T-1339-72
La Reine (Requérante)
C.
s
L'Institut de Chimie du Canada (Intime')
Division de première instance, le juge Urie—
Ottawa, le 13 décembre 1973 et le 10 janvier
1974.
Couronne—Postes—Revue scientifique—Est-elle publiée
«dans l'intérêt des membres d'une profession particulière»—
Expédition aux tarifs du courrier de deuxième classe suppri-
mée—Loi sur les postes, S.R.C. 1970, c. P-14, art 11(1)o).
La «profession de chimiste» est un nom utilisé par des
personnes liées par un intérêt commun et ayant fait des
études comparables dans le domaine de la chimie et, par
conséquent, la décision ministérielle portant que la revue
«Chemistry in Canada» est publiée «principalement dans
l'intérêt des membres d'une profession particulière» au sens
de l'article 11(1)o) de la Loi sur les postes est confirmée.
L'enregistrement de courrier de deuxième classe ne peut
être maintenu en vertu de la modification apportée à la Loi
qui prévoit l'exception comprise audit article 11(1)o).
Arrêt appliqué: Becke c. Smith (1836) 2 M & W 191.
REQUÊTE.
AVOCATS:
Barry Collins pour la Reine.
D. Donald Diplock, c.r., pour l'Institut de
Chimie du Canada.
PROCUREURS:
Le sous-procureur général du Canada pour
la Reine.
Honeywell et Wotherspoon, Ottawa, pour
l'Institut de Chimie du Canada.
LE JUGE URIE—Par la présente requête, l'Ins-
titut de Chimie du Canada, conformément à
l'article 17(3)b) de la Loi sur la Cour fédérale
demande à la Cour de trancher la question sui-
vante, telle que rédigée par accord des parties:
[TRAnucrnox] La revue de l'Institut de Chimie du Canada,
«Chemistry in Canada», était-elle «publiée principalement
dans l'intérêt des membres d'une profession particulière» au
sens de l'article 11(1)o) de la Loi sur les postes lors de
l'entrée en vigueur de cet article le 1° , avril 1969?
Conformément à l'ordonnance rendue le 24
octobre 1973 par le juge en chef adjoint, les
parties n'ont pas déposé de conclusions, mais
une audience s'est tenue le 13 décembre 1973
au cours de laquelle chacune des parties a
déposé ses preuves.
L'Institut de Chimie du Canada (ci-après
appelé «l'Institut») fut constitué par lettres
patentes en date du 15 février 1945 et un des
objets y figurant est le suivant: «Voir à ce que
toutes les branches de la profession de chimie et
de génie chimique aient leur statut propre parmi
les autres professions libérales et scientifiques».
La preuve révèle que, depuis un certain temps,
l'Institut publie une revue mensuelle appelée
Chemistry in Canada (ci-après appelée «la
revue») qui est envoyée aux abonnés par la
poste. Jusqu'au l er avril 1969, les tarifs postaux
applicables à cette revue étaient les tarifs
prévus pour le courrier de deuxième classe.
Conformément aux modifications apportées à la
Loi sur les postes, le ministère des Postes a
rejeté la demande de l'Institut de maintenir cette
revue dans la catégorie du courrier de deuxième
classe après la date susdite au motif que cette
revue était «publiée principalement dans l'inté-
rêt des membres d'une profession particulière»
au sens de l'article 11(1)o) de la Loi sur les
postes, telle que modifiée. Voici le texte de cet
article:
Journaux et périodiques
11. (1) Un journal canadien ou un périodique canadien
a) qui est publié en vue de la diffusion dans le public
d'articles appartenant à une ou plusieurs des catégories
suivantes:
(i) nouvelles,
(ii) commentaires sur les nouvelles ou analyses des
nouvelles, et
(iii) autres sujets d'actualité intéressant le public en
général,
b) qui est principalement consacré à la religion, aux scien
ces, à l'agriculture, à la sylviculture, à la pêche, à la
critique sociale ou littéraire, à la littérature ou aux arts, ou
qui est une publication académique ou une publication
savante, ou
c) qui est principalement consacré au progrès de la santé
publique et publié par un organisme sans but lucratif à
structure nationale ou provinciale,
peut, s'il est
cl) enregistré au ministère des Postes aux fins du présent
article en conformité des règlements,
e) ordinairement publié au moins quatre fois par année à
des intervalles indiqués dans le journal ou le périodique,
f) adressé à un véritable abonné, selon la définition qu'en
donnent les règlements, ou à un marchand de journaux
connu, au Canada, et
g) préparé pour être expédié par la poste de la manière
prescrite par les règlements,
être transmis par la poste au Canada au tarif de port spécifié
dans le présent article pour un tel journal ou périodique,
sauf si,
h) dans les cas où l'activité principale de la personne par
laquelle ou sous la direction de laquelle il est publié est
autre que l'édition, il est publié accessoirement à l'activité
