T-4124-79
Rocois Construction Inc. (Demanderesse)
c.
Quebec Ready Mix Inc., et Levis Ready Mix Inc.,
Pierre Viger, et Dominion Ready Mix Inc., Jean
Desjardins, Marc Crépin, et Verreault Frontenac
Ready Mix Inc., Claude Ferland, Michel Bérubé,
Pierre Legault, et Pilote Ready Mix Inc., Gaston
Pilote (Défendeurs)
et
Le procureur général du Canada et le procureur
général du Québec (Intervenants)
Division de première instance, le juge Marceau—
Québec, le 29 octobre; Ottawa, le 4 décembre
1979.
Compétence — Loi relative aux enquêtes sur les coalitions
— Action civile en dommages-intérêts fondée sur l'art. 31.1 et
intentée indépendamment de toutes poursuites criminelles, à la
suite de la violation de la Loi, reprochée aux défendeurs — Il
échet d'examiner si ce recours relève exclusivement de la
compétence provinciale — Il échet d'examiner si les disposi
tions attaquées ne sauraient se dissocier de la législation et se
trouvent de ce fait validement adoptées par le Parlement —
Loi relative aux enquêtes sur les coalitions, S.R.C. 1970, c.
C-23, art. 31.1(1)a),(3), 32(1) — Acte de l'Amérique du Nord
Britannique, 1867, 30 & 31 Vict., c. 3 (R.-U.) [S.R.C. 1970,
Appendice III, art. 91(2),(27), 92(13),(16).
Dans cette action fondée sur l'article 31.1 de la Loi relative
aux enquêtes sur les coalitions, la demanderesse réclame des
dommages-intérêts à la suite d'une entente que les défendeurs
auraient conclue entre eux, en violation de cette Loi. La Cour a
accepté de statuer préliminairement sur deux questions de
droit: (1) la constitutionnalité de l'alinéa 31.1(1)a) et du
paragraphe 31.1(3) de la Loi relative aux enquêtes sur les
coalitions et (2) la compétence de la Cour fédérale pour
entendre la réclamation de la demanderesse-intimée. Les dispo
sitions contestées accordent à celui qui aurait subi préjudice par
suite de la commission d'un acte prohibé par la Partie V le droit
d'intenter lui-même, indépendamment de toutes poursuites cri-
minelles, une action en indemnisation devant la Cour fédérale.
Les défendeurs soutiennent que la sanction et la réglementation,
d'un recours de cette nature sont réservées au pouvoir législatif
exclusif des provinces. La demanderesse soutient de son côté
qu'il s'agit de textes qui ne sauraient se dissocier de la législa-
tion dont ils font partie intégrante, et comme tels, ils ont été
validement adoptés par le Parlement dans l'exercice de ses
pouvoirs législatifs.
Arrêt: l'alinéa 31.1(1)a) et le paragraphe 31.1(3) de la Loi
relative aux enquêtes sur les coalitions sont ultra vires des
pouvoirs du Parlement. On ne saurait justifier la législation en
cause par le pouvoir immédiat ou ancillaire du Parlement de
légiférer en matière de droit criminel. Le pouvoir du Parlement
de légiférer en matière criminelle ne comprend pas celui de
réglementer, en dehors du processus criminel, les effets pure-
ment civils des actes prohibés au nom de la société. La concur
rence ne constitue pas un sujet de législation précis et autonome
au même titre que ceux énumérés aux articles 91 et 92, ou
encore au même titre que les compagnies incorporées pour des
fins autres que provinciales. Une loi générale sur la concur
rence, qui irait au-delà de la prévention et de la sanction de
pratiques restrictives et d'actes de concurrence déloyale prohi-
bés, pourrait être d'intérêt national, mais puisqu'il n'est pas
question d'urgence nationale, cela ne suffirait pas, dans l'état
actuel de la Constitution, pour que le Parlement puisse seul
l'adopter. Il n'est pas possible de considérer la Loi relative aux
enquêtes sur les coalitions comme une Loi générale sur la
concurrence adoptée par le Parlement en vertu de son pouvoir
de faire des lois sur les échanges et le commerce ou de celui de
légiférer pour la paix, l'ordre et le bon gouvernement du pays.
Les dispositions en cause ne se rattachent pas de façon vrai-
ment accessoire à une Loi générale sur la concurrence. La
sanction d'un recours civil en dommages-intérêts en faveur de
la victime d'un acte criminel de concurrence déloyale n'est pas
nécessairement inhérente à une législation générale visant à
maintenir la concurrence; tout au plus peut-elle être vue comme
proprement accessoire parce que requise pour assurer à la Loi
une efficacité plus complète.
Distinction faite avec les arrêts: R. c. Zelensky [1978] 2
R.C.S. 940; Renvoi sur la Loi anti-inflation [1976] 2
R.C.S. 373. Arrêts suivis: In re the Validity of the Com
bines Investigation Act and Section 498 of the Criminal
Code [1929] R.C.S. 409; Ross c. Le Registraire des
véhicules automobiles [1975] 1 R.C.S. 5; MacDonald c.
Vapor Canada Ltd. [ 1977] 2 R.C.S. 134. Arrêts examinés:
Proprietary Articles Trade Association c. Le procureur
général du Canada [1931] A.C. 310; British Columbia
Lightweight Aggregate Ltd. c. Canada Cement LaFarge
Ltd. (non publié); Philco Products, Ltd. c. Thermionics,
Ltd. [1940] R.C.S. 501; Ex parte Island Records Ltd
[1978] 3 All E.R. 824.
ACTION
AVOCATS:
Pierre Gaudreau et Jean Morand pour la
demanderesse.
Louis Crête pour l'intervenant le procureur
général du Québec.
Jacques Ouellet pour l'intervenant le procu-
reur général du Canada.
Hubert Walters et Henri-Louis Fortin pour
les défendeurs Quebec Ready Mix Inc. et al.
Gérald Tremblay et J. P. Belhumeur pour les
défendeurs Dominion Ready Mix Inc. et al.
PROCUREURS:
Bélanger, Gagnon, Gaudreau & Ass., Québec,
pour la demanderesse.
Boissonneault, Roy, Poulin, Montréal, pour
l'intervenant le procureur général du Québec.
Le sous-procureur général du Canada pour
l'intervenant le procureur général du Canada.
Létourneau & Stein, Québec, pour les défen-
deurs Quebec Ready Mix Inc. et al.
Stikeman, Elliott, Tamaki, Mercier & Robb,
Montréal, pour les défendeurs Dominion
Ready Mix Inc. et al.
Voici les motifs du jugement rendus en français
par
LE JUGE MARCEAU: La Cour, par ordonnance
datée du 24 septembre 1979, a accepté de statuer
préliminairement sur deux questions de droit sou-
levées par l'action ici intentée. La demanderesse
réclame dans son action les dommages qui lui
seraient résultés d'une entente que les défendeurs
auraient conclue entre eux en violation des prohi
bitions de la Loi relative aux enquêtes sur les
coalitions, et elle fonde son recours sur l'article
31.1 de cette Loi. Aux termes de l'ordonnance du
24 septembre, rendue sur l'accord des procureurs
de toutes les parties-y compris les représentants
du procureur général du Canada et du procureur
général du Québec qui, présents à l'audience,
furent alors formellement autorisés à intervenir—
ces deux questions, qu'il faut déterminer avant de
procéder plus avant dans la poursuite du litige,
concernent:
1. La constitutionnalité de l'alinéa 31.1(1)a) et
du paragraphe 31.1(3) de la Loi relative aux
enquêtes sur les coalitions, S.R.C. 1970, c. C-23
et amendements; et
2. La compétence de la Cour fédérale d'enten-
dre la réclamation de la demanderesse-intimée.
C'est uniquement sur la base de sa non-compé-
tence que la Cour pourrait disposer définitivement
des procédures prises devant elle—ce que recher-
chent en définitive les défendeurs—et c'est pour-
quoi les deux questions ont été formulées séparé-
ment. En fait, cependant, il est certain que, de la
réponse apportée à la première, découlera par voie
de conséquence nécessaire celle à donner à la
seconde. Il en est ainsi parce que cette Cour n'a de
juridiction que celle qui lui est attribuée par une
Loi du Parlement adoptée dans les limites de sa
compétence (ce que rappelait une fois de plus la
Cour suprême dans l'arrêt récent MacDonald c.
Vapor Canada Limited') et la seule Loi de
[1977] 2 R.C.S. 134.
laquelle elle peut tirer juridiction pour entendre
l'action ici intentée est, personne ne le conteste,
celle mise en cause dans la première question.
Il s'agit donc ici de se prononcer sur la constitu-
tionnalité de deux paragraphes de l'un des articles
de la Loi relative aux enquêtes sur les coalitions,
de deux paragraphes seulement mais qui contien-
nent des dispositions qui se tiennent par elles-
mêmes et qui sont les seules sur lesquelles l'action
se fonde. La lecture de l'article permettra aisément
de le voir:
31.1 (1) Toute personne qui a subi une perte ou un préju-
dice par suite
a) d'un comportement allant à l'encontre d'une disposition
de la Partie V, ou
b) du défaut d'une personne de se conformer à une ordon-
nance rendue par la Commission ou une cour en vertu de la
présente loi,
peut, devant toute cour compétente, réclamer et recouvrer de la
personne qui a eu un tel comportement ou a omis de se
conformer à l'ordonnance, une somme égale au montant de la
perte ou du préjudice qu'elle est reconnue avoir subis, ainsi que
toute somme supplémentaire que la cour peut fixer et qui
n'excède pas le coût total, pour elle, de toute enquête relative-
ment à l'affaire et des procédures engagées en vertu du présent
article.
