A-395-74
Cutter Laboratories International et Cutter Labo
ratories, Inc. (Requérantes)
c.
Le Tribunal antidumping (Intimé)
Cour d'appel, le juge en chef Jackett, les juges
Ryan et Le Dain—Ottawa, les 4 et 23 septembre
1975.
Examen judiciaire—Le Tribunal antidumping concluant à
un préjudice sensible à la production au Canada de marchan-
dises semblables—Les marchandises sont-elles exemptées par
un décret du conseil, les soustrayant ainsi à la compétence du
Tribunal?—Les marchandises sont-elles fabriquées au
Canada en quantité suffisante pour répondre aux besoins de 10
p. 100 de la consommation normale au Canada?—Loi anti-
dumping, S.R.C. 1970, c. A-15, art. 3, 4, 5, 7, 13, 14, 15, 16,
17, 19, 20—Art. 23 du Règlement—Loi sur la Cour fédérale,
art. 28.
Le Tribunal antidumping a conclu que le dumping d'immu-
noglobulines antitétaniques (humaines) causait un préjudice
sensible à la production au Canada de marchandises sembla-
bles. Les requérantes prétendent que le Tribunal n'avait pas
compétence parce que les marchandises étaient exemptées en
vertu d'un décret du conseil relevant des articles 7 et 35 de la
Loi, qui déclarait exempts les produits pharmaceutiques d'une
espèce non fabriquée ou produite au Canada, et importés, à
moins qu'ils ne soient fabriqués en quantité suffisante pour
répondre aux besoins de 10 p. 100 de la consommation normale
au Canada.
Arrêt: l'appel est rejeté.
Le juge en chef Jackett: La preuve soumise au Tribunal n'a
pas démontré que, selon toute probabilité, les marchandises
étaient exemptées. Je ne me prononce sur aucune autre ques
tion. Toutefois, de façon générale, lorsqu'un tribunal n'a pas le
pouvoir de rendre une décision obligatoire, il doit néanmoins se
prononcer sur la question de savoir si une telle décision relève
des pouvoirs que lui a conférés le législateur. S'il est convaincu
que la question excède sa compétence, le Tribunal ne doit pas
continuer les procédures.
Le juge Ryan: Les requérantes ne se sont pas acquittées de la
charge, qui leur incombait, de prouver l'absence de la condition
préalable à la compétence.
Le juge Le Dain: On peut prétendre que si le Tribunal
conclut que certaines marchandises exemptes causent un préju-
dice sensible ou un retard, il excède sa compétence au sens de
l'article 28; cependant une conclusion prononcée par le Tribu
nal en vertu de l'article 16 constitue un fondement essentiel à la
bonne application de la Loi et peut, par voie de conséquence,
s'appliquer aux droits et obligations afférents aux marchandises,
qui sont assujetties à la Loi.
Arrêts appliqués: Mitsui and Co. Ltd. c. Le Tribunal
antidumping du Canada [1972] C.F. 944 et In re Danmor
Shoe Co. Ltd. [1974] 1 C.F. 22. Arrêts analysés: La Reine
c. Commissioners for Special Purposes of the Income Tax
(1888) 21 Q.B.D. 313; Le Roi c. Bloomsbury Income Tax
Commissioners [1915] 3 K.B. 768 et Le Roi c. Noxzema
[1942] R.C.S. 178.
EXAMEN judiciaire.
AVOCATS:
W. G. Robinson pour les requérantes.
J. L. Shields pour l'intimé.
A. R. Scace pour Connaught Laboratories
Ltd.
PROCUREURS:
Gowling & Henderson, Ottawa, pour les
requérantes.
Soloway, Wright, Houston, Greenberg,
O'Grady & Morin, Ottawa, pour l'intimé.
McCarthy & McCarthy, Toronto, pour Con-
naught Laboratories Ltd.
