T-4783-80
Interocean Shipping Company (demanderesse)
c.
Navire MIV Atlantic Splendour et ses propriétai-
res (défendeur)
T-4784-80
United States Steel Corporation (demanderesse)
c.
Navire M/V Atlantic Splendour et ses propriétai-
res (défendeur)
Division de première instance, juge Dubé—Mont-
réal, 24 janvier; Ottawa, 7 octobre 1983.
Droit maritime — Responsabilité délictuelle — Exposé de
cause dans une action pour négligence — Le navire défendeur
a connu des difficultés mécaniques et a dû ajourner son départ
du seul quai disponible ce qui a retardé le chargement et
l'appareillage des navires des demanderesses — La question
est de savoir s'il est possible de recouvrer des dommages-inté-
rêts pour des pertes économiques ne découlant pas de domma-
ges matériels à la propriété — Le droit n'est pas fixé mais
permet le recouvrement si la perte est directe et si elle est une
conséquence raisonnablement prévisible du manquement du
défendeur à son obligation de diligence envers le demandeur —
Obligation réglementaire de ne pas embarrasser un port — Le
navire bloquant l'accès à un quai a une obligation de common
law de faire de la place — Obligation découlant du fait que les
personnes à bord ont dû ou auraient dû constater l'arrivée et
l'immobilisation d'autres navires et se rendre compte qu'ils
monopolisaient le quai et que des dommages en résulteraient
— Le retard du navire défendeur a été la cause directe de la
perte économique — Le navire aurait pu être remorqué immé-
diatement — Des marins raisonnables auraient pu prévoir que
des navires à l'arrêt subissent des pertes économiques — Le
droit au recouvrement de dommages-intérêts est affirmé —
Loi sur le Conseil des ports nationaux, S.R.C. 1970, chap. N-8
(maintenant Loi sur la Société canadienne des ports: S.C.
1980-81-82-83, chap. 121, art. 1) — Règlement d'exploitation
du Conseil des ports nationaux, C.R.C., chap. 1064 (mainte-
nant Règlement d'exploitation de la Société canadienne des
ports: S.C. 1980-81-82-83, chap. 121, art. 17(1)), art. 6 (mod.
par DORS/78-558, art. 2) — Règles de la Cour fédérale,
C.R.C., chap. 663, Règle 475.
La Cour est saisie d'une question posée sous forme d'exposé
de cause conformément à la Règle 475. Selon l'exposé conjoint
des faits, le navire défendeur Atlantic Splendour est arrivé à
Sept-Ïles (Québec) et a accosté un certain quai pour prendre un
chargement de minerai de fer. Le navire a ensuite connu des
difficultés mécaniques qui ont retardé son départ du quai. Les
demanderesses soutiennent que ces difficultés sont imputables à
une négligence.
À elles deux, les demanderesses avaient affrété quatre navi-
res qui, aux dates prévues, devaient prendre des chargements de
minerai de fer aux installations précitées. En raison des difficul-
tés mécaniques de l'Atlantic Splendour, et de la prolongation
de séjour qui en a résulté, le chargement et l'appareillage de
chacun de ces navires ont dû être retardés. Ces retards ont
causé des dommages aux demanderesses.
La question est de savoir si en prenant comme hypothèse que
ces faits sont prouvés, les demanderesses ont droit de recouvrer
des dommages-intérêts du défendeur.
Jugement: les demanderesses ont droit à des dommages-inté-
rêts.
La question est de savoir si des dommages-intérêts peuvent
être recouvrés pour des pertes économiques sans rapport avec
un dommage matériel quelconque. La jurisprudence n'a pas
encore résolu cette question. Une analyse des jurisprudences
canadienne et britannique traitant de cette question révèle
toutefois qu'à l'heure actuelle le droit permet à un demandeur
de recouvrer des dommages pour les pertes économiques même
en l'absence de perte matérielle, pourvu que quatre conditions
soient satisfaites. Premièrement, le défendeur doit avoir une
obligation de diligence envers le demandeur en cause. Deuxiè-
mement, il doit y avoir eu manquement à cette obligation.
Troisièmement, les pertes économiques doivent découler direc-
tement de la négligence par laquelle le défendeur a manqué à
son obligation de diligence. Quatrièmement, les conséquences
découlant de cette négligence, c'est-à-dire les pertes économi-
ques, doivent avoir été raisonnablement prévisibles.
