T-113-79
Michael A. Krassman (Demandeur)
c.
La Reine du chef du Canada (Défenderesse)
Division de première instance, le juge Collier—
Calgary, le 11 mai; Vancouver, le 7 août 1979.
Impôt sur le revenu — Remboursement — Cession du droit
au remboursement en matière d'impôt — Droit constitutionnel
— Il échet d'examiner si la Loi sur la cession du droit au
remboursement en matière d'impôt a été validement adoptée en
vertu du pouvoir de légiférer en matière criminelle ou si elle
est en dehors des pouvoirs du Parlement au motif qu'il s'agit
d'une question qui relève de la compétence des provinces en
matière de propriété et de droits civils — Loi sur la cession du
droit au remboursement en matière d'impôt, S.C. 1977-78, c.
25, art. 2(1), 3(1) 4, 5, 6 — Acte de l'Amérique du Nord
britannique, 1867, 30 & 31 Vict., c. 3 (R.-U.) /S.R.C. 1970,
Appendice II, n' 5], art. 91(27), 92(13).
Le demandeur, qui est un escompteur, conclut à un jugement
déclarant que l'ensemble de la Loi sur la cession du droit au
remboursement en matière d'impôt est en dehors des pouvoirs
du Parlement. La disposition fondamentale de cette Loi prévoit
qu'il y a infraction si un escompteur acquiert, de la personne à
qui un remboursement d'impôt est dû, un droit à ce rembourse-
ment moyennant une contrepartie inférieure à quatre-vingt-
cinq pour cent du montant du remboursement. La Loi prévoit
également des infractions en cas d'inobservation, de la part de
l'escompteur, de certaines formalités, ainsi qu'une sanction
pénale en cas de déclaration de culpabilité. Le demandeur
soutient que, de par sa nature, la Loi en cause relève de la
compétence des provinces en matière de propriété et de droits
civils. De son côté, la défenderesse soutient que cette Loi a été
validement adoptée en vertu du pouvoir qu'a le Parlement
fédéral de légiférer en matière criminelle.
Arrêt: l'action est rejetée. L'interdiction établie par le Parle-
ment par la Loi sur la cession du droit au remboursement en
matière d'impôt porte sur le domaine économique, où l'adop-
tion d'une loi pénale est pleinement justifiée. La Loi en cause
relève fondamentalement du droit pénal. Le Parlement a jugé
que la cession du droit au remboursement en matière d'impôt
est une pratique économique qui doit être strictement régle-
mentée et sanctionnée. Cette Loi relève parfaitement de la
compétence fédérale. Que des provinces aient légiféré dans le
domaine de la cession du droit au remboursement en matière
d'impôt n'affecte en rien le droit du fédéral d'y exercer sa
compétence sur le plan pénal.
Arrêts analysés: Le procureur général de la Colombie-
Britannique c. Le procureur général du Canada [1937]
A.C. 368; Canadian Federation of Agriculture c. Le pro-
cureur général du Québec [1951] A.C. 179.
ACTION.
AVOCATS:
D. P. Maguire pour le demandeur.
T. B. Smith, c.r. et M. L. Jewett pour la
défenderesse.
PROCUREURS:
Petrasuk & Company, Calgary, pour le
demandeur.
Le sous-procureur général du Canada pour la
défenderesse.
Ce qui suit est la version française des motifs
du jugement rendus par
LE JUGE COLLIER: Le demandeur est un
escompteur tel que ce terme est défini dans la Loi
sur la cession du droit au remboursement en
matière d'impôt':
2. (1) Dans la présente loi,
«escompteur» désigne quiconque acquiert, à titre onéreux, d'une
personne à qui un remboursement d'impôt est dû, le droit à
ce remboursement;
Les dispositions fondamentales de la loi se trouvent
à l'article 3(1):
3. (1) Commet une infraction tout escompteur qui acquiert,
de la personne à qui un remboursement d'impôt est dû, un droit
à ce remboursement moyennant une contrepartie inférieure à
quatre-vingt-cinq pour cent du montant du remboursement.
Les articles suivants (voir les articles 4, 5 et 6)
punissent le défaut pour les escompteurs d'accom-
plir certaines formalités. La peine maximale qu'en-
courent les contrevenants est une amende de
$25,000.
La présente action tend à faire déclarer
[TRADUCTION] que la Loi sur la cession du droit au rembourse-
ment en matière d'impôt est, en son entier, en dehors des
pouvoirs que l'Acte de l'Amérique du Nord britannique confère
au Parlement du Canada, et par conséquent nulle et de nul
effet.