Ce qui suit est la version française des motifs
du jugement rendus par
LE JUGE EN CHEF JACKETT: Cette demande
présentée en vertu de l'article 28 vise à faire
annuler une décision du Tribunal antidumping
rendue en vertu de l'article 16 de la Loi antidum-
ping; elle se lit comme suit:
CONCLUSION
Le Tribunal antidumping, après avoir procédé à une enquête
en vertu des dispositions du paragraphe (1) de l'article 16 de la
Loi antidumping, à la suite d'une détermination préliminaire de
dumping faite par le sous-ministre du Revenu national, Doua-
nes et Accise, datée du 3 septembre 1974 concernant l'entrée
au Canada, à des prix sous-évalués, d'immunoglobulines antité-
taniques originaires des États-Unis d'Amérique, conclut que le
dumping au Canada d'immunoglobulines antitétaniques
(humaines) fabriquées par la Cutter Laboratories, Inc., Berke-
ley, Californie, Etats-Unis d'Amérique, a causé, cause et est
susceptible de causer un préjudice sensible à la production au
Canada de marchandises semblables, et conclut, en outre, que
le dumping au Canada de toutes immunoglobulines antitétani-
ques (humaines) originaires des États-Unis d'Amérique est
susceptible de causer un préjudice sensible à la production au
Canada de marchandises semblables.
Pour comprendre les implications de la
demande, il faut se reporter à l'économie de la Loi
antidumping' que je trouve difficile à comprendre.
A cette fin, il suffit de dire que:
I Comparez avec l'arrêt Mitsui et Co. Ltd. c. Le Tribunal
antidumping du Canada [1972] C.F. 944, où j'ai tenté de faire
un exposé semblable, mais d'un point de vue différent et dans
un autre but.
1. La Partie I de la Loi, intitulée «Assujettisse-
ment à un droit antidumping» impose un droit
antidumping sur l'entrée de marchandises au
Canada
a) s'il s'agit «de marchandises sous-évaluées» 2
b) si, avant (article 3) ou après l'entrée des
marchandises (articles 4 et 5), le Tribunal a
rendu une décision ou une ordonnance d'un
caractère particulier à l'égard d'un préjudice
ou d'un retard à la production de marchandi-
ses semblables,
et prévoit en outre (article 7) que le gouverneur
en conseil peut «exempter» des marchandises ou
des catégories de marchandises «de l'application
de la présente loi».
2. La Partie II de la Loi, intitulée «Procédure»,
prévoit les étapes suivantes:
a) une enquête par le sous-ministre' (article
13) sur le dumping «de marchandises» lorsque
(i) le sous-ministre est d'avis qu'il y a des
éléments de preuve indiquant que les mar-
chandises ont été ou sont sous-évaluées et
(ii) le sous-ministre ou le Tribunal conclut
qu'il y a des éléments de preuve indiquant
que le «dumping» cause ou est susceptible
de causer à la production au Canada un
préjudice ou un retard d'un caractère
particulier;
puis (article 14), si le sous-ministre est con-
vaincu que
(A) les marchandises ont été ou sont sous-
évaluées, et que
(B) la marge et le volume du dumping ne
sont pas négligeables,
il fait alors une «détermination préliminaire
du dumping» des marchandises en question;
b) l'imposition d'un droit temporaire (ne
dépassant pas la marge de dumping) sur les
marchandises indiquées dans la détermination
préliminaire et qui sont entrées entre la date
de la détermination et la date où est rendue
2 L'expression «marchandises sous-évaluées» selon l'article 8
désigne des marchandises dont la «valeur normale», définie à
l'article 9, excède le «prix à l'exportation», défini à l'article 10.
