T-1705-84
Robert Gould (requérant)
c.
Procureur général du Canada, directeur général
des élections, et solliciteur général du Canada
(intimés)
Division de première instance, juge Reed—
Ottawa, 28 et 29 août 1984.
Droit constitutionnel — Charte des droits — Droit de vote
— Demande visant une injonction interlocutoire mandatoire
permettant à un détenu de voter à une élection fédérale — Le
détenu cherche à obtenir un jugement déclaratoire portant que
l'art. 14(4)e) de la Loi est contraire à l'art. 3 de la Charte —
L'art. 3 accorde manifestement au requérant le droit à un
redressement — La preuve n'a pas établi l'existence d'une
limite raisonnable dont la justification puisse se démontrer —
Des motifs de sécurité ne peuvent servir de justification pour
refuser l'exercice du droit de vote — L'art. 14(4)e) ne vise pas
que les détenus dangereux — Le droit de vote comprend plus
que le droit de déposer un bulletin de vote — Le droit de vote
est distinct des libertés prévues à la Charte — L'impossibilité
de participer à toutes les activités électorales ne justifie pas la
négation de tous les droits — La négation d'un droit garanti
par la Constitution constitue une injustice grave — Loi électo-
rale du Canada, S.R.C. 1970 (1e' Supp.), chap. 14, art. 14(4)e)
— Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la
Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de
1982 sur le Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.), art. I, 3, 24(1).
Pénitenciers — Droits des détenus — Demande visant une
injonction interlocutoire permettant à un détenu de voter à une
élection fédérale — Demande de jugement déclaratoire portant
que l'art. 14(4)e) de la Loi est contraire à l'art. 3 de la, Charte
— L'art. 3 accorde manifestement au requérant le droit à un
redressement — La preuve n'a pas établi l'existence d'une
limite raisonnable dont la justification puisse se démontrer
Des motifs de sécurité ne peuvent servir de justification pour
refuser l'exercice du droit de vote — L'art. 14(4)e) ne vise pas
que les détenus dangereux — L'impossibilité de participer à
toutes les activités électorales ne justifie pas la négation de
tous les droits — La perte par le requérant d'un droit garanti
par la Constitution l'emporte manifestement sur les obliga
tions imposées aux intimés — Une procédure simple pour
permettre l'exercice du droit de vote peut être mise sur pied
avant le jour de l'élection, mais non si plusieurs détenus sont
concernés — Loi électorale du Canada, S.R.C. 1970 (P'
Supp.), chap. 14, art. 14(4)e) — Charte canadienne des droits
et libertés, qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle
de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, chap. 11
(R.-U.), art. I, 3.
Contrôle judiciaire — Recours en equity — Injonctions —
Demande visant une injonction interlocutoire mandatoire per-
mettant à un détenu de voter à une élection fédérale — Le
détenu cherche à obtenir un jugement déclaratoire portant que
l'art. 14(4)e) de la Loi est contraire à l'art. 3 de la Charte —
Les questions à examiner sont les mêmes que pour les autres
demandes d'injonctions interlocutoires — Le requérant a
satisfait à l'obligation d'établir que la question à trancher est
sérieuse — Présence également d'une forte présomption — La
répartition des inconvénients joue complètement en faveur du
requérant — Le maintien du statu quo n'est pas important
lorsque les arguments et la répartition des inconvénients favo-
risent fortement le requérant — Le statu quo comprend le
droit existant à la date de la demande — Aucun retard indû à
engager des procédures — Les intimés n'ont pas été pris par
surprise — Le requérant n'a pas cherché à éviter le fardeau de
la preuve — Injonction interlocutoire fondée sur une décision
non définitive et par conséquent, appropriée — Une injonction
interlocutoire a souvent pour effet, à toutes fins pratiques, de
trancher le litige — Le fait que la validité de dispositions
législatives est en cause n'empêche pas la délivrance d'une
injonction — Aucune reformulation du droit — Redressement
accordé en vertu de la compétence générale de la Cour en
matière d'injonctions mandatoires — Loi électorale du
Canada, S.R.C. 1970 (1P1 Supp.), chap. 14, art. 14(4)e) —
Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la Partie
I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982
sur le Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.), art. 1, 3.
