A-766-80
La Compagnie des chemins de fer nationaux du
Canada (requérante)
c.
La Commission canadienne des transports (défen-
deresse)
et
L'honorable ministre des Transports de la pro
vince de Québec, Denis de Belleval, et Yves God -
bout, Patrick Rinneau, Gaétan Pelletier, Laurent
Marquis, Fernand Nadeau, Rolland Sarlarous,
Eudore Allard, Martin Pelletier, Bernard
Lemaire, Paulette Bourgouin, Jacques Landry,
Roma Pépin, Normand Morin, Charles Guérette,
Claude Guérette, Roger Robitaille (défendeurs)
(intervenants devant le Comité des transports par
chemin de fer de la Commission canadienne des
transports)
Cour d'appel, juges Pratte et Le Dain, juge sup
pléant Lalande—Québec, 26 novembre; Ottawa,
15 décembre 1981.
Chemins de fer — Appel est formé, en vertu de l'art. 64(2) et
suiv. de la Loi nationale sur les transports, S.R.C. 1970, chap.
N-17, contre l'ordonnance par laquelle le Comité des trans
ports par chemin de fer a rejeté une requête introduite par
l'appelante sous le régime de l'art. 253 et tendant à l'obtention
de l'autorisation d'abandonner l'exploitation d'un embranche-
ment, et a ordonné à l'appelante, en vertu de l'art. 262, de
procéder à la réfection de cet embranchement — Il échet
d'examiner si, dans l'examen d'une requête introduite en vertu
de l'art. 253 de la Loi sur les chemins de fer, la Commission
devait, en application de l'art. 254, déterminer si l'exploitation
de l'embranchement était rentable avant de statuer sur la
requête en abandon, sans se soucier de la façon dont il a été
exploité ni de la question de savoir s'il l'a été — Il faut
déterminer si, sur la base de la règle audi alteram partem, la
Commission était tenue de donner à l'appelante la possibilité
de se faire entendre avant de rendre, en vertu de l'art. 262,
l'ordonnance enjoignant à l'appelante de réparer l'embranche-
ment — La Commission tient-elle de l'art. 71(1) de la Loi
nationale sur les transports, le pouvoir de rendre, en vertu de
l'art. 262 de la Loi sur les chemins de fer, une ordonnance ex
parte? — Appel accueilli — Loi nationale sur les transports,
S.R.C. 1970, chap. N-17, modifiée, art. 71(1) — Loi sur les
chemins de fer, S.R.C. 1970, chap. R-2, art. 253, 254, 256,
262(1),(3).
En vertu de l'article 253 de la Loi sur les chemins de fer,
l'appelante a déposé une requête tendant à l'obtention de
l'autorisation d'abandonner l'exploitation d'une ligne de chemin
de fer entre Rivière-du-Loup et Edmundston. Au cours d'au-
diences publiques tenues devant le Comité des transports par
chemin de fer, il a été établi que l'appelante avait, sans
autorisation, cessé d'exploiter son embranchement entre Riviè-
re-du-Loup et Cabano et que, depuis 1976, les trains ne circu-
laient que sur demande entre Cabano et Edmundston quand
l'état de la voie le permettait. Il a également été établi que cette
voie de chemin de fer était dans un état de vétusté déplorable,
que l'appelante avait fait bien peu de choses pour en empêcher
la dégradation, et que l'appelante avait offert de mauvais
services, exigé des prix élevés et avait fait peu d'efforts pour
rentabiliser cette partie de son entreprise. Selon un témoin
expert de l'appelante, l'exploitation de l'embranchement
demeurerait toujours déficitaire même si l'on supposait que la
voie était reconstruite et que l'appelante réussissait à supplanter
tous les autres modes de transport. La Commission a rejeté la
requête au motif que la ligne n'ayant jamais correctement été
exploitée, il lui était impossible de décider si cette ligne était
rentable. En outre, la Commission s'est fondée sur l'article 262
de la Loi sur les chemins de fer pour ordonner à la requérante
de procéder à la réfection de la voie. L'appelante n'a pas été
prévenue, avant que l'ordonnance ne soit prononcée, que la
Commission lui reprochait d'avoir violé le paragraphe 262(1) et
qu'elle songeait à rendre une telle ordonnance.