3 Dans la présente loi, le sous-ministre désigne le sous-minis-
tre du Revenu national, Douanes et Accise (article 2(1)).
l'ordonnance ou la conclusion ci-après men-
tionnée du Tribunal (article 15), ce droit
étant remboursable sauf si un droit antidum-
ping devient payable en vertu de la Partie I
sur ces marchandises par suite de l'ordon-
nance ou de la conclusion du Tribunal;
c) dès réception de la détermination prélimi-
naire du dumping par le sous-ministre, le
Tribunal (article 16) fait une enquête sur les
marchandises indiquées dans cette détermina-
tion pour déterminer si «le dumping» «... a
causé, cause ou est susceptible de causer» à la
production un préjudice ou un retard d'un
caractère particulier 4 ; cette enquête peut
entraîner une conclusion ou ordonnance appli
cable à une catégorie de marchandises plus
restreinte que celle indiquée dans la détermi-
nation préliminaire du dumping faite par le
sous-ministre;
d) suite à l'ordonnance ou conclusion du Tri
bunal, le sous-ministre fait une «détermination
définitive du dumping» dans le cas de mar-
chandises entrées antérieurement (et il fait
immédiatement «évaluer le droit payable sur
toutes les marchandises affectées par cette
détermination»)
(i) en décidant si ces marchandises sont des
marchandises décrites dans cette ordon-
nance ou conclusion, et
(ii) en évaluant la valeur normale et le prix
normal à l'exportation,
cette détermination définitive pouvant être révi-
sée par les tribunaux (articles 17, 19 et 20);
e) dans le cas de marchandises entrées après
l'ordonnance ou conclusion du Tribunal, le
Ministère détermine si la décision ou l'ordon-
nance du Tribunal s'applique aux marchandi-
ses et évalue la valeur normale et le prix
normal à l'exportation, sous réserve, en der-
nière analyse, des recours expressément
prévus devant les tribunaux (articles 18, 19 et
20).
Mise à part la question de savoir si des mar-
chandises non exemptées sont entrées au Canada à
un certain moment, il semblerait que la Partie II
de la Loi antidumping prévoit de quelle manière il
4 Il est possible que cette enquête ait d'autres buts, mais il ne
sont pas pertinents en l'espèce.
faut déterminer les conditions préalables au paie-
ment du droit antidumping. Toutefois, quant à la
question de savoir si des marchandises sont entrées
au Canada à une époque à laquelle s'applique la
Loi ou si des marchandises ainsi entrées sont
exemptées de l'application de la Loi par le gouver-
neur en conséil agissant en vertu de l'article 7, il ne
semble pas, pour autant que je sache, que la Loi
prévoit une procédure permettant de régler défini-
tivement cette question, si ce n'est par une action
«devant tout tribunal compétent» prévue à l'article
33 5 .
Le problème en l'espèce découle d'une exemp
tion mise en vigueur par un décret pris en vertu de
l'article 7. Il s'agit de l'article 23 du Règlement
dont voici certains extraits pertinents:
23. (1) Les produits pharmaceutiques d'une espèce non
fabriquée ou produite au Canada et importés à partir du ler mai
1972 sont par les présentes déclarés exempts des dispositions de
la Loi antidumping.
(3) Aux fins du présent article, les produits pharmaceutiques
... ne sont pas censés être d'une espèce fabriquée ou produite
au Canada, à moins que l'article en question ne soit fabriqué ou
produit en quantité suffisante pour répondre aux besoins de 10
p. 100 de la consommation normale au Canada.
Dans son mémoire déposé devant la Cour, la
requérante en l'espèce prétendait en fait, si je
comprends bien, que la décision incriminée rendue
par le Tribunal (et citée au début des présents
motifs), constituant une ordonnance ou une con
clusion rendue en vertu de l'article 16 de la Loi,
mentionnée au paragraphe 2c) précité, n'était pas
de sa compétence, car:
a) le Tribunal ne pouvait faire une telle déter-
mination à l'égard de marchandises «exemptées
5 I1 se peut que cette question soit tranchée par un appel
prévu à l'article 19(1) ou 20, si l'on considère les mots utilisés à
l'article 19(3) «la Commission du tarif ... peut déclarer ...
