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T-2903-78
Orient Leasing Company Ltd. (Demanderesse)
c.
Le navire Kosei Maru (Défendeur)
Division de première instance, le juge Marceau— Montréal, les 16, 17, 18, 19 et 20 octobre; Ottawa, le 10 novembre 1978.
Droit maritime Le défaut de paiement d'une dette garan- tie par une hypothèque contre le navire a provoqué une action en exécution de l'hypothèque Action intentée par des procé- dures in rem contre le navire L'hypothèque du navire et les parties à l'hypothèque relèvent de la loi japonaise, mais le navire a été saisi dans les eaux canadiennes Défaut de paiement après qu'une ordonnance a été rendue par un tribunal japonais en vertu de la loi japonaise sur la réorganisation des compagnies Les garanties ne peuvent être exécutées au Japon, sauf par des mesures permises par cette loi La loi japonaise sur la réorganisation des compagnies et les ordon- nances rendues par un tribunal japonais en vertu de cette loi sont-elles applicables à un navire japonais pendant qu'il mouille dans un port canadien? Loi sur la Cour fédérale, S.R.C. 1970 (2e Supp.), c. 10, art. 22, 43.
Le Kosei Maru, navire à moteur battant pavillon japonais et appartenant à une compagnie constituée en vertu des lois du Japon et ayant sa principale place d'affaires au Japon, a été saisi à Hamilton (Ontario) en vertu d'un mandat délivré sur l'instance de la demanderesse, également une compagnie japo- naise. Cette action vise à l'exécution d'une hypothèque; elle a été intentée par voie de procédures in rem contre le navire alors qu'il se trouvait dans un port canadien. Si l'action in rem est un recours valable au Canada, il s'agit d'un recours qui ne peut être utilisé que pour faire valoir un droit positif valable. La validité du droit que veut faire valoir la demanderesse dépend exclusivement de la loi japonaise applicable. Le «contrat de vente à tempérament» par lequel la demanderesse a vendu le Kosei Maru à ses propriétaires actuels et l'acte d'hypothèque sont des contrats valides sous le régime de la loi japonaise. Les propriétaires du navire ont requis la réorganisation en applica tion d'une loi spéciale japonaise, la loi sur la réorganisation des compagnies. En application de cette loi, un tribunal japonais a interdit à la compagnie propriétaire du navire de payer ses dettes (y compris celles contractées envers la demanderesse). Au Japon, les recours ne peuvent être intentés qu'en vertu de la loi sur la réorganisation des compagnies. En vertu des contrats applicables considérés en eux-mêmes, il y a eu défaut de paiement qui, n'eussent été les ordonnances du tribunal japo- nais, aurait donné à la demanderesse le droit de faire saisir le navire hypothéqué en sa faveur. Le litige consiste à déterminer si la loi japonaise sur la réorganisation des compagnies et les ordonnances rendues par le tribunal japonais en vertu de cette loi sont applicables au navire Kosei Maru pendant qu'il mouille dans un port canadien.
Arrêt: l'action est accueillie. La Cour a le devoir d'appliquer au présent litige la loi japonaise telle qu'elle est aujourd'hui et, pour établir ce qu'elle est, en l'absence de tout précédent jurisprudentiel, la Cour ne peut adopter une approche qui la
conduirait au-delà du sens habituel des mots utilisés par le législateur et donnerait à une disposition de la loi une interpré- tation en contradiction avec l'opinion unanimement adoptée, jusqu'à ce jour, par tous les praticiens, commentateurs et professeurs au Japon. Il n'appartient pas à un tribunal canadien d'adopter une interprétation entièrement nouvelle d'une loi japonaise. Dans l'état actuel de la loi au Japon, le déclenche- ment de procédures de réorganisation contre les propriétaires n'empêche pas la demanderesse de réaliser sa créance et de faire valoir ses droits contre le navire défendeur pendant qu'il se trouve dans un port canadien, car certains des cas de défaut prévus par les parties dans l'acte d'hypothèque se sont manifes- tement réalisés. La Cour fédérale est compétente pour entendre une action in rem fondée sur la forclusion du droit qu'accorde une hypothèque grevant un navire qui se trouve en territoire canadien, et elle ne peut faire autrement que reconnaître le droit de la demanderesse et donner suite à sa réclamation.
ACTION. AVOCATS:
Pierre Côté et Marcel Savard pour la demanderesse.
David Angus et Marc de Man pour le défendeur.
PROCUREURS:
Ogilvy, Montgomery, Renault, Clarke, Kirk- patrick, Hannon & Howard, Montréal, pour la demanderesse.