Arrêt: l'appel est accueilli. Pour ce qui est de la première
question, la Commission a violé l'article 254 de la Loi sur les
chemins de fer en rejetant la requête en abandon sans s'être
auparavant prononcée sur la rentabilité de l'embranchement.
Suivant les articles 253 et 254 de la Loi sur les chemins de fer,
la Commission, lorsqu'elle est saisie d'une requête en abandon
d'un embranchement, doit d'abord déterminer si cet embran-
chement est exploité à perte. Si la Commission répond par
l'affirmative, elle doit ensuite statuer sur la rentabilité de
l'embranchement. Dans le cas contraire, elle doit se prononcer
sur la question de savoir si, à la lumière des exigences de
l'intérêt public, la requête en abandon doit être accueillie. Le
fait qu'un requérant ait mal exploité une ligne ou ne l'ait jamais
exploitée ne dispense pas la Commission de l'obligation de
prendre ces décisions. La partie de l'ordonnance portant sur la
requête en abandon introduite par l'appelante est donc illégale.
Quant à la deuxième question, en supposant qu'il s'agisse d'un
cas où la Commission pouvait prononcer une ordonnance en
vertu de l'article 262 de la Loi sur les chemins de fer, elle ne
pouvait cependant pas le faire sans avoir préalablement permis
à l'appelante de se faire entendre. La Commission était saisie
d'une requête en abandon, et des audiences publiques eurent
lieu dans le seul but de discuter de cette requête. Après ces
audiences, la Commission pouvait donc statuer sur la requête
en abandon, mais elle ne pouvait rendre une ordonnance enjoi-
gnant à l'appelante de reconstruire l'embranchement, celle-ci
n'ayant pas eu la chance de se défendre. A propos de la
troisième question, le paragraphe 71(1) de la Loi nationale sur
les transports ne s'applique pas en l'espèce, puisqu'il n'y avait
aucune urgence. La partie de l'ordonnance rendue en vertu de
l'article 262 est donc, elle aussi, illégale.
APPEL.
AVOCATS:
S. A. Cantin pour la requérante.
G. W. Nadeau pour la défenderesse.
N. Bossé pour la Chambre régionale de com
merce, industrie et tourisme du Grand-Por
tage.
G. Pelletier pour le Conseil de promotion
économique de Cabano Inc. et Papier Cas
cade Cabano Inc.
PROCUREURS:
Contentieux, Compagnie des chemins de fer
nationaux du Canada, Montréal, pour la
requérante.
Contentieux, Commission canadienne des
transports, Hull, pour la défenderesse.
Lebel, Pelletier, Rioux et Associés,
Rivière-du-Loup, pour la Chambre régionale
de commerce, industrie et tourisme du
Grand-Portage.
Lebel, Pelletier, Rioux et Associés,
Rivière-du-Loup, pour le Conseil de promo
tion économique de Cabano Inc. et Papier
Cascade Cabano Inc.
Voici les motifs du jugement prononcés en fran-
çais par
LE JUGE PRATTE: Il s'agit d'un appel en vertu
des paragraphes 64(2) et suivants de la Loi natio-
nale sur les transports, S.R.C. 1970, chap. N-17,
d'une ordonnance prononcée par le Comité des
transports par chemin de fer de la Commission
canadienne des transports le 18 avril 1980. Par
cette ordonnance, le Comité a rejeté une requête
que l'appelante avait présentée suivant l'article
253 de la Loi sur les chemins de fer, S.R.C. 1970,
chap. R-2, afin d'être autorisée à abandonner l'ex-
ploitation d'une ligne de chemin de fer entre Riviè-
re-du-Loup, au Québec, et Edmundston au Nou-
veau-Brunswick; par cette même ordonnance, le
Comité a aussi ordonné à l'appelante de procéder à
la réfection de la voie ferrée de l'embranchement
qu'elle voulait abandonner. Cet appel est dirigé
contre ces deux décisions contenues dans l'ordon-
nance du 18 avril 1980.