qu'aucun droit n'est payable». Ceci ne semble toutefois pas être
le cas puisque cet appel se limite apparemment (article 19(1)) à
une personne lésée par une décision rendue en vertu des articles
17(1) ou 18(4) et que le pouvoir d'évaluer semble prévu à
l'article 17(2). L'expression «peut déclarer ... qu'aucun droit
n'est payable» s'applique à un appel d'une décision rendue en
vertu des articles 17(1) ou 18(4), si la Commission du tarif ou
le tribunal établit, à la suite d'une juste évaluation de la «valeur
normale», et du «prix à l'exportation», qu'il n'y a, dans le cas
précis, aucun dumping.
... de l'application de la Loi» en vertu de
l'article 7,
b) le Tribunal était légalement tenu de détermi-
ner si les marchandises étaient ou non assujetties
à l'application de la Loi et relevaient de sa
compétence;
c) le Tribunal a décidé en vertu de la Loi que
les marchandises en question relevaient de sa
compétence et cette décision constituait une con
dition préalable à sa compétence pour rendre la
décision incriminée; et
d) cette décision rendue conformément à la Loi
était nulle (en raison de certains moyens que
l'on peut invoquer à l'encontre de la validité de
telles décisions) et par conséquent le Tribunal
n'avait pas compétence pour rendre la décision
contestée par la présente demande en vertu de
l'article 28.
Dans ses plaidoiries orales, l'avocat des requéran-
tes modifia quelque peu sa position. Il admit que le
tribunal n'avait pas compétence pour décider de
façon péremptoire si une catégorie particulière de
marchandises était exemptée de l'application de la
Loi 6 et s'en tint alors à prétendre que la décision
attaquée ne relevait pas de sa compétence car:
a) le Tribunal ne pouvait faire une telle déter-
mination à l'égard de marchandises «exemptées
6 Comparer avec l'arrêt La Reine c. Commissioners for Spe
cial Purposes of the Income Tax (1888) 21 Q.B.D. 313, lord
Esher, à la page 319:
[TRADUCTION] Lorsqu'une cour d'instance inférieure, un tri
bunal ou un organisme qui doit déterminer des faits, est créé
par une loi du Parlement, le législateur doit déterminer quels
pouvoirs il attribuera à ce tribunal ou à cet organisme. Il
pourra dire en fait que c'est seulement si l'on démontre à ce
tribunal ou à cet organisme l'existence de certains faits avant
qu'ils ne commencent à agir, qu'ils auront compétence pour
ce faire. Dans ce cas, il ne leur appartient pas de décider
péremptoirement de l'existence de ces faits et, s'ils exercent
leur pouvoir en l'absence de ces faits, leurs actes pourront
être contestés; on conclura alors à leur défaut de compétence.
Mais il peut en être autrement. Le législateur peut conférer
au tribunal ou à l'organisme une certaine compétence
incluant le pouvoir de déterminer préalablement si les faits
existent et, s'ils concluent par l'affirmative, qu'ils sont com-
pétents pour continuer les procédures.
Voir également les arrêts Le Roi c. Bloomsbury Income Tax
Commissioners [1915] 3 K.B. 768 et Le Roi c. Noxzema
[1942] R.C.S. 178, aux pages 185 et suiv.
... de l'application de la Loi» en vertu de l'arti-
cle 7; et
b) compte tenu de la preuve soumise au Tribu
nal, les marchandises mentionnées dans sa déci-
sion étaient effectivement «exemptées»; la pré-
sente cour devrait donc conclure dans ce sens.
