T-2980-77
Pierre Robitaille (Demandeur)
c.
La Reine (Défenderesse)
Division de première instance, le juge Marceau—
Montréal, 6 novembre 1979, 14 et 15 avril 1980;
Ottawa, 20 mai 1980.
Couronne — Responsabilité délictuelle — Négligence —
Action en dommages pour blessures subies au cours d'une
randonnée en skis sur des pistes ouvertes au public — Des
cadets militaires se livraient à des exercices sur un terrain
privé qu'ils étaient autorisés à utiliser — Entendant des coups
de feu, le demandeur se jeta à terre et se blessa — !l échet
d'examiner si les organisateurs de ces exercices étaient coupa-
bles de négligence par application de la Loi sur la responsabi-
lité de la Couronne — Loi sur la responsabilité de la Cou-
ronne, S.R.C. 1970, c. C-38, art. 3(6) — Code civil du Québec,
art. 1053.
Action en dommages. Le demandeur, faisant une randonnée
en skis sur une piste ouverte au public, venait d'atteindre le
point de rencontre de la piste et de la route lorsqu'une rafale de
coups de feu éclata à ses oreilles. Il se jeta instinctivement à
terre et, en tombant, se fractura le pied. Le demandeur dut être
hospitalisé plusieurs jours et souffre d'une légère incapacité
permanente. Les coups de feu avaient été tirés dans le cadre
d'un exercice d'entraînement de cadets militaires, qui utilisaient
des cartouches à blanc. Le demandeur reproche aux organisa-
teurs de ces exercices d'entraînement et aux participants leur
incurie et leur manque de considération pour les membres du
public qui se trouvaient dans les environs, pratiquant un sport
dans des conditions tout à fait prévisibles et normales, et il
intente cette action en se fondant sur la Loi sur la responsabi-
lité de la Couronne. La défenderesse soutient que le terrain
utilisé pour les exercices était privé, et que les organisateurs
avaient été autorisés à l'utiliser. Elle soutient en outre que le
demandeur s'était introduit illégalement et sans apparence de
droit sur un terrain qu'il savait privé, et que de ce fait, il était
lui-même responsable de ses blessures. Il échet d'examiner si la
défenderesse est responsable envers le demandeur des domma-
ges causés par les actes fautifs des organisateurs de ces exerci-
ces d'entraînement.
Arrêt: l'action est accueillie. Il y a eu actes fautifs des
organisateurs de l'exercice; la rafale de coups de feu a eu lieu
dans le cadre de cet exercice imprudent, et la réaction du
demandeur d'où est résultée sa blessure, fut directement et de
façon prévisible et normale suscitée par cette rafale. Ainsi
doit-on rattacher directement le dommage dont se plaint le
demandeur aux actes fautifs des organisateurs et partant à la
responsabilité de la défenderesse. Des manoeuvres du genre de
celles ici en cause ne sauraient être organisées sans égard aux
réactions possibles de civils non avertis et sans prendre toutes
les mesures de prudence requises pour éviter des incidents du
genre de celui dont le demandeur a été la victime. La moindre
enquête aurait permis de se rendre compte qu'il s'agissait d'un
endroit fort fréquenté en hiver. L'accident étant survenu dans
la province de Québec, c'est la mesure de prudence que la loi
québécoise requiert de toute personne à l'égard d'autrui qui doit
servir de guide. Cette mesure de prudence, qu'impose l'article
1053 du Code civil, doit toujours s'apprécier selon les circons-
tances, et personne n'a jamais songé à exiger d'un propriétaire
la même considération à l'égard de tous ceux qui peuvent
s'introduire chez lui. Le demandeur n'était pas un trespasser au
sens du droit anglais. Les propriétaires du terrain étaient au
courant que des pistes entretenues et ouvertes au public traver-
saient leur territoire, et ils y avaient consenti non seulement
tacitement, mais même expressément.
ACTION.
AVOCATS:
Benoit Rivet pour le demandeur.
Yvon Brisson, Normand Petitclerc et Yves
Archambault pour la défenderesse.
PROCUREURS:
Paquette, Paquette, Perreault, Rivet & Asso-
ciés, Montréal, pour le demandeur.
Guy, Vaillancourt, Mercier, Bertrand, Bour
geois & Laurent, Montréal, pour la défende-
resse.
Voici les motifs du jugement rendus en français
par
LE JUGE MARCEAU: Cette action en dommages
fait suite à un accident survenu dans des circons-
tances tout à fait inusitées.
