A-245-80
Nisshin Kisen Kaisha Ltd. (Demanderesse) (Inti-
mée)
c.
La Compagnie des chemins de fer nationaux du
Canada et toutes les autres personnes ayant des
réclamations contre la demanderesse, son navire
Japan Erica ou le fonds qui sera créé par les
présentes (Défenderesses) (Appelantes)
Cour d'appel, le juge en chef Thurlow, les juges
Heald et Urie—Vancouver, 27 et 28 janvier;
Ottawa, 17 mars 1981.
Droit maritime — Appel formé contre l'ordonnance par
laquelle le juge de première instance a suspendu l'action en
dommages-intérêts en vertu de l'art. 648 de la Loi sur la
marine marchande du Canada — La demanderesse-intimée a
intenté une action pour faire limiter sa responsabilité et a, à
cet égard, reconnu, uniquement aux fins de son action, sa
responsabilité jusqu'à concurrence du montant d'un fonds qui
sera créé — II échet d'examiner si le juge de première instance
a commis une erreur en ordonnant la suspension des procédu-
res en l'absence d'une reconnaissance inconditionnelle de res-
ponsabilité — Appel accueilli en partie — Loi sur la marine
marchande du Canada, S.R.C. 1970, c. S-9, art. 648(1), modi-
fiée par la Loi sur la Cour fédérale, S.R.C. 1970 (2e Supp.), c.
10, art. 65, annexe II, item 5, art. 7.
Il s'agit d'un appel formé par la Compagnie des chemins de
fer nationaux du Canada (ci-après appelée le CN) contre une
ordonnance rendue par la Division de première instance dans
une action intentée par Nisshin Kisen Kaisha Ltd. (ci-après
appelée la Nisshin) pour faire limiter sa responsabilité pour les
dommages causés par la collision entre son navire et un pont de
chemin de fer. La Nisshin a, uniquement aux fins de son action,
reconnu sa responsabilité jusqu'à concurrence du montant d'un
fonds qui sera créé. Le CN et d'autres personnes ont intenté des
actions en dommages-intérêts. L'ordonnance dont appel a sus-
pendu les actions en dommages-intérêts du CN en vertu de
l'article 648 de la Loi sur la marine marchande du Canada, qui
confère à la Cour le pouvoir discrétionnaire d'«arrêter toutes
procédures pendantes devant une cour relativement à la même
affaire». Le juge de première instance a noté que la question qui
se posait n'était pas de savoir s'il y avait effectivement eu
reconnaissance de responsabilité, mais si la reconnaissance était
trop restreinte, et a jugé qu'étant donné que la reconnaissance
liait la Nisshin à toutes les fins de l'action, l'objection qu'elle
serait incomplète en ce sens qu'elle ne la lierait pas dans
d'autres procédures ne pouvait être retenue. Il échet d'examiner
si le juge de première instance a commis une erreur en ordon-
nant la suspension des procédures en l'absence d'une reconnais
sance inconditionnelle de responsabilité de la part de la
Nisshin.
Arrêt: l'appel est accueilli en partie et le paragraphe 5 de
l'ordonnance devrait être modifié de façon à permettre au CN
de poursuivre une action contre la Nisshin aux fins d'établir la
responsabilité de celle-ci. La question ne consiste pas à savoir si
une reconnaissance de responsabilité est suffisante aux seules
fins d'une action en limitation de responsabilité. Il s'agit plutôt
de savoir si, lorsque l'auteur présumé d'un dommage cherche à
établir son droit à ce que sa responsabilité soit limitée confor-
mément à la loi, on devrait empêcher ou retarder la poursuite,
par la partie lésée, de son droit de faire établir la responsabilité
de l'auteur du dommage pour sa perte si l'auteur du dommage
refuse ou néglige de reconnaître sa responsabilité, se réservant
ainsi la possibilité de contester l'action prise par la partie lésée
si l'action en limitation de responsabilité de l'auteur du dom-
mage est rejetée. Lorsque le propriétaire de navire ne reconnaît
pas sa responsabilité, la solution pour la partie lésée est d'obte-
nir, dans l'action en dommages-intérêts, un jugement concluant
à la responsabilité du propriétaire. Cela est particulièrement
vrai lorsque la partie lésée n'admet pas mais plutôt conteste le
droit du propriétaire de navire de faire limiter sa responsabilité.
