modifier une question déférée
à la Cour; c'est le représentant du ministère qui,
en vertu de la Règle 17, doit, à la fin de la
première étape de la procédure, quand l'interro-
gatoire des témoins appelés pour le compte du
ministère est terminé, exposer «à huis-ouvert
les questions dont il désire saisir la Cour relati-
vement au sinistre et à la conduite des officiers
brevetés ou autres personnes visées». Ni la loi
ni les règles n'autorisent d'autres personnes à
formuler un «acte d'accusation» ou une accusa
tion de faute ou prévarication à l'encontre d'un
officier breveté, ou à en saisir la Cour.
A ma connaissance, le seul arrêt publié qui
risque d'être difficile à concilier avec cette ana-
lyse est l'arrêt The Princess Victoria [1953] 2
Lloyd's Rep. 619, dans lequel Lord MacDer-
mott [le juge en chef du High Court de l'Ulster]
déclarait, à la page 634:
[TRADUCTION] Avant d'étudier plus à fond la situation de
ces gérants, il faut considérer l'exception qu'ils ont alléguée.
Elle est fondée sur le par. (11) de l'article 466 de la Loi de
1894, qui est ainsi rédigé:
Toute investigation formelle sur un sinistre maritime
est conduite de telle manière que, si une accusation est
portée contre quelqu'un, cette personne ait l'occasion de
présenter une défense.
On a invoqué à l'appui de cette exception le dossier des
procédures dont il est fait appel, et notamment le compte
rendu des débats, qui, a-t-on soutenu, révèle qu'aucune
accusation n'a été portée contre les gérants, et qu'ils n'ont
pas eu la possibilité réelle de présenter une défense.
La Cour estime que la documentation soumise à son
appréciation ne justifie pas cette sérieuse prétention. Parmi
les questions posées à l'origine, c'est-à-dire avant l'ouver-
ture de l'investigation formelle, on soulevait le point de
savoir si la perte du Princess Victoria était directement ou
indirectement imputable à la faute ou à la prévarication d'un
certain nombre de personnes, et notamment des gérants.
Ceci étant, et compte tenu des questions posées à chacun
des gérants, en tant que témoin, au cours d'un long et
minutieux interrogatoire, la Cour est convaincue qu'au
terme de l'audition des témoins assignés par le ministère,
aucun de ces messieurs ne pouvait ignorer que sa conduite,
en tant que gérant du navire, et en particulier en tant que
responsable chargé de vérifier son bon état de navigabilité,
était en question. Sans doute aurait-il été préférable de
reprendre alors les questions de façon à nommer les
gérants, et que le tribunal les renseigne sur leurs droits:
mais cette Cour estime qu'il n'y a pas lieu de supposer que
le capitaine Perry ou le capitaine Reed ait en fait ignoré ses
droits, ou qu'il se soit vu refuser la possibilité de présenter
une défense alors qu'il désirait le faire.
On notera que la question soumise à la Cour
était semblable, au fond, à la question 15 dans
la présente affaire; mais deux éléments les dis-
tinguent et rendent, à mon avis, ces observa
tions inapplicables en l'espèce. En premier lieu,
il ne semble pas, d'après le jugement, qu'on ait
jamais objecté à la Cour d'investigation que les
questions soumises ne renseignaient pas la per-
sonne en cause sur l'aspect de sa conduite qui
pourrait justifier sa condamnation. En
deuxième lieu, on n'a, dans cette affaire, imposé
aucune peine. Il ne semble pas non plus que
c'était une situation dans laquelle la Cour pou-
vait en imposer une. Dans le cas précis de ces
deux personnes, il semble qu'il se soit agi plutôt
d'une simple investigation, qui a entraîné l'im-
putation d'une faute ou prévarication sans
aucune conséquence juridique, mais à laquelle
la partie visée s'est, bien entendu, opposée.
Il est sans doute tout à fait indésirable que le
fonctionnement des cours d'investigation sur les
sinistres maritimes soit entravé ou retardé par
des incidents techniques, a fortiori, lorsque la
question déférée à la Cour est aussi complexe
qu'elle s'est avérée l'être en l'espèce. Mais il me
semble tout aussi indésirable que le brevet des
officiers et le permis des pilotes soient suscepti-
bles d'annulation ou de suspension à la suite
d'une procédure qui ne garantit pas aux intéres-
sés le droit élémentaire de savoir de quoi ils
doivent répondre et qui ne leur fournit pas une
occasion suffisante de présenter leur réponse à
cet égard. On ne peut, à mon avis, exercer le
second de ces droits sans que le premier ait été
respecté.
En l'espèce, à mon avis, les questions soumi-
ses à la Cour sont des questions générales. Elles
ne précisent pas quelle faute peut être repro-
chée à qui que ce soit parmi les personnes dont
elles font mention, ni ce dont ces personnes
doivent répondre; le ministère, au début de la
deuxième étape de la procédure, a refusé d'être
plus précis. Le ministère, par l'intermédiaire de
ses fonctionnaires ou avocats, avait alors
entendu la déposition de tous les témoins qu'il
avait jugé nécessaire d'assigner, notamment
l'appelant lui-même, ainsi que le contre-interro-
gatoire de chacun d'eux par les différents avo-
cats. Si l'on estime que les points sur lesquels il
pouvait y avoir lieu d'exiger une réponse ou une
défense de l'appelant ressortaient clairement de
ces dépositions, il faut reconnaître qu'il n'était
pas abusif d'exiger du ministère qu'il expose,
par l'intermédiaire de ses fonctionnaires ou avo-
cats, ces aspects du comportement de l'appe-
lant, ainsi que la Règle 17(1) me semble l'exiger
lorsqu'on désire obtenir l'avis de la Cour à cet
égard. D'autre part, si l'on juge que les ques
tions exigeant une réponse ne ressortaient pas
clairement de la preuve, l'obligation du minis-
tère d'exposer, par l'intermédiaire de ses fonc-
tionnaires ou avocats, quelle était la conduite
sur laquelle il désirait l'avis de la Cour, de sorte
que l'appelant sache ce dont il devait répondre,
n'en était que plus pressante. J'ajoute que je
suis en total désaccord avec la prétention que le
représentant du ministère a le droit de s'abstenir
d'exposer la conduite sur laquelle il désire un
avis de la Cour jusqu'à ce que la défense ait
présenté ses preuves; il me semble indiscutable
que les règles prévoient d'accorder à l'officier
ou au pilote la possibilité de présenter des preu-
ves et de faire valoir des arguments, une fois
exposée la conduite sur laquelle on sollicite
l'avis de la Cour.
Il s'ensuit, à mon sens, que les conclusions de
faute et prévarication invoquées à l'égard de
l'appelant ne sont pas valables, et qu'on ne
saurait maintenir la suspension de son brevet. Il
devient donc inutile, pour régler cet appel, de
considérer les divers moyens invoqués par l'a-
vocat de l'appelant pour attaquer les conclu
sions du savant commissaire quant aux faits. Il
m'apparaît d'ailleurs mal à propos de le faire
dans les circonstances, puisque l'on n'a pas
nécessairement rapporté tous les éléments de
preuve pertinents aux conclusions de fait défa-
vorables à l'appelant, comme on aurait pu le
faire si le ministère avait exposé, au moment
approprié, la conduite invoquée pour justifier la
suspension du brevet de l'appelant.
A mon avis, l'appel doit être accueilli et la
suspension du brevet de l'appelant annulée.
* * *
LE JUGE COLLIER—Par la présente action, il
est interjeté appel de la suspension pour une
période de 15 mois du brevet de l'appelant,
pilote de la circonscription de pilotage de
Colombie-Britannique. La suspension a été
ordonnée par une cour d'investigation, nommée
conformément à l'article 558(1) de la Loi sur la
marine marchande du Canada S.R.C. 1952, c.
