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T-3011-78
Valle's Steak House (Demanderesse) c.
Gérard Tessier et Adrien Tessier, faisant affaires sous les nom et raison sociale «Valle's Steak House Restaurant of Montreal Reg'd» (Défen- deurs)
Division de première instance, le juge Marceau— Montréal, 9 et 10 juin; Ottawa, 14 juillet 1980.
Marques de commerce Usurpation et concurrence déloyale (»passing off») La demanderesse, une corporation américaine qui opère une chaîne de restaurants aux É.-U. sous le nom de .Valle's Steak House» ou .Valle's., est propriétaire enregistré au Canada de la marque de commerce «Valle's» Les défendeurs opèrent un restaurant à Montréal et identifient leur établissement en utilisant le nom «Valle's» depuis novem- bre 1972 Il échet d'examiner si la demanderesse a fait connaître sa marque de commerce au Canada avant novembre 1972 Il échet d'examiner si la marque de commerce était «bien connue au Canada» Loi sur les marques de com merce, S.R.C. 1970, c. T-10, art. 3, 5, 7b),c),d), 14(1), 16(1), 19, 53 et 55.
Dans cette action, en usurpation de marque de commerce et en concurrence déloyale («passing off»), la demanderesse, une corporation américaine qui opère, depuis 1950, une chaîne de restaurants aux États-Unis sous le nom de Valle's Steak House ou Valle's, visait l'obtention de redressements par voie d'injonc- tion et de recouvrement de dommages-intérêts. En 1973 la demanderesse a soumis au registraire des marques de com merce du Canada une demande d'enregistrement de sa marque de commerce Valle's mentionnant qu'elle avait fait connaître sa marque au Canada depuis 1955. Sa demande fut agréée et, depuis 1977, elle est propriétaire enregistrée au Canada de la marque de commerce Valle's. Les défendeurs opèrent un res taurant à Montréal, depuis novembre 1972, sous le nom de Valle's Steak House Restaurant of Montreal et identifient leur établissement en utilisant le nom Valle's exactement comme dans la marque de commerce de la demanderesse, en dépit du fait que le registraire des marques de commerce ait refusé leur demande d'enregistrement de la marque Valle's soumise en novembre 1972. L'un des principes fondamentaux pour juger de la valeur des prétentions respectives des parties est que la seule «révélation» (»making known») au Canada d'une marque de commerce employée à l'étranger équivaut à son emploi au Canada. La question est de savoir si, antérieurement à novem- bre 1972, la demanderesse avait fait connaître sa marque au Canada comme le prévoit l'article 5 de la Loi sur les marques de commerce et si elle était suffisamment «bien connue au Canada» pour satisfaire pleinement aux exigences de cet article.
Arrêt: l'action est accueillie. L'article 5 a une portée impéra- tive et la disposition qu'il renferme en est une de fond et non seulement de preuve. Le but de l'article est de préciser ce que l'expression «faire connaître» ou «révéler» une marque de com merce veut dire, au sens de la Loi. La présence après les mots «est réputée» et «is deemed» des mots «seulement si» et «only if» ne permet pas une interprétation autre. C'est donc à tort que la
demanderesse a suggéré que l'article 5 pourrait s'interpréter comme visant simplement à donner aux moyens auxquels il se référait un effet probant sans pour autant exclure la valeur d'autres moyens susceptibles d'être utilisés pour révéler une marque de commerce. Dans les limites précises de l'article, la preuve en l'espèce a été amplement suffisante pour convaincre que la demanderesse, avant novembre 1972, avait annoncé ses services en liaison avec sa marque dans plusieurs publications qui, bien qu'américaines, ont une circulation au Canada, et dans nombre d'émissions de radio ou de télévision captées au Canada. Il ne fait pas de doute que les moyens, que prévoit l'article 5, de faire connaître la marque au Canada ont été ici abondamment utilisés. Cependant pour être considérée «bien connue au Canada», il ne suffit pas qu'une marque soit connue dans les limites d'une simple localité; il faut qu'elle soit connue dans «une partie substantielle» du pays. En l'espèce la marque de commerce de la demanderesse était connue dans les provin ces canadiennes de l'Est et au Québec: il est évident que celles-ci constituent une partie suffisamment «substantielle» du pays pour satisfaire aux exigences de l'article 5.