Arrêts approuvés: Miller c. Powell 2 Sess. Cases, 4e série
(1875) 976; Hill c. Audus (1855) 1 K. & J. 263; Georgian
Bay Transportation Co. c. Fisher (1880) 5 O.A.R. 383;
Normandy (1870) L.R. 3 A. & E. 152. Distinction faite
avec l'arrêt: London and South Western Railway Co. c.
James (1872) L.R. 8 Ch. App. 241.
APPEL.
AVOCATS:
E. Chiasson et C. J. O'Connor pour l'appe-
lante (défenderesse) la Compagnie des che-
mins de fer nationaux du Canada.
P. D. Lowry et J. Marquardt pour l'intimée
(demanderesse).
W. B. Scarth, c.r., et R. Winesanker pour le
procureur général du Canada.
C. Lace pour le procureur général de la
Colombie-Britannique.
PROCUREURS:
Ladner Downs, Vancouver, pour l'appelante
(défenderesse) la Compagnie des chemins de
fer nationaux du Canada.
Campney & Murphy, Vancouver, pour l'inti-
mée (demanderesse).
Le sous-procureur général du Canada pour le
procureur général du Canada.
Section du droit constitutionnel et adminis-
tratif du département du Procureur général
pour le procureur général de la Colombie-Bri-
tannique.
Ce qui suit est la version française des motifs
du jugement rendus par
LE JUGE EN CHEF THURLOW: Il s'agit d'un
appel interjeté par la Compagnie des chemins de
fer nationaux du Canada et de quatre autres
appels (que la Règle 1203(3) considère comme des
appels incidents) formés par d'autres parties ayant
des réclamations contre la demanderesse-intimée
contre une ordonnance rendue par la Division de
première instance [[1981] 1 C.F. 293] le 10 avril
1980 qui, à certains égards, modifiait et, pour le
reste, confirmait une ordonnance ex parte de la
Division de première instance rendue le 18 janvier
1980 dans une action intentée par la demande-
resse-intimée le 10 janvier 1980 pour déterminer
les limites de sa responsabilité pour les dommages
causés lorsque son navire, Japan Erica, heurta et
endommagea sérieusement un pont de chemin de
fer appartenant à la Compagnie des chemins de fer
nationaux du Canada (ci-après appelée l'appe-
lante) qui enjambe le Second Narrows dans le port
de Vancouver.
La collision eut lieu le 12 octobre 1979. Le
lendemain, l'appelante introduisait une action en
Division de première instance de cette Cour contre
le navire, son propriétaire Nisshin Kisen Kaisha
Ltd., le capitaine et le pilote. Dans cette action, le
propriétaire intimé a fourni un cautionnement de
$10,000,000 comme garantie relativement aux
pertes de l'appelante qui, selon un affidavit déposé
devant la Cour, excéderont cette somme de plu-
sieurs millions de dollars. Certaines autres parties
dont les activités commerciales furent perturbées
parce que le pont était devenu inutilisable ont
également intenté des actions en dommages-inté-
rêts pour lesquels l'intimée a fourni un autre cau-
tionnement de $10,000,000. Il a été allégué que la
valeur totale des réclamations pourrait excéder
$40,000,000.
Le paragraphe 2 de la déclaration de l'intimée
est ainsi rédigé:
[TRADUCTION] La nuit du 12 octobre 1979, le «Japan Erica»
a heurté et sérieusement endommagé le pont de chemin de fer
qui enjambe le Second Narrows dans le port de Vancouver.
Aux fins de la présente action seulement, la demanderesse
admet sa responsabilité envers les défenderesses jusqu'à concur
rence du montant global du «fonds» à être créé par les
présentes.
Au paragraphe 7, il est en outre déclaré:
[TRADUCTION] Les dommages subis par le pont (et la violation
de tout droit par suite de cet accident), furent causés par un
acte ou une omission dans la conduite du navire et sont
survenus sans qu'il y ait faute ni complicité réelles de la part de
la demanderesse.