29 pour faire enquête sur un sinistre maritime
survenu le 2 août 1970 dans Active Pass
(C.-B.), lors de la collision du N.M. Serghei
Iessenine et du N.M. Queen of Victoria, causant
de graves avaries au Queen of Victoria et le
décès de trois personnes.
Dans la suite, je désignerai le Queen of Vic-
toria comme étant «le traversier» et le Serghei
Iessenine comme étant «le cargo».
Active Pass est un chenal étroit situé entre
l'île Galiano au nord et l'île Mayne au sud. Le
cargo faisait route vers Vancouver (C.-B.); l'ap-
pelant était monté à bord au large de Victoria et
y avait pris les fonctions de pilote. Il connaissait
bien la route que le cargo devait emprunter.
Le traversier effectuait sa traversée habi-
tuelle de Tsawwassen à Swartz Bay, mais il
était en retard d'environ 8 minutes.
Comme le cargo approchait de l'entrée sud de
la passe et le traversier se préparait à la quitter,
les personnes se trouvant sur la passerelle de
chaque navire ont aperçu l'autre. On a pris
diverses mesures pour éviter l'abordage, mais
sans résultat. La cour d'investigation a constaté
que l'abordage avait eu lieu alors que le cargo
était du mauvais côté de la passe.
J'ai résumé très brièvement les faits. L'au-
dience devant la cour d'investigation a duré 29
jours. Il y a eu un grand nombre de témoignages
contradictoires et je me rends compte des diffi-
cultés que le commissaire a dû rencontrer en
essayant d'analyser l'ensemble des témoigna-
ges. La cour d'investigation a répondu à 15
questions soumises par le ministre des Trans
ports (l'intimé en l'espèce). Dans la réponse à la
question 14 concernant la cause de l'abordage,
la cour d'investigation a établi que les deux
navires étaient fautifs. Je cite la réponse:
[TRADUCTION] L'abordage a été provoqué par ceux qui diri-
geaient le «Queen of Victoria» et le «Serghei Iessenine»,
car ils ont omis:
PREMIÈREMENT d'observer la Règle 25a) et 25b) des
Règles sur les abordages dans la mesure où
(1) les deux navires ont omis de rester suffisam-
ment à leur droite du chenal,
(2) les mesures normales de vigilance et de précau-
tion à prendre en conduisant un navire qui aborde
le coude du chenal formé par Helen Point n'ont pas
été prises; et
DEUXIÈMEMENT de virer promptement et de façon décisive
vers tribord en s'apercevant.
La dernière question (Q. 15) était la suivante:
[TRADUCTION] L'abordage est-il directement ou indirecte-
ment imputable à la faute ou à la prévarication d'une ou de
plusieurs personnes, et s'il en est ainsi, quelle sont ces
fautes ou prévarications et qui les a commises?
Voici la réponse qu'a fait la cour d'investigation
à l'égard de l'appelant:
[TRADUCTION] Oui, de la manière suivante:
Le capitaine D. G. Crabbe
a) s'est approché du coude d'Helen Point sur une route
dangereuse;
b) a commencé à doubler Helen Point à une vitesse
excessive;
c) a omis de virer immédiatement et de façon décisive
vers tribord en apercevant le «Queen of Victoria».
Dans sa décision, la cour d'investigation a
poursuivi en exposant les fautes ou prévarica-
tions du capitaine du traversier. La décision de
la cour portant sur le brevet de l'appelant était
la suivante:
[TRADUCTION] Après avoir soigneusement fait enquête sur
les circonstances du sinistre maritime en question, la Cour
estime, pour les motifs présentés à l'annexe aux présentes,
que les fautes ou prévarications du capitaine R. J. Pollock,
capitaine du «Queen of Victoria» et du capitaine D. G.
Crabbe, pilote du «Serghei Iessenine», plus précisément
exposées dans la réponse à la 15e question soumise à la
Cour, ont causé de graves avaries au «Queen of Victoria»,
ainsi que des pertes de vie, et étaient de nature suffisam-
ment grave pour justifier une action en vertu de l'article
568(1)a) de la loi. Toutefois, pour les motifs apparaissant
aussi à l'annexe, la Cour a décidé de ne considérer que le
brevet du capitaine D. G. Crabbe.
La Cour ordonne que le brevet du capitaine David Gerald
Crabbe soit suspendu pour une période de quinze (15) mois
à compter de ce jour.
L'appelant a interjeté appel conformément
aux dispositions de l'article 576(3) de la Loi sur
la marine marchande du Canada, S.R.C. 1952,
c. 29.
L'avocat de l'appelant a énergiquement sou-
tenu que les conclusions portant qu'il y avait eu
faute ou prévarication étaient mal fondées et
que cette Cour devait les rejeter. Je qualifierai
cet argument de question de fond.
Un autre argument avancé devant cette Cour,
comme devant la cour d'investigation, peut être
qualifié de point de droit. Ceci implique l'exa-
men des divers articles de la Partie VIII de la
Loi sur la marine marchande du Canada et des
Règles sur les sinistres maritimes établies en
vertu de l'article 578 de la Loi, S.R.C. 1952, c.
29.
En premier lieu je me propose de considérer
le point de droit.
En substance, l'appelant soutient que la pro-
cédure prévue dans la Loi et les règles n'a pas
été suivie car, à une certaine étape de la procé-
dure, le ministre des Transports, par l'intermé-
diaire de son avocat, aurait dû exposer les actes
ou la conduite précise qui, selon lui, consti-
tuaient des fautes ou prévarications, et l'appe-
lant aurait alors dû avoir une possibilité de
présenter sa défense. On a beaucoup utilisé le
mot «accusations» devant la cour d'investiga-
tion pour décrire ce qu'on aurait dû faire; on l'a
également utilisé devant cette Cour dans les
plaidoyers; j'utiliserai donc ce terme, mais dans
son sens général et non dans son sens technique
d'accusations criminelles.
La cour d'investigation faisait enquête sur un
sinistre maritime conformément à l'article 560a)
de la Loi.
L'article 566(2) prévoit que:
566. (2) Les délibérations de la cour sont, autant que
possible, assimilées à celles des cours de justice ordinaires,
et elles sont publiques au même titre.
L'article 568(1)a) est rédigé ainsi:
568. (1) Le certificat d'un capitaine, d'un lieutenant ou
d'un mécanicien, ou le brevet d'un pilote, peut être annulé
ou suspendu
a) par une cour tenant une investigation formelle sur un
sinistre maritime en vertu de la présente Partie, ou par
une cour maritime constituée en vertu de la présente loi,
si la cour constate que la perte ou l'abandon ou l'avarie
grave d'un navire, ou la perte de vies, a pour cause la
faute ou la prévarication dudit capitaine, lieutenant,
mécanicien ou pilote; mais la cour ne doit annuler ou
suspendre un certificat que si au moins un des assesseurs
se rallie à sa conclusion;
En l'espèce, comme je l'ai déjà dit, la cour
d'investigation a établi qu'il y avait eu fautes ou
prévarications de la part de l'appelant et les
deux assesseurs se sont ralliés à cette
conclusion.
Toutefois dans la Loi sur la marine mar-
chande du Canada, un autre paragraphe impor
tant est le paragraphe (7) de l'article 568:
(7) Un certificat ne doit pas être annulé ni suspendu par
une cour en vertu du présent article sans qu'ait été fourni au
titulaire du certificat, avant le commencement de l'investi-
gation ou de l'enquête, une copie du rapport ou un exposé
de l'affaire sur laquelle a été ordonnée l'investigation ou
l'enquête.
En l'espèce, on n'a pas formulé de plainte à cet
égard, cette disposition ayant été respectée.
L'appelant a reçu «le rapport ou l'exposé de
l'affaire» qui comprenait aussi les 15 questions
mentionnées précédemment'.
J'en viens maintenant aux Règles sur les
sinistres maritimes, qui régissent la conduite des
procédures devant la cour d'investigation. La
Règle 7(1), qui exige la signification d'un avis
d'investigation au propriétaire, au capitaine et
aux officiers de tout navire impliqué, a été
respectée. Comme je l'ai souligné, l'avis conte-
nait l'exposé de l'affaire (ainsi que le définit la
Règle 10) ainsi que les questions.