La présente demande en vertu de l'article 28 est
hérissée de difficultés'. Je suis convaincu qu'elle
peut être rejetée sans qu'il soit nécessaire de se
prononcer sur tous ces problèmes, puisqu'en pre-
nant pour acquis que tous les autres éléments
jouent en faveur des requérantes, il n'a pas été
établi que la preuve soumise au Tribunal démon-
trait que, selon toute probabilité, les marchandises
décrites dans la décision attaquée étaient exemp-
tées de l'application de la Loi antidumping. Toute-
fois, on ne doit pas considérer que, par cette
conclusion, j'exprime une opinion sur une autre
question, comme celle de savoir si la Cour devrait
rendre une conclusion de fait en matière d'exemp-
tion dans les circonstances de l'espèce', ou la
question de savoir si l'exemption de l'application
de la Loi à un moment particulier interdit au
Tribunal d'exercer sa compétence relativement à
des «marchandises» qui, en raison de la nature de
l'exemption, peuvent ne pas avoir été exemptées
avant et après ce moment particulier'.
Voir l'annexe «B».
s La Règle 1402(1) prévoit que sous réserve d'une ordon-
nance prévue à la Règle 1402(2), une demande en vertu de
l'article 28 doit être décidée sur dossier soumis au tribunal.
Pour certaines questions de compétence soulevées en vertu de
l'article 28(1), il faudrait recourir à une ordonnance prévue à la
Règle 1402(2) pour modifier le contenu du dossier. En l'espèce,
je tiens à signaler qu'il faut examiner avec précaution le dossier
soumis au tribunal lorsqu'il s'agit de trancher une question sur
laquelle le tribunal n'avait pas le pouvoir de rendre une décision
obligatoire.
9 Il convient de signaler qu'en l'espèce, l'exemption ne porte
pas sur une catégorie de marchandises établie uniquement en
raison de leur nature intrinsèque—auquel cas l'exemption
aurait un caractère permanent—mais dépend du fait que ce
type ou espèce de marchandises est fabriqué ou non au Canada
à l'époque en cause. Il convient également de soulever la
question de savoir s'il pourrait y avoir quelque doute quant au
point de vue généralement accepté selon lequel cette question
est tranchée par un «calcul» fait à l'égard d'une période spécifi-
que. Il se peut que la seule méthode possible, particulièrement
lorsque la charge de la preuve incombe à un individu, soit de
tenir compte de l'opinion générale de personnes versées dans ce
domaine particulier.
Je suis d'avis que la demande en vertu de l'arti-
cle 28 doit être rejetée.
ANNEXE A
Au risque d'accentuer plutôt que diminuer la
confusion que mes motifs ont pu créer, j'estime
utile d'étudier, dans cette annexe, les fonctions
d'un tribunal auquel se pose la question de sa
propre compétence alors qu'il n'a pas le pouvoir de
rendre une décision ayant force exécutoire à cet
égard. D'une façon très générale, lorsqu'une telle
question se pose, je suis d'avis qu'un tribunal,
même s'il ne peut rendre une décision ayant force
exécutoire, doit se prononcer sur la question de
savoir si une telle décision relève des pouvoirs que
lui a conférés le législateur. Il ne doit pas gaspiller
les fonds publics ni occasionner aux parties intéres-
sées des frais supplémentaires sur une question
qu'il estime ne pas relever de sa compétence. Pour
conclure sur cette question, il se peut, compte tenu
des circonstances, qu'il doive entendre des témoi-
gnages à cet égard. S'il conclut qu'il n'a pas
compétence et refuse donc de continuer les procé-
dures, une personne se croyant lésée par cette
conclusion peut demander un bref de mandamus.
S'il conclut qu'il a probablement compétence pour
agir et annonce son intention de le faire, une
personne se croyant lésée par cette conclusion
peut, selon les circonstances, demander un bref de
prohibition à l'égard de la décision finale du tribu
nal, ou faire une demande en vertu de l'article 28.