Stikeman, Elliott, Tamaki, Mercier & Robb, Montréal, pour le défendeur.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
LE JUGE MARCEAU: Le Kosei Maru est un navire à moteur battant pavillon japonais enregis- tré au port de Kobe au Japon. Il appartient à Issei Kisen Keisha, Ltd., («Issei Kisen»), compagnie constituée en vertu des lois du Japon et ayant sa principale place d'affaires au Japon.
Le 28 juin 1978, le Kosei Maru a été saisi à Hamilton (Ontario) en vertu d'un mandat délivré par cette cour sur l'instance de la demanderesse Orient Leasing Company Ltd., («Orient Leasing»), également une compagnie japonaise. Dans sa déclaration, la demanderesse a principalement allégué qu'en vertu d'un [TRADUCTION] «contrat de vente à tempérament», Orient Leasing avait vendu le navire à Issei Kisen pour une somme convenue payable par versements échelonnés, ces versements étant garantis par une première hypo- thèque contre le navire, laquelle hypothèque avait
été dûment enregistrée au Bureau des affaires juridiques du district de Kobe, au Japon, que le défendeur et ses propriétaires n'avaient rempli ni les engagements du «contrat de vente échelonnée» ni ceux de l'hypothèque, et ne les remplissaient pas encore même après avis dûment signifié et qu'en conséquence Orient Leasing avait le droit de faire saisir le navire hypothéqué et exécuter sa réclama- tion contre le navire en tant que débiteur hypothécaire.
Une requête en annulation de la saisie pour abus des procédures de cette cour a été immédiatement présentée pour le compte du défendeur et de ses propriétaires. Dans l'affidavit produit à l'appui de la requête, on a informé la Cour qu'Issei Kisen était dans une période de réorganisation au Japon conformément à des ordonnances rendues par la cour de district de Kobe en vertu de la loi japo- naise concernant la réorganisation des compagnies et qu'en conséquence, la compagnie était dirigée par des administrateurs nommés par cette cour-là. On a soutenu que, pendant ces procédures de réorganisation, la loi japonaise interdisait à la compagnie propriétaire du navire de payer ses créanciers et que la demanderesse n'avait aucun droit positif à la saisie du navire hypothéqué. La Division d'appel de la Cour fédérale a rejeté la requête en annulation au motif qu'il n'était pas possible, en ce début des procédures, d'affirmer qu'il était évident que l'hypothèque ne pouvait pas être exécutée; il fallait permettre que l'action soit entendue sur le fond puisqu'il s'agissait d'une «cause raisonnablement discutable». La cause était certes discutable.
Elle est venue à audience à Montréal le 16 octobre 1978, et le procès a duré cinq jours com- plets. De nombreux documents (52) ont été mis en preuve et pas moins de sept experts, quatre pour le compte de la demanderesse et trois pour le compte du défendeur, ont été cités comme témoins pour attester l'état de la législation japonaise qui parais- sait applicable. La Cour d'appel avait raison de prévoir que des problèmes difficiles de droit et de fait allaient se poser: il faut à présent les définir et les résoudre.
En réalité, les positions que les parties et leurs avocats respectifs ont adoptées tant dans leurs plaidoiries qu'à l'audition sur le fond ont, dans une certaine mesure, clarifié et défini les points litigieux.
La compétence de la Cour n'est pas contestée. L'action vise à faire exécuter une hypothèque; elle a été intentée par voie de procédures in rem contre le navire alors qu'il se trouvait dans un port cana- dien et pouvait faire l'objet d'une saisie. Les ali- néas 22(2)c) et 22(3)d) et le paragraphe 43(2) de la Loi sur la Cour fédérale confèrent certainement compétence à la Cour pour entendre cette action in rem) Le fait que le navire bat pavillon japonais, que les parties sont japonaises, qu'aucun Canadien ne fait de réclamation contre le défendeur et qu'aucun Canadien n'est créancier de ses proprié- taires ne change rien à cette compétence ni ne libère la Cour de l'obligation de l'exercer (voir Antares Shipping Corporation c. Le «Capricorn». [1977] 2 R.C.S. 422; International Marine Bank ing Co. Limited c. Le pétrolier «Dora» [1977] 2 C.F. 513). Il est cependant évident que si l'action in rem est un recours valable au Canada, il s'agit d'un recours qui ne peut être utilisé que pour faire valoir un droit positif valable.
Les parties ne contestent pas non plus que la validité du droit positif que veut faire valoir la demanderesse dépend exclusivement de la loi japo- naise applicable. Les parties sont japonaises et l'action est fondée sur des contrats conclus entre
' 22.