principale de cette personne ou en vue du progrès de cette
activité,
�) excepté dans le cas d'une publication décrite à l'alinéa
b) ou à l'alinéa c), il est publié par une association
d'entraide mutuelle, une association commerciale, profes-
sionnelle ou autre ou un syndicat ouvrier, une coopérative
de crédit ou de consommation ou une congrégation reli-
gieuse locale,
j) dans plus de cinquante pour cent des numéros de ce
journal ou de ce périodique, publiés au cours des douze
mois qui précèdent immédiatement le jour de son enregis-
trement aux fins du présent article conformément aux ;
règlements ou d'un renouvellement de cet enregistrement,
la publicité occupe plus de soixante-dix pour cent de la
place disponible dans le journal ou le périodique,
k) le prix spécifié de l'abonnement à ce journal ou périodi-
que est ordinairement inférieur à cinquante cents par
année,
4 le tirage payé de ce journal ou de ce périodique est
ordinairement inférieur à cinquante pour cent de son
tirage global,
m) il est posté à un bureau de poste non approuvé par les
règlements pour l'expédition de journaux et de
périodiques,
n) le port relatif à l'expédition par la poste de ce journal
ou de ce périodique au Canada n'est pas acquitté d'avance
de la manière prescrite par les règlements,
o) dans le cas d'une publication décrite à l'alinéa b) ou à
l'alinéa c), il est publié principalement dans l'intérêt des
membres d'une profession particulière, ou
p) il contrevient par ailleurs aux règlements établis par le
ministre des Postes en vue de la réalisation des objets et
de l'application des dispositions de la présente loi. [C'est
moi qui souligne.]
C'est à la suite de cette décision que l'Institut
a déposé la présente demande. Je pense qu'il est
reconnu que la revue en question remplit toutes
les conditions que l'article 11 fixe pour l'obten-
tion des privilèges postaux afférents au courrier
de deuxième classe à moins que je ne confirme
la décision ministérielle prise en vertu de l'arti-
cle 11(1)o).
L'Institut soutient que tout en ayant en
commun une formation en chimie dans son sens
le plus large, ses membres regroupent divers
types de chimistes tels les biochimistes, les chi-
mistes en chimie analytique, en chimie organi-
que, les techniciens et les techniciens supérieurs
en chimie etc., mais surtout, les ingénieurs chi-
mistes qui font partie d'une profession distincte.
Les membres de ce dernier groupe appliquent
les principes de la technogénie aux transforma
tions importantes des propriétés de la matière.
Cela étant, on a soutenu que la revue n'est pas
publiée dans l'intérêt des membres «d'une pro
fession particulière», mais dans l'intérêt d'au
moins deux professions et même plus, si l'on
convient que les diverses sous-catégories de chi-
mistes mentionnées plus haut constituent elles-
mêmes des professions distinctes. A l'appui de
cet argument, on a présenté des preuves tendant
à montrer que l'Institut est formé de deux orga-
nismes originaux, savoir, la Société Canadienne
pour le Génie Chimique et la Société Cana-
dienne pour la Technologie Chimique et Biochi-
mique, bien qu'on ait reconnu que ni l'une ni
l'autre ne sont des personnes morales distinctes
et qu'elles ne font que regrouper les membres
de l'Institut qui s'intéressent particulièrement au
domaine indiqué par leurs appellations.
L'Institut a cité comme expert témoin un
savant canadien réputé, le D r O. M. Solandt; le
point essentiel de son témoignage était que tous
ceux qui ont fait des études de chimie sont
membres d'un groupe plus large que l'on pour-
rait appeler la communauté des scientifiques.
On trouve, cependant, dans ce groupe des gens
appartenant à de nombreuses professions, y
compris des chimistes en recherche fondamen-
tale, des biochimistes, des ingénieurs chimistes
et peut être même des chirurgiens, des méde-
cins, des dentistes et des pharmaciens. Ils utili-
sent tous plus ou moins les mêmes connaissan-
ces, mais ils exercent des fonctions bien
différentes et ils sont donc, à son avis, tous
membres de professions distinctes.
S'il convient d'accorder le plus grand respect
à l'opinion du D r Solandt, cette opinion n'en est
pas moins, à mon avis, une opinion personnelle,
tout comme le serait l'opinion de toute autre
personne jouissant d'une grande renommée
dans le monde universitaire et cette opinion
n'est pas d'un très grand secours pour trancher
le litige soumis à la Cour. De telles opinions
sont purement subjectives et, dans la mesure où
il m'est possible de le faire dans des affaires de
ce genre, je dois essayer d'appliquer des critères
objectifs pour déterminer le sens de l'article de
la législation en cause.