Comparer avec l'annexe aux motifs prononcés
dans l'affaire Danmor Shoe Co. 10
ANNEXE B
Pour illustrer certains problèmes que j'entrevois,
on pourrait comparer la partie de la Loi antidum-
ping qui nous intéresse, en corrélation avec
l'article 23 du Règlement, avec des dispositions
plus simples et purement hypothétiques:
[TRADUCTION] Un droit antidumping est
payable à l'entrée au Canada sur des marchan-
dises sous-évaluées qui, de l'avis du Tribunal ne
sont pas essentiellement d'acier si, le Tribunal
estime que le dumping de marchandises d'une
catégorie ou espèce à laquelle appartiennent les
marchandises entrées, a causé un préjudice à la
production au Canada, au cours de la période de
deux ans antérieure à leur entrée.
10 [1974] 1 C.F. 22.
(Soulignons qu'une telle loi obligerait le Tribunal
à se prononcer sur chaque entrée de marchandises
avant qu'un droit antidumping ne soit payable,
tandis que la présente loi fait en sorte qu'une
détermination s'appliquant rétroactivement à une
catégorie ou espèce de marchandises est valable
pour un temps indéterminé.)
Selon moi, il ressortirait, selon toute vraisem-
blance d'une telle loi:
a) que pour pouvoir émettre une opinion ayant
force exécutoire quant au «préjudice», le tribunal
devrait en premier lieu juger que lesdites mar-
chandises entrées n'étaient pas essentiellement
d'acier, et
b) que l'opinion du Tribunal sur chacune de ces
questions aurait force exécutoire aux fins de la
Loi, sous l'unique réserve des recours - prévus
contre des décisions rendues en vertu de la Loi.
En ce qui concerne les fonctions du Tribunal, il
y a d'importantes différences entre ces dispositions
hypothétiques et la Loi antidumping lue en corré-
lation avec l'article 23 du Règlement, en
particulier:
a) en vertu de la présente loi, le Tribunal n'est
pas expressément autorisé à rendre une décision
exécutoire quant à savoir si des marchandises
sont d'une catégorie susceptible d'être assujettie
à un droit antidumping.
b) en vertu de la présente loi, la classification de
marchandises pouvant être assujetties au droit
antidumping ne dépend pas uniquement du
caractère physique des marchandises mais varie
en fonction de la production au Canada des
marchandises en cause à un moment ou à une
période indéterminée dont le rapport avec la
période d'entrée des marchandises en question
n'est pas défini, et,
c) en vertu de la présente loi, l'assujettissement
à un droit antidumping dépend d'une ordon-
nance ou d'une conclusion du Tribunal sur le
«préjudice», pouvant être rendue antérieurement
ou subséquemment à l'entrée des marchandises
en question et peut se rapporter à un moment ou
à une période antérieure ou subséquente à cette
entrée.
Compte tenu de ces caractéristiques de la présente
loi, il est presque impossible de répondre en termes
généraux à certaines questions relatives à son
application au Tribunal et à l'effet des décisions de
ce dernier.
Considérons à titre d'exemple la question de
savoir si le Tribunal a compétence pour déterminer
le «préjudice» à l'égard d'une catégorie ou espèce
de marchandises qui, au moment où la question est
soulevée, était exemptée en vertu de l'article 23 du
Règlement. Manifestement, le Tribunal ne doit
pas rendre de décisions purement théoriques. D'au-
tre part, il peut arriver que la décision ne soit pas
théorique, même si la catégorie particulière est
exemptée lorsque la question est soumise au Tribu-
nal-c'est-à-dire lorsqu'un droit temporaire a été
payé entre le moment de la détermination prélimi-
naire par le sous-ministre et la création de
l'exemption.
On peut citer en deuxième exemple la question
de la preuve sur laquelle il faut s'appuyer pour
décider si une certaine catégorie de marchandises
bénéficie de l'exemption prévue à l'article 23 du
Règlement. Il faut considérer cette question
a) au moment où elle est soumise au
sous-ministre,
b) au moment où elle est soumise au Tribunal,
c) au moment où elle est soumise à une cour,
c.-à-d. pour le règlement d'un litige particulier
ou en vertu de l'article 28.
