A-169-78
Patrick Vincent McCarthy (Requérant)
c.
Le ministre de l'Emploi et de l'Immigration
(Intimé)
Cour d'appel, les juges Urie, Ryan et Le Dain—
Vancouver, les 2 et 4 mai 1978.
Examen judiciaire — Immigration — Enquête qui a mené à
une ordonnance d'expulsion — Impossibilité pour l'avocat
d'être présent à une date ferme — Comparution du requérant
sans son avocat étant donné l'impossibilité de retenir les
services d'un autre avocat et de le familiariser avec le dossier,
compte tenu du délai accordé et des conditions de sa détention
— L'ordonnance d'expulsion doit-elle être infirmée? — Loi
sur la Cour fédérale, S.R.C. 1970 (2e Supp.), c. 10, art. 28 —
Loi sur l'immigration, S.R.C. 1970, c. I-2, art. 18(1)e)(vi), et
26(2).
Il s'agit d'une demande présentée en vertu de l'article 28
visant l'examen et l'annulation d'une ordonnance d'expulsion
au motif que le requérant aurait été privé de son droit de se
faire assister par un avocat et qu'on ne lui aurait pas donné la
possibilité de se défendre dans le dossier constitué contre lui.
L'enquêteur spécial a insisté pour poursuivre l'enquête qui a
mené à une ordonnance d'expulsion contre le requérant. L'avo-
cat de celui-ci avait demandé que l'enquête soit ajournée à une
date qui lui aurait permis d'être présent. Le requérant, compte
tenu du délai qui lui était accordé et des conditions de sa
détention, n'a pas eu la possibilité de retenir les services d'un
autre avocat et de lui donner ses instructions.
Arrêt: la demande est accueillie. L'enquêteur spécial, en
insistant à poursuivre l'enquête en dépit du fait que le requé-
rant n'avait pu se trouver un autre avocat pour remplacer le
sien qui n'était pas disponible à la date fixée, a effectivement
privé ledit requérant du droit d'être représenté par avocat, droit
expressément prévu par l'article 26(2) de la Loi sur l'immigra-
tion, et l'a donc par là privé d'une juste possibilité de se
défendre dans le dossier constitué contre lui. Le requérant n'a
pas eu une possibilité raisonnable, dans le temps qui lui était
alloué et compte tenu des conditions de sa détention, de retenir
les services d'un autre avocat et de lui donner ses instructions.
Distinction faite avec l'arrêt: Pierre c. Le ministre de la
Main-d'œuvre et de l'Immigration [1978] 2 C.F. 849.
DEMANDE.
AVOCATS:
J. R. Taylor pour le requérant.
G. C. Carruthers pour l'intimé.
PROCUREURS:
John R. Taylor et associés, Vancouver, pour
le requérant.
Le sous-procureur général du Canada pour
l'intimé.
Ce qui suit est la version française des motifs
du jugement prononcés à l'audience par
LE JUGE LE DAIN: Une demande d'examen et
d'annulation d'une ordonnance d'expulsion rendue
le 30 mars 1978 est présentée ici en vertu de
l'article 28.
Le requérant allègue qu'il aurait été privé de son
droit de se faire assister par un avocat et qu'on ne
lui aurait pas donné la possibilité de se défendre
dans l'action intentée contre lui.
L'enquêteur spécial avait à se prononcer sur le
point de savoir si, au sens de l'article 18(1)e)(vi)
de la Loi sur l'immigration, S.R.C. 1970, c. I-2, le
requérant était une «personne, autre qu'un citoyen
canadien ou une personne ayant un domicile cana-
dien, qui est entrée au Canada comme non-immi
grant et y demeure après avoir cessé ... d'apparte-
nir à la catégorie particulière dans laquelle elle a
été admise en qualité de non-immigrant«. Le rap
port prévu par l'article 18 et la directive donnée en
vertu de l'article 25 et ordonnant la tenue d'une
enquête semblent fondés sur l'opinion voulant que
le requérant ait commencé à travailler comme
salarié sans autorisation et par là même cessé
d'être un visiteur. M. Glenn Bailey, l'agent d'im-
migration qui a examiné le requérant, a déposé
une déclaration dont voici un passage:
[TRADUCTION] II m'a aussi concédé qu'il avait travaillé au
cabaret Barn rue Granville depuis décembre 1977 jusqu'à il y a
deux semaines. Il aidait à recrépir l'immeuble, à peindre et à
faire le plan de la cuisine. Comme salaire, il était logé et nourri,
recevait un peu d'argent de poche et devait recevoir quelque
argent après l'ouverture du club, quand celui-ci aurait com-
mencé à faire des recettes. M. McCarthy a reconnu qu'il avait
accepté l'emploi sans y être autorisé par un agent
d'immigration.