Entre autres, l'ordonnance du 18 janvier 1980
établissait le tonnage du Japan Erica à 13,709.4 et
fixait les limites de la responsabilité, à cette date, à
$1,395,627.60; elle ordonnait le paiement à la
Cour de cette somme avec les intérêts s'y rappor-
tant; elle établissait des règles relativement aux
conditions dans lesquelles les parties intéressées
pouvaient être constituées parties aux procédures,
relativement à leurs droits, à l'exclusion de récla-
mants ne produisant pas leurs réclamations dans
les délais prescrits et relativement à d'autres ques
tions procédurales; elle fixait un délai pour les
demandes de modification de l'ordonnance et elle
prévoyait la signification de l'ordonnance.
Aucune de ces dispositions de l'ordonnance n'est
contestée. On conteste cependant les dispositions
du paragraphe 5 qui, telles que modifiées le 10
avril 1980 à la suite d'une demande présentée par
l'appelante pour faire modifier l'ordonnance en
supprimant les paragraphes 4 et 5, se lit comme
suit:
[TRADUCTION] 5. Lorsque la somme prescrite aura été consi-
gnée à la Cour:
a) Toutes procédures pendantes devant une cour relativement
à cet événement seront, en vertu de l'article 648 de la Loi sur
la marine marchande du Canada, suspendues, sauf en ce qui
concerne la taxation et le paiement des dépens; et
b) La Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada,
défenderesse à l'instance, et toute autre personne désirant
maintenir devant la présente Cour toute réclamation contre
la demanderesse pour perte ou dommage causés aux biens ou
violation de tout droit découlant ou émanant de cet événe-
ment doivent le faire dans la présente action et, par la suite,
s'abstenir de faire plus que d'intenter toute action, devant
quelque tribunal que ce soit, contre la demanderesse, son
navire Japan Erica et tous ceux dont la responsabilité est, en
application des articles 647 et 649(1) de la Loi sur la marine
marchande du Canada, limitée à l'égard de cet événe-
ment....
L'intimée ayant, le 23 janvier 1980, consigné à
la Cour la somme de $1,450,764.45 pour consti-
tuer le fonds mentionné dans l'ordonnance, l'action
en dommages-intérêts introduite par l'appelante le
13 octobre 1979 est suspendue en conformité avec
ces dispositions, et l'appelante se voit également
effectivement interdire de poursuivre, au-delà de
son introduction, une action en dommages-intérêts
devant tout autre tribunal. On nous a informé
qu'une telle action avait été introduite devant la
Cour suprême de la Colombie-Britannique.
Le point en litige dans le présent appel, tel
qu'énoncé dans l'exposé des moyens de l'appelante,
consiste à déterminer si [TRADUCTION] «le juge de
première instance a commis une erreur en ordon-
nant la suspension des procédures et en rendant
une ordonnance restrictive en l'absence d'une
reconnaissance inconditionnelle de responsabilité
de la part de l'intimée». La prétention de l'appe-
lante, si j'ai bien compris, consiste à dire que bien
que ce qui figure dans la déclaration de l'intimée
soit adéquat aux fins de son action en limitation de
responsabilité (puisque aucune reconnaissance de
responsabilité n'est nécessaire, du moins en cet état
de la cause), il est incorrect et injuste d'empêcher
l'appelante de poursuivre l'action dans laquelle elle
tente d'établir la responsabilité de l'intimée pour
les dommages causés par la collision alors que
l'intimée n'est pas prête à admettre inconditionnel-
lement cette responsabilité. A l'appui de sa posi
tion, l'avocat a fait remarquer que l'action en
limitation de responsabilité est contestée, que la
cause doit être entendue en octobre 1981, qu'il
n'est pas improbable qu'il y aura des appels qui
s'étendront sur plusieurs années, et qu'en atten
dant, l'appelante subit des préjudices du fait de ce
retard. Des préjudices en ce sens que, dans l'inter-
valle, les témoins risquent d'oublier certaines
choses ou de mourir ou de ne plus être disponibles,
que la Cour ne peut protéger l'appelante contre la
diminution de l'efficacité avec laquelle elle pourra
exercer ses droits si l'exercice de ceux-ci est
reporté en attendant l'issue de l'action en limita
tion de responsabilité et que le seul préjudice que
pourrait subir l'intimée, si l'appelante était autori-
sée à poursuivre ses actions, serait sur le plan des
frais, question à laquelle la Cour pourrait remédier
s'il s'avère que l'intimée a le droit de faire fixer les
limites de sa responsabilité. L'avocat a en outre
prétendu que la différence entre la réclamation de
l'appelante et celles des autres réclamants était
suffisamment grande pour justifier qu'on permette
à l'appelante de poursuivre son action tout en
maintenant la suspension des autres actions en
dommages-intérêts.