Ces trois étapes sont séparées par de longs inter-
valles et les renseignements disponibles diffèrent
d'autant. Le sous-ministre examine la question, je
présume, sans accorder aux personnes intéressées
l'occasion d'être entendues. Le Tribunal doit consi-
dérer si la question excède de toute évidence sa
compétence et, lorsqu'il s'agit d'accorder aux par
ties l'occasion d'être entendues, il doit agir confor-
mément aux restrictions imposées par la Loi. Il
appartient alors à la Cour de déterminer si, effec-
tivement, les marchandises entrées étaient exemp-
tées ou non, à une époque déterminée, ou si,
compte tenu des faits, le Tribunal a commis une
erreur de droit en agissant ou en n'agissant pas (et
non de déterminer si une décision rendue par le
sous-ministre ou le Tribunal en vertu de la loi peut
être contestée). Ces questions de fait doivent être
tranchées selon un processus judiciaire. La perti
nence des éléments de preuve présentés au sous-
ministre et au Tribunal par rapport à la décision
que doit prendre la Cour, dans un contexte diffé-
rent, ou la valeur des éléments présentés sur les-
quels elle peut se fonder en toute confiance, exclu-
sivement ou avec d'autres éléments de preuve,
varie considérablement suivant les circonstances.
* * *
Ce qui suit est la version française des motifs
du jugement rendus par
LE JUGE RYAN: Après avoir procédé à une
enquête conformément à l'article 16 de la Loi
antidumping", le Tribunal antidumping conclut,
le 2 décembre 1974, que le dumping au Canada
d'immunoglobulines antitétaniques (humaines)
(appelées dans les présents motifs «I.A.H.») fabri-
quées par la Cutter Laboratories Inc., Berkeley
(Californie) États-Unis d'Amérique, «a causé,
cause et est susceptible de causer un préjudice
sensible à la production au Canada de marchandi-
ses semblables» et que le dumping au Canada de
toutes les I.A.H. «originaires des États-Unis
d'Amérique est susceptible de causer un préjudice
sensible à la production au Canada de marchandi-
ses semblables». On demande l'examen et l'annula-
tion de cette conclusion en vertu de l'article 28 de
la Loi sur la Cour fédérale 12
On soutient principalement que le Tribunal
n'avait pas la compétence pour faire enquête et
rendre une décision parce que, prétendait-on, la
Loi ne s'appliquait pas aux marchandises en ques
tion en vertu du décret 13 pris en vertu des articles 7
et 35 de la Loi. L'article 23 du Règlement qui nous
intéresse déclare exempts des dispositions de la
Loi, «les produits pharmaceutiques d'une espèce
non fabriquée ou produite au Canada et importés à
partir du l er mai 1972». Le paragraphe (3) de
l'article prévoit notamment que:
... les produits pharmaceutiques ... ne sont pas censés être
d'une espèce fabriquée ou produite au Canada, à moins que
l'article en question ne soit fabriqué ou produit en quantité
suffisante pour répondre aux besoins de 10p. 100 de la consom-
mation normale au Canada.
S.R.C. 1970, c. A-15.
I3 S.R.C. 1970 (2' supp.) c. 10.
13 DORS/72-191, Gazette du Canada, Partie II, Vol. 106, n°
12,1e 28 juin 1972.
Les requérantes prétendent que, compte tenu de la
preuve déposée devant le Tribunal, les I.A.H.
fabriquées ou produites au Canada ne consti-
tuaient pas «une quantité suffisante pour répondre
aux besoins de 10 p. 100 de la consommation nor-
male au Canada». Ni les requérantes, ni la Con-
naught Laboratories Limited, fabricante cana-
dienne qui était représentée, ne cherchèrent à
compléter la preuve soumise au Tribunal.