(2) Dans toute action intentée contre une personne en vertu
du paragraphe (1), les procès-verbaux relatifs aux procédures
engagées devant toute cour qui a déclaré cette personne coupa-
ble d'une infraction visée par la Partie V ou l'a déclarée
coupable du défaut de se conformer à une ordonnance rendue
en vertu de la présente loi par la Commission ou par une cour,
ou qui l'a punie pour ce défaut, constituent, sauf preuve con-
traire, la preuve que la personne contre laquelle l'action est
intentée a eu un comportement allant à l'encontre d'une dispo
sition de la Partie V ou a omis de se conformer à une ordon-
nance rendue en vertu de la présente loi par la Commission ou
par une cour, selon le cas, et toute preuve fournie lors de ces
procédures quant à l'effet de ces actes ou omissions sur la
personne qui intente l'action constitue une preuve de cet effet
dans l'action.
(3) La Cour fédérale du Canada a compétence aux fins
d'une action prévue au paragraphe (1).
(4) Il ne peut être intenté d'action en vertu du paragraphe
(1),
a) dans le cas d'une action fondée sur un comportement qui
va à l'encontre d'une disposition de la Partie V, plus de deux
ans après
(i) la date du comportement en question, ou
(ii) la date de clôture définitive des procédures pénales y
relatives, si cette dernière date est postérieure à la date
visée au sous-alinéa (i); et,
b) dans le cas d'une action fondée sur le défaut d'une
personne de se conformer à une ordonnance de la Commis
sion ou d'une cour, plus de deux ans après
(i) la date où a eu lieu la violation de l'ordonnance de la
Commission ou de la cour, ou
(ii) la date de clôture définitive des procédures pénales y
relatives, si cette dernière date est postérieure à la date
visée au sous-alinéa (i).
L'article parle de «comportement allant à l'en-
contre d'une disposition de la Partie V». Cette
Partie V est intitulée «Infractions relatives à la
concurrence». Elle regroupe, dans deux articles à
multiples paragraphes, une longue série de disposi
tions qui déclarent criminels et punissables comme
tels des actes ou comportements particuliers, défi-
nis et circonscrits avec précision; on y parle de
complot ou de concertation en vue de réduire
indûment la concurrence; de trucage d'offres; de
complot relatif à un sport professionnel; de créa-
tion de monopole; de vente discriminatoire; de
publicité trompeuse; de double étiquetage; de vente
pyramidale; de vente par recommandation; de
vente annoncée à prix d'occasion sans avoir suffi-
samment d'articles à vendre; de vente à un prix
supérieur à celui publié; de certaines manoeuvres
pratiquées dans le cadre de concours publicitaires.
On peut lire, à titre d'exemple, la première de ces
dispositions qui justement a trait à des actes de la
nature de ceux reprochés aux défendeurs dans
l'action ici intentée:
32. (1) Est coupable d'un acte criminel et passible d'un
emprisonnement de cinq ans ou d'une amende d'un million de
dollars, ou de l'une et l'autre peine, toute personne qui com-
plote, se coalise, se concerte ou s'entend avec une autre
a) pour limiter indûment les facilités de transport, de pro
duction, de fabrication, de fourniture, d'emmagasinage ou de
négoce d'un produit quelconque;
b) pour empêcher, limiter ou diminuer, indûment, la fabrica
tion ou production d'un produit ou pour en élever déraisonna-
blement le prix;
c) pour empêcher ou diminuer, indûment, la concurrence
dans la production, la fabrication, l'achat, le troc, la vente,
l'entreposage, la location, le transport ou la fourniture d'un
produit, ou dans le prix d'assurances sur les personnes ou les
biens; ou
d) pour restreindre ou compromettre, indûment de quelque
autre façon, la concurrence.
On a donc affaire à des textes qui ne présentent
aucune difficulté de compréhension: ils accordent
à celui qui aurait subi préjudice par suite de la
commission d'un acte prohibé par la Partie V, le
droit d'intenter lui-même, indépendamment de
toutes poursuites criminelles, une action en indem-
nisation contre le ou les auteurs de l'acte, action
qui sera régie par un certain nombre de règles
précises et pourra être intentée devant la Cour
fédérale. Mais si les dispositions sont en elles-
mêmes très claires, le problème constitutionnel
qu'elles soulèvent de prime abord ne l'est pas
moins. Un simple aperçu superficiel des préten-
tions respectives des parties le montre bien. Les
défendeurs auxquels s'est joint le procureur géné-
ral du Québec soutiennent que la sanction et la
réglementation d'un recours de cette nature n'ont
pas leur place dans une loi fédérale; ce sont là
matières qui, aux termes de la Constitution, sont
réservées au pouvoir législatif exclusif des provin
ces. La demanderesse et le procureur général du
Canada contestent: ce sont des textes qui ne sau-
raient se dissocier de la législation dont ils font
partie intégrante, disent-ils, et comme tels ils ont
été validement adoptés par le Parlement dans
l'exercice de pouvoirs législatifs qui lui sont attri-
bués par la Loi constitutionnelle. Plusieurs extraits
des articles 91 et 92 de l'Acte de l'Amérique du
Nord britannique, 1867, S.R.C. 1970, Appendice
II, No 5, où sont répartis les pouvoirs législatifs
entre les deux niveaux de gouvernement, peuvent
être et sont effectivement invoqués:
91. Il sera loisible à la Reine, de l'avis et du consentement du
Sénat et de la Chambre des Communes, de faire des lois pour
la paix, l'ordre et le bon gouvernement du Canada, relativement
à toutes les matières ne tombant pas dans les catégories de
sujets par le présent acte exclusivement assignés aux législatu-
res des provinces; mais, pour plus de garantie, sans toutefois
restreindre la généralité des termes ci-haut employés dans le
présent article, il est par le présent déclaré que (nonobstant
toute disposition contraire énoncée dans le présent acte) l'auto-
rité législative exclusive du parlement du Canada s'étend à
toutes les matières tombant dans les catégories de sujets ci-des-
sous énumérés, savoir:
2. La réglementation des échanges et du commerce.
27. La loi criminelle, sauf la constitution des tribunaux de
juridiction criminelle, mais y compris la procédure en
matière criminelle.
Et aucune des matières énoncées dans les catégories de sujets
énumérés dans le présent article ne sera réputée tomber dans la
catégorie des matières d'une nature locale ou privée comprises
dans l'énumération des catégories de sujets exclusivement assi
gnés par le présent acte aux législatures des provinces.
92. Dans chaque province la législature pourra exclusive-
ment faire des lois relatives aux matières tombant dans les
catégories de sujets ci-dessous énumérés, savoir:
13. La propriété et les droits civils dans la province;
16. Généralement toutes les matières d'une nature purement
locale ou privée dans la province.
Le problème constitutionnel que les dispositions
en cause soulèvent est donc manifeste mais avant
de l'aborder directement il convient d'en bien mon-
trer l'ampleur et surtout d'en voir les éléments de
solution en précisant mieux les prétentions des
parties.
Cet article 31.1 d'où sont tirées les deux disposi
tions attaquées est de droit nouveau. Il faisait
partie des modifications que le Parlement a appor-
tées en décembre 1975 à sa Loi relative aux
enquêtes sur les coalitions, S.C. 1974-75-76, c. 76.
La Loi elle-même toutefois, on le sait, est loin
d'être nouvelle et elle a connu, sur le plan du droit,
une histoire fort mouvementée qu'il sera utile de
garder bien présente à l'esprit. J'en rappelle à ce
moment-ci les grandes lignes, quitte à revenir plus
tard, au besoin, sur des étapes plus significatives.
Le Parlement s'est inquiété très tôt de pratiques
susceptibles de fausser les lois du libre marché en
restreignant la concurrence. Dès 1889, il prohibait
les plus connues d'entre elles par un certain
nombre de dispositions qui furent, trois ans plus
tard, incorporées au Code criminel, et en 1910 il
adoptait sa première Loi des enquêtes sur les
coalitions, S.C. 1910, c. 9, par laquelle il confiait,
à un organisme ad hoc nanti de pouvoirs d'injonc-
tion, la mission de procéder à des enquêtes suscep-
tibles de déceler les pratiques réprouvées et de
faire rapport au Ministre. Ni les dispositions cri-
minelles de 1889, ni la Loi de 1910 ne firent l'objet
d'attaque devant les tribunaux.
En 1919, après la guerre, une certaine pénurie
des biens nécessaires à la vie suscita une action
beaucoup plus vigoureuse. Deux lois furent adop-
tées. L'une (9-10 George V, c. 37 [S.C. 1919, c.
37]) créait une Commission de commerce (Board
of Trade) avec larges pouvoirs d'enquêtes et d'in-
jonctions chargée de surveiller le respect des pres
criptions de l'autre (9-10 George V, c. 45 [S.C.