Pour sa part, l'intimée répond que le juge de
première instance n'a pas commis d'erreur, que
l'appelante n'est qu'un réclamant parmi dix-huit,
que de refuser à l'intimée d'être exemptée d'avoir à
se défendre dans diverses actions devant plusieurs
cours minerait et contrecarrerait l'objet pour
lequel l'article 648 de la Loi sur la marine mar-
chande du Canada fut adopté, qu'il est essentiel
qu'il existe une procédure qui permette de donner
rapidement effet aux droits d'un propriétaire de
navire de faire fixer les limites de sa responsabilité
sans mettre l'administration de la justice à
l'épreuve et sans imposer aux nombreuses parties
ayant subi des pertes le fardeau additionnel de
démêler un écheveau de questions complexes alors
que, si la responsabilité du propriétaire du navire
était limitée, toute cette opération pourrait devenir
inutile et ne faire qu'ajouter aux pertes subies.
L'intimée prétend en outre que la procédure
prévue par l'article 648 est conçue pour prévoir un
procès relativement à toute question afférente au
droit du propriétaire d'un navire de limiter sa
responsabilité tout en interdisant, en attendant
l'issue, la poursuite de toute autre procédure, qu'il
est établi que pour obtenir la suspension de procé-
dures, le propriétaire du navire doit reconnaître sa
responsabilité jusqu'à concurrence du montant du
fonds créé à cet égard et consigner cette somme à
la Cour afin d'assurer que (i) si la Cour décide que
le propriétaire de navire a le droit de faire fixer la
limite de sa responsabilité, elle sera compétente
pour rendre le jugement et (ii) qu'un fonds sera
disponible pour la répartition. L'intimée ajoute
enfin que la reconnaissance de sa responsabilité
satisfait à ces exigences, ce qui, avec le fonds créé,
justifie les restrictions que le juge de première
instance, dans l'exercice de son pouvoir discrétion-
naire, a jugé bon d'imposer relativement aux pro-
cédures connexes.
C'est le paragraphe 648(1) de la Loi sur la
marine marchande du Canada' qui confère à la
Cour le pouvoir, dans une action en limitation de
responsabilité, d'ordonner la suspension d'autres
procédures. Ce paragraphe est ainsi rédigé:
648. (1) Lorsqu'il est allégué qu'une responsabilité a été
encourue par le propriétaire d'un navire relativement à la mort
ou à des blessures corporelles, ou à la perte ou l'avarie de biens
ou à la violation de tout droit à l'égard desquels sa responsabi-
lité est limitée par l'article 647, et que plusieurs réclamations
sont faites ou appréhendées relativement à cette responsabilité,
la Cour d'Amirauté peut, à la requête dudit propriétaire, fixer
le montant de la responsabilité et répartir ce montant propor-
tionnellement entre les différents réclamants; cette cour peut
arrêter toutes procédures pendantes devant une cour relative-
ment à la même affaire et procéder de la façon et sous réserve
des règlements que la cour juge convenables, pour rendre les
personnes intéressées parties aux procédures, pour exclure tous
1 S.R.C. 1970, c. S-9, modifié par la Loi sur la Cour
fédérale, S.R.C. 1970 (2e Supp.), c. 10, art. 65, annexe II, item
5, art. 7.
réclamants qui ne se présentent pas dans un certain délai, pour
exiger des garanties du propriétaire et quant au paiement des
frais.