(2) Sans restreindre la portée générale du paragraphe (1), il est déclaré pour plus de certitude que la Division de première instance a compétence relativement à toute demande ou à tout litige de la nature de ceux qui sont ci-après mentionnés:
c) toute demande relative à une hypothèque ou un privilège dont sont grevés un navire ou un droit de propriété partiel y afférent ou à quelque privilège de la nature d'un prêt à la grosse sur corps ou sur facultés à la garantie duquel a été affecté un navire ou un droit de propriété partiel y afférent ou une cargaison;
(3) Pour plus de certitude il est déclaré que la compétence conférée à la Cour par le présent article s'étend
d) à toutes les hypothèques ou tous les privilèges donnés en garantie sur un navire, enregistrés ou non, qu'ils existent en vertu de la loi, de la common law ou de l'equity, et qu'ils soient ou non créés en vertu du droit étranger.
43. ...
(2) Sous réserve du paragraphe (3), la compétence conférée à la Cour par l'article 22 peut être exercée en matière réelle pour toute demande relative à un navire, à un aéronef, à. d'autres biens ou à tout produit de leur vente qui a été consigné au tribunal.
elles au Japon: il n'y a pas de doute que ces contrats sont régis par la loi japonaise.
En outre, pour le compte du défendeur et de ses propriétaires, on admet que le «contrat de vente à tempérament», par lequel la demanderesse a vendu le Kosei Maru à Issei Kisen, et l'acte d'hypothè- que, en date du 7 avril 1977, conclu pour garantir le paiement des versements échelonnés, étaient des contrats valides ayant la même force et le même effet sous le régime de la loi japonaise qu'en auraient des contrats analogues sous le régime de la loi canadienne.
Enfin, on ne conteste pas qu'Issei Kisen n'a pas honoré son billet à ordre couvrant le versement mensuel qui devait devenir exigible, en vertu des- dits contrats, le 15 février 1978, et qu'elle n'a jamais fait quelque versement que ce soit sur cette dette nonobstant l'avis de défaut donné par la demanderesse.
Bien entendu, ces reconnaissances écartent des points litigieux qu'autrement il aurait fallu tran- cher, et paraissent même fournir un certain fonde- ment à l'action, mais elles ne répondent pas réelle- ment au vrai problème que soulèvent les procédures. Le problème découle de faits auxquels j'ai déjà fait allusion en parlant de la requête en annulation de la saisie; les voici:
Le 26 janvier 1978, Issei Kisen a adressé à la cour de district de Kobe, au Japon, une demande de réorganisation en vertu d'une loi spéciale japo- naise, la loi sur la réorganisation des compagnies. Conformément à cette demande, le 28 janvier 1978 la cour de district de Kobe a rendu une ordonnance provisoire qui, entre autres, interdisait à la requérante de payer quelque dette que ce soit contractée antérieurement au 27 janvier 1978, y compris celles contractées envers la demanderesse. Le 7 février 1978, cette même cour a rendu d'au- tres ordonnances dont une nommait deux [TRA- DUCTION] «administrateurs-conservateurs» pour la gestion des affaires de la requérante, en attendant que la cour examine la demande de réorganisation. Le 21 avril 1978, la cour de district de Kobe faisait droit à la demande, nommant les deux «adminis- trateurs-conservateurs» «administrateurs» des biens et affaires de la requérante; la cour ordonnait en outre la préparation d'un plan de réorganisation à déposer devant elle au plus tard le 30 novembre
1978 et exigeait que tous les créanciers de la compagnie requérante désireux de se prévaloir des moyens de droit applicables en vertu de ladite loi sur la réorganisation des compagnies déposent devant elle leurs réclamations avec les pièces justi- ficatives de garantie, le cas échéant, au plus tard le 31 mai 1978. Le 24 mai 1978, la demanderesse s'est conformée à l'ordonnance et a déposé ses réclamations devant la cour de district de Kobe, avec le relevé des garanties afférentes.
Compte tenu de ces faits, il n'est pas difficile de deviner les arguments présentés au nom du défen- deur. Par suite des ordonnances rendues par la cour de district de Kobe en vertu de la loi japo- naise sur la réorganisation des compagnies, la demanderesse n'avait pas le droit de réaliser la valeur de sa garantie ailleurs qu'au Japon, et dans le cadre des procédures en cours au Japon. Par la saisie du navire et le dépôt de sa déclaration devant la Cour fédérale, la demanderesse a violé la loi japonaise sur la réorganisation des compagnies ainsi que les ordonnances rendues par la cour de Kobe sous le régime de cette loi. L'action est illégale en vertu de la loi japonaise, aucun tribunal japonais ne l'entendrait, et demander à la Cour fédérale de l'entendre malgré cela constitue un abus de ses procédures. Au reste, tant du point de vue de la loi japonaise que des contrats applicables régis par la loi japonaise, il n'y a eu de la part des propriétaires aucun défaut de paiement qui per- mette à la demanderesse de faire saisir au Canada le navire hypothéqué en sa faveur.