Si l'on se refère aux dictionnaires courants,
on voit que le mot «profession», dans son sens
le plus large, s'est d'abord appliqué aux trois
professions savantes, la théologie, le droit et la
médecine, et a englobé ensuite la profession
militaire. Au cours des siècles, on a étendu et
divisé ces grandes catégories et le mot «profes-
sion», employé maintenant de façon plus géné-
rale, se refère à [TRADUCTION] «une vocation
dans laquelle des connaissances reconnues dans
un certain domaine du savoir sont mises au
service des autres ou utilisées dans l'accomplis-
sement d'un acte qui s'y rattache». (Shorter
Oxford Dictionary 3ème éd.)
Je ne partage pas l'opinion du D r Solandt
selon qui, si l'on prend par exemple la profes
sion générale de la médecine, ceux qui se spé-
cialisent en chirurgie, en médecine interne ou
dans l'un des nombreux domaines spécialisés
sont membres de professions séparées. De
même, je considère que les procureurs, les avo-
cats ou les notaires font tous partie de la profes
sion juridique. Mais ces opinions sont, elles
aussi, subjectives et, en cela, elles ne nous
aident pas beaucoup.
Il faut, cependant, reconnaître qu'il convient
d'ajouter aux professions savantes classiques
celle des sciences au sens large, qu'il serait
peut-être préférable d'appeler la communauté
scientifique. Au sein de cette catégorie, on
trouve ceux qui se livrent à la recherche fonda-
mentale et ceux qui s'occupent plutôt d'appli-
quer les connaissances scientifiques aux problè-
mes pratiques, quotidiens et à grande échelle.
Dans la première catégorie, on trouve les per-
sonnes qui, par leurs études, se spécialisent
dans un domaine particulier de la recherche
scientifique et, au cours des années, le public et
leurs confrères, membres de la communauté
scientifique reconnaissent qu'ils font partie
d'une profession s'occupant de ce domaine
précis. Il faut certainement inclure dans la der-
nière catégorie la profession d'ingénieur. Toute-
fois, les ingénieurs utilisent les connaissances
scientifiques développées en grande partie par
des chercheurs spécialisés dans des domaines
précis, savoir l'électricité, la chimie, les mines,
la physique et bien d'autres. Le fait que ces
personnes sont ingénieurs au sens large les éli-
mine-t-il des professions dont les membres sont
spécialisés dans certains domaines scientifiques
et qu'on peut appeler chimistes, géologues, phy-
siciens et chercheurs dans le domaine de l'élec-
tricité? Je ne pense pas qu'il en soit ainsi, mais
cette constatation ne nous aide pas vraiment à
trancher la question en litige, car il ressort des
nombreuses preuves qui m'ont été soumises que
l'Institut par le passé et, apparemment, jusqu'en
1968 ou 1969 se référait à ses membres comme
faisant partie de la profession de la chimie. Par
contre, l'Institut cherche maintenant à nier
l'existence d'une telle profession et affirme être
formé d'un certain nombre de professions dis-
tinctes, savoir celles qui s'intéressent plus préci-
sément à un aspect du domaine, par exemple, la
biochimie, la chimie organique etc. ainsi que
l'application des principes de technogénie à la
chimie.
On ne saurait, à mon avis, retenir pareil argu
ment, car il est non seulement contraire aux
principes ordinaires d'interprétation des lois,
mais aussi aux statuts de l'Institut, de ses publi
cations et de la preuve présentée par John Jar-
dine, témoin cité par la Couronne. A mon avis,
le mot «profession» a le sens large qu'il avait à
l'origine lorsqu'il ne s'appliquait qu'aux trois
professions savantes. L'acception mise en avant
par l'Institut constitue, à mon sens, un usage
familier de ce terme, car il appelle profession de
simples sous-catégories des professions recon-
nues; dans cette mesure, on pourrait donc ainsi
appliquer ce terme à toute vocation spécialisée
qu'il s'agisse d'expertise immobilière, de vente
de valeurs mobilières ou de souscription d'assu-
rance-vie avec tout autant de force qu'en l'appli-
quant aux multiples spécialisations qui existent
au sein de la gamme des professions proprement
dites. Pourtant il est bien établi que ces voca
tions ne sont pas reconnues comme professions,
ne serait-ce que parce qu'elles ne sont pas ratta-
chées à [TRADUCTION] «des connaissances
reconnues dans un certain domaine du savoir»
et qu'elles n'ont pas obtenu des gouvernements
les pouvoirs de réglementation interne accordés
à la plupart des professions.