Élections — Droit de vote — Demande visant une injonction
interlocutoire permettant à un détenu de voter à une élection
fédérale — Le détenu a intenté une action visant un jugement
déclaratoire portant que l'art. 14(4)e) de la Loi électorale est
contraire à l'art. 3 de la Charte — L'art. 3 accorde manifeste-
ment au requérant le droit à un redressement — Aucune limite
raisonnable dont la justification puisse se démontrer — Le
droit de vote comprend plus que le droit de déposer un bulletin
de vote — L'impossibilité de participer à toutes les activités
électorales ne justifie pas la négation de tous les droits — Loi
électorale du Canada, S.R.C. 1970 (1P 1 Supp.), chap. 14, art.
14(4)e) — Charte canadienne des droits et libertés, qui consti-
tue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B,
Loi de 1982 sur le Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.), art. 1, 3.
L'alinéa 14(4)e) de la Loi électorale du Canada est destiné à
empêcher les détenus des établissements pénitentiaires de voter
aux élections. Le requérant, qui avait été reconnu coupable
d'un acte criminel, était détenu dans un établissement fédéral.
Une élection générale fédérale devant être tenue, le requérant a
intenté une action en Division de première instance par laquelle
il cherchait à obtenir un jugement déclaratoire portant que
l'alinéa 14(4)e) était contraire à l'article 3 de la Charte, qui
reconnaît le droit de vote de tout citoyen canadien, et, par
conséquent, était nul.
La procédure en cause consistait en une requête interlocu-
toire visant une injonction mandatoire permettant au requérant
de voter à l'élection qui devait avoir lieu. On prévoyait que le
requérant serait libéré quelques mois après l'élection.
Jugement: la requête est accueillie. -
Les questions à examiner dans cette requête sont les mêmes
que celles qui doivent être considérées lorsqu'il faut statuer sur
toute demande de redressement interlocutoire.
En ce qui concerne la valeur des arguments du requérant, le
critère applicable est celui énoncé dans l'arrêt American Cya-
namid, c'est-à-dire que la question à trancher est sérieuse. Il est
certain que ce critère a été respecté. En fait, le requérant a
probablement même établi une forte présomption. Il a, en vertu
de l'article 3, un droit de vote garanti par la Constitution et, du
moins à prime abord, il est manifeste que sa demande est bien
fondée.
L'article 1 de la Charte permet que soient apportées aux
droits du requérant des limites raisonnables dont la justification
puisse se démontrer; toutefois, la preuve soumise n'affaiblissait
pas d'une manière importante la présomption en faveur du
requérant. D'abord, on peut difficilement admettre que des
motifs de sécurité puissent servir de justification pour empêcher
les détenus de voter. Les expériences effectuées par d'autres
gouvernements démontrent qu'il est possible, tant au point de
vue de la sécurité qu'au point de vue administratif, de permet-
tre aux détenus d'exercer leur droit de vote. En outre, l'alinéa
14(4)e) n'interdit pas simplement l'exercice du droit de vote
aux détenus dangereux ou enclins à la violence, mais à tous les
détenus.
Il n'est pas justifié non plus de confirmer le paragraphe des
plaidoiries portant que les exigences de sécurité des établisse-
ments de détention empêcheraient certains détenus de partici-
per aux autres activités électorales que l'exercice même du droit
de vote. Il est généralement vrai que le droit de vote garanti par
l'article 3 signifie plus que le droit de déposer un bulletin de
vote. Néanmoins, il semblerait que les rédacteurs de la Charte
ont considéré que le droit de vote était distinct des diverses
libertés qui y sont énoncées dans d'autres articles. Par consé-
quent, la nécessité de restreindre certains des droits des détenus
ne signifie pas qu'il est justifié de leur nier tous les droits.
Bien que la Cour ait été saisie d'un affidavit portant que le
déposant a examiné, pendant une période de quatre ans, tous
les aspects du droit de vote des détenus et qu'il serait possible
de fournir des témoignages d'experts portant sur le caractère
raisonnable de la limite imposée par l'alinéa 14(4)e), les affir
mations contenues dans ledit affidavit étaient d'un caractère
hésitant. On a également soumis des éléments de preuve mon-
trant qu'il existe dans plusieurs pays des limites au droit de vote
des détenus, mais ils ne constituent pas nécessairement une
preuve qu'il s'agit de limites raisonnables dont la justification
peut se démontrer. Il est possible que de telles limites ne
constituent rien de plus que les restes du passé.