On remarquera qu'aucune disposition de la loi
n'établit de modalités de l'exercice du pouvoir
discrétionnaire conféré par ce paragraphe d'«arrê-
ter toutes procédures pendantes devant une cour
relativement à la même affaire». Il ne fait aucun
doute que ce pouvoir doit être exercé de façon
judiciaire mais aucune disposition de la loi ne
prévoit qu'avant que ce pouvoir ne soit exercé, il
devrait être demandé au propriétaire du navire de
reconnaître inconditionnellement sa responsabilité
ou de reconnaître, de quelque autre façon, sa
responsabilité. Par ailleurs, lorsque le propriétaire
du navire ne reconnaît pas inconditionnellement sa
responsabilité pour les dommages, c'est évidem-
ment un élément qu'il faut prendre en compte pour
décider s'il devrait être interdit, même pour un
certain temps, à une partie lésée de poursuivre son
action tendant à établir la responsabilité du pro-
priétaire du navire pour l'accident qui a causé la
perte qu'il a subie. Ce principe est clairement
énoncé par le lord président de la Court of Session
dans l'arrêt Miller c. Powell 2 :
[TRADUCTION] Il est très clair à la lecture de l'article 514 que
ses dispositions doivent s'appliquer indépendamment du fait
que les propriétaires reconnaissent ou nient leur responsabilité.
Quand ils reconnaîtront leur responsabilité, la Cour procé-
dera à la suspension de toutes les actions et procédures inten-
tées ou à intenter en vue de l'établissement de la responsabilité.
S'ils nient leur responsabilité, la Cour permettra à ces actions
de se poursuivre.
Sur ce point, le juge de première instance, après
avoir noté [à la page 298] que «La question qui se
pose en l'espace n'est pas réellement de savoir s'il y
a effectivement eu aveu de responsabilité mais,
plus précisément, de savoir si l'aveu a été trop
limité», a conclu, si je comprends bien son raison-
nement, qu'étant donné que l'aveu figurant dans la
déclaration lie l'intimée à toutes les fins de la
présente action, l'objection qu'il serait «incomplet»
en ce sens qu'il ne la lierait pas dans d'autres
procédures entre l'appelante et l'intimée ne pouvait
être retenue. Après être arrivé à cette conclusion,
le juge de première instance a examiné et rejeté
plusieurs autres objections soulevées par l'appe-
lante et a ensuite donné les motifs, qui ne sont pas
contestés, pour lesquels, dans l'exercice de sa dis
2 2 Sess. Cases, 4e série (1875) 976à la p. 979.
crétion, il a confirmé la suspension des procédures
et l'injonction, telles que modifiées.
Les motifs sur lesquels le juge de première
instance s'est fondé pour exercer son pouvoir dis-
crétionnaire pour confirmer l'arrêt des procédures
sont de poids. Mais, avec déférence, il me semble
que son opinion sur la reconnaissance de responsa-
bilité est erronée. Selon moi, la question ne con-
siste pas à savoir si une reconnaissance de respon-
sabilité est suffisante aux seules fins d'une action
en limitation de responsabilité. Il s'agit plutôt de
savoir si, lorsque l'auteur présumé d'un dommage
cherche à établir son droit à ce que sa responsabi-
lité soit limitée conformément à la loi, on devrait
empêcher ou retarder la poursuite, par la partie
lésée, de son droit de faire établir la responsabilité
de l'auteur du dommage pour sa perte si l'auteur
du dommage refuse ou néglige de reconnaître sa
responsabilité, se réservant ainsi la possibilité de
contester l'action prise par la partie lésée si l'action
en limitation de responsabilité de l'auteur du dom-
mage est rejetée. Je ne connais aucun cas où l'on a
accordé à un propriétaire de navire la suspension
des procédures lorsqu'il se réservait ce droit.
Il est important, je crois, de ne pas oublier
qu'une action en limitation de responsabilité n'est
pas une procédure dans laquelle la responsabilité
(c'est-à-dire la responsabilité pour un dommage)
du propriétaire d'un navire est déterminée pour ce
qui concerne ce dernier et la partie lésée. Bien que
la Cour ait compétence pour connaître d'une telle
questions ce n'est pas là l'objet de la procédure
autorisée par le paragraphe 648(1) de la Loi sur la
marine marchande du Canada. Dans une action en
limitation de responsabilité, la demande tend à
obtenir une déclaration du droit de faire fixer les
limites de la responsabilité. La défense, s'il en est,
consiste à nier ce droit. Les procédures pour la
création du fonds et pour sa répartition sont acces-
soires. Leur objet n'est pas d'établir la responsabi-
lité mais de déterminer la répartition du fonds
entre les réclamants.