L'appellant est alors devenu partie à la procé-
dure ainsi que le capitaine du cargo, le capitaine
et le second du traversier et les propriétaires
des deux navires.
La Règle 16(1) prévoit que:
16. (1) Une investigation commence par l'appel, pour le
compte du ministère, de témoins qui peuvent être interro-
gés, contre-interrogés et interrogés de nouveau dans l'ordre
déterminé par la Cour.
Cette procédure a été suivie en l'espèce. L'avo-
cat du ministère a appelé un grand nombre de
témoins, y compris le capitaine Khaustov et
l'appelant, et un certain nombre d'officiers et
d'autres membres de l'équipage du cargo. Il en a
été de même pour ceux qui étaient à bord du
traversier; l'avocat du ministère appela le capi-
taine, d'autres officiers et marins. Toutes ces
personnes ont été soumises au contre-interroga-
toire des diverses parties à la procédure.
Je cite les Règles 17 19:
17. (1) Une fois terminé l'interrogatoire des témoins
appelés pour le compte du ministère, le représentant de ce
dernier expose à huis ouvert les questions dont il désire
saisir la Cour relativement au sinistre et à la conduite des
officiers brevetés ou autres personnes visées.
(2) Dans la rédaction du texte des questions à déférer à la
Cour, tout fonctionnaire du ministère autorisé à cet effet
par le Ministre peut opérer, dans l'avis d'investigation ou
dans les avis subséquents mentionnés à l'article 7, les modi
fications, additions ou suppressions qu'il peut juger néces-
saires, eu égard à la preuve.
18. Après l'exposé des questions à déférer à la Cour,
cette dernière entend les parties dans l'investigation et
décide les questions ainsi exposées; chacune des parties
dans l'investigation peut faire une plaidoirie et produire des
témoins, ou rappeler, en vue d'un interrogatoire plus appro-
fondi, l'un quelconque des témoins déjà interrogés et, d'une
manière générale, apporter des preuves; les parties sont
entendues et leurs témoins interrogés, contre-interrogés et
interrogés de nouveau dans l'ordre déterminé par la Cour, et
il peut être produit et interrogé pour le compte du ministère
d'autres témoins qui peuvent être contre-interrogés par les
parties et interrogés de nouveau pour le compte du
ministère.
19. Lorsque toute la preuve relative aux questions défé-
rées à la Cour a été présentée, toute partie peut plaider sur
la preuve, et le représentant du Ministère peut plaider en
réplique sur l'ensemble de la cause.
C'est au sujet de ces Règles que se pose ce
que j'ai appelé le point de droit.
A l'issue des dépositions de tous les témoins
appelés pour le compte du ministère, l'avocat
du ministère a lu les 15 questions que j'ai
mentionnées.
Quand on lui a demandé s'il allait appeler des
témoins, l'avocat de l'appelant a déclaré que le
ministère, par l'intermédiaire de son avocat,
devrait tout d'abord exposer les points précis
reprochés à l'appelant, c'est-à-dire ce qu'on a
appelé les «accusations». A la lecture de la
transcription des procédures, il semble qu'à
l'ouverture du débat, il y a eu une divergence
d'opinions personnelles entre les avocats en ce
qui concerne la procédure à suivre à cette étape
de l'audience. Par la suite, l'avocat du capitaine
et du second du traversier a adopté une position
semblable, ainsi que l'avocat du capitaine
Khaustov.
L'avocat de l'intimé a fermement soutenu
qu'il n'était alors simplement tenu que de
donner lecture des questions. Il a soutenu, tout
comme il le soutient devant cette Cour, que la
partie pertinente de la Règle 17(1) devait être
interprétée comme s'il n'y avait pas de virgule
(dans le texte anglais) après le mot «casualty»—
«... the Department shall state ... the ques
tions concerning the casualty and the conduct of
the certificated officers ...». On a fait valoir
que la question 15, qui est rédigée de façon très
large, soulevait suffisamment la question de la
conduite des officiers dont on désirait saisir la
cour d'investigation.
L'avocat de l'intimé a soutenu devant le com-
missaire et ici même que l'expression «...
décide les questions ...» de la Règle 18 signifie
que la cour d'investigation doit trancher les
questions.
Dans les Règles 16(2) et 17(2) et dans la
formule n° 1, il est prévu qu'on peut opérer des
modifications, des additions ou des change-
ments au texte des questions à tout moment
avant la fin de la première étape; l'avocat de
l'intimé invoque ces dispositions à l'appui de
son interprétation du mot «décide» dans le sens
de «tranche». Le pouvoir de modifier ou de
changer les questions appartient au ministère
des Transports et non à la cour d'investigation
(voir la Règle 17(2)).
L'intimé soutient aussi qu'une fois les ques
tions exposées dans leur forme définitive (j'ai
souligné que l'une des questions avait été légè-
rement remaniée à cette étape des procédures),
les parties à l'enquête ont alors le droit d'appor-
ter leurs preuves. L'intimé a invoqué la Règle
19 pour appuyer sa prétention selon laquelle on
ne pouvait pas exposer ce qu'on a appelé les
«accusations» avant que toutes les preuves, y
compris celles apportées par les parties à l'en-
quête, ne soient à la disposition de la Cour, et a
déclaré qu'elles apparaîtraient dans la réponse
du ministère.
L'avocat de l'appelant, dont la thèse a été
adoptée par l'avocat du capitaine du cargo et
l'avocat du capitaine et du second du traversier,
a soutenu devant cette Cour et devant la cour
inférieure, que l'interprétation correcte des
Règles 17 19 est la suivante:
1. A la fin de «l'exposé des preuves» du
ministère, ses représentants doivent non seu-
lement donner lecture des questions que pose
le ministère, dans leur rédaction définitive,
mais aussi exposer les «accusations», s'il y en
a, à l'encontre de chaque officier breveté;
2. Il faut lire la Règle 18 de la façon sui-
vante: après avoir exposé les questions et les
accusations, la cour devra écouter les autres
parties et «répondre» aux questions. On a
soutenu que la fin de la Règle 18 expose
simplement en détail la manière dont on doit
mener l'audition des autres parties.
3. Quant à la Règle 19, elle dispose simple-
ment qu'une fois entendues les preuves de
toutes les parties, il ne reste plus qu'à pronon-
cer les plaidoiries contradictoires devant la
cour.
Je dois avouer que j'ai quelques difficultés à
en venir à ce qui me paraît une interprétation
juste de ces règles. Je pense que ces deux
interprétations peuvent tenir et je peux voir une
certaine valeur dans l'argument de l'intimé
selon lequel l'audition des preuves des autres
parties pourrait modifier une situation de façon
telle que les «accusations» pourraient être ina-
déquates, incomplètes ou qu'il y ait même lieu
de porter des «accusations» supplémentaires. Il
s'agit là de simples hypothèses qui ne nous sont
pas soumises dans cet appel.
L'avocat de l'intimé a fait valoir en outre à
l'audience que, par suite des nombreux contre-
interrogatoires des différentes parties et des
témoins, l'appelant et les autres officiers
auraient manifestement dû savoir précisément
quelle faute ou prévarication on leur imputait.
Le commissaire a statué en faveur de l'in-
timé. Il a alors demandé aux parties si elles
désiraient appeler des témoins. Effectivement,
on appela des témoins pour le compte des pro-
priétaires du traversier, mais je souligne qu'il ne
pouvait être question d'annulation ou de sus
pension de certificats ou de permis dans leurs
cas; ce ne pouvait être qu'une question de
blâme; et du reste, l'avocat des propriétaires du
traversier avait admis que la procédure préconi-
sée par l'avocat de l'intimé était correcte.