Le 6 février 1977, un dimanche, vers midi, le
demandeur, un médecin de pratique générale de
Montréal, partit d'un chalet où il logeait occasion-
nellement avec sa famille, à St-Adolphe d'Howard,
une municipalité près de Montréal, Québec, pour
faire une randonnée en skis avec sa femme et ses
trois jeunes enfants. Le groupe emprunta une piste
de ski de fond qui passe tout près de leur chalet et
que le demandeur connaissait bien, l'ayant parcou-
rue encore la veille même. Cette piste, appelée «La
Nord», va depuis le Lac Capri jusqu'à Ste-Agathe
et croise, à un moment, le chemin d'accès d'une
propriété qui appartient à une association de
Montréal, la «Unity Boys' and Girls' Club of
Westmount», et est utilisée pendant l'été par une
organisation de jeunesse connue sous le nom
«Camp Lewis». Le demandeur, sa fillette de trois
ans bien attachée en bandoulière sur son dos,
venait d'atteindre le point de rencontre de la piste
et de la route, précédant sa femme et ses deux
autres enfants de quelque mille pieds, lorsqu'une
rafale de coups d'armes à feu éclata à ses oreilles,
provenant de la forêt, en bordure de la route. Saisi,
il se jeta par terre dans un mouvement brusque
commandé à la fois par une réaction irréfléchie de
peur et un souci de se protéger et de protéger sa
fillette. Son geste instinctif fut malheureux puis-
qu'en tombant il se fractura le pied. De jeunes
cadets militaires lui portèrent aussitôt secours:
c'était justement eux qui, avant de l'apercevoir,
avaient tiré les coups de feu à blanc dans le cadre
d'un exercice d'entraînement organisé par leurs
officiers sur la propriété du camp Lewis.
Le demandeur dut être hospitalisé et ne put
reprendre ses activités professionnelles que plu-
sieurs jours plus tard. Il apprit au surplus qu'il
resterait atteint d'une légère incapacité perma-
nente. Se résigner à accepter la mésaventure
comme un coup du sort sans plus lui parut non
acceptable. D'après lui, cet incident dont il avait
été victime était résulté de l'incurie et du manque
de considération pour le public des responsables de
ces exercices d'entraînement organisés pour les
cadets de l'armée. Il réclama donc compensation et
quand on la lui refusa il se crut bien fondé à
intenter la présente action contre Sa Majesté la
Reine en se fondant sur les dispositions de la Loi
sur la responsabilité de la Couronne, S.R.C. 1970,
c. C-38.
Les allégations formulées par les parties dans les
pièces de la procédure écrite font état d'un côté de
toute une série de prétendus actes fautifs, de l'au-
tre d'autant de moyens de contestation et de
défense appuyés sur des considérations de faits.
Plusieurs d'entre elles cependant ne résistent pas à
l'examen eu égard à la preuve telle que je l'ai
comprise, et je crois qu'elles peuvent être mises de
côté sans grande difficulté. Ainsi, quoiqu'en dise la
déclaration, il est évidemment tout à fait normal
que les autorités militaires du pays tiennent des
sessions d'entraînement incluant l'utilisation à
blanc d'armes à feu comme celles dont il s'agissait
en l'espèce, et on ne saurait exiger d'elles que pour
ce faire elles choisissent uniquement «des terrains
spécialement agencés, aménagés, clôturés et recu-
lés». En revanche, le demandeur n'a pas, comme le
prétend la défense, chuté à cause de l'état glacé de
la chaussée, ni par suite d'une mauvaise manoeuvre
inexcusable de sa part ou d'une inattention quel-
conque; il s'est jeté à terre sous l'impulsion d'un
réflexe, à mon sens, tout à fait normal et compré-
hensible dans les circonstances, et la blessure qu'il
s'est malheureusement infligée en tombant ne sau-
rait être attribuée à une faute ou à une maladresse
dans sa façon de skier ou de réagir aux
événements.
Ces conclusions préliminaires permettent d'en
venir sans délai aux allégations de la procédure
écrite qui posent le véritable débat à résoudre. Le
demandeur soutient dans sa déclaration que le
comportement des responsables de l'exercice et de
ceux qui y ont pris part, comportement d'où sont
résultés l'accident et le dommage, était fautif
parce que témoignant d'un manque de considéra-
tion inadmissible pour les membres du public qui
se trouvaient dans les environs, pratiquant un sport
dans des conditions tout à fait prévisibles et nor-
males. La défenderesse répond, dans sa défense,
que ses militaires avaient reçu l'autorisation des
propriétaires du terrain de tenir l'exercice en ques
tion, qu'ils ignoraient que des skieurs pouvaient
s'aventurer 'à cet endroit et que le demandeur a été
victime de sa propre inconduite, s'étant introduit
illégalement et sans apparence de droit sur un
terrain qu'il savait privé.
Ainsi, c'est uniquement sur le plan des faits et
des principes généraux de la responsabilité que le
litige s'est engagé. Nulle part, la défenderesse n'a
prétendu se prévaloir d'une exclusion de responsa-
bilité qui lui résulterait de la disposition du para-
graphe (6) de l'article 3 de ladite Loi sur la
responsabilité de la Couronne,' et elle a eu raison
de ne pas le prétendre, malgré les dires de son
procureur au moment de l'argumentation. L'im-
munité décrétée par cet article ne joue que dans la
mesure où le pouvoir exercé l'est de façon normale
' Ce paragraphe se lit comme suit:
3....