Pour ce qui est de la répartition des inconvénients, elle joue
en faveur du requérant. Ce dernier risque de perdre ce qui
constitue, du moins prima facie, un droit garanti par la Consti
tution, alors que les intimés n'ont pratiquement rien à perdre
dans la mesure où la délivrance de l'injonction leur créerait peu
d'obligations. Si la requête avait été présentée au nom d'un
grand nombre de détenus, la répartition des inconvénients
aurait pu jouer dans l'autre sens parce qu'il aurait été impossi
ble de mettre sur pied avant le jour de l'élection les mécanismes
nécessaires pour assurer l'exercice du droit de vote. Ce fait ne
devrait cependant pas nuire à la demande du requérant. Il est
possible d'imaginer une procédure simple par laquelle le requé-
rant puisse voter et les mesures nécessaires peuvent être prises
avant le jour de l'élection sans que cela pose de difficultés.
Accorder au requérant l'injonction demandée n'autoriserait pas
les autres détenus à voter; toutefois, cela ne constitue pas une
injustice face aux autres détenus. Il ne faut pas rejeter la
demande de redressement du requérant parce qu'il a choisi de
faire valoir un droit alors que d'autres s'en sont abstenus.
Il semble que le maintien du statu quo n'est pas un élément
important pour déterminer s'il y a lieu d'accorder une injonc-
tion interlocutoire lorsque la valeur des arguments du requérant
et la répartition des inconvénients favorisent fortement ce der-
nier. Même si cela n'est pas correct, il faut toutefois en l'espèce
tenir pour acquis que le statu quo comprend le droit existant à
la date de la demande, c'est-à-dire qu'il faut tenir pour acquis
qu'il inclut l'article 3 de la Charte. Cette disposition a élevé le
droit de vote au-dessus des droits prévus dans les dispositions
législatives ordinaires. En outre, la Charte était destinée à
apporter des changements importants dans certains domaines et
elle l'a fait.
Le requérant n'a pas tardé indûment à engager les procédu-
res. Les intimés ont prétendu que le requérant aurait dû
intenter une action en jugement déclaratoire il y a deux ans,
permettant ainsi aux tribunaux de se prononcer de manière
définitive sur ses droits en vertu de la Charte et de la Loi
électorale, plutôt que d'attendre la veille d'une élection et de
demander un redressement interlocutoire, redressement qui, de
l'avis des intimés, est inapproprié en l'espèce. Cependant, les
intimés auraient également pu pendant cette période de deux
ans demander aux tribunaux de se prononcer sur cette question.
Étant donné la déclaration portant que, depuis quatre ans, la
politique concernant le vote des détenus est examinée active-
ment, il est difficile d'admettre que la demande du requérant a
pris les intimés par surprise, ou qu'elle leur a imposé une lourde
charge en les obligeant à produire des preuves dans un délai
assez court. Il n'existe pas de preuve que le requérant a essayé
d'éviter le fardeau de la preuve dont il aurait dû s'acquitter
pour obtenir un redressement final. Il est certain qu'il n'est
possible de statuer définitivement sur la validité de l'alinéa
14(4)e) qu'au cours d'une action ordinaire; toutefois, cela ne
signifie pas qu'il s'agit en l'espèce d'un cas où il est nécessaire-
ment inapproprié d'accorder une injonction interlocutoire, qui
reposera sur une décision non définitive.
Les intimés ont objecté que la délivrance d'une injonction
trancherait, à toutes fins pratiques, le litige en l'espèce de
manière définitive; cependant, les injonctions interlocutoires ont
souvent cet effet, et une telle éventualité ne constitue pas une
raison valable pour refuser une injonction.
Lorsqu'il s'agit de la validité de dispositions législatives, les
considérations relatives à la répartition des inconvénients dicte-
ront souvent le rejet d'une injonction. Il s'agit toutefois en
l'espèce d'un cas où la répartition des inconvénients joue tout à
fait en faveur du requérant. De plus, le refus d'accorder un
droit garanti par la Constitution est une injustice grave et doit
donc être évité.
Accorder l'injonction interlocutoire n'équivaut pas à récrire
le droit. La décision de la Cour ne s'appliquera qu'aux parties;
elle ne tranche pas la question plus générale relative à la
validité de l'alinéa 14(4)e). De toute façon, l'alinéa 14(4)e) et
l'article 3 constituent le droit et choisir l'un plutôt que l'autre
n'équivaut pas à reformuler le droit.
Le redressement demandé en l'espèce peut être accordé en
vertu de la compétence générale de la Cour en matière d'injonc-
tions mandatoires. Il est donc inutile de déterminer si l'article
24 de la Charte s'applique lorsqu'un redressement interlocu-
toire est demandé.
JURISPRUDENCE
DÉCISION APPLIQUÉE:
American Cyanamid Co. v. Ethicon Ltd., [1975] A.C.
396 (H.L.).