Arrêts examinés: Robert C. Wian Enterprises, Inc. c. Mady [1965] 2 R.C.E. 3; Marineland Inc. c. Marine Wonderland [1974] 2 C.F. 558; Williamson Candy Co. c. W. J. Crothers Co. [1924] R.C.E. 183. Arrêt mentionné: E. & J. Gallo Winery c. Andres Wines Ltd. [1976] 2 C.F. 3.
ACTION. AVOCATS:
R. Hughes et K. McKay pour la deman-
deresse.
E. Gagnon pour les défendeurs.
PROCUREURS:
D. F. Sim, c.r., Toronto, pour la demande- resse.
E. Gagnon, Montréal, pour les défendeurs.
Voici les motifs du jugement rendus en français par
LE JUGE MARCEAU: Cette action en usurpation de marque de commerce et en concurrence déloyale («passing off»), qui vise l'obtention de redressements par voie d'injonction et de recouvre- ment de dommages-intérêts, a comme toutes les actions du genre donné lieu à une preuve assez élaborée. Ses difficultés, cependant, ne résident pas tellement dans l'appréciation des témoignages et l'établissement des faits; elles résident plutôt dans la définition des règles et principes de droit applicables à l'espèce et des conséquences qu'on doit en tirer pour déterminer la valeur des préten- tions respectives des parties. Une revue des faits de
base et une analyse des principales allégations de la procédure écrite permettront de le voir.
La demanderesse est une corporation américaine qui opère une chaîne de restaurants aux États- Unis. Formée en 1950 pour poursuivre l'entreprise fondée quelque dix ans auparavant dans l'État du Maine par un nommé Donald Vallé, elle se déve- loppa de façon constante au point qu'aujourd'hui elle opère plus de trente restaurants disséminés dans les états de la côte est depuis le Maine jusqu'à la Floride. Compagnie publique depuis 1968, son chiffre d'affaires de plus de $60,000,000 la place parmi les plus importantes entreprises du genre aux Etats-Unis. La demanderesse a toujours opéré sous son nom actuel de Valle's Steak House et a toujours utilisé pour sa publicité, pour l'identi- fication de ses locaux et pour la promotion de ses services—auxquelles elle a consacré depuis des années des sommes considérables—les marques de commerce Valle's ou Valle's Steak House, avec le mot «Valle's» écrit dans le style gothique du vieil anglais. En fait, elle est, depuis 1969, propriétaire de cinq marques de commerce enregistrées aux États-Unis, toutes ayant trait au mot «Valle's», le dernier enregistrement, 869,532, en date du 13 mai 1969, étant précisément celui du mot «Valle's» en liaison évidemment avec des services de restaurant.
En juin 1973, bien qu'elle n'eût jamais opéré de restaurant au Canada, la demanderesse soumit au registraire des marques de commerce du Canada une demande d'enregistrement de sa marque de commerce Valle's. Elle invoquait naturellement que sa marque déposée aux Etats-Unis et utilisée par elle depuis des années n'était pas dépourvue de caractère distinctif au sens de l'article 14(1) de la Loi sur les marques de commerce (S.R.C. 1970, c. T-10)', et elle faisait valoir qu'elle avait fait con
' 14. (1) Nonobstant l'article 12, une marque de commerce que le requérant ou son prédécesseur en titre a fait dûment déposer dans son pays d'origine est enregistrable si, au Canada,
a) elle ne crée pas de confusion avec une marque de com merce déposée;
b) elle n'est pas dépourvue de caractère distinctif, eu égard à toutes les circonstances de l'espèce, y compris la durée de l'emploi qui en a été fait dans tout pays;
c) elle n'est pas contraire à la moralité ou l'ordre public, ni de nature à tromper le public; ou
d) son adoption comme marque de commerce n'est pas interdite par l'article 9 ou 10.
naître sa marque au Canada depuis 1955. Il lui fallut quatre ans pour compiler la preuve qu'exi- geait le registraire et finalement sa demande fut agréée. Depuis le 8 juillet 1977, la demanderesse est propriétaire enregistrée au Canada (no d'enre- gistrement 221,667) de la marque de commerce Valle's en liaison avec des services de restaurant. Ses restaurants sont toutefois encore tous situés aux États-Unis.