Dans The Merchant Shipping Act, 1854 3 une
disposition correspondant au paragraphe 648(1)
avait conféré à la Haute Cour de la Chancellerie
3 1854 (17 & 18 Vict., c. 104) Imp.
d'Angleterre et à la Court of Session en Écosse le
pouvoir de connaître des procédures en limitation
de responsabilité, de répartir la somme fixée à ce
titre et d'arrêter les procédures pendantes devant
d'autres cours relativement à la même affaire. A
cette époque, la Cour de la Chancellerie n'avait
pas compétence pour connaître des réclamations
relatives à la responsabilité des propriétaires de
navires ni pour statuer sur celles-ci. L'arrêt Hill c.
Audus 4 indique ce dont il peut être question dans
des procédures en limitation de responsabilité
devant la Cour de la Chancellerie; dans cette
cause, le vice-chancelier, Sir W. Page Wood, en
parlant de cette loi et de ses dispositions, dit à la
page 267:
[TRADUCTION] ... la seule question que doit trancher la
présente Cour est celle du montant des dommages subis par
chaque réclamant.
Plus tard, en 1862, la même compétence relative
aux procédures en limitation de responsabilité fut
également conférée à la Haute Cour d'Amirauté
lorsque cette Cour était saisie d'une affaire où le
navire ou le produit de sa vente était saisi. Cette
Cour avait compétence pour trancher la question
de la responsabilité. Mais la pratique suivie était
de garder les procédures en limitation de responsa-
bilité séparées de celles introduites pour établir la
responsabilité.
On trouve un historique intéressant de la compé-
tence en matière de limitation de responsabilité
dans les motifs du juge d'appel Patterson dans
l'affaire The Georgian Bay Transportation Co. c.
Fisher 5 . Dans cette affaire, la Cour infirme une
injonction interdisant la poursuite d'une action en
dommages-intérêts notamment au motif que le
propriétaire de navire n'avait pas reconnu sa res-
ponsabilité pour la perte et n'avait pas consigné à
la Cour la somme à laquelle il prétendait que se
limitait sa responsabilité. Le juge d'appel Patter-
son dit à la page 404:
[TRADUCTION] Si je comprends bien la pratique devant la
Cour d'Amirauté, on n'y débattait pas, pas plus que devant la
Cour de la Chancellerie, la question de la responsabilité dans
une action en limitation de responsabilité. Je crois comprendre
que cette question a toujours fait l'objet d'une action distincte,
introduite par les réclamants, ou par l'un d'entre eux, contre le
propriétaire.
Le juge d'appel Patterson poursuit en ces termes
aux pages 406 et 407:
4 (1855) 1 K. & J. 263.
5 (1880) 5 O.A.R. 383.
[TRADUCTION] Je ne vois aucun motif de commodité qui
obligerait la Cour à intervenir au moyen d'une injonction, dans
la mesure où toute l'affaire peut être jugée devant la Cour du
Banc de la Reine ou transférée en tout état de cause à la Cour
de la Chancellerie; et il n'est pas nécessaire qu'une injonction
soit prise en aucun cas avant que la question de la responsabi-
lité ait été tranchée, parce que la Cour peut intervenir après le
jugement aussi bien qu'avant et empêcher la défenderesse, si
elle obtient gain de cause devant la Cour du Banc de la Reine,
d'obtenir l'exécution du jugement lui accordant des dommages-
intérêts, et l'obliger de venir partager proportionnellement avec
les autres réclamants. On trouvera dans les arrêts Dobree c.
Schroder, 2 My. & Cr. 489 et Leycester c. Logan, 3 K. & J.
446 le fondement de ce qui précède. On peut également citer
l'affaire The Sisters, L. R. 1 P. D. 281, pour démontrer que
l'action en dommages-intérêts et l'action en limitation de res-
ponsabilité sont gardées séparées même si la même Cour en est
saisie; la première étant menée à terme, et l'argent étant
distribué à l'issue de la seconde.