Le demandeur soutient en effet que, de par sa
nature même, la loi en question relève de la seule
compétence législative des provinces, en vertu des
dispositions de l'Acte de l'Amérique du Nord bri-
tannique, 1867 relatives à «La propriété et [aux]
droits civils dans la province» (article 92(13)). Ce
à quoi la défenderesse oppose que la loi attaquée a
été valablement adoptée en vertu du pouvoir exclu-
sif qu'a le Parlement fédéral de légiférer en
matière criminelle (article 91(27)).
S.C. 1977-78, c. 25.
Voici l'argumentation du demandeur: la loi sti-
pule que les contribuables qui ont payé trop d'im-
pôts sur le revenu (ou de cotisations au régime de
pension ou de primes d'assurance-chômage) ont
droit à un remboursement; ce droit à rembourse-
ment est une créance, une forme de bien; la loi en
litige visant à restreindre le droit de propriété de ce
bien, elle se trouve en fait à régir la propriété et les
droits civils dans une province; il s'agit donc d'une
tentative pour le Parlement de légiférer dans ce
domaine sous le couvert de sa compétence en
matière criminelle.
La défenderesse prétend que la loi en question
est, au contraire, une loi qui traite de droit pénal.
Elle invoque également d'autres parties de
l'article 91.
Tant du côté de la défenderesse que du deman-
deur, les avocats se sont appuyés sur un certain
nombre de causes célèbres où les tribunaux ont eu
à décider si une loi donnée entrait dans le champ
d'application de l'article 91(27) ou dans celui de
l'article 92(13) 2 .
Au nom du Conseil privé, lord Atkin a défini
l'étendue des pouvoirs législatifs du Parlement en
matière de droit pénal: 3
[TRADUCTION] Leurs Seigneuries estiment, avec le juge en
chef, que la décision rendue par le Comité judiciaire dans
l'affaire Proprietary Articles s'applique en l'espèce. ([1931]
A.C. 310.) ... Cette décision repose sur le principe suivant: le
seul critère permettant de distinguer le «mal», c'est l'intention
de la législature de prohiber, dans l'intérêt public, l'acte ou
l'omission décrétés criminels. Le juge Cannon opina que la
prohibition, ne visant qu'à protéger les concurrents particuliers
du vendeur, ne pouvait s'inspirer de l'intérêt public. Cela nous
paraît restreindre indûment la discrétion du Parlement du
Dominion dans la définition de l'intérêt public. La seule limita
tion des pouvoirs pléniers du Dominion dans la détermination
de ce qui sera criminel ou non, c'est la condition que le
Parlement ne doit pas, sous le couvert de légiférer réellement et
2 In re the Board of Commerce Act, 1919 and the Combines
and Fair Prices Act, 1919 [ 1922] 1 A.C. 191. Le procureur
général de l'Ontario c. Reciprocal Insurers [1924] A.C. 328.
Proprietary Articles Trade Association c. Le procureur général
du Canada [1931] A.C. 310. Le procureur général de la
Colombie-Britannique c. Le procureur général du Canada
[1937] A.C. 368. Margarine Reference [1949] 1 D.L.R. 433
(C.S.C.); confirmé par [1951] A.C. 179 (C.P.). The Lord's
Day Alliance of Canada c. Le procureur général de la Colom-
bie-Britannique [ 1959] R.C.S. 497. R. c. Campbell (1965) 46
D.L.R. (2e) 83 (C.A. Ont.).
3 Le procureur général de la Colombie-Britannique c. Le
procureur général du Canada [ 1937] A.C. 368, aux pp. 375 et
376.
essentiellement en matière criminelle, légiférer de façon à
empiéter sur toute catégorie de sujets énumérés à l'art. 92. Le
fait que cette législation y porte atteinte en fait ne constitue pas
une objection. Si on tente réellement de modifier le droit
criminel, les droits civils préexistants pourront évidemment être
affectés. Ordinairement, les modifications au droit criminel ont
pour but d'enlever aux citoyens le droit de faire ce que, sans
cette modification, ils pourraient légalement faire. Sans doute,
le pouvoir plénier conféré par l'art. 91(27) ne prive pas les
provinces du droit qu'elles possèdent en vertu de l'art. 92(15)
d'assortir de sanctions pénales la législation qui relève de leur
propre compétence. D'autre part, rien ne semble empêcher le
Dominion, s'il le juge à propos dans l'intérêt public, d'étendre la
législation criminelle, de façon générale, aux actes et omissions
qui, jusqu'à présent, ne tombent que sous l'application de lois
provinciales. En l'espèce, il ne semble exister aucun motif de
supposer que le recours du Dominion au droit criminel ne soit
qu'une simulation ou un prétexte, ou que le caractère véritable
de l'intervention de la législature soit de s'ingérer dans le droit
civil dans la province.