L'appelant n'a pas appelé de témoins, princi-
palement, d'après ce que je comprends, aux
motifs qu'il y avait eu déni de justice naturelle
dans la mesure où aucunes «accusations» n'a-
vaient été portées ou exposées. De leur côté, les
deux capitaines et le second du traversier n'ont
pas présenté de preuves. Au terme des déposi-
tions données pour le compte des propriétaires
du traversier, tous les avocats ont fait valoir
leurs prétentions à la cour d'investigation. L'a-
vocat du ministère a ensuite fait une réponse
dans laquelle il portait notamment des alléga-
tions précises ou «accusations» à l'encontre de
l'appelant et de certaines autres parties, en par-
ticulier du capitaine du traversier. Bien qu'on
lui en ait donné le droit, l'avocat de l'appelant
n'a pas présenté d'arguments en réponse aux
allégations précises, arguant que cela contredi-
rait l'attitude qu'il avait adoptée envers ce qui
était en fait, selon lui, un déni des principes de
justice naturelle.
En annexe à son rapport au ministre des
Transports, le commissaire a exposé les motifs
de sa décision sur ce point. A la page 55 de son
rapport, il déclarait au sujet des Règles sur les
sinistres maritimes que j'ai citées:
[TRADUCTION] Il est manifeste que le texte n'exige nulle-
ment que les allégations ou accusations, quelle qu'en soit la
nature, soient précisées à un moment donné. Toute action
prise par la Cour en ce qui concerne un certificat ou un
permis est accessoire au but principal de l'investigation, qui
est de s'informer des causes du sinistre et non de porter des
accusations contre quiconque.
Avec déférence, je ne pense pas qu'il ressorte
clairement que la loi n'exige pas que les «accu-
sations» soient précisées. J'estime qu'il est pos
sible d'interpréter la Règle 17(1) comme le sou-
tient l'appelant, c'est-à-dire dans le sens d'une
obligation pour le ministère de poser des ques
tions concernant le sinistre et d'autres concer-
nant la conduite des officiers. A nouveau avec
déférence, je ne peux pas admettre que la déci-
sion concernant le certificat ou le permis soit
simplement accessoire au but principal de l'in-
vestigation, étant donné qu'à mon avis, le but de
l'investigation n'est pas seulement de s'assurer
des causes du sinistre mais également de déci-
der si la conduite de l'un ou l'autre des officiers
est suffisamment fautive pour justifier qu'on
prenne des mesures relativement à son certifi-
cat ou permis. A mon avis, on prend en fait une
décision au sujet de leur conduite lors du sinis-
tre maritime, une décision qui peut éventuelle-
ment entraîner la suspension ou l'annulation
d'un certificat ou d'un permis. Je note à l'appui
à ce point de vue l'arrêt Koenig c. Le ministre
des Transports [1971] C.F. 190, la p. 206, où
le juge en chef Jackett déclare:
... Lorsque la cour d'investigation agit aux termes de l'art.
568 en ce qui concerne un certificat ou un brevet de pilote,
elle ne répond pas à une «question», elle rend une ordon-
nance opérante et doit élaborer ses conclusions de fait
comme l'exige la loi applicable. C'est un processus tout à
fait différent bien que, dans les circonstances, les deux
processus se chevauchent.
Le commissaire, aux pp. 56 et 57 de son
rapport, exprimait plus longuement son point de
vue:
[TRADUCTION] J'ai examiné le point de savoir si, bien
qu'on ait suivi les règles et la procédure telles que je les
comprends, il y a eu en fait un déni de justice naturelle ou
une violation de la Déclaration canadienne des droits,
comme on l'a affirmé. La suspension ou l'annulation d'un
certificat ou d'un permis est de nature pénale; tout officier
ou pilote envers qui une cour d'investigation envisage de
prendre une telle mesure, doit savoir que sa conduite fait
l'objet de l'enquête et avoir le droit absolu d'être entendu et
de se défendre. Ce qui se rapproche le plus d'une «accusa-
tion», dans la procédure applicable à ces investigations, est
la signification de l'avis prévue à la Règle 7(1). Dès l'instant
où le capitaine Khaustov, le capitaine Crabbe, le capitaine
Pollock et M. Kironn ont reçu cet avis contenant, comme
c'était le cas, l'exposé des faits et la liste des questions qui
semblaient alors pertinentes, ces officiers et le pilote
avaient connaissance du fait que leur conduite était en
question. Il ne pouvait y avoir d'autres raisons pour les
rendre parties à l'enquête.
Dès le début, les points en litige dans cette investigation
se sont dégagés. Le propriétaire, le capitaine et le second du
«Queen of Victoria» d'une pan, et le propriétaire, le capi-
taine et le pilote du «Serghei Iessenine» d'autre part, ont
présenté leurs arguments dès le début de manière à attribuer
en totalité la responsabilité de l'abordage à l'autre navire et
à se disculper individuellement de toute erreur ou faute. Des
allégations de négligence, d'incurie, de mauvais jugement,
de mauvaises manoeuvres, d'inconduite et d'omission ont
été échangées de diverses façons et plus particulièrement
lors du contre-interrogatoire des témoins.
A la conclusion de la première étape de ces procédures,
aucune des personnes parties à l'instance ne pouvait avoir
de doute au sujet des allégations de faute ou de prévarica-
tion à son encontre découlant des débats à ce stade. Il
revenait ensuite à chacune de ces parties d'évaluer sa situa
tion et de décider comment mener sa défense pendant la
deuxième étape. Le dossier de l'affaire révèle non seule-
ment que chaque partie à l'instance a eu tous les droits de se
défendre, mais qu'elle les a exercés tout au long de la
procédure de la façon la plus énergique, la plus approfondie
et la plus habile pour combattre les «accusations» ou «allé-
gations» d'inconduite qu'on pouvait déduire des dépositions
et utiliser comme fondement d'une suspension ou d'une
annulation d'un certificat ou d'un brevet ou, dans le cas du
capitaine Khaustov, d'un blâme. J'ai conclu, sans le moindre
doute sur la question, qu'il n'y a pas eu déni de justice
naturelle, ni privation «du droit à une audition impartiale de
sa cause en conformité des principes fondamentaux de la
justice», et qu'en conséquence, on n'a pas porté préjudice à
la compétence accordée à la Cour pour traiter des certificats
et brevets des personnes impliquées ou pour adresser un
blâme. Je suis convaincu que s'il y a eu suspension de
certificat ou de brevet, elle a été effectuée par l'application
régulière de la loi.
Je me rends compte des problèmes rencon-
trés par le commissaire durant cette longue
audience, compliquée et vivement contestée, et
je ne doute pas qu'on ait envisagé la moindre
possibilité de faute par les parties lors de l'inter-
rogatoire des témoins. \Avec déférence, je ne
peux pas considérer comme suffisant que les
parties aient pu avoir une idée assez précise des
allégations de fautes ou prévarications qui leur
étaient imputées. A mon avis, ces fautes ou
prévarications auraient dû être présentées en
détail ou particularisées à la fin de la première
étape des procédures, de sorte que les parties
puissent envisager quelle preuve, le cas
échéant, elles désiraient apporter pour réfuter
ces prétentions. J'estime qu'il y a un certain
nombre d'arrêts à l'appui de mon point de vue.
(The Chelston [1920] P. 400; Re Berquist [1925]
2 D.L.R. 696; Nelson Steam Navigation Co. c.
Board of Trade (The «Highland Hope.») (1931)
40 Lloyd's Rep. 55; The «Seistan»[1959] 2
Lloyd's Rep. 607.)
Avant d'étudier ces arrêts, il faut faire un
historique de certains articles de la Loi sur la
marine marchande du Canada.
Au c. 113 des S.R.C. de 1906, l'article 788
est rédigé ainsi:
788. Quand il est possible qu'une enquête formelle
entraîne la question de la révocation ou de la suspension du
certificat d'habileté ou de service d'un capitaine, d'un
second, d'un pilote ou d'un mécanicien, il doit être fourni à
ce capitaine, à ce second, à ce pilote ou à ce mécanicien,
une copie du rapport de l'exposé des faits en conséquence
desquels a été ordonnée l'enquête.