Lorsqu'on a établi que la responsabilité du pro-
priétaire d'un navire envers le réclamant pour les
dommages subis par ce dernier n'est pas quelque
chose qui doit être décidé dans l'action en limita
tion de responsabilité, il semble clair que lorsque le
propriétaire de navire ne reconnaît pas sa respon-
sabilité, la solution pour la partie lésée est d'obte-
nir, dans l'action en dommages-intérêts, un juge-
ment concluant à la responsabilité du propriétaire.
Cela est particulièrement vrai lorsque la partie
lésée n'admet pas mais plutôt conteste le droit du
propriétaire de navire de faire limiter sa responsa-
bilité. Il semble également que la pratique, lorsque
la responsabilité n'est pas reconnue, est de permet-
tre que l'action en dommages-intérêts se poursuive.
Dans Hill c. Audus (précité) le propriétaire de
navire refusant de reconnaître sa responsabilité, on
a rejeté la demande d'injonction tendant à inter-
dire la poursuite de l'action pendante devant la
Cour d'Amirauté.
Dans l'affaire le Normandy 6 , la poursuite de
l'action concernant l'abordage, pendante devant la
Cour d'Amirauté, fut permise afin de trancher la
question de la responsabilité pour l'abordage et, le
propriétaire de navire s'étant engagé à reconnaître
sa responsabilité envers les autres réclamants si le
Normandy était tenu responsable de l'abordage, la
Cour ordonna l'arrêt des actions pendantes devant
d'autres cours.
6 (1870) L.R. 3 A. & E. 152.
Dans l'affaire Miller c. Powell (précitée), les
propriétaires ayant nié leur responsabilité dans les
actions en dommages-intérêts, celles-ci furent
menées à terme sans qu'aucune requête ne soit
présentée pour obtenir leur suspension même si la
demande pour que soit limitée la responsabilité,
qui comportait une demande de suspension des
actions, avait été présentée environ deux mois
avant l'instruction des actions en dommages-inté-
rêts.
Dans l'affaire London and South Western Rail
way Co. c. James', une instance subséquente
découlant du naufrage du Normandy, la société
demanderesse demandait que soit limitée sa res-
ponsabilité et dans sa déclaration [à la page 243]
[TRADUCTION] «admettait, aux fins de la présente
poursuite, sa responsabilité dans la mesure et selon
les modalités prévues dans les Lois», et déclarait
qu'elle était prête à consigner à la Cour le montant
qui serait fixé relativement à la responsabilité. Le
jugement interdisait la poursuite des actions en
dommages-intérêts qui avaient été intentées contre
la demanderesse devant d'autres cours mais, à ce
moment-là, le Normandy avait déjà été reconnu
responsable dans une action devant la Cour d'Ami-
rauté et des jugements par défaut relativement aux
dommages qui restaient à évaluer avaient été
rendus dans les autres actions. Cette affaire ne
constitue donc pas une autorité établissant qu'une
telle reconnaissance est suffisante pour convaincre
la Cour d'arrêter les procédures dans des actions
en dommages-intérêts qui ne sont pas rendues à
l'étape du jugement sur la question de la responsa-
bilité relativement aux dommages subis.
Dans l'affaire The Georgian Bay Transporta
tion Co. c. Fisher (précitée), le juge d'appel
Burton dit à la page 413:
[TRADUCTION] J'ai examiné un bon nombre d'affaires por-
tées devant les cours d'Angleterre dans lesquelles des déclara-
tions de ce genre avaient été produites, la plupart, sinon la
totalité, de celles-ci étant citées dans les motifs du jugement de
mon collègue le juge Patterson. Et dans la plupart de celles-ci,
sans reconnaître le bien-fondé de la réclamation du réclamant,
les parties cherchant à se prévaloir des dispositions relatives à la
limitation de responsabilité reconnaissent habituellement leur
responsabilité pour les dommages dans la mesure et selon les
modalités prévues dans la partie 9 de la Merchant Shipping Act
de 1854, que c'est insuffisant pour satisfaire aux réclamations
et que le propriétaire n'était pas personnellement en défaut;
ensuite, ces parties démontrant qu'elles sont en mesure de payer
7 (1872) L.R. 8 Ch. App. 241.
ou de garantir la somme, la Cour intervient et arrête toutes les
autres actions.