Le 6 août 1976, l'appelante déposait auprès de
la Commission, suivant l'article 253 de la Loi sur
les chemins de fer, une requête demandant l'auto-
risation d'abandonner l'exploitation d'une ligne de
chemin de fer pour le transport de marchandises
entre Rivière-du-Loup et Edmundston. Comme
l'exige l'article 253, cette requête était accompa-
guée d'un état des frais et revenus de l'appelante
afférents à cette ligne de chemin de fer. Le Comité
devait d'abord, suivant l'article 253 et le Règle-
ment, déterminer si l'appelante avait effectué des
pertes du fait de l'exploitation de l'embranchement
Rivière-du-Loup—Edmundston pour les années
1975, 1976 et 1977. En étant arrivée à une conclu
sion affirmative sur ce point, la Commission devait
ensuite, suivant les termes du paragraphe 254(1),
«décider si l'embranchement n'est pas rentable et
continuera vraisemblablement de ne pas l'être et si
la ligne doit ou non être abandonnée». Avant d'en
arriver à une conclusion sur ces divers points, la
Commission tint des audiences publiques à
Rivière-du-Loup et Notre-Dame-du-Lac les 18 et
20 septembre 1979. Au cours de ces audiences, il
fut établi que l'appelante avait cessé, sans autori-
sation, d'exploiter sa ligne de chemin de fer entre
Rivière-du-Loup et Cabano et que, depuis 1976,
les trains ne circulaient que sur demande entre
Cabano et Edmundston quand l'état de la voie le
permettait; que cette voie de chemin de fer était
dans un état de vétusté déplorable et que l'appe-
lante avait fait bien peu de choses pour en empê-
cher la dégradation; que, enfin, les industriels et
commerçants de la région se plaignaient, non sans
raison peut-être, du mauvais service offert par
l'appelante, des prix élevés qu'elle exigeait et du
peu d'efforts qu'elle avait fait pour rentabiliser
cette partie de son entreprise. Au cours des mêmes
audiences, un témoin expert de l'appelante
affirma, avec chiffres à l'appui, que l'exploitation
de l'embranchement demeurerait toujours défici-
taire même si l'on supposait que la voie était
reconstruite et que l'appelante réussissait à sup-
planter tous les autres modes de transport. Cette
preuve ne fut pas contredite. Plusieurs mois après
ces audiences, la Commission prononçait l'ordon-
nance attaquée.
Les motifs donnés par la Commission au soutien
de son ordonnance révèlent qu'elle a rejeté la
requête en abandon de l'appelante pour la seule
raison que celle-ci avait si mal exploité la ligne
qu'elle voulait abandonner qu'il était impossible de
dire si cette ligne était rentable aussi longtemps
qu'elle n'aurait pas été exploitée correctement. Ces
motifs révèlent aussi que la Commission s'est
fondée sur l'article 262 de la Loi sur les chemins
de fer pour ordonner à l'appelante de procéder à la
réfection de la voie.
L'appelante, je l'ai déjà dit, attaque les deux
décisions que contient l'ordonnance de la Commis
sion.
1. Le rejet de la requête en abandon.
Le premier motif pour lequel l'appelante s'en
prend à cette partie de l'ordonnance attaquée, c'est
que, suivant elle, la Commission a violé l'article
254 de la Loi sur les chemins de fer en rejetant la
demande d'abandon sans avoir préalablement
décidé si l'exploitation de l'embranchement était,
oui ou non, rentable.
Cet argument me paraît fondé. Suivant les arti
cles 253 et 254 de la Loi sur les chemins de fer, la
Commission, lorsqu'elle est saisie d'une requête en
abandon d'un embranchement, doit d'abord déter-
miner si cet embranchement est exploité à perte.
Si, comme en l'espèce, la Commission répond
affirmativement à cette première question, elle
doit ensuite statuer sur la rentabilité de l'exploita-
tion de l'embranchement. Si elle décide que cette
exploitation est rentable, elle doit rejeter la
requête; dans le cas contraire, elle doit se pronon-
cer sur la question de savoir si, à la lumière des
exigences de l'intérêt public, la requête en abandon
doit être accordée. Mais dans tous les cas où la
Commission aura jugé un embranchement non
rentable, la compagnie qui en a continué l'exploi-
tation après avoir déposé une requête d'abandon, a
droit à un dédommagement suivant l'article 256. Il
me paraît clair, donc, que la Loi impose à la
Commission, avant de statuer sur une demande
d'abandon d'un embranchement, l'obligation de se
prononcer sur la rentabilité de cet embranchement.