Évidemment, la demanderesse a nié toutes ces allégations. Elle n'a pas soutenu qu'il fallait écar- ter la loi japonaise et rejeter les ordonnances des tribunaux japonais. Elle a plutôt allégué que la loi japonaise sur la réorganisation des compagnies ne peut s'appliquer qu'aux biens d'une compagnie débitrice qui se trouvent en territoire japonais et non aux biens situés matériellement en dehors du Japon. Elle en a déduit qu'on ne peut, par des ordonnances rendues en vertu de cette loi, empê- cher un créancier de réaliser la valeur de la garan- tie à laquelle sont affectés des biens situés en dehors du Japon, et une action en ce sens intentée devant un tribunal étranger est parfaitement légale, ne constitue pas une violation de la loi japonaise ou d'une ordonnance rendue sous son régime, et ne peut d'aucune manière être qualifiée
d'abus de procédures devant le tribunal étranger. En l'espèce, allègue la demanderesse, le contrat de vente à tempérament et l'acte d'hypothèque pré- voient tous deux qu'une demande de réorganisa- tion faite par la compagnie débitrice en vertu de la loi japonaise sur la réorganisation des compagnies, de même que l'omission de sa part de payer tout versement devenu exigible en vertu des contrats, doivent être considérées comme des cas de défaut, quelle qu'en soit la cause, et il n'y a aucune raison pour que ces dispositions contractuelles, parfaite- ment valables en vertu de la loi japonaise, ne soient pas considérées comme ayant plein effet et comme pouvant servir de fondement à une action en for- clusion au Canada.
On peut voir maintenant la question fondamen- tale, et même la seule, du présent litige. Il s'agit de savoir si la loi japonaise sur la réorganisation des compagnies et les ordonnances précitées rendues en vertu de cette loi sur la demande d'Issei Kisen sont applicables au Kosei Maru pendant qu'il mouille dans un port canadien. J'ai dit que c'est la seule question litigieuse car il est parfaitement clair qu'en vertu des contrats applicables considé- rés en eux-mêmes, il y a eu défaut de paiement qui, n'eussent été les ordonnances précitées, aurait certainement donné à la demanderesse le droit de faire saisir le navire hypothéqué en sa faveur.
Je pense qu'il convient de faire deux observa tions préliminaires avant de traiter cette question difficile.
1. Puisque au cours des débats devant moi les avocats des deux parties ont discuté assez longue- ment de la question du fardeau de la preuve concernant la loi étrangère applicable que la Cour doit considérer comme un fait à évaluer et à prouver comme tel, je voudrais faire quelques remarques sur ce point. Pendant l'audience, j'ai exprimé mon désaccord avec la prétention, avancée par l'avocat du défendeur, suivant laquelle la demanderesse devait assumer seule tout le fardeau de la preuve car, selon lui, c'est elle qui devait convaincre la Cour que l'action était bien fondée en dépit des ordonnances susmentionnées rendues sous le régime de la loi japonaise sur la réorganisa- tion des compagnies. Même à présent je n'admets pas une affirmation aussi générale. A mon avis, le fait que constitue la loi étrangère, quoique de caractère très spécial, doit être traité comme tout
autre fait lorsque se pose la question du fardeau de la preuve: la partie qui l'invoque à l'appui de sa prétention doit en faire la preuve. En pratique, cependant, l'obligation de prouver un tel fait, sur- tout lorsqu'elle comporte une difficulté d'interpré- tation, peut passer d'une partie à l'autre au cours de l'audition, ce qui oblige les deux parties à produire la preuve qui s'y rapporte, et la Cour doit prendre en considération l'ensemble de la preuve produite. Ce n'est que lorsque la Cour ne peut arriver à une conclusion précise sur l'effet pré- tendu de la loi étrangère, que la question du fardeau de la preuve peut avoir une réelle impor tance. Tel n'est pas le cas en l'espèce.
2. En tant que fait, la loi étrangère doit être prouvée par les dépositions de témoins experts dont il faut faire la critique mais qui constituent tout de même le seul fondement à partir duquel la Cour peut tirer sa conclusion. Lorsque les dépositions de ces témoins sont contradictoires, la Cour pourrait devoir [TRADUCTION] «examiner et interpréter le passage cité en lui-même pour arriver à une con clusion satisfaisante» (Phipson on Evidence, 11e éd., paragraphes 1292 et 1293). Ce principe est bien connu et on peut facilement l'accepter. Mais l'avocat du défendeur voudrait y ajouter une réserve: il prétend que, dans l'examen et l'interpré- tation de la loi étrangère applicable, la Cour doit faire comme s'il s'agissait d'une loi de notre pays. Je ne suis pas d'accord. A mon avis, la Cour a l'obligation de s'efforcer d'évaluer l'état présent de la loi au Japon, sans tenir compte de ce qu'elle pourrait devenir demain sous l'influence créatrice possible de la jurisprudence japonaise. En d'autres mots, il n'appartient pas à la Cour d'introduire une nouvelle façon d'interpréter une loi japonaise. On comprendra mieux ces dernières remarques quand je me reporterai à la preuve produite à l'audience mais, comme elles touchent au cœur même du problème, j'ai pensé qu'il pourrait être utile de les faire à ce stade-ci.