Selon moi, cette citation ne vise pas des cas dans
lesquels le droit de faire fixer la limite de responsa-
bilité était contesté, ni signifie-t-elle que la recon
naissance que mentionne le juge d'appel Burton est
faite exclusivement aux fins de l'action en limita
tion de responsabilité. Et je n'ai trouvé aucun cas
où l'arrêt des procédures a été accordé malgré les
objections de la partie lésée lorsque l'action en
limitation de responsabilité était contestée ou lors-
que le propriétaire d'un navire se réservait le droit
de contester sa responsabilité s'il échouait dans la
procédure en limitation de responsabilité.
J'estime que la suspension des procédures et
l'injonction constituent une entrave sérieuse au
droit de l'appelante de poursuivre son action contre
l'intimée. C'est une entrave qu'il ne me semble pas
juste d'imposer à l'appelante tant que l'intimée
n'est pas prête à reconnaître inconditionnellement
sa responsabilité pour la collision, non seulement
aux fins de l'action en limitation de responsabilité
mais également aux fins de l'action en dommages-
intérêts engagée par l'appelante. Il me semble
également que l'intimée bénéficie indûment de la
suspension des procédures alors que cette respon-
sabilité n'a pas été reconnue sans équivoque et que
ces considérations l'emportent sur les motifs non
négligeables sur lesquels le juge de première ins
tance se fonde pour accorder la suspension des
procédures. Il est sans doute vrai que l'on éviterait
des frais si les actions en dommages-intérêts
étaient arrêtées et qu'il était fait droit à la
demande de l'intimée pour que soient fixées les
limites de sa responsabilité. Mais, comme l'a fait
remarquer l'avocat, la Cour sera en mesure de
régler la question des frais si l'action de l'appelante
se poursuit et si l'on conclut que parce que l'action
en limitation de responsabilité a réussi, des frais
ont été engagés inutilement. En outre, si l'on consi-
dère l'importance de la réclamation de l'appelante,
il ne semble pas qu'il s'agisse d'un cas où il faille
retenir comme essentiel le montant des frais qui
pourraient être engagés dans la poursuite de cette
action.
Je suis donc d'avis qu'il devrait être, en partie,
fait droit à l'appel et que le paragraphe 5 de
l'ordonnance devrait être modifié de façon à per-
mettre à l'appelante de poursuivre une action
contre l'intimée uniquement aux fins d'établir la
responsabilité de l'intimée pour la collision, soit
par jugement ou par reconnaissance dans cette
action, mais pas plus, et que l'injonction au para-
graphe 5b) de l'ordonnance devrait être modifiée
en conséquence et l'ordonnance de suspension de
cette action, annulée. Il devrait être permis à
l'appelante de choisir de poursuivre son action
devant la présente Cour ou de poursuivre l'action
introduite devant la Cour suprême de la Colombie-
Britannique. Les frais relatifs à l'appel devraient
être adjugés à l'appelante. Comme personne n'a
comparu à l'appui d'aucun des appels incidents, je
les rejetterais sans frais.
J'ajouterais une remarque relativement à l'in-
jonction au paragraphe 5b) de l'ordonnance dont il
est fait appel. L'avocat de l'appelante a prétendu
qu'elle n'était pas justifiée par le paragraphe
648(1) de la Loi sur la marine marchande du
Canada et que la Cour n'avait pas compétence
pour rendre cette ordonnance. Je ne suis pas con-
vaincu que le pouvoir de rendre cette ordonnance
ne découle pas du pouvoir d'ordonner l'arrêt d'ac-
tions en vertu du paragraphe 648(1) et qu'il ne
puisse être exercé, selon les besoins, à cette fin.
Toutefois, même en supposant que le paragraphe
648(1) n'autorise pas à rendre une telle ordon-
nance, il me semble que la Cour a la compétence
voulue pour le faire en vertu de l'article 44 de la
Loi sur la Cour fédérale. Par conséquent, sauf
dans la mesure mentionnée au paragraphe précé-
dent, je ne modifierais pas l'ordonnance.
* * *
LE JUGE HEALD: Je souscris à ces motifs.
* * *
Ce qui suit est la version française des motifs
du jugement rendus par
LE JUGE URIE: Je suis d'accord avec les motifs
du jugement du juge en chef et son dispositif de
l'appel.
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