L'enquête dirigée par M. J. R. Pickwell, enquê-
teur spécial, s'est ouverte le mardi 28 mars 1978.
Me John R. Taylor, avocat, occupait pour le requé-
rant. Me Taylor a obtenu une suspension d'au-
dience de trois heures environ pour lui permettre
de se familiariser avec le dossier. L'enquête a
repris pendant quelque deux heures le mardi après-
midi. Le requérant a nié qu'il ait occupé un emploi
au cabaret Barn; Me Taylor a indiqué qu'il se
proposait de contre-interroger M. Bailey et de citer
comme témoin le propriétaire du cabaret pour
obtenir sa déposition sur la question de l'emploi.
Sur ce point, il a fait valoir ce qui suit: [TRADUC-
TION] «Mais si nous en venons à la question de
l'emploi, je crois que nous devrions, que vous
devriez permettre aux agents de témoigner, et que
vous devriez permettre à celui qui fait l'objet de
l'enquête de citer en témoignage le propriétaire des
lieux quel qu'il soit». L'enquêteur spécial a cité
comme témoin M. Bailey, qui a été longuement
contre-interrogé par Me Taylor. Peu après 16h le
mardi, l'enquêteur spécial a indiqué qu'il se propo-
sait de suspendre l'enquête jusqu'au jour suivant,
le mercredi 29 mars, à 13h30. Me Taylor a alors
déclaré qu'à cette date il serait retenu hors de la
ville par un engagement antérieur et il a demandé
que l'enquête reprenne le lundi 3 avril. L'enquê-
teur spécial en réponse s'est exprimé comme suit:
L'enquêteur spécial:
[TRADUCTION] Me Taylor, je ne suis pas disposé à reporter
l'affaire à lundi après-midi, et je suis ... je dois vous avertir
que la date du 29 mars 1978 à treize heures est une date ferme,
et si vous ne pouvez comparaître, vous enverrez un autre avocat
de votre bureau, ou ... .
L'enquêteur spécial à l'intéressé:
[TRADUCTION] Q. ... M. McCarthy, je vous suggère que
vous vous procuriez les services d'un autre avocat pour
vous représenter. L'expression date ferme signifie que ce
jour-là l'audience reprendra et sera peut-être menée jus-
qu'à sa conclusion.
L'enquête a repris le mercredi 29 mars à 13h30.
Me Taylor est arrivé peu après 14h et a déclaré
qu'il ne pouvait occuper, étant contraint de se
trouver à New York le soir de ce même jour. Il a
ajouté qu'il croyait que l'enquête avait été remise
au vendredi. Après une longue discussion avec Me
Taylor, l'enquêteur spécial a déclaré ce qui suit:
[TRADUCTION] ... je fixe à demain matin, soit le 30 mars, à
9h, la reprise de l'enquête, et c'est là une date ferme. Cela
signifie que si Me Taylor n'est pas disponible et ne peut
comparaître, vous devez vous assurer les services d'un autre
avocat en mesure de vous représenter.
L'enquête a été ajournée à 14h27.
Elle a repris le jeudi 30 mars à 9h35. Dès
l'ouverture, l'enquêteur spécial a fait la déclaration
suivante:
[TRADUCTION] Q. M. McCarthy, je note que vous compa-
raissez aujourd'hui en l'absence de votre avocat, Me
Taylor, et comme j'ai reçu ce matin une lettre livrée par
messager et que je verserai au dossier par la suite, je
voudrais faire une déclaration. La lettre vient du bureau
de Me Taylor.
La présente enquête a commencé à 9h15 le 28 mars 1978
et il a été immédiatement procédé à sa suspension pour
permettre à votre avocat d'y assister. Votre avocat s'est
présenté à ce bureau et l'enquête a repris à 11h20.
L'avocat a demandé une suspension de séance de quatre
heures pour lui permettre de se familiariser avec votre
dossier, et on vous a offert de vous relâcher sur cautionne-
ment de mille dollars en espèces. L'enquête a repris à
14h10, le même jour 28 mars 1978; votre déposition et
celle de l'agent d'immigration Glenn Bailey ont été enten-
dues. A 16h15, l'enquête a été ajournée et sa reprise a été
fixée au 29 mars 1978, à 13h30; c'était là une date ferme.