On retrouve cet article au c. 186 des S.R.C. de
1927, sous le numéro 769. Son analogue au c.
29 des S.R.C. de 1952 semble être l'article
568(7) bien que, comme on peut le voir, la
rédaction actuelle est quelque peu différente.
L'article 795 du c. 113 des S.R.C. de 1906 est
rédigé ainsi:
795. Toute enquête formelle est conduite de telle manière
que, si une accusation est portée contre quelqu'un, l'accusé
ait l'occasion de présenter une défense.
On retrouve cet article au c. 186 des S.R.C. de
1927, sous le numéro 776, mais on ne le
retrouve pas dans l'importante refonte de la Loi
sur la marine marchande du Canada effectuée
en 1934, ni au c. 29 des S.R.C. de 1952. D'a-
près mes recherches, cet article, rédigé de façon
identique, est inclus dans les Merchant Shipping
Acts du Royaume-Uni depuis des années.
L'article 801(3) du c. 113 des S.R.C. de 1906,
tel que modifié par l'article 36 du c. 65 des S.C.
de 1908, est rédigé ainsi:
801. (3) Un certificat ne peut être révoqué ni suspendu
sous l'autorité de cet article si le porteur de ce certificat n'a
pas eu l'occasion de se défendre.
L'article 801 de l'époque était très proche de
l'article 568 actuel car il concernait l'annulation
ou la suspension des certificats ou permis dans
le cas de fautes ou prévarications. On retrouve
l'article 801(3) au c. 186 des S.R.C. de 1927,
sous le numéro 782(3); il n'apparaît pas dans la
refonte de 1934 ni au c. 29 des S.R.C. de 1952.
Son pendant est l'article 466(11) de la loi britan-
nique correspondante.
Toutefois, je m'empresse d'ajouter que l'ab-
sence d'un article semblable à l'ancien article
801(3) ne modifie en rien ma conviction qu'un
officier dont le certificat ou le permis peut être
compromis a le droit de savoir précisément ce
qu'on lui reproche pour pouvoir présenter une
défense appropriée. Je pense que ce principe est
inhérent à notre système de droit, qu'il soit ou
non précisé dans une loi.
J'en viens maintenant aux arrêts que j'ai men-
tionnés plus tôt. Dans l'arrêt The Chelston, le
navire s'était échoué sur l'île St-Paul (Nouvelle-
Écosse). Il s'agissait d'un navire britannique et
son capitaine détenait un certificat délivré par le
Board of Trade. Une cour d'investigation s'est
réunie à Montréal conformément aux disposi
tions pertinentes de la Loi sur la marine mar-
chande du Canada. A la suite de l'audience, la
cour a jugé le capitaine coupable de différentes
fautes ou prévarications et a suspendu son cer-
tificat pour trois mois. Le capitaine a interjeté
appel devant la Division d'amirauté de la High
Court en Angleterre. Il ressort du dossier que le
commissaire au Canada ne bénéficiait pas de
règles semblables aux Règles sur les sinistres
maritimes mais, comme je l'ai souligné, la Loi
sur la marine mlarchande du Canada, à l'épo-
que, contenait l'article 801(3) que j'ai déjà cité.
Sir Henry Duke déclarait aux pp. 406 et 407:
[TRADUCTION] Sans parler des systèmes de droit étrangers,
je pense qu'il est exact de dire de notre propre système
juridique et du droit qui prévaut dans l'ensemble de l'Em-
pire britannique qu'ils comportent un principe élémentaire
de justice: les parties doivent être entendues, et une accusa
tion doit avoir été portée, avant que l'on puisse infliger une
peine. Les dispositions du Merchant Shipping Act que l'on
allègue dans cette affaire, c'est-à-dire celles qui enjoignent
de faire telle ou telle démarche, sont simplement des
moyens d'assurer aux personnes en cause le bénéfice de ce
principe de notre droit. Les dispositions des règles établies
par le lord chancelier poursuivent le même but. Il me
semble par ailleurs que l'on a renforcé, plutôt qu'affaibli, les
droits des commandants de bord en les insérant dans cette
disposition de l'article 36 de la Loi canadienne de 1908, au
lieu de les circonscrire par des directives précises dans des
règles. Il est plus facile de rendre la justice si l'on dispose
de directives précises dans des règles, indiquant comment
l'intérêt du plaideur est protégé, mais si la question est
laissée à l'initiative du tribunal, et qu'on a simplement à
rendre justice, alors il suffit de dire qu'il ne sera pas porté
préjudice à l'intérêt du plaideur, en l'espèce l'appelant, à
moins qu'il ait eu la possibilité de présenter une défense.
Étant convaincue que l'effet des dispositions canadiennes
est bien celui que j'ai exposé, la Cour doit maintenant
vérifier si l'appelant a eu la possibilité de présenter sa
défense. A mon avis, il ne l'a pas eue. J'estime qu'étant
donné la hâte dont on a fait preuve dans ces circonstances
exceptionnelles, l'audience de la Cour ayant été fixée à une
heure inhabituelle, ceux qui menaient ces procédures ont
perdu de vue les exigences de l'art. 36 de la loi canadienne
de 1908 et le fait qu'une Cour ne peut infliger de peine à
quiconque avant de lui faire savoir la raison pour laquelle le
jugement est rendu contre lui.
En l'espèce, des personnes compétentes ont mené avec
grand soin une enquête minutieuse. Par un certain nombre
de questions elles ont soulevé un vaste éventail de circons-
tances dont les représentants du Board of Trade, ou tout
autre plaignant, auraient valablement pu se prévaloir pour
soutenir devant la Cour que le capitaine était fautif à l'égard
d'une ou de plusieurs d'entre elles; mais cette démarche n'a
jamais eu lieu. A la fin de l'enquête, le capitaine et le second
ont présenté leur témoignage et la question en est restée là.
Il se peut que la tâche du commissaire d'épaves du gouver-
nement canadien eût été facilitée s'il avait eu pour guide un
ensemble de règles analogues aux règles établies dans notre
pays par le lord chancelier; mais il s'agit là strictement d'un
problème administratif canadien. Le législateur canadien est
tout à fait compétent pour décider s'il y a lieu d'établir des
règles en fonction d'objectifs précis, ou si l'on doit s'en
remettre aux principes généraux du droit. Il n'a établi
aucune règle en la matière. La Cour a une entière discrétion
pour décider des moyens d'assurer au détenteur d'un permis
la possibilité de présenter une défense. En l'espèce, en
raison de circonstances exceptionnelles, on a négligé l'obli-
gation de porter des accusations. On n'a jamais porté d'ac-
cusations, et le capitaine n'a été informé des accusations
qu'on portait contre lui que par les conclusions de la Cour
en vertu desquelles il était reconnu coupable d'un certain
nombre d'infractions.
A mon avis, le concept de l'«accusation»
impliquant la connaissance presque exacte des
détails de la conduite en cause et la possibilité
de répondre à cette accusation, a pénétré depuis
longtemps, par l'effet de l'arrêt du Chelston,
dans les procédures d'enquête en vertu des
textes successifs de la Loi sur la marine mar-
chande du Canada.
L'arrêt Berquist, décision du juge Macdonald
de la Cour suprême de la Colombie-Britannique,
apporte à mon avis un appui sérieux à ces
dernières observations. Berquist était capitaine
et propriétaire d'un navire qui a été détruit par
un incendie. Le ministère de la Marine et des
Pêcheries lui a signifié un rapport sur le sinistre
ainsi qu'un certain nombre de questions dont la
Cour devait être saisie conformément aux dis
positions de la Loi sur la marine marchande du
Canada semblables aux dispositions impliquées
dans la présente affaire. L'une des questions
était ainsi rédigée: [TRADUCTION] «La perte du
(navire) était-elle imputable à la faute ou la
prévarication du capitaine?» (Je précise que
l'article 801 de la Loi sur la marine marchande
du Canada, c. 113 des S.R.C. de 1906, était
fondamentalement semblable à l'article 568
actuel en ce qui concerne l'annulation ou la
suspension des certificats dans les cas où la
cour avait établi des fautes ou des prévarica-
tions. Le paragraphe (3) de l'ancien article 801,
tel qu'on l'a cité précédemment, était naturelle-
ment en vigueur, mais cela m'apparaît, comme
d'ailleurs, je crois, au juge Macdonald, sans
grande importance.) Le ministère a présenté ses
preuves, y compris le témoignage du capitaine.