Certes, il est beaucoup plus facile à la Commission
de se prononcer sur ce point si la compagnie
requérante a toujours bien exploité la ligne qu'elle
veut abandonner. Ce n'est pas à dire, cependant,
que la Commission est dispensée de se prononcer
sur la rentabilité d'un embranchement pour le seul
motif qu'il a été mal exploité par la compagnie qui
veut l'abandonner. En effet, il est toujours possi
ble, surtout à un organisme qui possède les res-
sources de la Commission, de juger de la rentabi-
lité d'une entreprise en dépit du fait qu'elle a été
mal exploitée ou, même, qu'elle n'a jamais été
exploitée.
Je crois donc que la première partie de l'ordon-
nance attaquée est illégale en ce que la Commis-
Sion ne pouvait, suivant l'article 254 de la Loi sur
les chemins de fer, rejeter la requête en abandon
de l'appelante sans s'être auparavant prononcée
sur la rentabilité de l'embranchement que l'appe-
lante veut abandonner.
2. La réfection de la voie.
La Commission a ordonné à l'appelante de
reconstruire la voie entre Rivière-du-Loup et
Edmundston parce qu'elle a jugé que l'appelante
avait manqué aux obligations que lui imposait le
paragraphe 262(1) de la Loi sur les chemins de fer
et qu'il convenait, en conséquence, que la Commis
sion exerce le pouvoir que lui confère le paragra-
phe 262(3) d'ordonner à la requérante de fournir
«les installations et les commodités nécessaires».
Le principal argument de l'appelante à l'encon-
tre de cette seconde partie de l'ordonnance est
fondé sur la règle audi alteram partem. En suppo-
sant qu'il s'agisse ici d'un cas où la Commission
pouvait prononcer une ordonnance en vertu de
l'article 262, elle ne pouvait cependant pas le faire
sans avoir préalablement permis à l'appelante de
se faire entendre. Or, l'appelante n'a jamais pu se
faire entendre sur ce point parce qu'elle n'a jamais
été prévenue, avant que l'ordonnance attaquée ne
soit prononcée, que la Commission lui reprochait
d'avoir violé le paragraphe 262(1) et songeait à lui
ordonner de reconstruire la voie ferrée entre
Rivière-du-Loup et Edmundston.
Cet argument me paraît, lui aussi, être fondé.
La Commission était saisie d'une requête en aban
don; des audiences publiques eurent lieu dans le
seul but de discuter de cette requête. Après ces
audiences publiques, la Commission pouvait sta-
tuer sur la demande d'abandon; elle ne pouvait
cependant prononcer une ordonnance contre l'ap-
pelante sans lui avoir donné préalablement la
chance de se défendre. Contrairement à ce qu'on a
soutenu devant nous, il ne s'agit pas ici d'un cas où
le paragraphe 71(1) de la Loi nationale sur les
transports puisse s'appliquer. Cet article permet à
la Commission de rendre des ordonnances ex parte
«pour cause d'urgence ou pour toute autre raison
qui lui paraît suffisante». Or, en l'espèce, il n'y
avait aucune urgence et la Commission ne s'est
même pas demandé s'il existait des motifs pouvant
la justifier d'agir ex parte.
La seconde partie de l'ordonnance me semble
donc, elle aussi, être illégale.
Pour ces motifs, je ferais droit à l'appel et je
dirais que l'ordonnance R-30741 du 18 avril 1980
est illégale pour les deux motifs suivants:
a) parce que la Commission ne peut statuer sur
une requête en abandon d'un embranchement
présentée en vertu de l'article 253 de la Loi sur
les chemins de fer si elle ne s'est préalablement
prononcée sur la rentabilité de cet embranche-
ment; et
b) parce que la Commission ne pouvait pronon-
cer d'ordonnance contre l'appelante en vertu de
l'article 262 sans la prévenir qu'elle songeait à
prononcer pareille ordonnance et sans lui donner
la chance d'être entendue sur ce point.
LE JUGE LE DAIN: Je suis d'accord.
LE JUGE SUPPLÉANT LALANDE: Je souscris à
ces motifs.
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