On a de nouveau offert de vous relâcher sur cautionne-
ment de mille dollars en espèces. Plus tôt le même jour,
votre avocat M` Taylor avait déposé une demande de bref
d'habeas corpus. A 13h30 le 29 mars, à la réouverture de
l'enquête, l'avocat ne s'est pas présenté, et après un appel
téléphonique de votre part il est venu, alléguant avoir
compris que l'enquête devait reprendre le vendredi. Je l'ai
informé qu'il était dans l'erreur et lui ai enjoint de
procéder dans cette affaire; il a refusé et ne m'a donné
aucune raison valable de ce refus. Il a demandé que
l'affaire soit reportée au 3 avril 1978 car il devait quitter
la ville du fait d'un engagement antérieur. J'ai alors
décidé d'ajourner l'enquête jusqu'à ce matin, vous ai
indiqué que cette date de reprise de l'enquête était une
date ferme et vous ai recommandé, pour le cas où votre
avocat ne comparaîtrait pas, de faire le nécessaire pour
vous faire assister par un autre avocat. Comme j'avais
reçu d'Ottawa une nouvelle preuve (fac-similé d'une pho-
tographie vous identifiant comme une personne recher-
chée en Irlande en vertu de chefs d'accusation), j'ai
également décidé de vous maintenir en détention jusqu'à
l'achèvement de la présente enquête. A huit heures ce
matin, j'ai reçu de vos avocats, John Taylor et associés,
une lettre en date du 29 mars 1978, à moi adressée à ce
bureau, et qui se lit ainsi:
(Ici l'enquêteur spécial a procédé à la lecture de
ladite lettre):
[TRADUCTION] Le soussigné se rend ce soir à Hartford (Con-
necticut) par C.P. Air pour assister à une cérémonie spéciale en
l'honneur de M. Gordon Howe. Le soussigné voyagera avec M.
Taylor senior; le voyage était organisé depuis quelque temps.
La cérémonie spéciale aura lieu à Hartford les jeudi 30 et
vendredi 31 mars 1978.
Je serai également retenu par une autre affaire dans la région
de New York le vendredi 31 mars. M` Dale Vick est lui aussi
retenu hors de la ville et de la région et il me rencontrera à
New York le vendredi 31 mars 1978. Mc Isman de notre
bureau est également retenu pendant trois jours par un procès
devant les cours d'assises. Me Whiteside de notre bureau n'est
pas habitué aux affaires d'immigration et il n'est pas libre
demain.
Eu égard au fait que je me suis engagé à me rendre hors de la
ville jeudi et vendredi de cette semaine, j'apprécierais vivement
que vous reportiez la suite de l'enquête à mardi prochain
après-midi, 4 avril 1978.
Mon client n'a pas d'autre avocat pour l'assister actuellement
et il serait fort inéquitable de désigner un autre avocat aussi
tard pour occuper dans un dossier qui peut aboutir à l'expulsion
de mon client hors du Canada.
Nous avons aussi introduit des procédures devant la Cour
fédérale en vue de faire interdire la poursuite de l'enquête, car
nous sommes d'avis qu'il n'y a pas d'autorité compétente pour
mener ou continuer l'enquête. Nous joignons à la présente lettre
copie de l'avis de requête déposé devant la Cour fédérale. Nous
vous prions de prendre en considération le susdit avis de requête
et d'ajourner l'enquête jusqu'à décision de la Cour fédérale en
l'affaire.
Nous vous saurions gré de vouloir bien faire connaître le
résultat de la présente demande à notre bureau, qui en infor-
mera le soussigné pendant son absence hors de la ville.
Les notes sténographiques de l'enquête conti-
nuent comme suit:
AUX FINS D'IDENTIFICATION, JE MARQUE CETTE LETTRE
PIÈCE aI» ET JE LA VERSE AU DOSSIER.
Se trouvait joint à la lettre un avis de requête de six pages
déposé devant la Cour fédérale du Canada le 29 mars 1978, où
on demandait à la Cour d'émettre un bref de prohibition et un
bref de mandamus.
AUX FINS D'IDENTIFICATION, JE MARQUE CE DOCUMENT
PIÈCE «J» ET JE LE VERSE AU DOSSIER.
M. McCarthy, il me parait que votre avocat a consacré un
temps considérable à introduire une requête en Cour fédérale
du Canada et à demander l'émission d'un bref d'habeas corpus.
Il n'a pas le temps de comparaître ici et de plaider dans votre
dossier. J'ai donc, eu égard à cela, j'ai donc décidé de procéder
dans cette affaire, d'autant plus que je vous ai dit à deux
reprises que l'enquête continuerait obligatoirement et à date
ferme jusqu'à sa conclusion. Les requêtes pendantes devant les
tribunaux pour obtenir des brefs n'empêchent pas la présente
enquête de continuer. Comme votre avocat n'a pas comparu et
que vous ne semblez pas avoir fait le nécessaire pour qu'un
autre avocat vous représente, je vous demande maintenant si
oui ou non vous avez quelque preuve à fournir ou quelque
déclaration à faire avant que je ne rende ma décision dans votre
dossier.