Dans l'affaire Margarine Reference, le juge
Rand a dit ce qui suit: 4
[TRADUCTION] M. Varcoe prétend qu'il s'agit simplement
d'une disposition de droit pénal, domaine qui relève exclusive-
ment du Dominion, et tout repose, je crois, sur la valeur de cet
argument. Dans Proprietary Articles Trade Ass'n c. Le proc.
gén. Can. [1931], 2 D.L.R. 1, A.C. 310, lord Atkin a rejeté la
notion selon laquelle les actes que vise le droit pénal doivent
avoir un aspect moral. Le crime est l'acte que la loi interdit et
auquel elle attache une peine; les interdictions portant sur
quelque chose, l'on peut toujours trouver à leur base une
situation contre laquelle le législateur veut, dans l'intérêt
public, lutter. La situation que le législateur a voulu faire cesser
ou les intérêts qu'il a voulu sauvegarder peuvent être aussi du
domaine social, que du domaine économique ou politique.
Le droit pénal est un ensemble d'interdictions, mais il est
clair que des interdictions législatives peuvent être utilisées
comme un moyen d'atteindre un résultat positif; il n'est que de
se référer à l'ouvrage d'Adam Smith intitulé Recherches sur la
nature et les causes de la richesse des nations, vol. II, chap. 2
et 3, pour se rendre compte que ce moyen a été largement
utilisé non seulement pour protéger le marché intérieur contre
les marchandises étrangères, mais aussi pour favoriser les
industries de la métropole par l'interdiction de la fabrication
dans les colonies; c'est ainsi qu'en 1750 encore, certaines tech
niques de production du fer et de l'acier étaient interdites par la
loi dans l'Amérique du Nord britannique: Ashley, Surveys,
Historic & Economic, à la page 327. La Cour n'est pas liée par
la forme que revêt une loi; et le plus souvent c'est l'objet d'un
texte qui permet d'en déterminer la vraie nature ou le domaine:
Bryden c. Le proc. gén. C.-B., [1899] A.C. 580; Le proc. gén.
Ont. c. Reciprocal Insurers, [1924], 1 D.L.R. 789, A.C. 328;
Re Insurance Act of Canada, [1932] 1 D.L.R. 97, A.C. 41; Le
4 [1949] 1 D.L.R. 433, pages 472 474. Le Conseil privé a
confirmé la décision de la Cour suprême: Canadian Federation
of Agriculture c. Le procureur général du Québec [1951] A.C.
179.
proc. gén. Alb. c. Le proc. gén. Can., supra. Dans le cas d'un
pays doté d'une autorité législative unique, toutes les prohibi
tions peuvent, indifféremment, être considérées comme relevant
du droit pénal; mais comme le prouvent les décisions citées, une
telle façon de procéder ne peut s'appliquer au Canada, où il y a
partage des pouvoirs législatifs.
L'interdiction a-t-elle été établie dans un but de nature
publique qui permettrait de la rattacher au droit pénal? La
paix publique, l'ordre, la sécurité, l'hygiène, la moralité: telles
sont quelques-unes des fins que sert cette loi; mais il ne s'agit
pas là de l'objet de ce texte. Le but que visait le Parlement était
selon moi avant tout économique; son intention était de proté-
ger l'industrie laitière en ce qui concerne la production et la
vente du beurre, de garantir un groupe de personnes de leurs
concurrents dans un domaine où, en l'absence de loi, ces
derniers seraient libres d'agir dans les provinces. Interdire la
fabrication et la vente dans un tel but, c'est, jusqu'à preuve
contraire, légiférer sur les droits civils des particuliers, relative-
ment à un commerce donné à l'intérieur des provinces: Shannon
c. Lower Mainland Dairy Board, [1938] 4 D.L.R. 81, A.C.
708.
Cette conclusion n'est pas en contradiction avec l'arrêt Le
proc. gén. C-B. c. Le proc. gén. Can., (Reference re Section
498A of the Criminal Code), [1937], 1 D.L.R. 688, A.C. 368.
Dans cette affaire, l'objet de la loi concernée n'était pas d'équi-
librer les droits civils de concurrents ou de favoriser un com
merce au désavantage d'un autre, mais de protéger le public
contre les conséquences néfastes de certaines entraves à la libre
concurrence. Or, en l'espèce, on ne décèle aucune intention de
ce genre; il ne s'agit pas de faire cesser une situation jugée
dommageable, mais simplement de favoriser le commerce local.