Les défendeurs Tessier sont des frères. En novembre 1972, les deux frères eurent l'idée d'opé- rer à Montréal un restaurant sous le nom de Valle's Steak House Restaurant of Montreal. Conformément à l'article 1834 du Code civil de la province de Québec et à la Loi des déclarations des compagnies et sociétés (S.R.Q. 1964, c. 272), ils firent enregistrer par le protonotaire de la Cour supérieure du district de Montréal une déclaration à l'effet qu'ils faisaient dorénavant affaires ensem ble sous les nom et raison sociale de Valle's Steak House Restaurant of Montreal Reg'd et ouvrirent leur restaurant dans un établissement de la rue Ste-Catherine au centre ville. 2 Quelques jours plus tard, le 8 novembre 1972, par l'entremise d'un agent, ils soumettaient au registraire des marques de commerce une demande d'enregistrement de la marque Valle's, avec lettrage gothique, qu'ils modifièrent peu après, croyant ainsi la rendre plus acceptable, pour Valle's Steak House, mais le registraire vite refusa, d'une part parce que la marque, étant formée principalement d'un nom de famille, n'était pas enregistrable (art. 12(1)a) de la Loi) et d'autre part parce que les requérants ne paraissaient pas les personnes admises à l'enregis- trement aux termes d'une demande d'une compa- gnie américaine (évidemment la demanderesse, comme on a vu) portant sur une marque sembla- ble. Les défendeurs durent abandonner, mais ils ne crurent pas pour autant devoir changer quoi que ce soit à leur opération. Ainsi depuis novembre 1972, les défendeurs opèrent leur restaurant à Montréal sous le nom de Valle's Steak House Restaurant of Montreal, et identifient leur établissement en utili- sant le nom Valle's exactement comme dans la marque de commerce de la demanderesse, et leur intention est de continuer à le faire, à moins qu'ils en soient empêchés par ordre de la Cour.
2 En fait, la société comprenait au début un troisième associé qui quitta après un an.
La demanderesse intenta son action en juin 1978, quelques mois après qu'elle eut obtenu l'en- registrement de sa marque au Canada. Elle y réclame les redressements que cette Cour a le pouvoir d'accorder aux termes des articles 53 et 55 de la Loi sur les marques de commerce' en faisant valoir deux motifs de recours. Elle soutient d'abord que les défendeurs enfreignent depuis 1972 les dispositions des alinéas b), c) et d) de l'article 7 de la Loi qui, pour prohiber certaines manoeuvres de concurrence déloyale, dont principalement celle dite en common law de «passing off», s'expriment comme suit:
7. Nul ne doit
b) appeler l'attention du public sur ses marchandises, ses services ou son entreprise de manière à causer ou à vraisem- blablement causer de la confusion au Canada, lorsqu'il a commencé à y appeler ainsi l'attention, entre ses marchandi- ses, ses services ou son entreprise et ceux d'un autre;
c) faire passer d'autres marchandises ou services pour ceux qui sont commandés ou demandés;
d) utiliser, en liaison avec des marchandises ou services, une désignation qui est fausse sous un rapport essentiel et de nature à tromper le public en ce qui regarde
(i) les caractéristiques, la qualité, la quantité ou la composition,
(ii) l'origine géographique, ou
(iii) le mode de fabrication, de production ou d'exécution
de ces marchandises ou services;
Elle invoque aussi naturellement, puisque sa marque est maintenant déposée au Canada, que les défendeurs portent atteinte, depuis 1977, au droit exclusif que lui reconnaît l'article 19 de la Loi dans les termes les plus stricts:
19. Sous réserve des articles 21, 31 et 67, l'enregistrement d'une marque de commerce à l'égard de marchandises ou services, sauf si son invalidité est démontrée, donne au proprié- taire le droit exclusif à l'emploi, dans tout le Canada, de cette marque de commerce en ce qui regarde ces marchandises ou services.