1919, c. 45]) qui, elle, avait trait, disait son titre,
aux «coalitions, monopoles, trusts et mergers et
leur répression et l'accaparement de denrées et la
majoration du prix des denrées». La Commission
avait pouvoir d'ordonner ou de défendre tout acte
requis ou prohibé par l'une ou l'autre des deux lois,
et toute désobéissance à ses ordres était sévère-
ment punie. Elle avait spécifiquement le devoir de
réprimer et d'interdire la formation et les opéra-
tions de coalitions, mais c'était la disponibilité des
biens constituant des «choses nécessaires à la vie»,
comme les articles d'alimentation, les vêtements,
les combustibles, qu'il fallait surtout assurer. Il
était interdit d'accumuler ou de retenir des quanti-
tés déraisonnables de ces «choses nécessaires à la
vie», et la Commission avait les pouvoirs d'émettre
les ordonnances nécessaires pour éviter que qui-
conque, commerçant ou individu, n'en entrepose en
quantités excessives, ne se prête à quelque manoeu
vre visant à en majorer les prix, ou ne se permette
effectivement de réaliser à leur égard des profits
excessifs. Sitôt promulguées, les deux Lois soulevè-
rent des doutes quant à leur constitutionnalité et
de fait, dès 1921, le Conseil privé déclarait qu'elles
constituaient un empiétement des pouvoirs des pro
vinces que n'autorisaient ni l'alinéa introductif, ni
le paragraphe (2), (réglementation des échanges et
du commerce) ni le paragraphe (27) (droit crimi-
nel) de l'article 91 de l'Acte constitutionnel (In re
the Board of Commerce Act, 1919 and the Fair
Prices Act, 1919 [1922] 1 A.C. 191).
En 1923, le Parlement se reprenait. Il adoptait
une autre Loi sur le modèle de celles de 1919 mais
de moindre ampleur. Cette nouvelle Loi relative
aux enquêtes sur les coalitions, S.C. 1923, c. 9,
prenait soin de limiter essentiellement les pouvoirs
de la Commission à des pouvoirs d'enquête et de
rapport, tout en maintenant évidemment la
nomenclature des actes prohibés avec les peines
auxquelles ils pouvaient donner lieu. Étant donné
le sort qu'avaient connu les Lois de 1919, la nou-
velle Loi n'était certes pas à l'abri d'attaques et le
gouvernement lui-même, en 1929, jugea à propos
d'en vérifier judiciairement la validité. Le Conseil
privé l'approuva: telle qu'adoptée, elle constituait
un exercice valide des pouvoirs du Parlement au
titre du droit criminel (91.27) (Proprietary
Articles Trade Association c. Le procureur géné-
ral du Canada 2 ). Cette Loi forme encore la char-
pente de la Loi actuelle.
En 1935, par une Loi modifiant la Loi de 1923
(25-26 George V, c. 54 [S.C. 1935, c. 54]) et une
autre établissant une Commission fédérale du
commerce et de l'industrie (Loi sur la Commission
fédérale du commerce et de l'industrie, 1935, S.C.
1935, c. 59), le Parlement confiait à un nouvel
organisme la surveillance des pratiques commer-
ciales déloyales lui donnant notamment pouvoir de
recevoir des plaintes, d'enquêter à leur sujet, de
recommander et d'intenter des poursuites. Les
textes nouveaux furent validés par le Conseil privé
sur la même base que la Loi de 1923 (Le procu-
reur général de l'Ontario c. Le procureur général
du Canada'). La même année, 1935, le Parlement
inscrivait au Code criminel une disposition (article
498A) prohibant la discrimination entre acheteurs
(price discrimination), qui fut jugée intra vires
tant par la Cour suprême dans Reference Re Sec
tion 498A of the Criminal Code 4 , que par le
Conseil privé dans Le procureur général de la
Colombie-Britannique c. Le procureur général du
Canada 5 .
En 1951, s'ajoutait à la liste des actes prohibés
le maintien des prix de détail (retail price mainte
nance) et l'année suivante était donné, aux Cours
de juridiction criminelle compétentes, le pouvoir
d'émettre à l'adresse de personnes trouvées coupa-
bles d'actes prohibés, en sus des sentences, des
ordres de prohibition et de dissolution de fusions.
Dans les deux cas, la Cour suprême jugea qu'il
s'agissait de dispositions valides, toujours parce
que rattachées au droit criminel. (Regina c.
Campbell et The Goodyear Tire and Rubber
Company of Canada Limited c. La Reine 6 ).
Enfin, dernière étape: la Loi du 15 décembre
1975. Ce fut une révision de grande envergure. En
est résultée une Loi relative aux enquêtes sur les
coalitions, S.C. 1974-75-76, c. 76, profondément
remaniée dans le sens suggéré par le Rapport
intérimaire sur la politique de concurrence que le
Conseil économique du Canada avait soumis au
gouvernement, en 1969, en exprimant sa foi dans
2 [1931] A.C. 310.
3 [1937] A.C. 405.
4 [1936] R.C.S. 363.
5 [1937] A.C. 368.
6 (1966) 58 D.L.R. (2°) 673 et [1956] R.C.S. 303.
un système économique où la production et la
distribution des biens comme des services seraient
laissées à l'action des forces du marché opérant
dans un véritable contexte de libre concurrence'.
Les tribunaux peuvent maintenant émettre des
injonctions intérimaires à l'adresse de celui dont
les agissements sont judiciairement mis en doute;
les actes prohibés couvrent les services autant que
les biens, et leur liste est considérablement exten-
sionnée; des règles de procédures nouvelles sont
applicables; et finalement, pour en venir à ce qui
nous préoccupe, est prévu et réglementé, comme
on l'a vu, un recours civil en faveur de celui qui
subirait préjudice par suite d'un comportement
allant à l'encontre de quelque disposition prohibi
tive de la Partie V ou d'une ordonnance rendue en
vertu de la Loi.
Que plusieurs des textes nouveaux donnent tôt
ou tard lieu à une nouvelle ronde d'attaques consti-
tutionnelles n'étonnera personne. Les membres du
Conseil économique, les premiers, l'ont prévu. 8
Mais tous les textes discutables ne donnent pas
lieu aux mêmes réserves et il faut bien se rappeler
que seuls ceux relatifs au recours civil résultant de
la commission d'un acte prohibé sont ici mis en
cause. Le reste de la Loi, avec tous les textes
nouveaux, constitue, pour nous, un ensemble légis-
latif valable auquel sont greffées ou dans lequel
s'insèrent les dispositions attaquées. Ces derniers
mots, en fait, me sont suggérés par les thèses en
présence dont j'ai déjà dit l'essentiel. J'y reviens.
Si l'on considère en elles-mêmes ces dispositions
de la Loi relative aux enquêtes sur les coalitions
qui sanctionnent la possibilité d'une action en
dommages, il est clair qu'on ne peut que constater
7 Les amendements que cette Loi de 1975 apporte à la Loi
relative aux enquêtes sur les coalitions n'épuisent toutefois pas
toutes les suggestions du Conseil: on aurait apparemment choisi
de procéder en deux phases; la deuxième est à venir.
8 Cf Voir l'ouvrage de Michael Flavell, Canadian Competi
tion Law: A Business Guide, 1979, publié chez McGraw-Hill
Ryerson Ltd. Voir aussi l'article de Peter W. Hogg and Warren
Grover, «The Constitutionality of the Competition Bill» (1975-
76) 1 Canadian Business Law Journal 197 et celui de S. G. M.
Grange, The Constitutionality of Federal Intervention in the
Marketplace—The Competition Case, Montreal, C. D. Howe
Research Institute, 1975.
qu'elles ont pour objet une matière couverte par les
paragraphes (13) et (16) de l'article 92 de
l'A.A.N.B. Un recours en réparation d'un préju-
dice subi est un droit civil, de nature locale et
privée. Mais chacun sait que la question de consti-
tutionnalité ne peut se résoudre à partir de cette
seule . constatation. Le Parlement a évidemment
juridiction sur les droits civils directement mis en
cause dans les domaines qui lui sont confiés: les
mots «propriété et droits civils» du paragraphe
92(13) et «matière de nature privée» du para-
graphe 92(16) ne peuvent s'interpréter autrement
qu'en tenant compte des champs de compétence
visés à l'article 91. Le bon sens, autant que le
dernier alinéa de l'article 91, l'exigent. On a même
toujours reconnu, on le sait, que le Parlement
pouvait empiéter sur un domaine de compétence
provinciale, lorsque tel empiétement était requis en
vue d'une législation efficace sur un sujet de sa
compétence. Ces principes d'interprétation des
articles de la Constitution relatifs au partage des
pouvoirs entre les deux niveaux de gouvernement
sont très clairement mis en lumière dans ce pas
sage, souvent cité, tiré des propos de lord Tomlin
dans l'affaire des conserveries de poissons (Le
procureur général du Canada c. Le procureur
général de la Colombie-Britannique [1930] A.C.
111, à la page 118):
[TRADUCTION] La Chambre de Leurs Seigneuries a été
souvent saisie de conflits de juridiction entre le parlement du
Dominion et les assemblées législatives des provinces, et les
décisions de la Chambre permettent d'énoncer les propositions
suivantes:—
(1) La législation du parlement fédéral, tant qu'elle se rap-
porte strictement à des sujets de législation énumérés expressé-
ment dans l'art. 91, est prépondérante même si elle empiète sur
des sujets assignés aux législatures provinciales par l'art. 92:
voir Tennant c. Union Bank of Canada [1894] A.C. 31.