R. Oui, Monsieur, je désire être représenté par un avocat
avant que ces procédures se poursuivent. Je n'ai eu le
temps de consulter aucun autre avocat parce qu'en prison
je n'étais pas autorisé à téléphoner. Je n'avais pas le droit
de recevoir des visites. Les heures de visites auxquelles
j'ai droit vont de 14 16 heures, et c'est tout. Je n'ai été
autorisé à voir personne, et par conséquent je ne peux pas
m'arranger. Je suis enfermé en prison. Je ne peux pas me
servir du téléphone, je ne peux appeler personne. Chaque
fois que je comparais dans cette salle, je désire être assisté
d'un avocat, dans l'intérêt de la justice.
Q. Vous venez de faire une déclaration touchant l'avocat.
Désirez-vous faire quelque déclaration touchant les allé-
gations de l'agent d'immigration, lesquelles ont été por-
tées à votre connaissance de façon détaillée au début de
l'enquête, soit que vous n'êtes pas un citoyen canadien ou
une personne ayant un domicile canadien, que vous êtes
entré au Canada comme non-immigrant et n'y êtes pas
demeuré ... pardon (correction) et que vous avez cessé
d'appartenir à la catégorie particulière dans laquelle vous
avez été admis en qualité de non-immigrant?
R. Monsieur, je n'ai rien à dire en l'absence d'avocat.
Après une brève suspension de séance consacrée
à l'examen de la preuve, l'enquêteur spécial a
statué, concluant que le requérant était une per-
sonne relevant de l'article 18(1)e)(vi) de la Loi, et
il a ordonné son expulsion.
Eu égard aux particularités de l'espèce, je suis
d'avis que par son insistance à poursuivre l'enquête
le matin du 30 mars 1978, en dépit du fait que le
requérant n'avait pu trouver un avocat pour rem-
placer Me Taylor, l'enquêteur spécial a effective-
ment privé ledit requérant du droit d'être repré-
senté par avocat, droit expressément prévu par
l'article 26(2) de la Loi sur l'immigration, et l'a
donc par là privé d'une juste possibilité de se
défendre dans le dossier constitué contre lui. Le
requérant désirait, avec l'assistance d'un avocat,
apporter d'autres éléments de preuve sur une ques
tion de fait, et certains arguments d'ordre juridi-
que pouvaient être soutenus sur le point de savoir
si les faits de la cause corroboraient l'existence
d'un emploi au sens des règlements et, dans l'affir-
mative, sur l'effet dudit emploi sur le statut du
requérant en tant que visiteur. Le requérant n'a
pas eu une possibilité raisonnable, dans le temps
qui lui était alloué et compte tenu des conditions
de sa détention, de retenir les services d'un avocat
et de lui donner ses instructions.
J'ai étudié la décision rendue par la Cour dans
l'affaire Pierre c. Le ministre de la Main-d'oeuvre
et de l'Immigration', mais les circonstances de ces
deux affaires sont tout à fait différentes. Dans
l'affaire Pierre, il y avait eu nombre d'ajourne-
ments s'échelonnant sur une longue période. L'in-
téressé avait été averti le 7 décembre 1977 d'avoir
à se faire assister par un autre avocat, au besoin,
pour sa comparution du 19 décembre 1977. Dans
la présente affaire, il y avait eu quelques suspen
sions de séance pendant que l'enquêteur spécial
attendait l'arrivée de Me Taylor, et un ajourne-
ment de quelques heures pour permettre à ce
dernier de se familiariser avec le dossier, mais la
demande de suspension de l'enquête pendant quel-
que deux jours ouvrables où Me Taylor était retenu
par un engagement hors de la ville était la pre-
mière demande de cette sorte qui eût été faite. Me
Taylor n'avait pas encore pu interroger la personne
censée avoir employé le requérant. Le témoignage
1 [1978] 2 C.F. 849.
de ce supposé employeur était décisif dans le litige
soumis à l'enquêteur spécial. Même en admettant
que le refus de l'ajournement sollicité par Me
Taylor ait constitué en l'espèce un cas d'exercice
raisonnable du pouvoir discrétionnaire, ce qui est
fort contestable, le délai imparti au requérant pour
retenir les services d'un avocat et lui donner ses
instructions était en l'espèce déraisonnablement
court.
Pour ces motifs, j'accueille la demande présen-
tée en vertu de l'article 28, je révoque l'ordonnance
d'expulsion et je renvoie l'affaire aux autorités
d'immigration pour qu'elles procèdent à une nou-
velle enquête.
* * *
LE JUGE URIE y a souscrit.
* * *
LE JUGE RYAN y a souscrit.
Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.