A l'issue des dépositions pour le compte du
ministère, son représentant a formulé les ques
tions. Le juge Macdonald déclarait à la page
701:
[TRADUCTION] ... Il (le représentant du ministère) n'a pas
précisé d'actes d'inconduite sur lesquels il désirait obtenir
l'opinion de la Cour.
La cour a répondu alors aux questions qu'on lui
avait posées, et notamment à celle concernant
la faute ou prévarication de Berquist et dans sa
réponse, elle a précisé certains actes et omis
sions. Le certificat du capitaine a été suspendu
pour 6 mois. A cette époque, on ne pouvait
interjeter appel devant une cour supérieure
comme on peut le faire maintenant, mais on
pouvait demander au ministre une nouvelle
audience. On ne s'est pas prévalu de ce droit.
Toutefois, on a demandé un bref de certiorari,
et tout le débat a alors porté, selon mon inter-
prétation de l'arrêt, sur l'application des princi-
pes de justice naturelle, c'est-à-dire, sur le droit
d'être avisé d'une «accusation» et la possibilité
de répondre ensuite à des accusations précises.
Le juge Macdonald, en se référant à la procé-
dure adoptée par la cour d'investigation, décla-
rait à la page 704:
[TRADUCTION] ... Les règles établies en vertu de la Loi sur
la marine marchande prévoyaient une certaine procédure
qui n'a pas été suivie.
Le savant juge ne cite pas les Règles et je n'ai
pas réussi à trouver une copie des Règles alors
en vigueur, mais d'après la brève description
que le savant juge en fait, je suis convaincu
qu'elles étaient fondamentalement semblables
aux Règles sur les sinistres maritimes du
Royaume-Uni, promulguées en 1907, qui d'ail-
leurs sont fondamentalement analogues et sous
bien des aspects indentiques à nos règles actuel-
les. Le juge Macdonald a annulé la décision de
la cour d'investigation aux motifs qu'elle avait
omis de porter des «accusations» et j'estime
que ses observations aux pages 705 et 706 sont
tout à fait applicables au présent appel:
[TRADUCTION] ... Berquist ne pouvait, étant donné la nature
et la forme des accusations, présenter sa défense. Il va de
soi que, pour se défendre contre une accusation, une per-
sonne doit en connaître la nature. Dans le cas d'une telle
accusation, comme le disait Lord Alverstone dans l'arrêt
Smith c. Moody, [1903] 1 K.B. 56, 72 L.J.K.B., à la p. 46, il
ne saurait y avoir «d'entorses aux règles exigeant des ren-
seignements suffisants et des précisions raisonnables con-
cernant ce dont on accuse un homme». On a vigoureuse-
ment soutenu que le commissaire ne s'était pas conformé à
ces règles et que les «questions» qui constituaient les accu
sations sur lesquelles Berquist avait été jugé, n'étaient ni
catégoriques ni suffisamment certaines pour qu'il puisse,
d'après ces renseignements (les questions), déterminer com
ment établir sa preuve. Voir le traité de Paley, Summary
Convictions, Lib. Ed. p. 96.
On a également soutenu que, indépendamment de la
garantie dont bénéficiait Berquist par l'effet de la loi, on a
en outre violé la règle de justice naturelle, mentionnée au
pp. 95 et 96 de l'ouvrage de Paley, selon laquelle «l'accusé
devrait avoir la possibilité d'être entendu avant d'être con-
damné». Les juges de paix exigent le respect de cette règle
dans toute procédure sommaire—Voir Reg. c. Dyer (1704),
1 Salk. 181, 91 E.R. 165, 6 Mod. 41, 87 E.R. 803,—«C'est
une règle de droit absolue»—et les motifs de Lord Kenyon
dans l'arrêt Rex c. Benn (1795), 6 Term. Rep. 198, 101 E.R.
508. Elle s'appliquerait au procès de Berquist. A cet égard,
le baron Parke, en rendant le jugement dans l'arrêt Bonaker
c. Evans (1850), 16 Q.B. 162, à la p. 171, 117 E.R. 840,
déclarait:—
il n'existe pas de principe mieux établi que celui voulant
qu'une procédure judiciaire ne peut priver quiconque de
sa liberté ou de ses biens à la suite d'une infraction sans
qu'on ait eu la possibilité équitable de répondre à l'accu-
sation à moins, bien sûr, que le Parlement ait expressé-
ment ou implicitement autorisé à agir de la sorte sans ce
préliminaire obligé.
On a appliqué cette règle à des affaires autres que des
affaires judiciaires au sens strict: voir les motifs du juge en
chef Erle, dans l'arrêt Cooper c. Wandsworth Board of
Works (1863), 14 C.B. (N.S.) 180, 143 E.R. 414. Dans le
cas qui nous occupe, la Loi sur la marine marchande exige
expressément que, lorsque le certificat de compétence est
en jeu, la partie devrait recevoir un avis et avoir la possibi-
lité de se défendre. L'arrêt Reg. c. Brickhall (1864), 33
L.J.M.C. 156, illustre la nécessité de fonder une condamna-
tion sur une dénonciation indiquant précisément de quelle
infraction il s'agit. En l'espèce, l'accusé avait été assigné par
voie de fait sur la personne d'un agent de police dans
l'exécution de ses fonctions, mais reconnu coupable de
l'infraction moins grave de voie de fait simple. On ne l'avait
pas accusé de cette dernière infraction, et le juge Crompton
a estimé que la condamnation constituait un excès de juri-
diction, et qu'elle était nulle. Il a jugé que, bien que le droit
au certiorari eût été retiré par une loi, cette restriction ne
s'appliquait pas, car il y avait eu excès de juridiction. Il a
renvoyé à l'affaire Martin c. Pridgeon (1859), 1 E. & E.
778, 120 E.R. 1102, dans lequel l'accusé avait été inculpé
d'ivresse en vertu d'une loi, alors qu'il avait été assigné pour
ivresse et désordre en vertu d'une autre loi; on a refusé de
le condamner dans ces circonstances.
On n'a pas expressément reconnu Berquist coupable
d'une «faute» ayant causé la perte du N.M. Trebla; on a
plutôt parlé de la «prévarication» qui a entraîné le sinistre.