Comme je l'ai dit précédemment, on a fait appel à sept experts pour témoigner sur l'interprétation à donner à la loi japonaise sur la réorganisation des compagnies et sur l'effet que les ordonnances ren- dues en l'espèce auraient pu avoir sur le navire défendeur pendant qu'il se trouvait dans un port canadien. Tous des juristes éminents, ils connais- saient bien la loi japonaise et tout particulièrement
la loi sur la faillite et la loi sur la réorganisation des compagnies. Deux d'entre eux sont des profes- seurs et auteurs de prestige, deux sont des juges à la retraite, les autres des avocats en exercice. Ils m'ont tous grandement impressionné, quoique à des niveaux différents. On aurait pu penser à première vue que la tâche de faire un choix entre leurs opinions divergentes serait impossible. Pour- tant ce ne fut pas le cas, pour le motif qu'en définitive il n'y eut pas de choix véritable à faire entre les diverses opinions exprimées car, après examen, ces opinions s'avérèrent n'être pas aussi divergentes qu'elles paraissaient l'être au début. En d'autres termes, ainsi que le fera ressortir un examen rapide de leur contenu, on peut et doit réconcilier, pour les besoins du procès, les points de divergence apparente qui existent entre les déposi- tions des experts.
Avant 1952, il y avait au Japon trois procédures judiciaires visant la liquidation ou la réhabilitation des débiteurs insolvables ou de ceux qui se trou- vaient dans une situation financière difficile: une procédure de faillite directe, une procédure de concordat et une procédure d'arrangement appli cable aux sociétés par actions. En 1952, on y a ajouté la réorganisation des compagnies. Cette nouvelle procédure a été adoptée sous l'influence des autorités d'occupation américaines et sa struc ture fondamentale a été empruntée à un modèle américain, la Bankruptcy Act des États-Unis, Chapter 10 Rules. Elle en diffère cependant sur plusieurs points: il était nécessaire d'ajuster la nouvelle institution au système de droit civil japo- nais et de la faire concorder avec les procédures déjà existantes en matière de faillite. En 1967, pour résoudre quelques défaillances observées pen dant les quinze premières années d'application, on a apporté des modifications importantes à la nou- velle loi.
Les objectifs de la loi sur la réorganisation des compagnies sont quelque peu différents et plus larges que ceux des procédures usuelles de faillite. Ils ne consistent pas simplement à aider et à réhabiliter un débiteur en difficulté tout en veillant à ce que ses créanciers soient traités sur un même pied. La loi cherche avant tout des moyens pour conserver à une entreprise qui éprouve des difficul- tés financières sa viabilité et sa productivité. Les législateurs avaient à l'esprit des entreprises d'une
certaine envergure, organisées sous forme de socié- tés par actions et dont l'activité pouvait être consi- dérée comme ayant un certain effet sur l'économie nationale et le marché du travail. En vertu de cette loi, les activités commerciales de la compagnie dont la demande de réorganisation a été accueillie doivent se continuer pendant que se poursuit la procédure; l'entreprise est gérée par un ou plu- sieurs administrateurs désignés par le tribunal. L'un des traits fondamentaux de la loi, c'est que la réorganisation en cours affecte tous les créanciers de la compagnie, et non pas seulement les titulaires de réclamations non garanties comme c'est le cas dans les procédures habituelles de faillite. Dès que la réorganisation commence, toute exécution des droits garantis est automatiquement interdite (articles 67, 112, 123) et même antérieurement, pendant que la demande fait encore l'objet d'exa- men, le tribunal peut interdire aux créanciers garantis d'exécuter leurs droits (article 37). Ces créanciers ont les mêmes recours que les titulaires de réclamations non garanties: ils doivent déposer leurs réclamations devant le tribunal et se conten- ter de ce qui peut leur être attribué à la suite du plan de réorganisation (articles 112, 123, 241).