53. Lorsqu'il est démontré à une cour compétente, qu'un acte a été accompli contrairement à la présente loi, la cour peut rendre l'ordonnance que les circonstances exigent, y compris une stipulation portant un redressement par voie d'injonction et le recouvrement de dommages-intérêts ou de profits, et peut donner des instructions quant à la disposition des marchandises, colis, étiquettes et matériel publicitaire contrevenant à la pré- sente loi et de toutes matrices employées à leur égard.
55. Toute action ou procédure en vue de l'application d'une disposition de la présente loi ou d'un droit ou recours conféré ou défini de la sorte est recevable par la Cour fédérale du Canada.
Les défendeurs cependant nient que l'une ou l'autre des deux causes d'action invoquées puisse être retenue contre eux. D'une part, disent-ils, l'article 7 n'a aucune application parce que (ici je tire l'essentiel des allégués de la défense laissant de côté plusieurs propositions manifestement sans portée et sans intérêt) la demanderesse, une com- pagnie étrangère faisant affaires exclusivement aux Etats-Unis, ne peut prétendre à un droit exclu- sif d'utilisation au Canada du mot «Valle's» comme nom ou marque de commerce; parce que aussi lorsqu'ils ont enregistré leur raison sociale et commencé à utiliser leur nom, le mot «Valle's» n'était pas enregistré comme marque de commerce au Canada et n'était utilisé par personne fournis- sant des services de restaurant au Canada, de sorte que l'adoption par eux de ce nom ne pouvait avoir pour effet de créer de la confusion dans l'esprit du public entre leur commerce et celui de quelque autre commerçant faisant affaires au Canada. D'autre part, soutiennent-ils, l'enregistrement en 1977 de la marque Valle's au nom de la demande- resse était illégal et doit être déclaré invalide (tel que le fait valoir leur demande reconventionnelle), car non seulement la marque était-elle non enre- gistrable en tant que nom de famille, comme l'avait invoqué le registraire pour rejeter leur propre demande, mais de toute façon la demande- resse n'était pas la personne admise à en obtenir l'enregistrement puisqu'elle pouvait créer de la confusion avec le nom de commerce qu'ils utili- saient eux-mêmes depuis longtemps.
Les faits de base sont donc relativement simples et les deux causes d'action clairement établies. L'important est de bien établir les principes qui s'appliquent.
A mon avis, pour juger de la valeur des préten- tions respectives des parties, il faut partir de trois principes fondamentaux. Le premier général est si évident qu'il serait superflu de le rappeler si ce n'est qu'à lecture de la défense écrite on tire l'impression que les défendeurs l'ont oublié: une compagnie étrangère, même si elle fait affaires exclusivement à l'étranger, peut néanmoins acqué- rir des droits au Canada et les faire valoir devant les tribunaux canadiens comme n'importe quelle compagnie canadienne. Le second, propre au domaine qui nous concerne, est aussi évident mais c'est la demanderesse qui semble n'en avoir pas
tenu compte en prenant pour acquis qu'elle ne pouvait réagir contre l'utilisation, sans son consen- tement, de sa marque au Canada avant de l'avoir fait formellement enregistrer au Canada. L'exis- tence en droit d'une marque de commerce ne dépend nullement de son enregistrement et les droits dans une marque de commerce s'acquièrent par l'adoption et l'utilisation de la marque en relation avec des marchandises ou des services, non par son enregistrement; l'enregistrement confirme les droits du propriétaire à l'utilisation exclusive de sa marque par tout le Canada et facilite leur reconnaissance judiciaire en simplifiant la preuve requise de lui, mais les droits eux-mêmes existent préalablement. Le troisième principe que je veux rappeler est celui que le Parlement a inscrit dans notre droit pour donner effet aux obligations aux- quelles le Canada avait souscrit aux termes de la Convention internationale pour la protection de la propriété industrielle et en vertu duquel la seule «révélation» («making known») au Canada d'une marque de commerce employée à l'étranger équi- vaut à son emploi au Canada. C'est ainsi que l'article 3 de notre Loi sur les marques de com merce stipule:
3. Une marque de commerce est censée avoir été adoptée par une personne, lorsque cette personne ou son prédécesseur en titre a commencé à l'employer au Canada ou à l'y faire connaître, ou, si la personne ou le prédécesseur en question ne l'avait pas antérieurement ainsi employée ou fait connaître, lorsqu'elle a produit, ou qu'il a produit, une demande d'enregis- trement de ladite marque au Canada.