(2) Le pouvoir général de législation accordé au parlement
du Canada par l'art. 91 de l'Acte, en plus des pouvoirs de
légiférer sur les sujets expressément énumérés dans cet article
est limité exclusivement aux questions ayant de toute évidence
un caractère d'intérêt et d'importance au point de vue national
et il ne doit pas empiéter sur les sujets énumérés dans l'art. 92
comme étant du ressort des gouvernements provinciaux, à
moins que ces questions n'aient pris une telle ampleur qu'elles
touchent à l'organisme de l'État: voir Le procureur général de
l'Ontario c. Le procureur général du Dominion [1896] A.C.
348.
(3) Il est de la compétence du parlement fédéral de statuer
sur des questions qui, bien qu'étant à d'autres égards de la
compétence législative des provinces, sont accessoirement
nécessaires à une législation effective du parlement fédéral sur
un sujet de législation expressément mentionné à l'art. 91: voir
Le procureur général de l'Ontario c. Le procureur général du
Dominion [1894] A.C. 189; et Le procureur général de l'Onta-
rio c. Le procureur général du Dominion [1896] A.C. 348.
(4) II peut y avoir un domaine dans lequel les législations
provinciale et fédérale chevaucheraient, auquel cas ni l'une ni
l'autre ne serait anticonstitutionnelle, si le champ est libre, mais
si le champ n'est pas libre et que les deux législations viennent
en conflit, celle du Dominion doit prévaloir: voir Chemin de fer
Grand-Tronc du Canada c. Le procureur général du Canada
[1907] A.C. 65.
Aussi est-ce encore à partir de cette citation que le
juge Pigeon définissait la doctrine du pouvoir
accessoire dans ses motifs de jugement à l'arrêt
tout récent La Reine c. Zelensky 9 , ajoutant qu'au
lieu de l'expression «nécessairement accessoire»
(necessarily incidental) dans le paragraphe 3, on
pouvait dire comme l'avait fait des arrêts subsé-
quents «vraiment accessoire» (truly ancillary) ou
«proprement accessoire» (properly ancillary), mais
qu'il s'agissait là d'expressions qui devaient être
prises comme synonymes.
Personne ici naturellement ne songe à contester
ces données de base; elles s'imposent à tous au
départ. C'est naturellement quant à leur applica
tion concrète et aux conclusions qu'on en doit tirer
que les thèses en présence s'opposent.
Les défendeurs et le procureur général du
Québec s'en rapportent au seul contenu des textes
mis en cause. Ces textes parlent par eux-mêmes,
disent-ils, et rien ne permet de les considérer autre-
ment qu'en eux-mêmes. Or, les dispositions qu'ils
édictent sont manifestement ultra vires des pou-
voirs du Parlement puisqu'elles ne se rapportent à
aucun des domaines spécifiquement visés à l'article
91 de l'A.A.N.B. et traitent strictement d'une
question de nature locale et de droit civil que
l'article 92 place sous l'autorité exclusive des
provinces.
La demanderesse et le procureur général du
Canada s'objectent, comme on a vu,. à ce que les
textes en cause soient isolés de leur contexte. Les
dispositions qu'ils comportent, disent-ils, concer-
nent peut-être une question de droit civil, mais ce
sont des dispositions qui se rattachent directement
ou à tout le moins de façon «proprement acces-
soire» à cette matière de compétence fédérale qui
fait l'objet de la Loi dont elles font partie. Cela on
9 [1978] 2 R.C.S. 940, aux pages 983 et suiv.
peut aisément le vérifier, à leur avis, qu'on regarde
la Loi relative aux enquêtes sur les coalitions
strictement comme une Loi de droit criminel au
sens du paragraphe (13) de l'article 91 de
l'A.A.N.B., ou mieux qu'on la regarde comme une
Loi plus générale relative à la concurrence, régle-
mentant les échanges et le commerce (pouvoir de
91(2)) ou visant à promouvoir la paix, l'ordre et le
bon gouvernement du pays (pouvoir résiduaire de
l'alinéa introductif).
Ce sont ces deux dernières propositions sur les-
quelles repose toute la thèse des tenants de la
constitutionnalité qu'il faut examiner, car si
aucune d'elles ne se vérifie, il faudra convenir avec
leurs adversaires qu'étant donné la matière dont ils
traitent, les textes contestés étaient bien ultra vires
des pouvoirs du Parlement.
I
La première proposition est donc que les disposi
tions attaquées seraient constitutionnellement vali-
des en tant que rattachées à une législation crimi-
nelle adoptée en vertu des pouvoirs attribués au
Parlement au titre du droit criminel. La demande-
resse et le procureur général du Canada en font
même, dans leur argumentation, leur proposition
essentielle, étant donné que l'approche qu'elle
adopte pour définir l'objet de la Loi dans son
ensemble est celle qui se présente d'abord à l'esprit
et prend fondement dans la jurisprudence même.
On se rappelle, en effet, que la première Loi des
enquêtes sur les coalitions fut perçue comme une
Loi de droit criminel et c'est à la même enseigne
que devaient toujours être acceptés par la suite les
changements ou additions qui lui furent apportés.
En validant la Loi de 1923, dans l'arrêt Proprie
tary Articles Trade Association (ci-haut cité), lord
Atkin s'expliquait comme suit (à la page 314):
[TRADUCTION] La comparaison de la loi actuellement en
litige avec les deux lois examinées dans le Renvoi sur la
Commission de Commerce [1922] 1 A.C. 191, révèle que tous
les éléments qui avaient alors été jugés inacceptables ont été
omis. Il existe en outre une distinction essentielle. Dans le
renvoi précité, il a été jugé que les lois étaient invalides parce
qu'elles constituaient une ingérence dans les domaines attribués
aux législatures provinciales et qu'on avait tenté de les ratta-
cher aux pouvoirs du Dominion en adoptant des dispositions
accessoires à caractère pénal. En l'espèce, puisque la loi a
principalement pour objet et pour effet de faire de certains
actes des infractions lorsqu'ils opèrent au détriment du public,
les dispositions relatives aux enquêtes deviennent alors raison-
nablement nécessaires à la réalisation de cet objet. Si certaines
de ces dispositions ne relèvent pas directement du paragraphe
27 de l'art. 91, elles sont néanmoins valides à titre de dis
positions accessoires prévues pour atteindre le but visé par la loi
Et plus loin, aux pages 323 et 324:
[TRADUCTION] De l'avis de leurs Seigneuries, l'art. 498 du
Code criminel et la plus grande partie des dispositions de la Loi
relative aux enquêtes sur les coalitions entrent dans le pouvoir
qu'a le Parlement du Dominion de faire des lois en ce qui
concerne les matières entrant dans la catégorie de sujets «le
droit criminel, y compris la procédure en matière criminelle»
(art. 91, par. 27). En substance, le but de la Loi est, dans son
art. 2, de définir et, dans son art. 32, de rendre criminelles les
coalitions que le législateur entend prohiber dans l'intérêt
public. Cette définition est large et peut couvrir des activités
que l'on ne considérait pas jusque-là comme criminelles. Mais
seules sont touchées les coalitions «qui ont opéré ou sont de
nature à opérer au détriment ou à l'encontre de l'intérêt du
public, soit des consommateurs, soit des producteurs ou d'au-
tres»; et si le Parlement décide à bon droit que lesdites activités
commerciales doivent être réprimées dans l'intérêt public, leurs
Seigneuries ne voient pas pourquoi le Parlement ne pourrait pas
en faire des crimes. Le «droit criminel» signifie «le droit crimi-
nel dans son sens le plus large» (Le procureur général de
l'Ontario c. Hamilton Street Ry. Co. [1903] A.C. 524. Il ne se
confine certainement pas à ce que le droit anglais ou celui d'une
province quelconque considéraient comme des actes criminels
en 1867. Ce pouvoir doit permettre de légiférer pour définir de
nouveaux crimes. Le droit est criminel en ce qu'il désigne la
qualité de certains actes ou omissions qui sont interdits par
l'État en vertu de dispositions pénales appropriées. La qualité
criminelle d'un acte ne peut se discerner intuitivement; elle ne
peut se découvrir qu'en se référant à une norme unique: l'acte
est-il interdit et assorti de conséquences pénales? La moralité et
la criminalité sont loin d'être la même chose; de même, la
criminalité ne fait pas nécesssairement partie d'un domaine
plus étendu qui serait la moralité, à moins que la morale
courante ne désapprouve nécessairement tous les actes interdits
par l'État, auquel cas on se trouve dans un cercle vicieux. Il
apparaît assez vain à leurs Seigneuries de chercher à confiner
les crimes à une catégorie d'actes qui, de par leur nature
véritable, appartiennent au domaine du «droit criminel», car on
ne peut fixer le domaine du droit criminel qu'en examinant
quels actes l'État qualifie de crimes à chaque période en cause
et le seul trait commun qu'on pourra trouver auxdits actes est
que l'État les interdit et que ceux qui les commettent sont
punis.
L'approche suggérée par la première proposition
des tenants de la constitutionnalité est donc toute
indiquée. La Loi en est certes une en grande partie
de droit criminel. Mais si, s'en tenant à cette façon
de voir, on la regarde strictement comme telle,
peut-on admettre que les dispositions mises en
cause s'y rattachent de façon nécessaire ou à titre
«proprement accessoire»? A mon avis, on ne le peut
pas.