DÉCISIONS EXAMINÉES:
Re Jolivet, et al. (1983), 7 C.C.C. (3d) 431 (C.S.C.-B.);
Morgentaler et al. v. Ackroyd et al. (1983), 42 O.R. (2d)
659 (H.C.).
AVOCATS:
Fergus J. O'Connor pour le requérant.
Duff F. Friesen, c.r. et Seymour Mender pour
le procureur général du Canada et le sollici-
teur général du Canada, intimés.
E. A. Ayers pour le directeur général des
élections, intimé.
PROCUREURS:
Correctional Law Project, Faculté de droit,
Queen's University, Kingston (Ontario), pour
le requérant.
Le sous-procureur général du Canada pour le
procureur général du Canada et le solliciteur
général du Canada, intimés.
Borden & Elliot, Toronto, pour le directeur
général des élections, intimé.
Ce qui suit est la version française des motifs
de l'ordonnance rendus par
LE JUGE REED: La présente requête vise une
injonction interlocutoire, de nature mandatoire,
enjoignant au directeur général des élections et au
solliciteur général (ou à leurs subalternes) de per-
mettre au requérant d'exercer son droit de vote à
l'élection fédérale du 4 septembre 1984. La
requête est présentée conformément à une ordon-
nance du juge en chef adjoint en date du 22 août
1984 qui a rejeté une demande faite par voie de
requête en mandamus. L'ordonnance du juge en
chef adjoint se fondait sur le fait que le requérant,
en procédant par voie de requête, avait choisi une
procédure inappropriée. L'ordonnance portait
expressément que le requérant conservait le droit
de reformuler sa demande et de procéder par voie
de déclaration accompagnée d'une demande de
redressement interlocutoire.
Le requérant fait valoir que l'article 3 de la
Charte canadienne des droits et libertés [qui cons-
titue la Partie I de la Loi constitutionnelle de
1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982,
chap. 11 (R.-U.)] lui accorde le droit constitution-
nel de voter aux élections:
Droits démocratiques
3. Tout citoyen canadien a le droit de vote ... aux élections
législatives fédérales ...
Il prétend que l'application de l'alinéa 14(4)e)
de la Loi électorale du Canada [S.R.C. 1970 (1"
Supp.), chap. 14] viole son droit de vote:
14....
(4) Les individus suivants sont inhabiles à voter à une
élection et ne doivent pas voter à une élection:
e) toute personne détenue dans un établissement pénitentiaire
et y purgeant une peine pour avoir commis quelque
infraction;
Le requérant, qui a été déclaré coupable d'un
acte criminel, est détenu dans un établissement
fédéral, l'établissement de Joyceville, près de
Kingston (Ontario). Il prévoit normalement être
libéré au mois de janvier 1985. Il se prétend
résident de Ancaster (Ontario). Sur sa demande,
son nom a été donné aux énumérateurs et inscrit
sur la liste des électeurs de la circonscription de
Hamilton -Wentworth.
Comme c'est le cas pour toutes les demandes de
redressement interlocutoire, les questions à exami
ner sont: (1) la valeur des arguments du requérant,
(2) la répartition des inconvénients, (3) le maintien
du statu quo, et (4) la conduite des parties.
La valeur des arguments du requérant
Il est évident qu'il est maintenant reconnu en
droit canadien que le critère énoncé dans l'arrêt
American Cyanamid' est celui applicable aux
demandes d'injonctions interlocutoires:
[TRADUCTION] Il ne fait aucun doute que le tribunal doit être
convaincu que la demande n'est ni futile ni vexatoire, ou, en
d'autres termes, que la question à trancher est sérieuse.
En l'espèce, même si le critère retenu dans
certaines décisions antérieures (l'obligation d'éta-
blir une forte présomption) s'appliquait toujours,
je crois que le requérant aurait satisfait à cette
obligation. Il est toutefois certain qu'il a établi
«que la question à trancher est sérieuse«.
Manifestement, l'article 3 de la Charte accorde
au requérant, en sa qualité de citoyen canadien, le
' American Cyanamid Co. v. Ethicon Ltd., [1975] A.C. 396
(H.L.), à la p. 407.
droit de voter que protège la Constitution. De
prime abord, il est manifeste que sa demande est
bien fondée.
Ses prétentions sont-elles alors affaiblies parce
que des restrictions peuvent être imposées à ce
droit? L'article 1 de la Charte permet d'imposer
des restrictions
1.... par une règle de droit, dans des limites qui soient
raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le
cadre d'une société libre et démocratique.