Appliqués au cas ici en cause, ces trois principes forcent à reconnaître que la demanderesse a acquis au Canada des droits de propriété dans sa marque de commerce, droits susceptibles d'être protégés par les tribunaux canadiens, si, et, le cas échéant, dès le moment elle a fait connaître sa marque au Canada, et tant qu'elle ne l'aura pas abandon- née. Il suit de qu'étant donné que les défendeurs ont commencé leurs opérations en novembre 1972, les deux causes d'action que fait valoir la deman- deresse sont fondées dans la mesure elle démon- tre avoir fait connaître sa marque au Canada avant novembre 1972. Si sa prétention en ce sens est fondée, il est clair que les défendeurs se sont appropriés pour en tirer profit une marque adoptée par un autre au Canada, enfreignant ce faisant de façon manifeste les dispositions des alinéas b), c) et d) de l'article 7, et il est tout aussi clair que l'enregistrement qu'elle a obtenu en 1977 est inat-
taquable, puisque sa marque utilisée depuis si longtemps aux Etats-Unis avait le caractère dis- tinctif qu'exige l'article 14, et que c'est elle qui était la personne admise à en obtenir l'enregistre- ment au Canada, l'y ayant fait connaître avant que les défendeurs ne la copient (art. 16(1)).'
Ainsi tout tourne autour de la question de savoir si antérieurement à novembre 1972, la demande- resse avait fait connaître sa marque au Canada en relation avec les services de restaurant qu'elle offrait aux États-Unis. Le registraire a déjà répondu affirmativement, mais ses conclusions étant contestées, la question doit être soumise à un nouvel examen.
L'article 5 de la Loi sur les marques de com merce dispose comme suit:
5. Une personne est réputée faire connaître une marque de commerce au Canada, seulement si elle l'emploie dans un pays de l'Union, autre que le Canada, en liaison avec des marchandi- ses ou services, et si
a) ces marchandises sont distribuées en liaison avec ladite marque au Canada, ou
b) ces marchandises ou services sont annoncés en liaison avec ladite marque dans
(i) toute publication imprimée et mise en circulation au Canada dans la pratique ordinaire du commerce parmi les marchands ou usagers éventuels de ces marchandises ou services, ou
(ii) des émissions de radio, au sens de la Loi sur la radio, ordinairement captées au Canada par des marchands ou usagers éventuels de ces marchandises ou services,
et si la marque est bien connue au Canada par suite de cette distribution ou annonce.