Voici des dispositions adoptées en vue de régle-
menter un recours purement civil, au seul profit de
parties privées et entre parties privées, dont l'exer-
cice reste totalement indépendant de tout proces-
sus criminel. Elles ne sont certes pas en elles-
mêmes des dispositions de nature criminelle et
elles ne sauraient le devenir du seul fait que le
recours dont elles traitent est celui pouvant résul-
ter de la commission d'actes déclarés criminels: les
effets civils résultant de la commission d'un acte
restent des effets civils que l'acte soit prohibé au
criminel ou non. Penser autrement conduirait à
vider de tout sens spécifique le concept de droit
criminel face à celui de droit civil. On a depuis
longtemps rejeté, pour les fins d'interprétation des
articles 91 et 92 de l'A.A.N.B., toute notion stati-
que, étroite ou rigide du droit criminel (Le procu-
reur général de l'Ontario c. The Hamilton Street
Railway Company 10 ). On a facilement admis aussi
qu'étaient du domaine du droit criminel, non seule-
ment la définition et la sanction des comporte-
ments jugés préjudiciables à la société, mais aussi
leur prévention (The Goodyear Tire and Rubber
Company of Canada Limited c. La Reine"). On
n'a jamais pensé cependant, en autant que je
sache, que le pouvoir du Parlement de légiférer en
matière criminelle pouvait comprendre celui de
réglementer, en dehors du processus criminel, les
effets purement civils des actes prohibés au nom de
la société. Ainsi le disait clairement le juge Duff
dans In re the Validity of the Combines Investiga
tion Act and Section 498 of the Criminal Code 12 :
[TRADUCTION] Les termes du paragraphe 27 pris dans leur
acception la plus large permettraient au Parlement de connaître
de toute conduite humaine dans quelque sphère d'activité que
ce soit en interdisant des comportements d'une description
donnée et en les déclarant actes criminels et punissables comme
tels. Mais il est évident que l'autonomie constitutionnelle des
provinces disparaîtrait si le Dominion pouvait utiliser les pou-
voirs que lui confère le paragraphe 27 dans le but de contrôler
la conduite de personnes à qui est confiée la responsabilité du
fonctionnement d'institutions provinciales. Il est également
manifeste qu'on aboutirait au même résultat si le Parlement
pouvait, en utilisant ces pouvoirs, prescrire et, indirectement,
faire respecter des règles de conduite auxquelles les législatures
provinciales n'auraient pas donné leur sanction, dans des
domaines attribués exclusivement aux provinces. Cela a été
étudié de façon exhaustive dans les arrêts que je viens de
mentionner.
10 [1903] A.C. 524.
" [1956] R.C.S. 303.
12 [I929] R.C.S. 409, la page 412.
Et ainsi le répétait le juge en chef Laskin dans
MacDonald c. Vapor Canada Limited ' 3 :
Ce dernier argument sur la constitutionnalité ne mérite pas
plus qu'un bref énoncé des motifs de le rejeter. Même en
présumant que l'al. e) de l'art. 7 (comme d'ailleurs les autres
alinéas de l'art. 7) interdit des méthodes d'affaires antisociales
susceptibles de la sanction générale prévue à l'art. 115 du Code
criminel pour désobéissance à une loi fédérale, on dépasse
vraiment les bornes en prétendant fonder sur le Code criminel
le redressement civil prévu à l'art. 53 de la Loi sur les marques
de commerce. Le principe qui en découlerait aurait pour consé-
quence d'ouvrir la voie toute large à la législation fédérale sur
le redressement civil à l'égard de nombreux articles du Code
criminel et, vu la vaste compétence fédérale en matière de droit
criminel, affaiblirait l'autorité législative provinciale et la juri-
diction des tribunaux provinciaux de façon à transformer nos
arrangements constitutionnels sur le partage des compétences
au point de les rendre méconnaissables. Il n'est sûrement pas
nécessaire d'examiner dans les détails une attitude si déraison-
nable. L'arrêt de cette Cour dans Goodyear Tire and Rubber
Co. of Canada Ltd. c. La Reine ([1956] R.C.S. 303), qui a
maintenu la validité d'une loi fédérale autorisant l'émission
d'une ordonnance d'interdiction à l'occasion d'une déclaration
de culpabilité d'infraction relative aux coalitions, fait voir que
le pouvoir fédéral en matière de droit criminel permet l'adop-
tion de mesures préventives pour renforcer une déclaration de
culpabilité. A la poursuite pour une infraction, on a joint une
sanction effective. Cela ne favorise aucunement une législation
fédérale qui, en l'absence dé toute procédure criminelle, prévoit
des procédures purement civiles en dommages-intérêts avec
demande d'injonction.
Aussi le juge Pigeon pouvait-il affirmer de façon
aussi claire que définitive dans Ross c. Le Regis-
traire des véhicules automobiles 14 :
Il faut maintenant tenir pour réglé que les conséquences
civiles d'un acte criminel ne doivent pas être considérées comme
une «peine» de façon à faire relever la question de la compé-
tence exclusive du Parlement.
Il est vrai que tout récemment, la Cour suprême,
dans La Reine c. Zelensky, 15 a validé l'article 653
du Code criminel aux termes duquel le juge qui
condamne une personne trouvée coupable d'un
crime contre la propriété est autorisé à inclure
dans la sentence une ordonnance de réparation ou
de dédommagement en faveur de la victime. Mais
le juge en chef, qui écrivait pour la majorité (les
juges Pigeon et Beetz étaient dissidents) s'em-
ploya, avec soin, à faire voir que la décision repo-
sait sur l'idée que l'ordonnance autorisée pouvait,
là, correspondre à une forme de sanction du crime,
étant partie intégrante du processus de sentence.
13 [1977] 2 R.C.S. 134, aux pages 145 et 146.
14 [l975] 1 R.C.S. 5, à la page 13.
15 [1978] 2 R.C.S. 940.
Le raisonnement pourrait difficilement s'appliquer
ici. Le recours de l'alinéa 31.1(1)a) est indépen-
dant de toute poursuite criminelle, il ne met nulle-
ment en cause la Couronne, et il est régi par des
règles propres différentes de celles de la procédure
criminelle: vouloir l'assimiler à un moyen nouveau
de contrainte et de sanction criminelle me semble
abusif.
Bref, justifier la législation en cause par le pou-
voir immédiat ou ancillaire du Parlement de légifé-
rer en matière de droit criminel ne me paraît pas
possible.
II
La deuxième proposition des tenants de la cons-
titutionnalité est que les dispositions attaquées
seraient valides en tant que rattachées à une légis-
lation de plus grande envergure qu'une stricte
législation criminelle, soit une législation sur la
concurrence, adoptée en vertu des pouvoirs attri-
bués au Parlement au titre des échanges et du
commerce ou à celui de la paix, de l'ordre et du
bon gouvernement du pays. C'est une proposition
plus complexe que celle dont je viens de disposer.
La première, en effet, attribuait à la Loi elle-
même un sens que la jurisprudence lui a toujours
reconnu, de sorte que la seule question qui se
posait était celle du rattachement possible des
dispositions en cause. La proposition qu'il faut
maintenant examiner suggère au contraire une
approche qui ne va certes pas de soi. Une telle
approche peut sans doute être suggérée, et d'au-
tant plus légitimement que lord Atkin avait pris la
peine de souligner, au terme de son jugement
validant la Loi de 1923 dans Proprietary Articles
Trade Association 16 , que si le Conseil n'avait pas
cru nécessaire d'examiner la possibilité d'appuyer
la Loi sur les pouvoirs du Parlement au titre des
échanges et du commerce, il ne fallait pas pour
autant en déduire qu'une telle possibilité devait
être écartée. Mais avant de parler de dispositions
se rattachant à une loi générale sur la concurrence,
il faut se demander s'il est possible d'assigner à la
Loi relative aux enquêtes sur les coalitions une
telle envergure, eu égard aux pouvoirs en vertu
desquels elle a pu être adoptée. On ne saurait
16 [1931] A.C. 310, la page 326.
donner à cette législation une dimension qui la
sortirait des cadres à l'intérieur desquels le Parle-
ment pouvait légiférer.
Or, à mon avis, l'état actuel de la jurisprudence
sur l'interprétation qu'on doit donner au paragra-
phe (2) et à l'alinéa introductif de l'article 91, ne
permet pas de penser que le pouvoir de faire des
lois sur les échanges et le commerce, ou celui de
légiférer pour la paix, l'ordre et le bon gouverne-
ment du pays, pourrait permettre au Parlement
d'adopter une législation générale sur la concur
rence devant s'appliquer aussi bien au commerce
local qu'au commerce interprovincial ou interna
tional.
A. De tous les paragraphes que renferment les
articles 91 et 92 de l'A.A.N.B., le paragraphe (2)
est certes l'un de ceux qui ont été les plus explorés
par la Cour suprême et le Conseil privé. Ce n'en
est pas moins, peut-être, celui dont la portée exacte
est encore la moins précise. C'est compréhensible.
Il est apparu dès le début que les mots «réglemen-
tation des échanges et du commerce», aussi clairs
qu'ils soient, ne pouvaient être pris dans leur sens
plein, si l'on ne voulait pas vider d'une énorme
partie de leur contenu les pouvoirs des provinces
sur la propriété, les droits civils et les affaires
locales et fausser ainsi tout l'équilibre de la Consti
tution. Mais une fois cela acquis, les tribunaux se
sont toujours soigneusement gardés par la suite,
comme le Conseil privé l'avait recommandé dans
The Citizen Insurance Company of Canada c.
Parsons,' 7 de tenter de donner à la disposition une
définition plus précise ou plus générale que celle
qu'exigeait la solution des cas d'espèce qui leur
étaient successivement soumis. L'histoire de cette
jurisprudence volumineuse a été souvent reprise.