Je ne saurais dire que la preuve qui m'a été
soumise affaiblit d'une manière importante la pré-
somption en faveur du requérant. Examinons la
preuve.
Un affidavit à l'appui des prétentions des inti-
més porte:
[TRADUCTION] Je crois, en raison de mon expérience dans les
affaires de sécurité qui touchent le SCP, que le fait de permet-
tre à chaque détenu de voter constituerait une menace pour
l'ordre, la sécurité et l'administration des établissements de
détention fédéraux.
On peut difficilement accepter que des motifs de
sécurité puissent servir de justification pour empê-
cher les détenus d'exercer leur droit de vote. Le
fait que d'autres gouvernements, celui du Québec
par exemple, soient à même d'assurer l'exercice de
ce droit démontre que ce n'est pas impraticable,
que ce soit du point de vue de l'administration ou
de la sécurité. (Je remarque que certains gouverne-
ments refusent l'exercice du droit de vote d'une
manière sélective, soit parce que la sentence impo
sée par le juge le prévoit expressément, soit qu'il
s'agisse simplement de certaines infractions très
précises, telles les infractions à la loi électorale.)
En outre, l'alinéa 14(4)e) n'interdit pas simple-
ment l'exercice du droit de vote aux détenus dan-
gereux ou enclins à la violence; il s'applique à tous
les détenus. Par conséquent, on peut difficilement
qualifier l'alinéa 14(4)e) de «limite raisonnable .. .
dont la justification puisse se démontrer» au motif
qu'il est nécessaire pour des raisons de sécurité.
L'affidavit porte également:
[TRADUCTION] En raison des exigences de sécurité [des établis-
sements de détention], je suis d'avis que la possibilité pour les
détenus de se rassembler et d'échanger de l'information avec les
candidats et leurs semblables serait limitée dans la mesure où
certains détenus devraient exercer leur droit de vote sans avoir
eu l'occasion de participer vraiment aux autres activités
électorales.
On a invoqué à cet égard la décision de la Cour
suprême de la Colombie-Britannique dans l'affaire
Re Jolivet, et al. (1983), 7 C.C.C. (3d) 431
(C.S.C.-B.). La Cour a reconnu dans cette affaire
que le droit de vote garanti par l'article 3 de la
Charte signifie plus que le droit de déposer son
bulletin de vote. La Cour a conclu (aux pages 434
et 435):
[TRADUCTION] Il signifie le droit de faire un choix électoral
avisé auquel on arrive grâce à la liberté de croyance, de
conscience, d'opinion, d'expression, d'association et de réunion,
c'est-à-dire avec toute la liberté d'accès au processus de «la
discussion et de l'échange d'idées» par lequel se forme l'opinion
publique. La négation par l'État des libertés nécessaires pour
faire un choix électoral libre et démocratique comporte égale-
ment la négation du droit de vote qu'envisage la Charte.
Bien que je reconnaisse que ce soit généralement
le cas, le droit de vote et le droit à la liberté
d'association, de croyance, de conscience et d'ex-
pression, etc., se trouvent dans des articles distincts
de la Charte. Il semble qu'on ait considéré qu'ils
constituaient des droits distincts. Par conséquent,
je ne crois pas que le fait que certains des droits
d'un détenu doivent nécessairement être restreints
(par exemple, la liberté d'association, d'expression,
le droit d'être candidat à une élection) justifie
qu'on lui interdise tous les droits. Il me semble
qu'il y a un paralogisme dans cet argument.
Un autre affidavit déposé à l'appui des préten-
tions des intimés porte:
[TRADUCTION] Je suis analyste supérieur de politique à la
section des politiques de la justice pénale, Direction des politi-
ques du Secrétariat du ministère du Solliciteur général; à ce
titre, j'ai la responsabilité de conseiller le sous-solliciteur géné-
ral en matière de politique sur les questions de justice pénale.
J'exerce ces fonctions depuis quatre ans et pendant cette
période, j'ai examiné en profondeur tous les aspects du droit de
vote des détenus.
Je crois en outre qu'il y a des experts en criminologie et en droit
qui ont mené des études sur la question de savoir s'il est
souhaitable de conserver le type de sanction qu'impose l'alinéa
14(4)e) de la Loi électorale du Canada; si on donnait à la
Couronne le temps nécessaire pour communiquer avec ces
experts, elle pourrait être à même de fournir des éléments de
preuve susceptibles d'aider la cour à décider si l'alinéa 14(4)e)
de la Loi constitue une limite raisonnable ... [C'est moi qui
souligne.]