Il est possible de s'interroger un moment sur la portée de cet article. Le procureur de la demande- resse a suggéré en effet que l'emploi des mots «est réputée», «is deemed» dans la version anglaise,
° 16. (1) Tout requérant qui a produit une demande selon l'article 29 en vue de l'enregistrement d'une marque de com merce qui est enregistrable et que le requérant ou son prédéces- seur en titre a employée ou fait connaître au Canada en liaison avec des marchandises ou services, a droit, sous réserve de l'article 37, d'en obtenir l'enregistrement à l'égard de ces marchandises ou services, à moins que, à la date le requérant ou son prédécesseur en titre l'a en premier lieu ainsi employée ou révélée, elle ne créât de la confusion avec
a) une marque de commerce antérieurement employée ou révélée au Canada par une autre personne;
b) une marque de commerce à l'égard de laquelle une demande d'enregistrement avait été antérieurement produite au Canada par quelque autre personne; ou
c) un nom commercial qui avait été antérieurement employé
au Canada par une autre personne. -
était typique d'une règle de preuve et que la disposition pouvait s'interpréter comme visant sim- plement à donner aux moyens auxquels elle se référait un effet probant sans pour autant exclure la valeur d'autres moyens susceptibles d'être utili- sés pour révéler une marque de commerce. C'est sur la base de cette suggestion qu'il a soumis une preuve à l'effet qu'un grand nombre de Canadiens avaient vraisemblablement fréquenté l'un ou l'au- tre des restaurants de la demanderesse ou vu des panneaux-réclames à leur sujet, lors de voyages aux États-Unis. Je n'accepte pas cette suggestion. A mon avis, l'article a une portée impérative et la disposition qu'il renferme en est une de fond et non seulement de preuve. Le but de l'article est de préciser ce que l'expression «faire connaître» ou «révéler» une marque de commerce veut dire, au sens de la Loi. La présence après les mots «est réputée» et ois deemed» des mots «seulement si» et «only if) ne permet pas une interprétation autre. Et la règle comme telle m'apparaît d'ailleurs fort compréhensible: peut-on raisonnablement admet- tre qu'en installant des panneaux-réclames à l'étranger ou en servant des passants canadiens dans ses établissements à l'étranger, une firme étrangère puisse être considérée comme s'étant fait connaître au Canada? Le procureur n'avait toute- fois nullement besoin de faire cette suggestion que je considère sans valeur. Je suis en effet d'avis que dans les limites précises de l'article 5, la preuve était amplement suffisante pour convaincre que la demanderesse, avant novembre 1972, avait annoncé ses services en liaison avec sa marque dans plusieurs publications qui bien qu'américai- nes ont une circulation au Canada (journaux, magazines, brochures spécialisées à l'adresse des voyageurs, etc.) et dans nombre d'émissions de radio ou de télévision captées au Canada. Les témoignages précis, appuyés d'exhibits nombreux, de Marie Lise Andrée Logan, une agent de voyage à l'emploi du «United States Travel Service», à Montréal, et de Daniel G. Davis III, un vice-prési- dent de la demanderesse mais aussi un expert incontestable en publicité, sont à cet égard particu- lièrement concluants, et pourraient être cités en entier, s'il était besoin de le faire. Le procureur des défendeurs s'est employé à relever dans les décla- rations de ces deux témoins des affirmations de ouï-dire, mais il s'agissait d'experts et ces affirma tions ne pouvaient mettre en cause que la crédibi- lité de leur opinion (E. & J. Gallo Winery c.
Andres Wines Ltd. [1976] 2 C.F. 3 (C.F.A.) le juge Thurlow (tel était alors son titre)). Or, cette crédibilité, je ne crois pas qu'elle puisse être contestée.
Je n'ai donc pas de doute que ces moyens de faire connaître la marque au Canada que prévoit l'article 5 ont été, ici, abondamment utilisés. Mais une difficulté subsiste. Si la preuve telle que sou- mise permet aisément de conclure que la marque de commerce de la demanderesse était connue dans les provinces canadiennes de l'Est et spéciale- ment au Québec, elle ne permet pas de dire qu'elle était connue ailleurs au Canada, et la question peut alors se poser de savoir si on peut dire, malgré cela, qu'elle était suffisamment «bien connue au Canada» pour satisfaire pleinement aux exigences de l'article 5. La difficulté ne m'apparaît pas sérieuse car je ne crois pas qu'on puisse répondre autrement qu'affirmativement à cette question. Je sais que dans Robert C. Wian Enterprises, Inc. c. Mady [1965] 2 R.C.É. 3 et encore dans Marine- land Inc. c. Marine Wonderland [1974] 2 C.F. 558, mon collègue le juge Cattanach a eu des propos qui, sortis du contexte, laissent l'impression qu'à son avis pour qu'une marque de commerce soit considérée «bien connue au Canada» au sens de l'article 5, il faut qu'elle soit connue dans tout le pays. Je crois cependant que replacés dans leur contexte, les propos dont il s'agit n'ont pas la portée qu'on pourrait à première vue leur attri- buer. L'opinion de mon collègue, telle que je la comprends, est que pour être considérée «bien connue au Canada» il ne suffit pas qu'une marque soit connue dans les limites d'une simple localité (comme la ville de Windsor, en Ontario, dans le cas de la cause Robert C. Wian Enterprises, Inc.), il faut qu'elle soit connue dans «une partie substan- tielle» du pays. Je suis tout à fait d'accord avec cette opinion mais je ne crois pas qu'on puisse aller au-delà, si l'on ne veut pas prendre le risque de donner à l'article 5 une interprétation qui rendrait quasi illusoire la protection que le législateur a voulu donner aux marques de commerce étrangè- res révélées au Canada. Or, il est évident que les provinces canadiennes de l'Est, et même seulement le Québec, puisqu'il s'agit surtout du Québec, constituent une partie suffisamment «substantielle» du pays pour satisfaire aux exigences de l'article 5.