Les faits de la présente espèce remplissent ces conditions.
Quant à la première de ces conditions, on peut d'abord consta-
ter qu'en vertu du Règlement d'exploitation du Conseil des
ports nationaux, il y a une obligation de ne pas embarrasser un
port. Toutefois, hormis cette obligation prévue dans la loi, parce
qu'il bloquait l'accès à un quai, l'Atlantic Splendour avait une
obligation de common law de faire place aux navires qui
arrivaient. Il en avait l'obligation parce que ceux qui étaient à
bord ont dû (ou auraient dû) remarquer l'arrivée d'autres
navires et le fait qu'ils étaient à l'arrêt, et parce qu'ils ont dû
(ou auraient dû) se rendre compte (comme l'auraient fait des
marins raisonnables) que l'Atlantic Splendour monopolisait le
seul quai disponible et que cela nuirait aux autres navires.
S'ils avaient fait immédiatement remorquer leur navire du
quai où il était amarré, les responsables de l'Atlantic Splendour
auraient pu éviter aux autres navires la perte économique qu'ils
ont subie; mais, pour des raisons qui leur sont propres, ils ont
choisi de ne pas le faire. La lenteur dont a fait preuve le navire
défendeur a réellement été la cause directe des pertes subies par
les demanderesses. De plus, des marins raisonnables auraient
dû prévoir que des navires qu'on retardait subiraient des pertes
économiques.
En conséquence, les demanderesses ont droit de recouvrer des
dommages-intérêts du défendeur pour leurs pertes purement
économiques.
JURISPRUDENCE
DÉCISIONS EXAMINÉES:
«Wagon Mound No. 1», Overseas Tanker Ship (U.K.)
Ltd. v. Morts Dock & Engineering Co. Ltd., [1961] 1 All
E.R. 404 (P.C.); SCM (United Kingdom) Ltd v W J
Whittall & Son Ltd, [1970] 3 All ER 245 (C.A.);
Spartan Steel & Alloy Ltd y Martin & Co. (Contractors)
Ltd, [1972] 3 All ER 557 (C.A.); Rivtow Marine Ltd. c.
Washington Iron Works et autre, [1974] R.C.S. 1189;
Gypsum Carrier Inc. c. La Reine; La Compagnie des
chemins de fer nationaux du Canada, et autres c. Le
navire «Harry Lundeberg», [1978] 1 C.F. 147 (lie inst.);
Bethlehem Steel Corporation c. L'Administration de la
voie maritime du Saint-Laurent et autre, [1978] 1 C.F.
464 (l'e inst.).
AVOCATS:
R. B. Holden, c.r., pour les demanderesses.
J. H. Scott pour le défendeur.
PROCUREURS:
R. B. Holden, c.r., Montréal, pour les
demanderesses.
McMaster, Meighen, Montréal, pour le
défendeur.
Ce qui suit est la version française des motifs
du jugement rendus par
LE JUGE DUBÉ: Le présent jugement répond à
une question posée sous forme d'exposé de cause
conformément à la Règle 475 [Règles de la Cour
fédérale, C.R.C., chap. 663]. Les procureurs des
parties dans les deux actions ont utilement résumé
les faits aux données absolument essentielles.
[TRADUCTION] 1. Le navire défendeur est arrivé au port de
Sept-Îles (Québec) tôt le 9 janvier 1980 pour prendre un
chargement de minerai de fer.
2. Pour prendre ce chargement, le navire a accosté au quai de
l'Iron Ore Co.
3. Pendant qu'il était ainsi accosté, le navire a connu des
difficultés mécaniques que la demanderesse impute à une
négligence.
4. À cause de ces difficultés, le navire est resté au quai jusqu'au
26 janvier 1980.
Les paragraphes 5, 6 et 7 dans l'action qui porte
le n° de greffe T-4783-80 sont ainsi conçus:
[TRADUCTION] 5. La demanderesse avait affrété les navires
PASITHEA, PLOTO et LA FUMINA pour prendre un chargement
de minerai de fer aux mêmes installations les 17, 26 et 25
janvier 1980 respectivement.
6. À cause du bris mécanique précité, les navires PASITHEA,
PLOTO et LA FUMINA n'ont pu faire le chargement et appareil-
ler avant le 28, le 30 et le 29 janvier 1980 respectivement.