Dans ses motifs sous l'arrêt Reference re The
Farm Products Marketing Act 18 , le juge Locke en
fait une longue analyse et tout récemment le juge
en chef Laskin faisait de même en disposant de
l'affaire MacDonald c. Vapor Canada Limited
(précitée). Je n'ai besoin pour mon propos que d'en
rappeler l'évolution générale.
' 7 (1881-82) 7 App. Cas. 96.
18 [1957] R.C.S. 198, aux pages 228 et suiv.
Le pouvoir du Parlement de légiférer en matière
d'échanges et de commerce a semblé un moment
devoir être réduit à peu de chose à la suite de
l'observation de lord Haldane dans Toronto Elec
tric Commissioners c. Snider 19 :
[TRADUCTION] Selon leurs Seigneuries, il est maintenant clair
qu'on ne peut considérer que le pouvoir de réglementer les
échanges et le commerce permette au Parlement du Dominion
de réglementer les droits civils dans les provinces, sauf dans la
mesure où ce pouvoir peut être invoqué pour appuyer une
capacité indépendamment conférée en vertu d'autres termes de
l'art. 91.
En fait, la position qui semblait se dégager de cette
affirmation fut par la suite considérée excessive et
les arrêts qui suivirent s'en dégagèrent peu à peu.
Ils l'ont toujours fait cependant avec beaucoup de
réserve. On peut le voir par les conclusions du juge
en chef Duff, dans Reference re the Natural Prod
ucts Marketing Act, 1934 20 :
[TRADUCTION] Il semble résulter de ces décisions que la
réglementation des échanges et du commerce, au sens que lui
donne l'article 91, ne comprend ni la réglementation de profes
sions ou négoces particuliers, ou encore d'un genre particulier
de commerce, comme les opérations d'assurances à l'intérieur
des provinces, ni la réglementation du commerce de denrées
particulières ou de catégories particulières de denrées en tant
que ces affaires sont locales au point de vue provincial, tandis
que, d'un autre côté, elle embrasse la réglementation du com
merce extérieur ou interprovincial et telle législation complé-
mentaire qui peut être nécessairement accessoire à l'exercice de
ces attributions.
Et plus loin (page 412):
[TRADUCTION] Celui-ci [le Parlement] ne peut s'arroger la
juridiction absolue sur des matières d'intérêt local et provincial
que supposent ces dispositions en légiférant simultanément sur
les commerces extérieur et interprovincial et en confiant au
même organisme la réglementation de ces derniers, ainsi que la
réglementation du commerce exclusivement local et des com-
merçants et producteurs y intéressés. 21
Et on peut le voir encore dans les propos du juge
en chef Laskin, dans l'arrêt MacDonald c. Vapor
Canada Limited (précité). Bien que le juge en chef
se montre disposé à revenir à la position qu'avait
adoptée le Conseil privé dans l'arrêt Parsons (pré-
cité), avant que lord Haldane ne fasse son affirma-
19 [1925] A.C. 396, la page 410.
20 [19 36] R.C.S. 398, la page 410.
21 Ce jugement fut subséquemment approuvé par le Conseil
privé et la Cour suprême dans Le procureur général de la
Colombie-Britannique c. Le procureur général du Canada, à la
page 387 et Reference re The Farm Products Marketing Act
[1957] R.C.S. 198, la page 209.
tion, où Sir Montague Smith avait dit [à la page
113]:
[TRADUCTION] Par conséquent, si l'on interprète les mots
»réglementation des échanges et du commerce» en s'aidant des
divers moyens mentionnés plus haut, on voit qu'ils devraient
inclure les arrangements politiques concernant les échanges qui
requièrent la sanction du Parlement et la réglementation des
échanges dans les matières d'intérêt interprovincial. Il se pour-
rait qu'ils comprennent la réglementation générale des échan-
ges s'appliquant à tout le Dominion. Leurs Seigneuries s'abs-
tiennent dans la présente circonstance de tenter d'établir les
limites de l'autorité du Parlement du Dominion dans ce
domaine.
Tout cela reste fort vague sans doute, surtout
que l'on revient au point de départ. Mais de cette
évolution elle-même et des réactions qui l'ont
guidée se dégage une proposition générale qui me
parait certaine. Si on doit prendre pour acquis que
par-delà sa juridiction exclusive sur le commerce
interprovincial et international, le Parlement a, en
vertu du paragraphe (2) de l'article 91, pouvoir de
légiférer sur des matières qui sont proprement
accessoires au commerce interprovincial et inter
national, et même aussi possiblement sur des
matières de réglementation générale affectant l'en-
semble du pays, il faut bien prendre garde que
l'exercice de ce pouvoir ne saurait de toute façon
permettre un accaparement des pouvoirs des pro
vinces sur le commerce local.
C'est parce qu'une loi générale sur la concur
rence en tant que telle, donc une loi qui réglemen-
terait la concurrence par-delà la détection, la pré-
vention et la sanction d'actes réprouvés et
prohibés, permettrait un tel accaparement qu'il ne
me paraît pas possible de l'appuyer sur le pouvoir
du Parlement en matière d'échanges et de com
merce. La concurrence, en tant que moteur de
notre système de production et de circulation des
biens et des services, dépend de tant d'éléments et
se présente sous tellement d'aspects qu'elle peut
donner lieu à des législations aussi vastes que
diversifiées. Admettre que, comme telle, elle est
couverte par le pouvoir du Parlement en vertu du
paragraphe (2) de l'article 91, ce serait ouvrir la
porte à une possibilité d'empiétement des pouvoirs
des provinces que la jurisprudence a, à mon sens,
malgré ses hésitations persistantes, définitivement
condamnée.
B. Le pouvoir résiduaire du Parlement a donné
lieu, lui aussi, à une jurisprudence extrêmement
vaste et parfois difficile à bien saisir. L'arrêt
récent de la Cour suprême dans le Renvoi sur la
Loi anti-inflation 22 permet toutefois de voir plus
clair à son sujet et même, il me semble, de faire
nettement le point.
On a toujours admis sans difficulté que l'alinéa
introductif de l'article 91 ne pouvait s'interpréter
comme autorisant le Parlement à s'immiscer dans
des champs de compétence provinciale sous le seul
prétexte qu'une uniformisation du droit à travers
le pays lui paraîtrait souhaitable. Mais par-delà
cette donnée de base, deux tendances se sont mani-
festées. Certains ont pensé que le pouvoir rési-
duaire pouvait justifier une intervention législative
fédérale dès lors que le problème qu'elle visait à
résoudre avait atteint une dimension nationale.
Pour les autres au contraire, en dehors d'une légis-
lation portant sur un sujet distinct et précis ne se
rattachant à aucun de ceux visés à l'article 92 (par
exemple, l'incorporation de compagnies pour des
fins autres que provinciales, 23 l'aéronautique, 24 la
radio, 25 la capitale nationale 26 ), le pouvoir rési-
duaire ne pouvait permettre une immixtion dans
un domaine réservé aux provinces que dans le cas
d'une situation d'urgence affectant l'ensemble du
pays. La première tendance, qui a donné lieu à la
doctrine dite «des dimensions nationales», pouvait
se réclamer d'un certain nombre d'arrêts, les plus
célèbres étant ceux de Russell c. La Reine 27 et Le
procureur général de l'Ontario c. Canada Tem
perance Federation 28 . Mais la seconde avait pour
elle la grande majorité des autorités jurispruden-
tielles.
Dans le Renvoi sur la Loi anti-inflation la Cour
suprême fut directement appelée à se prononcer
sur la valeur respective de ces vues opposées. On
soutenait en effet que la Loi mise en cause se
22 [ ‘ , " , 17 /6i 2 R.C.S. 373.
23 The Citizen Insurance Company of Canada c. Parsons
(1881-82) 7 App. Cas. 96.
24 In re the Regulation and Control of Aeronautics in
Canada [1932] A.C. 54 et Johannesson c. Rural Municipality
of West St. Paul [ 1952] I R.C.S. 292.
25 In re Regulation and Control of Radio Communication in
Canada [1932] A.C. 304.
26 Munro c. La Commission de la Capitale nationale [1966]
R.C.S. 663.
27 (1881-82) 7 App. Cas. 829.
28 [1946] A.C. 193.
justifiait au titre du pouvoir général résiduaire:
d'abord, parce que l'inflation avait atteint des
proportions qui soulevaient un problème de
«dimension nationale»; et ensuite, parce que de
toute façon, ce problème était tel qu'il en résultait
une situation d'urgence affectant tout le pays. La
Loi fut de fait validée, la majorité des membres du
tribunal (les juges Beetz et de Grandpré étaient
dissidents) reconnaissant qu'elle avait été adoptée
en vue de pallier à une situation d'urgence, mais
cinq des 9 juges prirent soin, en exprimant leur
opinion, de rejeter expressément la doctrine des
dimensions nationales. C'est le juge Beetz, qui en
son nom et en celui du juge de Grandpré, écrit, sur
le sujet, les notes les plus élaborées, s'employant
avec soin à discuter tous les arrêts antérieurs d'im-
portance, mais le juge Ritchie, qui rendait juge-
ment pour lui-même et les juges Martland et
Pigeon, n'en est pas moins catégorique lorsqu'il
écrit (à la page 437):
Je ne crois pas que la validité de la Loi puisse reposer sur une
certaine doctrine constitutionnelle tirée d'anciennes décisions
du Conseil privé, toutes citées par le Juge en chef, doctrine dite
de la «dimension nationale» ou de l'«intérêt national». Il n'est
pas difficile d'envisager nombre de circonstances diverses sus-
ceptibles d'évoquer un intérêt national, mais, du moins depuis
l'arrêt Japanese Canadians, j'estime qu'il est admis qu'à moins
que cet intérêt ne découle de circonstances exceptionnelles qui
constituent une situation d'urgence nationale, le Parlement n'a
pas le pouvoir de légiférer, sous le couvert de la clause de «la
paix, l'ordre et le bon gouvernement», à l'égard de matières qui,
en vertu de l'art. 92 de l'Acte de l'Amérique du Nord britanni-
que, relèvent de la compétence exclusive des provinces. Sur ce
point, je suis complètement d'accord avec les motifs rédigés par
mon collègue M. le juge Beetz, lesquels motifs j'ai eu l'avantage
de lire; je n'ai que peu à y ajouter.