D'après la formulation de la question qu'on lui avait signi-
fiée, il ne pouvait savoir, en particulier à cause de la
présence d'une accusation plus grave, que son procès porte-
rait sur les accusations selon lesquelles il s'était écarté de la
route prévue, qu'il avait ensuite mouillé et laissé son navire
avec un équipage insuffisant. Il aurait pu soupçonner à la
suite de son interrogatoire que le tribunal avait ces ques
tions à l'esprit, mais il n'en était pas «accusé» comme étant
soit des fautes soit des prévarications. Quand Morris, au
nom du ministère, a saisi la Cour de ces questions, confor-
mément aux règles, ces actions et omissions n'ont pas non
plus été soumises à l'appréciation de la Cour. Berquist n'a
donc pas eu la possibilité de répondre à ces prétentions de'
prévarication ni de présenter une défense. On aurait dû lui
accorder l'entière possibilité de se défendre contre les accu
sations dont la nature précise aurait été exposée. Il a été
privé de ce droit et, en ce qui concerne les conclusions
portant sur la prévarication, il ne savait pas qu'elles fai-
saient l'objet du procès et a été condamné sans être
entendu. Les «questions» constituant les «accusations»,
objet de l'enquête, n'étaient pas suffisamment précises pour
justifier les conclusions sur lesquelles la décision était
fondée. C'est un vice apparent à la lecture du «dossier», et
étant donné la façon dont le procès s'est déroulé, il n'est pas
réparable même si l'on avait recours aux preuves pour
montrer ce qui s'est passé lors de l'enquête. Il serait possi
ble d'admettre cette procédure, étant donné qu'elle n'est pas
en conflit avec l'arrêt Nat Bell (précité), s'il s'agissait, plutôt
que de déterminer la nature et l'étendue de la preuve, de
voir si des chefs d'accusations vagues et généraux ont été
élargis ou précisés à la Cour et présentés à Berquist pour sa
défense, la Cour pouvant ainsi appuyer sa décision. Comme
je l'ai signalé, ce ne fut pas le cas. Dans une affaire au sujet
de laquelle on pourrait difficilement parler de procès
injuste, le juge en chef Madden dans Reg. c. The Court of
Marine Inquiry (1897), 23 Victoria Rep. 179, la p. 180,
s'exprimait de la manière suivante:
Bien qu'il s'agisse ici d'une question technique, il faut
faire valoir la règle salutaire selon laquelle lorsqu'une
accusation affecte la vie d'un homme, sa liberté ou ses
biens, il faut insister sur la précision et l'informer avec
une exactitude particulière de la nature précise des
accusations.
Dans l'affaire Nelson, décision de la Division
d'amirauté (Divisional Court), les faits étaient
considérablement différents de ceux du présent
appel, mais, à mon avis, certains principes for-
mulés dans cette affaire s'appliquent en l'es-
pèce. Un navire s'était échoué et avait coulé.
Une commission d'enquête sur les naufrages
avait tenu une investigation formelle conformé-
ment au Merchant Shipping Act et aux Règles;
elle avait établi la responsabilité du capitaine
sur un certain nombre de points, et suspendu
son brevet. Par ailleurs, l'une des conclusions
de la cour portait que les propriétaires du navire
étaient aussi blâmables car ils avaient employé
un capitaine d'un certain âge. Il ressort qu'à un
moment donné pendant l'audience, on a posé
une question banale au capitaine concernant
son âge; elle tenait davantage du compliment
que de la critique. Les propriétaires ont inter-
jeté appel. Le capitaine ne le fit pas. Le prési-
dent (Lord Merrivale), en faisant droit à l'appel,
expose le point en litige et son point de vue à la
p. 58:
[TRADUCTION] Mais alors, il faut considérer l'autre plainte
faite par M. Dickinson au nom des propriétaires, à savoir
qu'ils ont été condamnés dans cette affaire sans être accu-
sés ou entendus, alors que l'un des préliminaires à la con-
damnation dans le système judiciaire anglais est l'existence
d'une accusation et le droit de l'accusé d'y répondre. Le
Merchant Shipping Act de 1894 prévoit le mécanisme de
ces enquêtes et stipule, à l'art. 466:—
(11) Une investigation formelle sur un sinistre mari
time est conduite de telle manière que, si une accusation
est portée contre quelqu'un, cette personne ait l'occasion
de présenter une défense.
Comme je l'ai dit, il n'y a eu ni d'accusation—simplement
une question ou une insinuation, sur le ton de la conversa-
tion—ni de possibilité de présenter une défense car les
propriétaires ne se rendaient pas compte que l'on entendait
par là les accuser. Ceci étant, abstraction faite du grave
motif que j'ai mentionné, le présent appel doit être accueilli
car les propriétaires ont été condamnés sans accusation et
sans audition.
Je ne considère pas la mention de l'article 466
du Merchant Shipping Act comme un critère
valable de distinction entre l'arrêt Nelson et les
circonstances de la présente affaire. Comme je
l'ai signalé précédemment, peut-être en d'autres
mots, le principe général, selon lequel on doit
formuler une allégation ou une accusation pré-
cise, et fournir ensuite une possibilité d'y répon-
dre, me paraît une considération décisive.
Toujours dans la même affaire, le juge Lang-
ton déclarait aux pages 58, 59:
[TRADUCTION] Les conclusions du magistrat ne sont pas
en question sauf sur un point. Il semble que le magistrat ait
introduit cet élément très tard et que l'accusation—si l'on
peut vraiment dire qu'elle a été portée—soit une création de
son esprit; elle n'était exprimée dans aucune des questions
que le Board of Trade a adressées à la Cour.
Il existe dans ces enquêtes une procédure bien connue qui
permet, une fois les preuves entendues, d'introduire des
questions supplémentaires ou des modifications aux ques
tions; il ne fait pas l'ombre d'un doute que si la Cour
estimait dans de telles circonstances, qu'il fallait introduire
une question supplémentaire ou modifier une question, le
Board of Trade se conformerait immédiatement à cette
suggestion. Ils ne tarderaient pas à introduire une question
supplémentaire pour traiter d'un point important relatif au
sinistre, ou à modifier une question si cela leur paraissait
souhaitable dans l'intérêt public.
En l'espèce, on n'a rien fait de tel. On peut tout au plus
dire que, l'avocat des propriétaires a eu la possibilité de
présenter quelques observations de caractère général; on
peut difficilement admettre qu'il ait alors eu l'occasion de
traiter de cette imputation en particulier, ou de savoir exac-
tement quel était le cheminement de la pensée de la Cour.
Il s'en préoccupe sur l'inspiration du moment, de son
mieux, mais je partage totalement l'avis de sa Seigneurie
que ceci ne saurait constituer la formulation d'une accusa-
tion—que ceci ne laisse pas à l'accusé une possibilité suffi-
sante de préparer et de présenter une défense.
L'arrêt The Seistan: Lors de l'investigation
formelle sur le naufrage d'un navire, à la suite
d'un incendie et d'une explosion, le chef méca-
nicien, pour des raisons de santé, n'a pas été
convoqué à l'audience. Les conclusions de la
cour d'investigation indiquaient que la perte du
navire n'était pas imputable à la faute ou la
prévarication de qui que ce soit, mais l'un des
assesseurs a ajouté des observations personnel-
les dans lesquelles il décrivait certains aspects
de la conduite du chef mécanicien comme étant
répréhensibles. La cour a ordonné une nouvelle
audience relative à la conduite du chef mécani-
cien. Lors de la nouvelle audience, la Division
d'amirauté (Divisional Court) a estimé qu'en
fait, il n'y avait pas eu d'inconduite du chef
mécanicien, mais elle a aussi jugé que la criti
que faite par l'assesseur n'était pas justifiée. Le
président, Lord Merriman, déclarait à la p. 609:
[TRADUCTION] Au cours de l'audition de l'enquête, aucune
accusation n'avait été portée contre le chef mécanicien et
on ne lui avait en aucune façon laissé entrevoir la possibilité
d'une telle accusation. Il n'avait pas été constitué partie et il
n'y avait aucune raison pour qu'il demande à être constitué
partie.
etàlap.610:
[TRADUCTION] Étant donné l'absence de toute accusation
contre le chef mécanicien, et donc l'impossibilité d'y répon-
dre, le blâme exprimé par l'un des assesseurs dans les
observations jointes au rapport était totalement contraire
aux règles, quel que soit d'ailleurs leur valeur quant au
fond. Toutefois il est évident que le but réel de cette
nouvelle audition est de faire une enquête au fond sur ce
blâme.
Ces arrêts, qui, je le crains, m'ont retenu fort
longtemps, me convainquent qu'au cours de
l'enquête qui nous concerne, on aurait dû exiger
que l'intimé présente des allégations précises
relativement à ce que j'appellerai une incon-
duite pouvant entraîner des conséquences
quasi-pénales, telles que la suspension d'un
brevet. Je suis aussi convaincu que ces alléga-
tions auraient dû être faites à la fin de ce qu'on
a appelé la première étape. Ni l'appelant ni son
avocat ne pouvaient prévoir quelles conclusions
leur seraient en définitive opposées. A mon
avis, ils avaient le droit de savoir longtemps
avant les plaidoiries finales ce à quoi ils
auraient à répondrez.