7. Le retard a causé des dommages à la demanderesse qui
s'élèvent à 178 494,83 $, 37 976,83 $ et 39 029,65 $ US
respectivement.
Les paragraphes 5, 6 et 7 de l'action portant le
n° de greffe T-4784-80 se lisent ainsi:
[TRADUCTION] 5. La demanderesse avait affrété le M/V
Konkar Victory pour prendre un chargement de minerai de fer
aux mêmes installations le 10 janvier 1980.
6. À cause du bris mécanique précité, le M/V Konkar Victory
n'a pu prendre son chargement et appareiller avant le 28
janvier 1980.
7. Ce retard a causé des dommages à la demanderesse à
concurrence de 226 110 $ US.
La question de droit est la même dans les deux
actions: [TRADUCTION] «Si on prend comme hypo-
thèse que les faits ci-dessus mentionnés sont prou-
vés au procès, la demanderesse a-t-elle droit de
recouvrer des dommages-intérêts du défendeur?»
Les deux demanderesses sont représentées par
des avocats différents, mais chacune des parties a
fait sienne l'argumentation écrite déposée par l'au-
tre et elles ont été considérées ensemble pour les
fins du présent jugement. L'avocat du défendeur a
produit une argumentation écrite qui s'applique
aux deux actions.
Les parties ont convenu que même si le défen-
deur reconnaissait sa faute, il soutiendrait qu'en
droit tout dommage découlant de cette faute cons-
titue une perte économique trop indirecte pour être
recouvrable. Le recouvrement d'une perte pure-
ment économique, en l'absence de préjudice maté
riel, est la question précise à laquelle il faut répon-
dre en l'espèce.
L'arrêt «Wagon Mound No. I», Overseas
Tanker Ship (U.K.) Ltd. v. Morts Dock & Engi
neering Co. Ltd.' constitue un bon point de départ
de l'analyse de la jurisprudence relative à la perte
économique. On a, par négligence, laissé échapper
d'un navire du mazout qui s'est répandu dans le
port, jusqu'au quai de la demanderesse où des
ouvriers ont laissé des étincelles d'un chalumeau à
souder venir en contact avec l'eau. L'incendie qui
en est résulté a causé des dommages au quai et à
un autre navire. Le Conseil privé a statué que les
propriétaires du Wagon Mound n'étaient pas res-
ponsables des dommages survenus au quai parce
qu'ils n'étaient pas du type de dommages prévisi-
bles par une personne raisonnable. C'est là l'ori-
gine du critère de la prévisibilité. Le critère est
défini à la page 416 [par le vicomte Simonds, qui
rend jugement au nom de la Cour]:
[TRADUCTION] Mais s'il est injuste de tenir quelqu'un respon-
sable de dommages qu'un homme raisonnable n'aurait pu
prévoir, parce que le dommage est «immédiat» ou «naturel», il
' [1961] 1 All E.R. 404 (P.C.).
est également injuste que quelqu'un échappe à toute responsa-
bilité quel que soit l'éloignement du dommage, s'il a prévu ou
aurait pu raisonnablement prévoir l'enchaînement d'événements
qui y ont donné lieu ... En conséquence, la prévisibilité devient
le critère réel. En réaffirmant ce principe, leurs Seigneuries
estiment qu'elles ne s'écartent pas du droit relatif à la faute,
mais le suivent et l'étendent ...
Dans SCM (United Kingdom) Ltd v W J Whit-
tall & Son Ltd 2 , lord Denning, M.R., parle des
dommages causés par une panne de courant et
conclut que lorsque le défendeur cause, par sa
négligence, des dommages matériels à la propriété
du demandeur, dans ce cas le demandeur a droit
au recouvrement des dommages matériels et [TRA-
DUCTION] «peut alors exiger, de plus, en raison de
la perte économique qui en découle» 3 .
Lord Denning parle aussi du recouvrement de la
perte économique dans l'arrêt Spartan Steel &
Alloy Ltd v Martin & Co. (Contractors) Ltd 4 ,
dans lequel une panne de courant avait causé des
dommages au commerce de la demanderesse. Le
savant juge a limité le recouvrement à la perte qui
découlait réellement du dommage matériel. Il a
réduit la question du recouvrement de la perte
économique à une question de politique. Les cours
doivent fixer une limite quelque part [TRADUC-
TION] «de manière à limiter la responsabilité de la
défenderesse» 5 .