Ces renseignements généraux sur l'évolution his- torique de la loi et ses principales caractéristiques suffisent, je crois, même s'ils sont brefs et quelque peu superficiels, pour nous permettre de saisir le problème qui nous occupe en l'espèce. La question suivante est évidemment à la racine de ce problè- me. Lorsque commence au Japon une procédure de réorganisation d'une compagnie ayant des biens à l'étranger, cette procédure s'applique-t-elle aux biens du débiteur situés à l'étranger au même titre qu'à ceux situés au Japon? On peut facilement voir que cette question fondamentale se pose pour toute procédure de faillite ou de réorganisation déclen- chée dans tout pays lorsque le débiteur a des biens dans un autre pays, et la réponse ne peut être trouvée que dans la législation interne, c.-à-d. celle du pays les procédures ont commencé, puis- qu'en l'absence de convention internationale spéci- fique, aucun principe de droit international n'est mis en jeu. Si la réponse est affirmative, les auteurs déclarent que le «principe de l'universalité» a été adopté, tandis que si la réponse est négative, c'est le «principe de la territorialité». Nous n'avons pas à déterminer ici les raisons pour lesquelles une législature a pu adopter un principe plutôt qu'un
autre, bien qu'il soit évident que, tout en admet- tant que le «principe de l'universalité» paraît plus satisfaisant en soi, la coopération des gouverne- ments étrangers est nécessaire pour lui donner plein effet et le «principe de l'universalité» con- corde certainement moins avec l'idée que les procé- dures de faillite constituent une forme de procédu- res coercitives de nature collective comportant un exercice du pouvoir souverain d'un état.
La réponse qu'a donnée la législature japonaise à la question de l'effet extra-territorial des procé- dures de réorganisation des compagnies diffère de celle trouvée dans la loi américaine; elle est expri- mée à l'article 4 de la loi, dont voici une version française fondée sur la traduction anglaise déposée devant la Cour:
Article 4. Les procédures de réorganisation commencées au Japon n'ont d'effet que sur les biens de la compagnie qui se trouvent au Japon.
2. Les procédures de réorganisation commencées à l'étranger n'ont pas d'effet sur les biens situés au Japon.
3. Les obligations, dont on peut exiger l'exécution par voie de procédures judiciaires en vertu du Code de procédure civile (Loi 29 de 1890) sont censées se trouver au Japon.
Cet article 4 de la loi sur la réorganisation des compagnies a repris textuellement l'article 3 de la loi sur la faillite adoptée en 1922. Ceux qui con- naissent bien la loi au Japon n'ont jamais douté qu'en 1952 la législature japonaise voulait soumet- tre la nouvelle loi sur la réorganisation des compa- gnies au même principe de territorialité que la loi sur la faillite alors en vigueur. Et la doctrine juridique au Japon est unanime en ce qui concerne les conséquences à en tirer. Jusqu'ici personne n'a jamais mis publiquement en doute le principe que, lorsque des procédures de faillite ou de réorganisa- tion ont commencé au Japon relativement à un débiteur japonais, l'article 3 de la loi sur la faillite ou l'article 4 de la loi sur la réorganisation des compagnies permettent à ses créanciers, qu'ils soient japonais ou non, de prendre toute mesure ou instituer toute action ou procédure juridique devant un tribunal étranger contre des biens situés en dehors du Japon. Et jusqu'ici personne n'a jamais mis publiquement en doute le droit des détenteurs d'hypothèques grevant les biens d'un débiteur, failli ou en cours de réorganisation, situés en dehors du Japon, de faire saisir les biens hypo- théqués et de faire valoir leurs droits devant un tribunal étranger compétent. Cette opinion tradi-
tionnelle a été confirmée dans la seule décision judiciaire portant sur l'un ou l'autre de ces deux articles, soit une décision mettant en cause l'article 3 de la loi sur la faillite. Pour compléter, je dois ajouter que le principal expert cité pour le compte du défendeur, le professeur Taniguchi, autorité marquante au Japon, n'a pas hésité à adopter les mêmes vues traditionnelles que ses collègues, dans son livre sur le droit de la faillite publié il y a deux ans.
Jusqu'ici, la situation est claire: les sept témoins experts sont d'accord. Ils ne diffèrent dans leurs opinions qu'à partir de ce point. Alors que les experts cités pour le compte de la demanderesse croient fermement que l'interprétation unanime- ment acceptée de l'article 4 de la loi sur la réorga- nisation des compagnies est strictement basée sur son libellé et reste la seule interprétation possible, le professeur Taniguchi et les deux autres juristes qui ont témoigné en faveur du défendeur pensent différemment et ont exprimé l'opinion que les vues traditionnelles pouvaient et devaient être rejetées. Voici le raisonnement qui sert de fondement à leur thèse.