(6) Rien dans le présent article ne rend la Couronne
responsable à l'égard d'un acte ou d'une omission résultant
de l'exercice d'un pouvoir ou d'une autorité qui, sans l'adop-
tion du présent article, aurait pu être exercé en vertu de la
prérogative de la Couronne ou d'une loi. En particulier, mais
sans restreindre la généralité de ce qui précède, rien dans le
présent article ne rend la Couronne responsable à l'égard
d'un acte ou d'une omission résultant de l'exercice d'un
pouvoir ou d'une autorité que la Couronne peut exercer, en
temps de paix ou de guerre, pour la défense du Canada,
l'entraînement des Forces canadiennes ou le maintien de leur
efficacité.
et raisonnable, et l'action justement conteste qu'il
en ait été ainsi en l'espèce.
A mon avis, cette action telle que définie par les
pièces de la procédure écrite est bien engagée, et je
crois qu'elle doit être maintenue.
Il me semble incontestable que des manoeuvres
du genre de celles ici en cause où des jeunes cadets
sont appelés à réagir devant des situations de
guerre simulées et à utiliser à blanc des armes à
feu, ne sauraient être organisées sans égard aux
réactions possibles de civils non avertis et sans
prendre toutes les mesures de prudence requises
pour éviter des incidents du genre de celui dont le
demandeur a été la victime. Qu'on imagine la
panique que pourrait causer la tenue de telles
manoeuvres au sein d'un village ou sur une place
publique. Or, ces mesures de prudence, les officiers
organisateurs de l'exercice tenu au camp Lewis en
cette fin de semaine du 6 février 1977 en ont fait
fort peu de cas. En fait, il appert qu'ils se sont
strictement fiés au fait que le territoire du camp
Lewis était en principe privé et qu'ils avaient été
autorisés à l'utiliser. Pourtant, la moindre enquête
leur aurait permis de se rendre compte qu'il s'agis-
sait d'un endroit fort fréquenté en hiver, traversé
par trois pistes importantes de ski de fond ouvertes
au public, trois pistes balisées et cartographiées,
dont l'une était même entretenue par la municipa-
lité à même les fonds d'une subvention fédérale.
Leur manque de considération pour le public se
manifeste de façon encore plus immédiate et tangi
ble lorsqu'on considère que la décharge subite de
mitraillettes qui a causé chez le demandeur la
réaction que l'on sait, a été suscitée à une distance
minime (à peine mille pieds) d'habitations perma-
nentes desservies par une route municipale.
La défenderesse prétend que le demandeur ne
peut s'en prendre qu'à lui, puisqu'il s'était aven-
turé sans droit sur un territoire privé, et son procu-
reur invoque la sévérité de la jurisprudence de
common law qui dénie au «trespasser» victime d'un
accident toute possibilité de recours en dommages
contre le propriétaire ou l'occupant. A mon avis,
l'accident étant survenu dans la province de
Québec, c'est la mesure de prudence que la loi
québécoise, aux termes de l'article 1053 du Code
civil, requiert de toute personne à l'égard d'autrui
qui doit servir de guide. Sans doute cette mesure
de prudence qu'impose l'article 1053 du Code civil
doit-elle toujours s'apprécier selon les circons-
tances, et personne n'a jamais songé à exiger d'un
propriétaire la même considération à l'égard de
tous ceux qui peuvent s'introduire chez lui. L'in-
trus dont la présence était peu prévisible aura
peine à prouver une faute du propriétaire à son
endroit mais son recours n'est pas automatique-
ment dénié. Au reste, je ne crois pas que l'on
puisse considérer le demandeur comme un «tres-
passer» au sens du droit anglais. La preuve a en
effet démontré que les propriétaires du camp
Lewis étaient au courant que des pistes entrete-
nues et ouvertes au public traversaient leur terri-
toire et qu'ils avaient consenti qu'il en soit ainsi
non seulement tacitement mais même expressé-
ment, du moins pour l'une d'elles, lorsque, à la
demande de l'inspecteur municipal, permission
avait été accordée à la condition qu'un entretien
convenable put être assuré. Le procureur de la
défenderesse a fait état ici d'affiches qui attes-
taient du caractère privé de la propriété du camp
Lewis et en interdisaient l'accès, mais il appert que
ces affiches ne s'adressaient formellement qu'aux
chasseurs, pêcheurs et conducteurs de ski-doo: elles
ne visaient nullement les skieurs et d'ailleurs le
demandeur ne les a jamais vues.
Je crois qu'il y a eu actes fautifs des organisa-
teurs de l'exercice, que la rafale de coups de feu a
eu lieu dans le cadre de cet exercice imprudent et
que la réaction du demandeur d'où est résultée sa
blessure, fut directement et de façon prévisible et
normale suscitée par cette rafale. Ainsi doit-on
rattacher directement le dommage dont se plaint le
demandeur aux actes fautifs des organisateurs et
partant à la responsabilité de la défenderesse.
Quant au quantum, les parties se sont entendues
sur la somme de $15,000, somme qui m'apparaît
dans les circonstances, raisonnable.
Jugement sera donc rendu pour cette somme en
faveur du demandeur.
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