Trois décisions canadiennes, une de la Cour
suprême du Canada et les deux autres de la Cour
fédérale, éclairent l'état actuel de la jurisprudence
canadienne sur la question. Dans l'affaire Rivtow
Marine Ltd. c. Washington Iron Works et autre 6 ,
une entreprise forestière a dû retirer du service une
grue défectueuse et a poursuivi les manufacturiers
pour leur réclamer les profits perdus pendant sa
saison active. La Cour suprême a accordé des
dommages-intérêts en raison de la perte de l'usage
de la grue pendant les réparations de celle-ci. Elle
a statué que les manufacturiers avaient une obliga
tion particulière de diligence envers la demande-
resse, et qu'«il y avait une proximité de rapport
donnant naissance à une obligation d'avertir»'. Le
2 [1970] 3 All ER 245 (C.A.).
3 Ibid., à la page 248.
^ [1972] 3 All ER 557 (C.A.).
5 Ibid., à la page 561.
6 [1974] R.C.S. 1189.
' Ibid., à la page 1215.
juge Ritchie dit qu'il «ne croi[t] pas qu'il soit
nécessaire de suivre le sentier parfois tortueux qui
mène à la formulation d'une "décision de ligne de
conduite"» 8 . Le juge Laskin [tel était alors son
titre] dit que «ce sont les blessures et les dommages
matériels prévisibles qui appuient le recouvrement
pour la perte économique» 9 .
Dans l'affaire Gypsum Carrier Inc. c. La Reine;
La Compagnie des chemins de fer nationaux du
Canada, et autres c. Le navire «Harry Lunde-
berg» 10 , le navire défendeur a, par négligence,
causé des dommages à un pont de chemins de fer
et de ce fait obligé les sociétés de chemins de fer à
modifier le parcours des trains. Après avoir fait
une analyse complète de la jurisprudence sur la
question, le juge Collier, de cette Cour, a statué
que la perte économique n'était pas recouvrable
puisque le défendeur ne pouvait raisonnablement
la prévoir et qu'elle n'était pas une conséquence
directe de la collision. Il a dit que même si elle
était prévisible, la perte économique ne devrait pas
être recouvrable «à moins qu'elle ne soit un résul-
tat direct de l'acte de négligence»".
Dans l'affaire Bethlehem Steel Corporation c.
L'Administration de la voie maritime du Saint-
Laurent et autre 12 , le navire de la demanderesse a
frappé un pont bâti sur un canal et l'a détruit, ce
qui a interrompu la navigation pendant plusieurs
jours. Le juge Addy n'a pas accordé de dommages-
intérêts pour la perte de profits subie par les
navires qui n'ont pu utiliser le canal et a décrit la
réclamation présentée pour le transport terrestre
des marchandises comme encore plus éloignée. Le
savant juge parle des différents critères appliqués
par les cours en droit des délits «afin de formuler
un principe logiquement justifiable pour créer des
obligations d'une part, et d'autre part, pour limiter
la responsabilité pour dommages qui pourrait
autrement découler d'un acte délictuel ou d'une
omission» 13 .
Selon mon appréciation de l'état actuel de l'évo-
lution de la jurisprudence sur cette question con-
troversée de la perte purement économique, il n'est
pas nécessaire que le demandeur subisse un préju-
dice matériel pour recouvrer des dommages. Il
8 Ibid., à la page 1215.
9 Ibid., à la page 1222.
10 [1978] 1 C.F. 147 (1« inst.).
11 Ibid., à la page 170.
12 [1978] 1 C.F. 464 (l" inst.).
" Ibid., à la page 468.
suffit, premièrement, que le défendeur ait une
obligation envers le demandeur; deuxièmement,
qu'il y ait eu manquement à cette obligation;
troisièmement, que les pertes économiques décou-
lent directement de la négligence du défendeur; et
quatrièmement, que les conséquences aient été rai-
sonnablement prévisibles.
Y avait-il une obligation de la part du M/V
Atlantic Splendour de faire de la place pour les
navires qui arrivaient? Il y a une obligation en
vertu de la loi de ne pas embarrasser un port.
L'article 6 du Règlement d'exploitation du Con-
seil des ports nationaux [C.R.C., chap. 1064
(mod. par DORS/78-558, art. 2; en vertu des S.C.