Le caractère hésitant de ces affirmations me
frappe. Je ne saurais conclure qu'elles affaiblissent
d'une manière significative les arguments du
requérant.
Il y a lieu d'examiner un dernier argument à cet
égard. Les affidavits indiquent qu'il existe dans
plusieurs pays des limites au droit de vote des
détenus. Cependant, je ne puis conclure que cela
constitue en soi la preuve d'une «limite raisonnable
... dont la justification puisse se démontrer». Il est
possible que cela ne soit rien de plus qu'un vestige
de cette période de notre histoire au cours de
laquelle une personne condamnée perdait tout
statut juridique, qu'un reste du passé. (Je remar-
que qu'on refuse encore dans certains de ces pays
le droit de vote aux faillis non libérés.)
La répartition des inconvénients
Il semble évident qu'en l'espèce la répartition
des inconvénients joue en faveur du requérant. Sa
demande porte seulement sur son droit de vote. Il
ne revendique pas le droit de vote au nom de tous
les détenus. L'avocat des intimés a soutenu qu'il
était en quelque sorte injuste de lui accorder le
redressement demandé parce qu'il obtenait ainsi
un droit refusé aux autres détenus. Je ne suis pas
de cet avis. Le requérant a choisi de foncer, pour
ainsi dire; les autres se sont abstenus. Il peut y
avoir de nombreuses personnes dont le nom ne
paraît pas sur la liste électorale et qui ne s'en
plaignent pas, ou encore qui sont inscrites sur la
liste mais qui ne sont pas assez intéressées pour
exercer leur droit démocratique. Je ne crois pas
que l'on doive rejeter la requête de M. Gould parce
qu'il a choisi de faire valoir un droit alors que
d'autres s'en sont abstenus.
J'admets que si la requête avait été présentée au
nom d'un grand nombre de détenus, la répartition
des inconvénients aurait pu jouer dans l'autre sens
parce qu'il aurait alors été tout simplement impos
sible de mettre sur pied avant le 4 septembre les
mécanismes nécessaires pour assurer l'exercice du
droit de vote à tous les détenus (ou à un grand
nombre de ceux-ci). Je ne crois toutefois pas que
cette considération devrait nuire à la demande de
M. Gould. Il ressort clairement de l'affidavit de
M. Hamel, le directeur général des élections, qu'il
est tout à fait possible de prendre les mesures
nécessaires pour satisfaire à la demande de M.
Gould avant le 4 septembre sans que cela pose de
difficultés. En langage simple, les intimés n'ont
pratiquement «rien à perdre» si j'accorde au requé-
rant le redressement demandé.
Si on permettait à M. Gould de voter, il ne
serait pas nécessaire de le faire accompagner par
des agents de sécurité jusqu'à l'isoloir dans Hamil-
ton -Wentworth comme on l'a soutenu devant moi.
Il est possible d'imaginer une procédure simple par
laquelle on permettrait à M. Gould de voter par
procuration (comme son avocat l'a proposé), ou on
recueillerait son bulletin de vote, peut-être avant le
jour du scrutin, et on le ferait transmettre au
bureau de scrutin approprié 2 .
Si on examine alors la répartition des inconvé-
nients, on constate que les intimés auraient peu
d'obligations (moins que n'en imposent souvent les
injonctions interlocutoires qui ne sont pas de
caractère mandatoire) tandis que le préjudice subi
par le requérant serait la violation d'un droit
prima facie garanti par la Constitution.
Le statu quo—La conduite des parties
Il reste à examiner certains arguments des inti-
més dont on pourrait dire qu'ils se rapportent au
maintien du statu quo et à la conduite des parties.
Mon interprétation du droit ne m'amène pas à
croire que le «maintien du statu quo» est un élé-
ment qui a beaucoup de poids lorsque la valeur des
arguments du requérant et la répartition des incon-
vénients favorisent fortement ce dernier. De toute
façon, même s'il a de l'importance, j'estime qu'en
l'espèce il faut déterminer s'il y a lieu de maintenir
le statu quo en tenant compte du droit existant à la
date de la présentation de la demande du requé-
rant, c'est-à-dire en tenant compte de l'existence
de l'article 3 de la Charte des droits. Je ne crois
pas qu'il faille déterminer le statu quo par rapport
à la situation qui existait avant l'adoption de ces
dispositions législatives. L'avocat des intimés sou-
tient que le droit de vote n'est pas un droit nou-
veau, qu'il a toujours existé et que, par conséquent,
la Charte n'a pas modifié le statu quo. Cela pour-
rait être vrai dans bien des cas et d'un point de vue
général, mais il faut noter cependant qu'avant
l'adoption de la Charte, les citoyens ne possédaient
pas un droit de vote garanti par la Constitution; ce
2 La procédure convenue par l'avocat du directeur général
des élections et celui du requérant consistait à exiger que le
président d'élection dans la circonscription de Hamilton -Went-
worth accepte un vote par procuration par M'"° Thea Misener,
autrefois tutrice du requérant.
droit ne s'élevait pas (pour ainsi dire) au-dessus
des autres droits prévus dans les dispositions légis-
latives ordinaires. En outre, la Charte était desti
née à apporter des changements dans certains
domaines et elle l'a fait.