Je citerai deux autres arrêts.
Dans l'arrêt The «Princess Victoria» [1953] 2
Lloyd's Rep. 619, un traversier avait coulé pen
dant une tempête en mer d'Irlande. La cour
d'investigation avait estimé que le sinistre était
dû au mauvais état de navigabilité du traversier
et qu'il y avait eu manquement grave de la part
des propriétaires et gérants. La décision a été
portée en appel devant la High Court de l'Uls-
ter. On a soutenu au nom des gérants qu'aucune
accusation n'avait été portée contre eux devant
la cour inférieure et qu'ils n'avaient pas eu la
possibilité réelle de présenter une défense. Lord
MacDermott a rejeté cette prétention. Il a souli-
gné que les questions soumises avant que l'in-
vestigation formelle ne commence comportaient
une question sur le point de savoir si la perte du
Princess Victoria était due à la faute ou prévari-
cation des gérants, entre autres personnes, ou
s'ils y avaient contribué. Par la suite il déclarait
à la p. 635:
[TRADUCTION] ... Ceci étant, et compte tenu des questions
posées à chacun des gérants, en tant que témoin, au cours
d'un long et minutieux interrogatoire, la Cour est convain-
cue qu'au terme de l'audition des témoins assignés par le
ministère, aucun de ces messieurs ne pouvait ignorer que sa
conduite, en tant que gérant du navire, et en particulier en
tant que responsable chargé de vérifier son bon état de
navigabilité, était en question. Sans doute aurait-il été préfé-
rable de reprendre alors les questions de façon à nommer
les gérants, et que le tribunal les renseigne sur leurs droits;
mais cette Cour estime qu'il n'y a pas lieu de supposer que
le capitaine Perry ou le capitaine Reed ait en fait ignoré ses
droits, ou qu'il se soit vu refuser la possibilité de présenter
une défense alors qu'il désirait le faire.
Je pense qu'il faut distinguer cet arrèt de la
présente affaire. Les gérants n'avaient alors
présenté aucune objection devant la cour infé-
rieure et la contestation ne portait, d'après mon
analyse de l'arrêt, que sur la navigabilité du
navire dont, naturellement, les gérants étaient
responsables. Dans la présente affaire il y avait
beaucoup de points litigieux et je ne pense pas
qu'il soit possible de dire que l'appelant se
rendait nécessairement compte de tout ce qui
lui était imputé.
En tout cas, je préfère adopter la réserve
exprimée par le juge en chef Jackett de cette
Cour dans l'arrêt Koenig [1971] C.F. 190 la p.
207:
Je ne veux pas laisser cet aspect de la question sans
ajouter que je ne désire pas qu'on puisse me faire dire qu'un
officier ou un pilote n'a pas droit à la protection de principe
régissant un procès juste. En particulier, je suis certain qu'il
a le droit de savoir ce qui est allégué contre lui et de pouvoir
y répondre. Cependant, dans la présente affaire, une lecture
de la transcription de l'audience met en évidence que l'appe-
lant était bien représenté et il n'y a aucun doute qu'il savait
ce qu'il devait répondre et qu'il a eu toutes les occasions
pour le faire.
Selon mon interprétation de l'affaire Koenig, il
n'y avait qu'un seul point en litige: l'appelant
avait-il viré à bâbord de manière inadéquate?
Pour justifier la procédure adoptée par la
cour d'investigation, on a invoqué l'arrêt The
Carlisle [1906] P. 301. A mon avis, cet arrêt n'a
valeur de précédent que dans la mesure où il
établit que l'avocat du Board of Trade (ici le
ministère des Transports) dans sa plaidoirie
finale doit indiquer à la Cour son avis (c'est-à-
dire celui du ministère) sur le point de savoir si
la Cour doit ou non envisager des mesures
relativement au certificat de l'une ou l'autre des
parties.
Étant donné les conclusions auxquelles j'ar-
rive en ce qui concerne le point de droit qu'on a
soulevé, je n'estime pas nécessaire ni souhaita-
ble d'exprimer une opinion sur ce que j'ai quali-
fié de question de fond.
J'accueille donc l'appel et j'annule la suspen
sion du brevet de l'appelant.
* * *
LE JUGE SUPPLÉANT CHOQUETTE—D'accord
avec mes collègues, M. le juge Thurlow et M. le
juge Collier, je ferais droit à l'appel.
Pour justifier ce que le rapport qualifie de
«peine sévère» (p. 51), il aurait fallu que les
questions soumises par le ministre des Trans
ports ou en son nom, ou une question supplé-
mentaire, précisent la faute ou la négligence
imputable à l'appelant; ou que, par ces ques
tions, l'on demande à la Cour de déterminer si
la faute ou la négligence alléguée avait entraîné
l'abordage des deux navires ou y avait
contribué.
La question 15 est simplement rédigée ainsi
[TRADUCTION] «L'abordage est-il directement
ou indirectement imputable à la faute ou à la
négligence d'une ou de plusieurs personnes, et
s'il en est ainsi quelle est cette faute ou cette
négligence, et qui l'a commise?». La question
n'en suggère aucune ni ne se réfère à la con-
duite de l'appelant, dont il n'est même pas fait
mention du nom. Ce n'est qu'à la lecture du
rapport définitif que l'appelant a pu savoir quels
étaient précisément les actes ou les omissions
qui ont entraîné la suspension de son brevet. Il
était alors trop tard pour qu'il puisse pleinement
se défendre d'en être responsable.
Ce n'est pas dans les témoignages contradic-
toires d'une enquête de quatre semaines et plus
que se trouvent les questions qui doivent être
formulées quant à la faute ou à la négligence
imputables à l'appelant. Ce ne sont pas les
témoins qui posent les questions concernant la
conduite des officiers brevetés, mais bien le
représentant du ministère. (Règles sur les sinis-
tres maritimes, articles 17 et 18). On ne saurait,
non plus, trouver ces questions dans la plaidoi-
rie finale de l'avocat du ministère. C'est «une
fois terminé l'interrogatoire des témoins appelés
pour le compte du ministère» que ces questions
doivent être exposées, après quoi l'officier
impliqué a la possibilité de produire ses témoins
et de présenter ses arguments relatifs à ces
questions (mêmes Règles).
Il serait injuste d'obliger un officier breveté à
deviner d'après les preuves ou la plaidoirie de
quelles fautes ou négligences il se peut qu'il soit
reconnu coupable (leur nombre peut être élevé
de 10 50), sans que ces actions ou omissions
soient exposées dans une ou plusieurs questions
concernant sa conduite, et ce avant la deuxième
phase de l'enquête.
Cette exigence me paraît capitale quand il
s'agit de l'annulation ou de la suspension d'un
certificat; en effet, la faute ou la négligence doit
en être une qui est la cause de l'accident (ou qui
y a contribué) (Loi sur la marine marchande du
Canada, article 558(1)).
A tout considérer, j'accueillerais l'appel et
annulerais l'ordonnance suspendant le certificat
de l'appelant.
LE JUGE THURLOW:
1 Dans ces motifs, nous renverrons au S.R.C. 1952, c. 29,
étant donné que c'était la loi en vigueur lorsque l'abordage
s'est produit et que les procédures en question ont eu lieu.
LE JUGE COLLIER:
1 On a légèrement modifié une des questions auxquelles la
cour d'investigation a répondu à la fin; cette modification,
quoique pertinente, n'a pas d'importance dans cet appel.
2 Il est intéressant de noter que dans la plaidoirie finale de
l'avocat de l'intimé devant la cour d'investigation, un certain
nombre d'allégations précises ont été opposées à l'appelant,
et notamment, bien que ce ne soit pas précisément dans les
mêmes termes, les actions ou les prévarications établies par
la cour. Les autres allégations précises ont été rejetées par
la cour, du moins dans la mesure où on n'avait pas établi
qu'il s'agissait de fautes ou de prévarications.
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