Le «principe de la territorialité» incorporé dans les lois japonaises relatives aux procédures de fail- lite conduit à des conséquences évidemment peu satisfaisantes dans tous les litiges mettant en cause des biens de valeur situés à l'étranger, ce qui est susceptible de se produire de plus en plus fréquem- ment à l'avenir, étant donné l'accroissement des investissements et des activités économiques des industries et des entreprises japonaises à l'étran- ger. Dans des procédures de réorganisation, l'ap- plication rigoureuse et sans réserve de ce principe peut même conduire à des résultats absurdes. L'objectif même de la loi peut être neutralisé comme le montre la présente affaire, puisqu'une compagnie de transport maritime faisant affaire à l'échelle internationale peut difficilement conti- nuer ses opérations si ses navires peuvent être saisis à l'étranger. Il semble que, non seulement les législateurs de 1952 et ceux de 1968, mais aussi les commentateurs, les praticiens et les auteurs n'ont pas étudié ces conséquences regrettables. Il fau- drait certainement réexaminer le «principe de la territorialité» en ce qui concerne son application, car il peut restreindre l'effet des procédures japo- naises de faillite plus qu'il n'est nécessaire.
Bien sûr, continue le raisonnement, une inter vention législative constituerait la mesure idéale, mais en attendant on pourrait proposer une inter- prétation nouvelle et différente de l'article 4 de la loi sur la réorganisation des compagnies qui mini- miserait les conséquences fâcheuses de ses disposi tions telles qu'elles ont été comprises jusqu'à main- tenant. Tout d'abord, on pourrait reconnaître que les procédures de réorganisation des compagnies au Japon ont une sorte d'effet «éventuel» sur les biens de la compagnie situés à l'étranger, étant donné que, si pour quelque raison ces biens sont amenés en territoire japonais, ils tombent automa- tiquement sous le pouvoir de l'administrateur dési- gné par le tribunal. Cette «éventualité» est d'autant plus réelle que l'administrateur a des moyens de faire rapatrier certains de ces biens, soit par l'in- termédiaire des employés de la compagnie travail- lant sous son autorité, soit par l'intermédiaire des gestionnaires qui sont tenus de coopérer avec lui. Si elle est bien reconnue, cette «éventualité» pour- rait être considérée comme faisant entrer les biens situés à l'étranger dans le champ d'application de l'article 4 de la loi, au moins dans la mesure requise pour rendre applicable l'interdiction des réclamations individuelles. En outre, dans le cas d'un navire, il n'est même pas nécessaire de se baser sur ce nouveau concept d'éventualité»: on pourrait dire que, même lorsqu'il se trouve dans des eaux étrangères, un navire, à cause de son enregistrement au Japon, continue à «se trouver» au Japon au sens de l'article 4, et, de façon plus précise encore, au sens du mot japonais plutôt vague et flexible aru y employé. Aux fins de la loi sur la réorganisation des compagnies, un navire serait toujours réputé juridiquement, sinon maté- riellement, «se trouver» au Japon.
Voilà qui résume de la façon la plus exacte possible le raisonnement qui sert de fondement aux opinions du professeur Taniguchi et de ses collè- gues, quoique je reconnaisse que ce résumé ne rend malheureusement pas toutes les finesses de pensée qu'ils ont exprimées. Ce raisonnement me paraît difficile à accepter à cause de ses faiblesses éviden- tes. D'une part, l'interprétation suggérée va telle- ment au-delà du langage explicite de la loi que je doute qu'un tribunal puisse l'accepter quelque étendu que puisse être le pouvoir de ce tribunal dans l'interprétation de la loi. D'autre part, il pourrait être vrai, comme l'a soutenu l'avocat du
défendeur, qu'à certaines fins, un navire, même à l'étranger, continue d'être régi par la loi du pays il est enregistré (quoiqu'à mon avis, cette règle ne peut s'appliquer qu'en haute mer le navire serait réputé situé à son port d'enregistrement, car il n'est alors soumis à aucune autorité, si ce n'est celle de l'État dont il bat pavillon), mais en l'es- pèce il s'agit de saisie et en fait le critère sous- jacent à l'article 4 de la loi sur la réorganisation des compagnies est manifestement la possibilité d'être soumis à une exécution forcée par ordon- nance de la cour, et, en ce sens, il me semble impossible de conclure qu'un navire à l'ancre à Hamilton, au Canada, puisse, en droit, être réputé «se trouver» au Japon. Mais de toute façon, quelle que soit ma difficulté à me rallier à la manière de raisonner adoptée par les experts cités en faveur du défendeur, je crois tout simplement que ma situa tion ne me permet pas d'examiner leur thèse et de porter un jugement sur sa valeur.
On peut remettre ici dans leur perspective les observations que j'ai faites au début. A mon avis, mon devoir consiste à appliquer au présent litige la loi japonaise telle qu'elle est aujourd'hui et, pour établir ce qu'elle est, en l'absence de tout précé- dent jurisprudentiel, je ne peux adopter une appro- che qui me conduirait au-delà du sens habituel des mots utilisés par le législateur et me ferait donner à une disposition de la loi une interprétation qui soit en contradiction avec l'opinion unanimement adoptée, jusqu'à ce jour, par tous les praticiens, commentateurs et professeurs au Japon. Comme je l'ai déjà dit, il n'appartient pas à un tribunal canadien d'adopter une interprétation entièrement nouvelle d'une loi japonaise, quelque malheureux que puissent se révéler ses effets lorsqu'on l'inter- prète suivant son sens naturel et traditionnel.