Je suis ainsi d'avis que la demanderesse a claire- ment prouvé que sa marque de commerce était bien connue au Canada au sens de la Loi lorsque les défendeurs ont commencé à l'employer, en en faisant leur nom et raison sociale, en 1972. En fait, c'est manifestement pour cela, je pense, que les défendeurs ont voulu la copier purement et simple- ment, espérant, ce faisant, profiter de l'attrait qu'elle pouvait avoir tant pour les Canadiens que pour les touristes américains portés à associer leur établissement à la chaîne américaine. Et ma con viction est qu'ils ont agi ainsi en pleine connais- sance de cause et ce dès le début. Un seul des défendeurs a témoigné et il a prétendu que le nom Valle's leur avait été suggéré, à lui et à son frère, par un certain Desroches de qui ils avaient obtenu l'emplacement et qui s'était occupé de l'installation matérielle du local, mais qu'eux-mêmes ne con- naissaient pas la chaîne américaine. Je crois plus vraisemblable l'affirmation de l'agent que les défendeurs avaient mandaté auprès du registraire des marques de commerce, qui, forcé de témoi- gner, avoua que ses clients avaient été attirés par le «concept américain» et voulaient tout simple- ment l'utiliser. Comme personne ne prétend que la demanderesse avait à ce moment ou a pu, depuis, abandonner sa marque, la demanderesse a fait la preuve qui lui incombait pour réclamer la protec tion de la Loi et le comportement des défendeurs qui n'a pu que lui être préjudiciable et le demeu- rer 5 sera sanctionné comme elle le demande. Autant pour le bien du public en général que des commerçants en particulier, un tel comportement ne saurait dans ces circonstances être toléré. Les paroles que prononçait le juge Maclean, en main- tenant l'action en invalidité et en retrait d'enregis- trement dans Williamson Candy Co. c. W. J. Crothers Co. [1924] R.C.É. 183, paroles que citait avec approbation le juge Thurlow (tel était alors son titre) en rendant le jugement de la Cour
5 La confusion est évidente puisqu'il s'agit d'une copie pure et simple et les dommages doivent alors se présumer (La Société Anonyme Des Anciens Établissements Panhard et Levassor c. Panhard-Levassor Motor Company, Ld. (1901) 18 R.P.C. 405 (Ch.D.) le juge Farwell aux pp. 408 et 409; Sheraton Corpora tion of America c. Sheraton Motels Ltd. [1964] R.P.C. 202 (Ch.D.) le juge Buckley à la p. 203; Alain Bernardin et Compagnie c. Pavilion Properties Limited [1967] R.P.C. 581 (Ch.D.) le juge Pennycuick aux pp. 582, 584 588; Globele- gance B.V. c. Sarkissian [1974] R.P.C. 603 (Ch.D.) le juge Templeman aux pp. 604à 607, 609à 614).
fédérale dans E. & J. Gallo Winery c. Andres Wines Ltd. [1976] 2 C.F. 3 devraient être rappe- lées ici [pages 16 et 17]:
[TRADUCTION] On a commencé à utiliser les marques de commerce pour distinguer les marchandises d'une personne et pour empêcher qu'une personne ne vende ses marchandises en les présentant comme celles d'une autre. Ce système a pour but d'encourager le commerce honnête et de protéger le consomma- teur. Il n'y a pas de doute que notre loi sur les marques de commerce n'a pas été édictée pour promouvoir au Canada l'adoption de marques étrangères déposées, même dans le cas le détenteur étranger ne l'emploie pas au Canada. Cette situation créerait de la confusion et favoriserait la duperie, précisément ce qu'on cherche à éviter, et gênerait le commerce, ce qui est aussi aux antipodes du but visé. La législation relative aux marques de commerce vise autant la protection du public que celle des usagers.