Aux fins du présent jugement, je présume volon-
tiers que le pouvoir de faire l'enquête prévue à
l'article 16 et de prononcer la conclusion contestée
ne pouvait être exercé que si la Loi s'appliquait
aux marchandises faisant l'objet de l'enquête.
Dans cette hypothèse, le Tribunal n'aurait pas eu
compétence si les marchandises en question
avaient échappé aux dispositions de la Loi.
Dans l'exposé des motifs à l'appui de sa conclu
sion, le Tribunal déclara:
... le Tribunal, sur les éléments de preuve présentés en confi
dence par toutes les parties et à la suite de ses propres enquêtes,
est d'accord avec l'opinion que lui a émise par écrit le sous-
ministre et selon laquelle la production canadienne répond à la
norme quantitative établie dans le décret du conseil prévoyant
l'exemption.
Le sous-ministre du Revenu national, Douanes et
Accise, avait fait une détermination préliminaire
de dumping en vertu de l'article 14 de la Loi.
L'«opinion (qu')a émise par écrit le sous-ministre»
consistait dans des renseignements donnés par
lettre en réponse à une demande présentée aux fins
de l'enquête du Tribunal, en vertu de l'article 16;
selon cette lettre:
[TRADUCTION] ... aux fins de l'article 23 du Règlement anti-
dumping, le ministère juge que les immunoglobulines antitéta-
niques (humaines) sont un produit pharmaceutique d'une
espèce fabriquée au Canada. Dans les circonstances, l'exemp-
tion de l'application de la Loi antidumping prévue à l'article 23
du Règlement ne s'applique pas.
Dans ces circonstances, compte tenu particuliè-
rement de la conclusion du Tribunal selon laquelle
la production canadienne répond à la norme quan
titative, il appartient aux requérantes de prouver
l'absence de la condition préalable à la
compétence. 14 Qu'il s'agisse d'établir cette absence
suivant une prépondérance des probabilités ou de
prouver que le Tribunal n'avait aucun motif rai
l* S. A. de Smith, Judicial Review of Administrative Action
(3° éd., 1973), aux pages 104 et 105.
sonnable de conclure , à sa compétence, les requé-
rantes ne se sont pas acquittées de cette charge de
la preuve.
Pour ces motifs, je rejetterais la demande.
* * *
Ce qui suit est la version française des motifs
du jugement rendus par
LE JUGE LE DAIN: Je souscris au rejet de la
présente demande, car la preuve soumise à la
Cour, c'est-à-dire celle qui fut présentée au Tribu
nal, montre que les requérantes n'ont pas réussi à
établir le fait essentiel justifiant leur demande
d'exemption—savoir le fait que les immunoglobu-
lines antitétaniques (humaines) n'étaient pas fabri-
quées ou produites en quantité suffisante au
Canada pour répondre aux besoins de 10 p. 100 de
la consommation normale au Canada.
En outre, pour les motifs indiqués par le juge en
chef, cette affaire soulève une question difficile:
celle de savoir si une conclusion prononcée par le
Tribunal en vertu de l'article 16 de la Loi anti-
dumping en matière de préjudice sensible ou de
retard devrait faire l'objet d'une demande d'annu-
lation en vertu de l'article 28 au motif qu'au
moment de la conclusion, la Loi ne s'appliquait pas
aux marchandises ou à la catégorie de marchandi-
ses. On peut prétendre raisonnablement que si le
Tribunal rend une décision à l'égard de marchan-
dises qui ne sont pas assujetties à l'application de
la Loi, il excède sa compétence au sens de l'article
28; cependant une conclusion prononcée par le
Tribunal en vertu de l'article 16 constitue un
fondement essentiel à la bonne application de la
Loi et peut, par voie de conséquence, s'appliquer
aux droits et obligations afférents aux marchandi-
ses qui sont assujetties à la Loi au moment de
l'entrée au Canada.
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