Il a également été allégué que le requérant a
tardé indûment à obtenir un jugement déclaratoire
sur ses droits, qu'il aurait pu intenter une action
déclaratoire il y a deux ans pour que les tribunaux
se prononcent de manière définitive sur cette ques
tion, mais qu'il a choisi d'attendre la veille d'une
élection et de demander un redressement interlocu-
toire. (Comme je l'ai souligné plus haut, le requé-
rant a demandé un redressement interlocutoire non
parce qu'il essayait d'éviter qu'une décision finale
soit rendue sur le litige, mais plutôt en raison
d'obstacles de procédure.) Les intimés allèguent en
partie sur ce point qu'il est inapproprié d'accorder
une injonction interlocutoire en l'espèce car la
décision sur la question de savoir si l'alinéa 14(4)e)
de la Loi électorale est une limite au droit de vote
dont la justification peut se démontrer ne peut être
rendue qu'après la présentation d'une preuve volu-
mineuse et un examen attentif. J'admets qu'il faut
suivre une telle procédure pour statuer définitive-
ment sur cette question. Cependant, la décision en
l'espèce ne constitue pas une décision finale sur
cette question; elle repose seulement sur la conclu
sion que le requérant a démontré l'existence d'une
présomption en sa faveur. Je fais aussi remarquer
que l'affidavit déposé à l'appui de la position des
intimés porte que, depuis quatre ans, les intimés
examinent activement la politique concernant le
vote des détenus. Il est donc, à mon avis, difficile
d'accepter l'argument selon lequel la demande du
requérant a pris les intimés par surprise ou qu'elle
leur impose une lourde charge en les obligeant à
produire, dans un délai assez court, des preuves
concernant les restrictions au droit de vote. J'ai été
particulièrement frappée par le fait que l'affidavit
mentionné plus haut indiquait que cette question
était à l'étude depuis quatre ans et que pourtant,
les conclusions auxquelles on a pu arriver sur la
justification des restrictions au droit de vote
étaient très peu concluantes.
Il ne fait aucun doute que la question de savoir
si l'alinéa 14(4)e) constitue une limite dont la
justification puisse se démontrer devra être tran-
chée de manière définitive au cours d'une action
ordinaire; je ne crois cependant pas qu'il faille
refuser au requérant le redressement demandé
parce qu'il n'a pas intenté, dans les deux années
qui ont précédé, une action déclaratoire pour faire
la lumière sur cette question. Les intimés auraient
également pu pendant cette période de deux ans
demander aux tribunaux de se prononcer sur la
question de l'interprétation de l'article 3 de la
Charte et de l'alinéa 14(4)e) de la Loi électorale
du Canada. Il n'existe pas de preuve que le requé-
rant ait tardé indûment à présenter sa demande ou
qu'il ait essayé d'éviter le fardeau de la preuve qui
lui incombe lorsqu'il cherche à obtenir un redresse-
ment final. S'il existait une telle preuve, il s'agirait
manifestement d'un cas où il y aurait lieu de
refuser une injonction interlocutoire.
Les intimés ont également prétendu qu'une
injonction interlocutoire ne pouvait être accordée
en l'espèce en raison de ce que j'appellerai «la
nature de l'affaire». Ils ont soutenu, en général,
qu'il n'y avait pas lieu d'accorder une injonction
parce que: (1) la délivrance d'une injonction inter-
locutoire trancherait la question, étant donné qu'il
est peu probable que le requérant poursuive sa
demande de jugement déclaratoire; (2) la validité
de dispositions législatives fédérales est en cause;
et (3) accorder un redressement amènerait la Cour
à récrire le droit.