Jardine, membre de l'Institut depuis de nom-
breuses années, a été cité par la Couronne, non
en tant qu'expert, mais en tant que chimiste et
ingénieur professionnel exerçant ses activités
depuis 1945. Il a déclaré que, pendant toute sa
carrière, l'expression «la profession de chi-
miste» a été et est communément utilisée dans
l'industrie chimique pour désigner les profes-
sionnels qui gagnent leur vie en exerçant dans le
domaine de la chimie, du génie chimique et dans
les domaines connexes. A l'appui de cet argu
ment, il a produit diverses pièces démontrant
cet usage du mot. Ces pièces comprennent un
exemplaire du premier numéro de la revue
Chemistry in Canada où cette expression est
utilisée à plusieurs reprises. Les déclarations de
Jardine m'ont impressionné et j'accepte son
témoignage quant à l'usage en vigueur; j'en con-
clus que «la profession de chimiste» est une
expression qu'utilisent ceux que lient un intérêt
et des études dans le domaine de la chimie.
Les avocats des parties ont convenu qu'en
l'espèce la règle applicable à l'interprétation de
l'article en question est la règle d'or, qui n'est en
fait qu'une modification de la règle littérale.
Cette règle a été énoncée de la manière suivante
par le baron Parke dans l'arrêt Becke c. Smith
(1836)2M&W 191 àlap. 195:
[TRADUCTION] Lorsqu'il s'agit d'interpréter un texte légis-
latif, il est une règle très utile, s'en tenir au sens ordinaire
des mots et à la syntaxe, à moins que cela n'aille à l'encontre
de l'intention du législateur qu'on doit tirer du texte lui-
même ou à moins que cela n'entraîne une absurdité mani-
feste ou une contradiction, auquel cas on peut s'écarter du
sens courant, mais juste assez pour éviter ces problèmes.
Ayant conclu que la profession de chimiste
forme un groupe identifiable composé de per-
sonnes ayant un intérêt commun et ayant fait
des études comparables dans le domaine de la
chimie, il ne m'est pas difficile de décider que le
sens littéral des termes de l'article 11(1)o)
englobe la revue qui s'adresse aux membres de
l'Institut, en tant que membres d'une profession
particulière, à moins de modifier le sens littéral,
comme l'a demandé l'avocat de l'Institut, car il
entraîne une absurdité manifeste, un ambiguïté
ou un double sens ou bien ne s'accorde pas avec
l'intention du législateur, auquel cas il convien-
drait de rejeter cette interprétation.
En premier lieu, il me semble impossible d'ad-
mettre que cette interprétation entraîne une
absurdité évidente. Il n'y a rien d'absurde dans
la conclusion à moins que je ne rejette non
seulement la déposition de Jardine, que j'ai déjà
acceptée, mais également la manière dont l'Ins-
titut lui-même a jusqu'à récemment utilisé l'ex-
pression «profession de la chimie». II serait à
mon avis absurde de rejeter cet usage, conclu
sion qu'à mon sens, l'Institut ne peut contester.
En deuxième lieu, je n'arrive pas à voir la
moindre ambiguïté dans l'expression. On ne
peut pas contester que la revue est publiée
principalement dans l'intérêt des membres de
l'Institut, si, comme je l'ai établi, ses membres
font partie d'une profession particulière, à
savoir un groupe dont il est facile de constater
l'existence et que les membres appellent com-
munément «la profession de la chimie», l'ex-
pression est tout à fait claire et l'argument qu'il
y a ambiguïté ne peut être retenu.
En troisième lieu, un examen de la Loi ne
révèle rien permettant de penser que la conclu
sion va à l'encontre de l'intention du législateur.
Cette conclusion semble au contraire s'accorder
avec elle. Si l'on n'avait pas utilisé l'expression
«une profession particulière», mais simplement
«une profession» ou «des professions», aucune
publication rédigée dans l'intérêt de quelque
profession que ce soit n'aurait pu bénéficier des
tarifs postaux prévus pour le courrier de
deuxième classe. En utilisant le mot «particu-
lière», le législateur a clairement indiqué que
son intention n'était pas de refuser à une publi
cation s'adressant principalement à plusieurs
professions ou à toutes celles-ci les avantages
afférents au courrier de deuxième classe. Il res-
sort manifestement d'une simple lecture de tout
l'article 11 que le législateur a voulu limiter les
tarifs postaux avantageux prévus pour le cour-
rier de deuxième classe aux seules publications
éditées dans l'intérêt d'une partie plus impor-
tante du public que ce n'est le cas lorsque la
publication s'adresse à un nombre plus restreint,
à savoir les membres d'une profession donnée.
Ainsi, pour les motifs que je viens d'exposer,
je dois trancher par l'affirmative la question qui
m'a été soumise au début des présents motifs.
La Couronne aura droit à ses dépens taxés si
elle en fait la demande.
Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.