Toutefois, je dois dire également que je ne suis pas d'avis que
le pouvoir du Parlement d'adopter une loi comme celle dont il
s'agit, prend sa source dans aucune des catégories de sujets
énumérées à l'art. 91. La compétence législative du Parlement
de décréter la Loi anti-inflation doit, selon moi, se fonder sur la
clause de «la paix, l'ordre et le bon gouvernement» et l'étendue
de la compétence fédérale découlant de cette clause ne peut, à
mon avis, être élargie de façon à envahir le champ de compé-
tence provinciale que lorsque la Loi vise directement à conjurer
une véritable situation d'urgence dans le sens que j'ai indiqué.
Il est vrai que cette opinion des juges Ritchie,
Martland et Pigeon n'était pas à la base de leurs
conclusions et qu'on peut soutenir en conséquence
que la question n'a pas été définitivement réglée. Il
peut en être ainsi pour la Cour suprême mais non
pour moi.
A mon avis, la concurrence, en tant que pièce
moteur d'un système économique, ne constitue pas
un sujet de législation précis et autonome au même
titre que ceux énumérés aux articles 91 et 92, ou
encore au même titre que les compagnies incorpo-
rées pour des fins autres que provinciales, l'aéro-
nautique, la radio ou la capitale nationale. Il me
semble qu'on peut dire de la concurrence et de sa
promotion ce que le juge Beetz, en discutant de la
Loi anti-inflation, S.C. 1974-75-76, c. 75, disait
de l'inflation et de son endiguement (aux pages
457 et 458):
A mon avis, la constitution de compagnies pour des objets
autres que provinciaux, la réglementation et le contrôle de
l'aéronautique et de la radiocommunication, l'aménagement, la
conservation et "embellissement de la région de la capitale
nationale, sont des cas clairs de sujets distincts qui ne se
rattachent à aucun des paragraphes de l'art. 92 et qui, de par
leur nature, sont d'intérêt national.
Je ne vois pas comment les arrêts qui en ont ainsi décidé
peuvent être invoqués à l'appui du premier moyen. Ces arrêts
ont eu pour effet d'ajouter par voie jurisprudentielle de nouvel-
les matières ou de nouvelles catégories de matières à la liste des
pouvoirs fédéraux spécifiques. Cependant la jurisprudence n'en
a ainsi décidé que dans des cas où la nouvelle matière n'était
pas un agrégat mais présentait un degré d'unité qui la rendait
indivisible, une identité qui la rendait distincte des matières
provinciales et une consistance suffisante pour retenir les limi-
tes d'une forme. Il fallait aussi, avant de reconnaître à ces
nouvelles matières le statut de matières de compétence fédérale,
tenir compte de la mesure dans laquelle elles permettraient au
Parlement de toucher à des matières de compétence provinciale:
si un pouvoir fédéral désigné à l'art. 91 en termes généraux, tel
que le pouvoir relatif aux échanges et au commerce, doit, selon
la jurisprudence, être interprété de façon à ne pas embrasser et
anéantir les pouvoirs provinciaux (arrêt Parsons) et détruire
ainsi l'équilibre de la Constitution, les tribunaux doivent à plus
forte raison se garder d'ajouter des pouvoirs de nature diffuse à
la liste des pouvoirs fédéraux.
«L'endiguement et la réduction de l'inflation» n'est pas accep
table comme nouvelle matière. C'est un agrégat de sujets divers
dont certains représentent une partie importante de la compé-
tence provinciale. C'est une matière totalement dépourvue de
spécificité et dont le caractère envahissant ne connaît pas de
limites; en faire l'objet d'une compétence fédérale rendrait
illusoires la plupart des pouvoirs provinciaux.
Sans doute, la mise en oeuvre d'une politique de
production et de circulation des biens, fondée sur
l'entreprise privée et la liberté du marché, con-
cerne l'ensemble du pays qui ne peut à cet égard
être vu que comme formant une seule unité écono-
mique, et je n'ai aucune peine à admettre qu'une
loi générale sur la concurrence, qui irait au-delà de
la prévention et de la sanction de pratiques restric-
tives et d'actes de concurrence déloyale prohibés,
pourrait être d'intérêt national. Mais malheureuse-
ment, puisqu'il n'est pas question d'urgence natio-
nale, je ne crois pas que dans l'état actuel de la
Constitution, cela suffise pour que le Parlement
puisse seul l'adopter.
Ainsi l'approche suggérée par les tenants de la
constitutionnalité dans leur deuxième proposition
n'est pas acceptable. Il ne paraît pas possible de
considérer la Loi relative aux enquêtes sur les
coalitions comme une Loi générale sur la concur
rence adoptée par le Parlement en vertu de son
pouvoir de faire des lois sur les échanges et le
commerce ou de celui de légiférer pour la paix,
l'ordre et le bon gouvernement du pays. Je pour-
rais m'en tenir là et disposer de la proposition
elle-même sur cette seule base, mais, pour expli-
quer pleinement ma pensée, je me permettrai d'al-
ler au-delà et de raisonner dans l'hypothèse où
l'approche suggérée aurait été acceptable.
La proposition est à l'effet que les dispositions
en cause se rattacheraient, sinon de façon immé-
diate du moins de façon «vraiment accessoire«, à
une Loi générale sur la concurrence. De cela non
plus je ne suis pas convaincu.
La sanction d'un recours civil en dommages en
faveur de la victime d'un acte criminel de concur
rence déloyale ne me paraît pas nécessairement
inhérente à une législation générale visant à main-
tenir la concurrence; tout au plus peut-elle être vue
comme proprement accessoire parce que requise
pour assurer à la Loi une efficacité plus complète.
Et de fait c'est ainsi qu'on présente le rattache-
ment invoqué. L'existence d'un tel recours, dit-on,
incite les particuliers à surveiller eux-mêmes le
respect de la Loi et à dénoncer, par leurs poursui-
tes civiles, les transgressions auxquelles elle pour-
rait donner lieu. Et on prend l'exemple, concluant
à cet égard, de la situation qui prévaut aux États-
Unis où apparemment, à la suite du Clayton Act
(1914) qui s'est employé à étendre les droits d'ac-
tions en faveur des particuliers, la majorité des
poursuites antitrusts sont devenues privées. 29
29 C'est ce que rapporte B. C. McDonald, dans son étude
intitulée «Private Actions and the Combines Investigation Act»
au chapitre 8 de la publication de Butterworths, Competition
Policy, Fotoset by Howarth & Smith.
Que l'existence d'un recours civil soit suscepti
ble d'apporter une plus grande efficacité à une Loi
qui vise à empêcher des pratiques préjudiciables
souvent difficiles à déceler, nul ne songerait à le
contester. Mais pour expliquer l'adoption des dis
positions attaquées à partir de cette observation, il
faudrait prendre pour acquis que le recours n'exis-
tait pas déjà. Or je ne crois pas qu'il en soit ainsi.
On ne saurait douter, je pense, que le recours
existait déjà en droit québécois, en vertu du prin-
cipe général de responsabilité sanctionné à l'article
1053 du Code civil. (Cf. Beullac, La responsabilité
civile dans le droit de la province de Québec,
1948, p. 12; Nadeau, Traité pratique de la res-
ponsabilité civile délictuelle, 1971, p. 221; en droit
français, Planiol & Ripert, Traité pratique de
droit civil français, 2e éd., T-6, p. 15, n° 12.) Le
jugement soigneusement motivé rendu récemment
par le juge Nadeau dans l'affaire Philippe Beau-
bien & Cie Ltée c. Canadian General Electric
Company Limited 30 , en est une illustration remar-
quable. (Voir aussi, Roy c. Biais 31 ; Joyal c. Air
Canada 32 )
En common law, la situation ne saurait certes
donner lieu à une affirmation aussi simple et déci-
sive, étant donné l'absence de principe général de
responsabilité, mais elle ne paraît pas conduire à
des résultats très différents.
On peut noter d'abord qu'une décision toute
récente de la Cour suprême de la Colombie-Bri-
tannique, longuement motivée par le juge Calla-
han, reconnaît l'existence du recours civil de
common law dans une affaire où les faits étaient
semblables à ceux invoqués dans la présente action
(British Columbia Lightweight Aggregate Ltd. c.