En ce qui concerne le premier point, les injonc-
tions interlocutoires ont souvent pour effet par leur
nature de trancher, à toutes fins pratiques, les
points en litige dans une affaire. L'examen de la
jurisprudence ne m'a pas amenée à conclure que
c'est un motif suffisant pour qu'un tribunal refuse
une injonction lorsqu'il juge qu'il est équitable de
l'accorder. Pour ce qui est du deuxième point, on
ne m'a pas mentionné de décisions portant qu'il
fallait refuser des injonctions interlocutoires lors-
que la validité de dispositions législatives était en
cause. L'avocat des intimés m'a renvoyée à la
décision Morgentaler et al. v. Ackroyd et al.
(1983), 42 O.R. (2d) 659, dans laquelle le juge
Linden de la Haute Cour de l'Ontario a dit [à la
page 668]:
[TRADUCTION] ... la règle du plus grand préjudice dicte
normalement que ceux qui contestent la validité constitution-
nelle des lois doivent leur obéir tant que la cour n'a pas statué
... Cela ne signifie pas, toutefois, que, dans des cas exception-
nels, il ne sera pas permis à la cour d'accorder une injonction
provisoire pour prévenir une injustice grave, mais ces cas seront
évidemment très rares.
J'admets que les considérations relatives à la
répartition des inconvénients dicteront souvent, et
probablement d'une manière habituelle, qu'il n'y a
pas lieu d'accorder des injonctions interlocutoires
lorsque la validité de dispositions législatives est en
cause. Toutefois, comme je l'ai fait remarquer, ce
n'est pas le cas en l'espèce. La répartition des
inconvénients favorise nettement le requérant. Il
arrivera probablement peu souvent que ce soit le
cas lorsqu'il s'agit d'une contestation de la consti-
tutionnalité d'une loi. C'est cependant le cas en
l'espèce. Par conséquent, je ne crois pas que j'aie à
décider si le refus du droit de vote constitue une
«injustice grave» ou non. Cependant, si j'avais à le
faire, je statuerais que le refus d'accorder un droit
démocratique garanti par la Constitution est une
injustice grave.
Je n'accepte pas non plus l'argument des intimés
voulant qu'accorder en l'espèce un redressement
au requérant équivaut à récrire le droit.
Une décision en l'espèce ne s'applique qu'aux
parties; elle ne tranche pas la question fondamen-
tale plus générale relative au statut de l'alinéa
14(4)e) de la Loi électorale par rapport à l'article
3 de la Charte. Il ne fait aucun doute que cette
question a besoin d'être tranchée et je présume
qu'elle le sera avant toute autre élection fédérale
ultérieure (peut-être par renvoi). De toute façon,
une ordonnance de la nature de celle sollicitée par
le requérant ne constitue pas une reformulation du
droit. Le droit est prévu à l'article 3 de la Charte.
La Cour a le choix soit d'appliquer la Charte, soit
d'appliquer la Loi électorale du Canada. Ces deux
lois constituent également le droit et choisir l'«une»
plutôt que l'«autre» n'équivaut pas à reformuler le
droit.
On a invoqué que l'article 24 de la Charte était
applicable :
24. (1) Toute personne, victime de violation ou de négation
des droits ou libertés qui lui sont garantis par la présente
charte, peut s'adresser à un tribunal compétent pour obtenir la
réparation que le tribunal estime convenable et juste eu égard
aux circonstances.
Étant donné le peu de temps disponible pour
rendre une décision en l'espèce, il n'y a pas eu de
débat approfondi sur la question de savoir si cet
article s'appliquait dans le cas d'un redressement
interlocutoire. Si on examine attentivement les
principes en cause, il est fort possible que cet
article s'applique. Cependant, l'avocat des intimés
soutient que cet article ne s'applique pas alors que
celui du requérant prétend le contraire. De toute
manière, je ne me prononce pas sur ce point parce
que j'estime que la Cour a la compétence requise
pour rendre l'ordonnance demandée en raison de
sa compétence générale en matière d'injonctions
mandatoires. Il n'y a pas de différence entre une
ordonnance adressée au président (ou à la prési-
dente) d'élection lui enjoignant d'accepter un vote
par procuration et les injonctions mandatoires
adressées à des fonctionnaires ou à des particuliers
et leur ordonnant de faire ou de cesser de faire
quelque chose. Je souligne que dans l'affaire Ack-
royd (précitée), la Cour n'a pas jugé nécessaire de
recourir à l'article 24 pour justifier sa compétence,
même si elle ne s'est pas prononcée sur cette
question.
Par ces motifs, j'estime qu'il s'agit d'un cas où je
devrais exercer mon pouvoir discrétionnaire pour
accorder le redressement demandé par le requé-
rant. L'ordonnance qui s'impose suivra.
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