L'interdiction établie par le Parlement dans le
texte sur la cession du droit au remboursement en
matière d'impôt vise, à mon avis, un intérêt écono-
mique. Il s'agit là d'un domaine où l'on peut sans
doute adopter des dispositions pénales. Le profes-
seur Hogg résume assez bien la question lorsqu'il
dit que: 5
[TRADUCTION] L'affaire Margarine Reference ne doit pas
être interprétée comme prohibant l'utilisation du droit pénal à
des fins économiques. Une grande partie du droit pénal est
consacrée à la protection de la propriété privée—ce qui, pour-
rait-on ajouter, favorise davantage les possédants que les pau-
vres. A part celles relatives au vol sous toutes ses formes,
plusieurs dispositions touchant au domaine économique ont été
considérées par les tribunaux comme relevant du droit pénal.
L'affaire P.A.T.A. elle-même a confirmé la validité de lois sur
la concurrence adoptées en vertu du pouvoir de légiférer en
matière pénale; et sous cette rubrique générale, diverses lois
fédérales, dont certaines interdisant la discrimination en
matière de prix et la fixation du prix de revente, ou accordant
aux tribunaux le pouvoir d'ordonner la cessation de pratiques
défendues, ont été jugées valides. Les dispositions du Code
criminel relatives aux faux prospectus ont été jugées appartenir
5 Hogg, Constitutional Law of Canada, 1977 (Carswell), p.
281.
au droit pénal par les tribunaux, qui soutiennent que la régle-
mentation des valeurs mobilières—au moins d'une manière
générale—ressortit au droit pénal. Bref, tout tend à confirmer
l'affirmation de Laskin selon laquelle [TRADUCTION] »il est
aujourd'hui aussi courant de recourir au droit pénal pour
proscrire certaines pratiques commerciales jugées indésirables
qu'il l'était autrefois de l'utiliser pour réprimer la violence et les
conduites immorales.»
Comme nous l'avons déjà dit, la principale restric
tion au pouvoir fédéral c'est que le Parlement ne
peut, sous prétexte de légiférer en matière crimi-
nelle, empiéter sur les compétences énumérées à
l'article 92.
Je suis du même avis que l'avocat de la défende-
resse. J'estime en effet que la présente loi est,
fondamentalement, dans le domaine du droit
pénal. Le Parlement a jugé que la cession du droit
au remboursement en matière d'impôt est une
pratique économique qui doit, au moyen de peines,
être sévèrement réglementée. A mon avis, cette loi
est donc dans les limites de la compétence fédérale.
Quelques-unes des provinces ont leurs propres
dispositions législatives relativement à la «cession
du droit au remboursement en matière d'impôt».
La liste suivante n'est pas nécessairement exhaus
tive:
a) Alberta: des modifications (S.A. 1976, c. 11,
art. 15.6) apportées au Credit and Loans Agree
ment Act ne limitent pas le montant de l'es-
compte, mais exigent que les escompteurs don-
nent certains renseignements.
b) Colombie-Britannique: l'article 37(3) du
Consumer Protection Act, S.C.-B. 1977, c. 6,
interdit un escompte de plus de 15%. Des peines
sont prévues en cas d'infraction.
c) Manitoba: une modification (S.M. 1976, c.
67, art. 58.1) apportée au The Income Tax Act
(Manitoba) rend nulle toute cession du droit au
remboursement (provincial ou fédéral) si l'es-
compte dépasse 5%. Des peines sont en outre
prévues.
d) Nouvelle-Écosse: une modification (S.N.-É.
1977, c. 24) apportée au Consumer Protection
Act exige que certains renseignements soient
donnés, un peu comme la loi de l'Alberta.
e) Ontario: le The Income Tax Discounters
Act, 1977, S.O. 1977, c. 55, art. 3, rend nulle
toute cession quand l'escompte est supérieur
à 5%. Aucune peine n'est toutefois prévue en cas
d'infraction à cette disposition. Mais des peines
sont prévues en cas d'infraction aux autres dis
positions de la loi.
f) Saskatchewan: une modification (S.S.
1976-77, c. 32, art. 21A(2)) apportée au The
Income Tax Act de la Saskatchewan limite à 5%
le montant de l'escompte en matière de rem-
boursement d'impôt provincial. Des peines sont
prévues en cas d'infraction.
Le fait que des provinces aient légiféré dans le
domaine de la cession du droit au remboursement
en matière d'impôt n'affecte en rien le droit du
fédéral d'y exercer son pouvoir pénal. Il n'est pas
rare que le fédéral et les provinces aient pris des
lois semblables tout en restant dans les limites de
leurs pouvoirs respectifs. 6 Comme le professeur
Hogg le souligne 7 :
[TRADUCTION] Il en résulte que, pour la plus grande partie de
ce que l'on peut considérer comme du droit pénal, il y a double
compétence législative.
L'action est par conséquent rejetée.
La défenderesse a droit aux dépens.
Voir Hogg, pp. 291 293.
' P. 292.
Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.