Canada Cement LaFarge Ltd. 33 ). Mais il y a
surtout le principe que le juge Duff dans Philco
Products, Limited c. Thermionics, Limited 34 ,
exprimait de façon fort laconique en ces termes:
[TRADUCTION] «Si B commet un acte criminel
dont la conséquence directe est que A subit un
préjudice spécial, différent de celui que subissent
30 [1976] C.S. 1459.
31 [1931] 50 B.R. (Qué.) 164.
32 [1976] C.S. 1211.
33 Décision non encore rapportée du 24 août 1979.
34 [1940] R.C.S. 501,à la page 504.
les autres sujets de Sa Majesté, alors, en général,
A jouit d'un recours contre B». Et je me permets
de reproduire une longue citation prise du juge-
ment de lord Denning dans l'arrêt de la Cour
d'appel d'Angleterre, Ex parte Island Records
Ltd, 35 qui portait précisément sur le recours civil
possible de la victime éventuelle d'une offense
criminelle:
[TRADUCTION] La portée de l'affaire Gouriet peut se résu-
mer comme suit: lorsqu'une loi crée une infraction et l'assortit
d'une peine sans toutefois prévoir de recours civil, la règle
générale veut qu'un particulier ne puisse lui-même intenter une
action au criminel, ni par injonction ni par action en domma-
ges-intérêts. C'est au procureur général qu'il revient d'intenter
une action, soit de sa propre initiative, soit à la demande d'un
particulier qui lui «expose» les faits.
Mais il existe une exception à cette règle pour les cas où
l'acte criminel, en plus de causer un préjudice au public en
général, cause ou est de nature à causer un préjudice spécial à
un particulier. En effet, si un particulier peut démontrer que
l'acte criminel porte atteinte à un de ses droits subjectifs, lui
causant ainsi ou étant de nature à lui causer un préjudice
spécial supérieur à celui causé au public en général, il peut
alors intenter une action à titre particulier et demander la
protection de son droit: voir les motifs des lords Dilhorne,
Diplock, Edmund-Davies et Fraser dans l'arrêt Gouriet. Le
tribunal peut, en pareils cas, accorder une injonction interdisant
au délinquant de continuer ou de répéter son acte criminel. Et
le défendeur ne peut vraiment pas objecter: «C'est un crime que
je suis sur le point de commettre. Si une injonction est accordée
et que j'y contreviens, je suis sujet à deux poursuites différentes
pour un même fait—pour outrage au tribunal devant la juridic-
tion civile d'une part et pour l'infraction même devant la
juridiction criminelle d'autre part.» La réponse est simple:
«Raison de plus pour ne pas enfreindre la loi. De cette façon
vous ne serez pas sujet à deux poursuites différentes pour un
même fait. Mais si malgré tout vous contrevenez à la loi, vous
ne serez pas puni deux fois. Quel que soit le tribunal devant
lequel vous vous trouverez, il tiendra compte de la peine que
vous aura imposée, ou que pourra vous imposer, l'autre
tribunal.»
L'exception ne s'applique toutefois que dans le cas où un
particulier est titulaire d'un droit subjectif qu'il a le droit de
faire protéger. Cela a été précisé, il y a longtemps, par le juge
en chef Holt dans l'arrêt Iveson c. Moore, cas d'espèce faisant
autorité, où il était saisi d'une affaire de nuisance publique par
suite du barrage d'une voie publique menant à une houillère.
C'était là un acte criminel mais il a été décidé que le proprié-
taire de la houillère pouvait intenter une action contre le
délinquant à condition de prouver qu'il avait subi un préjudice
spécial. Voici en quels termes s'est exprimé le juge en chef
Holt: «... les actions en dommages-intérêts pour trouble de
jouissance sont fondées sur les droits subjectifs; en l'absence
d'un droit subjectif, le demandeur n'a aucun recours.»
La question se résume donc à ceci: le demandeur est-il
titulaire d'un droit subjectif qu'il a le droit de faire protéger?
La jurisprudence est unanime à répondre que quiconque
35 [1978] 3 All E.R. 824, aux pages 829 et 830.
exploite ou exerce un commerce ou une activité légitime a le
droit d'être protégé contre toute entrave illégale dans l'exercice
de son entreprise: voir Acrow (Automation) Ltd c. Rex Chain -
belt Inc. Ce droit ressemble au droit de propriété. Toute
personne a le droit à ce que l'accès à ses locaux ne soit obstrué
ou gêné par de mauvaises odeurs (voir Benjamin c. Storr);
toute personne a le droit d'exploiter à des fins lucratives un
traversier sur la rivière Mersey sans subir de préjudice causé
par un trafic ferroviaire qui se poursuit en contravention des
lois pénales (voir Chamberlaine c. Chester and Birkenhead
Railway Co); toute personne a le droit d'empêcher la circula
tion d'écrits apocryphes, préjudiciables à ses intérêts (voir
Emperor of Austria c. Day and Kossuth); toute personne a le
droit d'empêcher la concurrence déloyale (voir les motifs du
juge James dans Levy c. Walker); toute personne a le droit à ce
que ses employés puissent se rendre sans entrave au travail,
même si l'atteinte à ce droit n'est déclarée illégale que par une
loi pénale (voir Springhead Spinning Co c. Riley), toute per-
sonne a le droit à la non-ingérence de tiers dans ses relations
contractuelles, sauf motif ou excuse légitime (voir National
Phonograph Co Ltd c. Edison-Bell Consolidated Phonogra-
phic Co Ltd; Torquay Hotel Co Ltd c. Cousins; et la cause
récente des cricketeurs, Greig c. Insole), et tout travailleur a le
droit d'obtenir son bulletin de paye dûment certifié, même si
l'atteinte à ce droit n'est déclarée illégale que par une loi pénale
(voir Simmonds c. Newport Abercarn Black Vein Steam Coal
Co où un jugement déclaratoire a été accordé).
Dans toutes ces causes, l'atteinte constituait soit un délit
civil, comme la fraude ou la concurrence déloyale; soit un
crime, comme le fait d'avoir commis une nuisance publique ou
d'avoir contrevenu à une loi qui ne prévoit que des sanctions
pénales; mais quelle que soit la nature de l'atteinte, la partie
intéressée a le droit d'intenter elle-même son action en justice
pour demander la protection de ses droits. Le défendeur ne peut
simplement répondre: «J'ai commis un crime, donc vous ne
pouvez me poursuivre.» Le droit serait dans un bien triste état si
une personne pouvait s'exonérer par un plaidoyer semblable et
causer impunément un préjudice spécial. Car il faut bien
l'admettre: le droit criminel n'est d'aucun secours dans certains
de ces cas—à tout le moins en l'espèce. La police n'a ni le
personnel ni les moyens pour enquêter sur une infraction,
dépister le délinquant et le traduire en justice. Elle n'a d'ail-
leurs pas la volonté de le faire. Le procureur général non plus.
On nous a dit qu'il a refusé de consentir à une action par
quasi-demandeur (relator action) parce que aucun droit objec-
tif n'est en cause. Par nécessité, donc pour que la loi soit
respectée et que justice soit faite, les tribunaux doivent permet-
tre au particulier d'intenter lui-même une action contre le
délinquant dans les cas où l'infraction commise cause un préju-
dice spécial à ses droits et intérêts.
On peut donner à ce principe une portée plus étendue pour
couvrir non seulement le droit de propriété ou des droits de
même nature, mais aussi d'autres droits ou intérêts, tels que le
droit de l'individu au respect de son nom et de son honneur
(voir Margaret, Duchess of Argyll c. Duke of Argyll) et le
droit à la transmission licite de son courrier (voir l'exemple que
j'ai donné dans l'affaire Gouriet).
Je veux bien penser que les dispositions atta-
quées ont clarifié, avantageusement réglementé et
même possiblement élargi le recours civil auquel
pouvait déjà prétendre la victime d'un acte prohibé
par la Loi relative aux enquêtes sur les coalitions
en se fondant sur les seuls principes de droit civil
ou de common law. Je ne vois pas pour autant en
vertu de quoi elles seraient vues plus favorable-
ment que celles de l'article 7 de la Loi sur les
marques de commerce, S.R.C. 1970, c. T-10, que
l'arrêt MacDonald c. Vapor Canada Limited (pré-
cité) refusa de valider, après que le juge en chef
Laskin eut conclu, après les avoir analysées 36:
En définitive, soit que l'on considère l'al. e) de l'art. 7
isolément ou mieux, comme partie d'un petit système visé par
l'art. 7 dans son ensemble, la conclusion doit être que le
Parlement du Canada a, par une loi, embrassé ou élargi des
droits d'action reconnus en matière civile relevant de la juridic-
tion des tribunaux provinciaux et touchant des questions de
compétence législative provinciale.
Au terme de cette longue analyse, que l'impor-
tance et la complexité du problème soulevé requé-
raient, je crois être en mesure de répondre aux
questions qui m'ont été posées.
A la première question, je réponds: non. L'alinéa
31.1(1)a) et le paragraphe 31.1(3) de la Loi rela
tive aux enquêtes sur les coalitions ne sont pas
valides parce que ultra vires des pouvoirs du
Parlement.
A la deuxième question, je réponds aussi, par
voie de conséquence: non. Le paragraphe 31.1(3)
ne pouvant avoir d'effet, cette Cour n'a pas compé-
tence pour entendre la réclamation que fait valoir
l'action telle qu'intentée.
Je ne dispose pas de l'action elle-même ni ne me
prononce sur les dépens, puisque aucune demande
n'a été soumise à cet effet.
36 [1977] 2 R.C.S. 134, la page 156.
Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.