1980-81-82-83, chap. 121, art. 17(1), le nouveau
titre abrégé se lit comme suit: Règlement d'ex-
ploitation de la Société canadienne des ports)]
pris en application des dispositions de la Loi sur le
Conseil des ports nationaux 14 est ainsi conçu:
6. (1) Il est interdit de faire, de causer ou de permettre que
soit fait, ou d'omettre de faire quoi que ce soit de manière à
a) causer un encombrement des eaux ou des rives d'un port,
b) constituer un obstacle ou un danger pour la navigation
dans un port,
c) causer des dommages aux navires ou aux biens dans un
port, ou
d) causer quelque incommodité ou mettre en danger la vie ou
la santé,
toutefois, il est permis de déposer le lest ou les rebuts, de les
transborder ou de s'en débarrasser dans les endroits du port que
peut désigner le Conseil.
(2) Le Conseil peut
a) ordonner à toute personne de prendre les mesures de
précaution nécessaires afin de prévenir tout danger ou risque
pour la vie humaine ou la propriété; et
b) enlever, aux dépens du contrevenant, tout encombrement,
obstacle ou incommodité susceptible de présenter des dangers
ou risques pour la vie humaine ou la propriété.
Hormis l'obligation prévue dans la loi, les pro-
priétaires d'un navire qui bloque l'accès à un quai
ont-ils des obligations envers les navires qui arri-
vent? Si l'encombrement par négligence d'un port
cause un abordage, le navire fautif sera sûrement
tenu responsable des dommages. Le conducteur
fautif d'une automobile défectueuse bloquant com-
plètement la route, qui omettrait de déplacer son
véhicule dans un délai raisonnable, serait certaine-
ment aussi jugé fautif envers le public. De même
10. S.R.C. 1970, chap. N-8. [En vertu des S.C. 1980-81-82-83,
chap. 121, art. 1, le nouveau titre abrégé se lit comme suit: Loi
sur la société canadienne des ports.]
les personnes à bord du navire défendeur, le M/V
Atlantic Splendour, ont certainement dû se rendre
compte, comme des marins raisonnables l'auraient
fait, qu'ils monopolisaient le quai (le seul quai
disponible) depuis dix-sept jours au détriment des
autres navires dont ils ont dû constater l'arrivée et
la présence ou dont ils auraient dû constater l'arri-
vée et la présence.
Dans l'affaire Gypsum Carrier Inc. c. La
Reine 15 , le juge Collier se pose la question sui-
vante: «le navire et les responsables d'icelui
avaient-ils une obligation de diligence envers les
demanderesses» 16 , leur «prochain»? Il répond: «On
désigne par prochain les personnes qui sont si près
et si directement touchées que l'auteur de l'acte de
négligence aurait raisonnablement dû les avoir à
l'esprit à l'époque considérée ".»
Les responsables du navire dans l'affaire
Gypsum ne pouvaient naturellement pas prévoir la
modification du parcours des trains à l'approche
du pont de chemins de fer. De même les marins,
dans l'affaire Bethlehem Steel ne pouvaient savoir
qu'ils étaient sur le point de chambarder l'horaire
de la navigation sur le canal. Mais les responsables
du M/V Atlantic Splendour ont intentionnellement
maintenu le navire accosté alors qu'ils auraient dû
le faire remorquer immédiatement. Ils auraient pu
éviter la perte économique qu'ont subie les autres
navires, mais pour des raisons qui leur sont propres
ils ont choisi de ne pas le faire. Ils savaient ou
auraient dû savoir qu'ils monopolisaient le seul
quai disponible. Ils ont vu ou auraient dû voir les
autres navires qui mouillaient au large. Il n'est pas
hors de la portée de marins raisonnables de prévoir
que des navires à l'arrêt subissent des pertes écono-
miques. La lenteur du défendeur, qu'elle soit
admise ou prouvée au procès, a été la cause directe
et prévisible des pertes économiques subies par les
demanderesses.
En conséquence, ma réponse à la question de
droit est la suivante: si on prend comme hypothèse
que les faits énoncés sont prouvés, les demanderes-
ses ont droit de recouvrer des dommages-intérêts
du défendeur.
15 Précitée, note 10, page 936.
16 Ibid., à la p. 176.
17 Ibid., à la p. 176.
Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.