A mon avis, dans l'état actuel de la loi au Japon, le déclenchement de procédures de réorganisation contre les propriétaires n'empêche pas la demande- resse de réaliser sa créance et de faire valoir ses droits contre le navire défendeur pendant qu'il se trouve dans un port canadien, car certains des cas de défaut prévus par les parties dans l'acte d'hypo- thèque se sont manifestement réalisés. L'action n'a pas été intentée en contravention à quelque loi japonaise ou à quelque ordonnance judiciaire
rendue en vertu de la loi japonaise, puisque le droit qu'elle cherche à faire valoir et à appliquer est valable en vertu des lois japonaises. La «clause de compétence» adoptée par les parties à l'article 18 du contrat de vente à tempérament ne constitue pas une fin de non-recevoir opposable aux procé- dures, puisqu'il est évident que cette clause se rapporte seulement à un différend entre les parties relativement à l'exécution du contrat et n'est pas applicable en cas de forclusion alors que le seul tribunal compétent est celui qui peut ordonner la saisie du navire. En intentant son action devant la Cour fédérale, la demanderesse n'a pas cherché à se choisir un tribunal et n'a pas abusé des procédu- res de la Cour, car elle ne pouvait faire valoir et exécuter son droit nulle part ailleurs. La Cour fédérale est certainement compétente pour enten- dre une action in rem fondée sur la forclusion du droit qu'accorde une hypothèque grevant un navire qui se trouve en territoire canadien, et elle ne peut faire autrement que reconnaître le droit de la demanderesse et donner suite à sa réclamation.
Reste la question du quantum, qui peut être réglée brièvement. Dans son contre-interrogatoire du représentant de la demanderesse, l'avocat du défendeur a pu montrer quel prix élevé Issei Kisen a payé pour se procurer le financement nécessaire à l'addition du Kosei Maru à la flotte de la compagnie, mais il n'a pas du tout réussi dans son attaque contre les accords conclus par les parties et qui servent de fondement à l'action. Ces contrats sont régis par les lois du Japon et rien ne permet de penser qu'en vertu de cette loi ils ne seraient pas entièrement valides et applicables.
Le calcul du montant à la demanderesse en vertu des contrats a été fait au paragraphe 12 de la déclaration modifiée. Le représentant de la deman- deresse l'a expliqué et on ne l'a pas sérieusement contesté. Je dois accepter ce montant de 1,216,- 211,875 yens ou, $7,613,480, la conversion en dollars canadiens étant faite au taux de change reconnu applicable à la date du dépôt de la déclaration.
En même temps que ce montant, la demande- resse réclame des intérêts au taux commercial de 12 p. 100 l'an, plus un taux supplémentaire de 14.6 p. 100 l'an en application de la clause de pénalité stipulée à l'article 3 du contrat de vente à tempéra- ment, les deux taux devant être calculés jusqu'au
moment de la vente du navire et de la disponibilité des fonds pour la répartition. Je ne suis pas d'ac- cord. D'abord, tout en admettant que la clause de pénalité stipulée à l'article 3 du contrat de vente à tempérament, à laquelle renvoi a été fait dans l'article 1 de l'acte d'hypothèque, est valide et doit être appliquée, cette pénalité, suivant mon inter- prétation des documents en question, est destinée à couvrir tous les dommages que la demanderesse a pu subir en raison du retard dans le recouvrement de sa créance. Je ne vois pas sur quoi fonder un intérêt supplémentaire au taux de 12 p. 100 l'an. En outre, les contrats servant de base à l'action ne peuvent ni ne doivent avoir d'effet après le pro- noncé du jugement. En cas de jugement pour un montant spécifique—ce sera le cas ici comme on l'a demandé—le montant ne peut porter intérêt après jugement à un taux plus élevé que le taux légal canadien de 5 p. 100 l'an.
En conséquence, la demanderesse obtiendra jugement contre le défendeur pour le paiement d'un montant de $7,613,480 avec intérêt calculé au taux de 14.6 p. 100 l'an du 16 octobre 1978 jusqu'à la date du jugement, ainsi que pour le paiement de ses frais de la présente action, et elle pourra obtenir l'évaluation et la vente du navire défendeur, le Kosei Maru.
L'avocat de la demanderesse peut préparer et soumettre un projet de jugement approprié pour donner suite aux présentes conclusions. Si les avo- cats ne peuvent s'entendre sur le libellé du juge- ment, ils pourront me présenter leurs propositions verbales ou écrites. Je fixerai alors la forme du jugement.
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