Si tous les pays autorisaient sciemment une telle pratique, il en résulterait un fouillis inextricable, situation à laquelle les marques de commerce avaient justement pour but de parer. Heureusement, on a toujours tendance à protéger les marques enregistrées à l'extérieur du Canada. En fait, plusieurs pays importants sont maintenant signataires d'une convention qui prévoit un système international d'enregistrement. Dans la mesure du possible, chaque pays, me semble-t-il, doit respecter les marques de commerce étrangères, pour éviter de mettre en péril le commerce international et de nuire à l'intérêt public. La connaissance de l'enregistrement et de l'emploi à l'extérieur du Canada d'une marque utilisée en liaison avec le même type de biens, comme en l'espèce, particulièrement si l'usager est dans un pays voisin la langue est la même, s'il est très facile de voyager d'un pays à l'autre et si la publicité circule très librement, sont des éléments qui, dans la plupart des cas, devraient, d'après moi, nous inciter à refuser d'enregistrer sciemment cette marque de commerce au Canada. A plus forte raison lorsque, comme en l'espèce, la publicité de la demande- resse largement diffusée au Canada, est très susceptible d'inci- ter le public à croire que les marchandises de la défenderesse sont les mêmes que celles annoncées par la demanderesse. Étant donné l'importance visuelle du nom de la marque de commerce sur l'étiquette, c'est ce que les gens croiront, même si le nom du fabricant est clairement imprimé (moins en vue cependant) sur l'étiquette. Cette règle ne serait préjudiciable à personne. On peut imaginer des cas il aurait lieu de déroger à ce principe. Le cas de celui qui fait enregistrer et emploie une marque de commerce sans savoir qu'elle existe déjà est une toute autre question et ne nous intéresse donc pas. Ou encore si la deman- deresse avait laissé passer de nombreuses années après l'enre- gistrement aux États-Unis avant de demander l'enregistrement au Canada, la solution serait peut-être différente. Cette atti tude pourrait s'interpréter comme une décision d'abandonner ce marché ou la marque de commerce dans ce marché. Il serait prématuré en l'espèce, me semble-t-il, de faire une telle préten- tion. La défenderesse a enregistré la marque au Canada dans les quatre mois de l'enregistrement de celle-ci par la demande- resse aux États-Unis.
A la lumière des faits qui m'ont été présentés, je décide que l'enregistrement a été fait sans droit. La défenderesse n'était pas propriétaire de la marque et n'avait pas le droit de l'enre- gistrer; l'inscription doit donc être radiée. La défenderesse
savait en outre qu'elle n'était pas la première à employer cette marque. Le pouvoir discrétionnaire conféré au Ministre par l'article 11, que peut maintenant exercer cette cour, peut à bon droit être exercé contre l'enregistrement fait par la défende- resse, et je suis d'avis que cet enregistrement vise à tromper le public ou à l'induire en erreur, autre motif en justifiant la radiation. (C'est moi qui souligne.)
Une injonction sera donc émise en même temps qu'il sera ordonné aux défendeurs de détruire les étiquettes, menus, sous-plats ou autre matériel publicitaire susceptible de contrevenir à l'injonc- tion.
Je ne crois pas qu'il y ait lieu de laisser à la demanderesse la possibilité de requérir une reddi- tion de compte des profits qu'auraient pu réaliser les défendeurs par leurs actes illégaux mais elle a certes le droit d'être indemnisée pour les domma- ges qu'elle a pu subir par suite de la perte d'exclu- sivité de sa marque au cours des années passées et de l'atteinte que cette perte d'exclusivité a pu porter à son renom. Comme il avait été entendu avant le procès, la question du quantum de ces dommages fera l'objet d'une référence en vertu de la Règle 500 des Règles générales de la Cour.
La demande reconventionnelle sera naturelle- ment rejetée.
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