T-1663-83
The Pacific Trollers Association (demanderesse)
c.
Procureur général du Canada; Wayne Shinners,
Directeur général régional du ministère des
Pêches et Océans pour la région du Pacifique et
les «fonctionnaires des pêcheries» (défendeurs)
Division de première instance, juge Collier—
Vancouver, 19 et 21 juillet 1983.
Contrôle judiciaire — Recours en equity — Injonctions
Requête en injonction provisoire interdisant l'application d'un
règlement modifié — Action principale concluant à jugement
déclaratoire d'invalidité des modifications parce que la ferme-
ture de la pêche au saumon durant toute l'année constitue un
excès du pouvoir conféré par la loi — Il suffit que la question
soulevée soit sérieuse — Il faut alors se demander si des
dommages-intérêts constitueraient une indemnisation adé-
quate pour l'une et l'autre partie — La demanderesse soutient
que le refus d'accorder l'injonction aurait pour effet d'inter-
dire à ses adhérents de pêcher certaines espèces pour une
période donnée sans qu'ils puissent ensuite exercer un recours
en dommages-intérêts — Le dommage global aux pêcheries de
saumon pourrait cependant être considérablement supérieur à
celui que subiraient les adhérents de la demanderesse — Rien
ne permet de croire que ce dommage aux ressources soit
indemnisable ou que l'association demanderesse serait finan-
cièrement en mesure de le faire — Dans le doute sur l'effica-
cité des recours en dommages-intérêts, la question du plus
grand préjudice se pose — Les commentaires du juge Linden
dans Morgentaler v. Ackroyd sur les mesures provisoires sont
utiles à la Cour: la règle du plus grand préjudice exige
normalement le maintien de l'application et le respect de la loi
contestée afin d'éviter qu'elle ne soit violée avec impunité pour
s'avérer ultérieurement valide; il est souhaitable aussi de
maintenir le statu quo, ce qui signifie le respect généralisé de
la loi contestée — La règle du plus grand préjudice joue en
faveur du maintien du statu quo — Requête rejetée — Règle-
ment de pêche commerciale du saumon dans le Pacifique,
C.R.C., chap. 823, art. 5(1), 17 (mod. par DORS/82-529. art.
15); annexe I (mod. idem, art. 21).
Pêche — Modification du Règlement sur la pêche imposant
dans certaines eaux la fermeture de la pêche au saumon pour
toute l'année — Est-elle invalide parce que la loi n'autorise
pas d'interdiction totale — Demande d'injonction provisoire
par une association de pêcheurs pour empêcher l'application
du décret — Règle du plus grand préjudice — Dommage aux
ressources si l'injonction est accordée — Le dommage n'est pas
indemnisable — L'association n'est pas en mesure de payer des
dommages-intérêts — Maintien du statu quo jusqu'à juge-
ment déclaratoire sur l'action en invalidité des modifications
— Requête rejetée — Règlement de pêche commerciale du
saumon dans le Pacifique, C.R.C., chap. 823, art. 5(1), 17
(mod. par DORS/82-529, art. 15); annexe I (mod. idem, art.
21).
Au principal, la demanderesse concluait à un jugement
déclaratoire portant que certaines modifications apportées au
Règlement de pêche commerciale du saumon dans le Pacifique
constituaient un excès de pouvoir. Selon la demanderesse ces
modifications allaient au-delà des pouvoirs conférés par la loi:
le Règlement donnait au directeur régional le pouvoir de modi
fier les saisons de pêche, pouvoir qui d'ailleurs avait été utilisé
pour permettre certaines périodes d'ouverture sur certains lieux
de pêche, mais les modifications en cause avaient cependant
pour effet d'imposer la fermeture de la pêche au saumon pour
toute l'année dans les eaux visées par le Règlement.
Dans la requête en cause, la demanderesse conclut à une
injonction provisoire qui interdirait aux défendeurs toute action
fondée sur le décret opérant la modification, ou en application
de celui-ci; ou, subsidiairement, leur interdisant toute action
fondée sur certaines dispositions particulières du décret.
Jugement: la requête est rejetée.
Sur une requête de ce genre, la Cour n'a pas à se prononcer
sur le litige principal soulevé par l'action de la demanderesse, ni
ne devrait le faire. Elle n'a qu'à se satisfaire que la demande
n'est ni frivole ni vexatoire et que la question à trancher est
sérieuse, ce qui est le cas en l'espèce.
Il lui faut ensuite déterminer si l'une ou l'autre partie
conservera un recours efficace en dommages-intérêts advenant
que la Cour statue à son détriment et que la décision se révèle
ultérieurement incompatible avec le jugement rendu en l'action
principale. D'après la demanderesse, si l'injonction provisoire
lui était refusée, cela signifierait que ses adhérents se verraient
interdire la pêche de certaines espèces pour une période donnée
et qu'ils ne pourraient alors exercer aucun recours en répara-
tion pécuniaire pour leur manque à gagner. Pour les fins de la
requête, l'argument est réputé bien fondé. Néanmoins, selon
certains témoignages, le dommage aux pêcheries de saumon
pourrait être considérablement supérieur à celui que pourraient
subir les adhérents de la demanderesse. Qui plus est, rien ne
permet de croire que ce dommage pourrait être réparé en
argent ni que la demanderesse serait financièrement en mesure
de le faire le cas échéant.
Dans le doute, comme ici, sur l'efficacité des recours respec-
tifs en dommages-intérêts, la question du plus grand préjudice
se pose à la Cour. Les commentaires du juge Linden dans
l'affaire Morgentaler v. A ckroyd sont fort utiles à cet égard.
Dans cette affaire, le savant juge a dit qu'en cas de mise en
cause de la validité constitutionnelle d'une loi, la règle du plus
grand préjudice dictera normalement de maintenir l'application
de la loi, et l'obligation d'y obéir, tant qu'on n'aura pas statué
définitivement sur sa validité afin d'éviter que soit violée impu-
nément une législation qui se révélerait ultérieurement valide.
Le juge Linden a aussi souligné qu'il était souhaitable de
conserver le statu quo jusqu'au jugement définitif sur le fond.
C'était là une autre considération importante dans l'évaluation
du plus grand préjudice; dans l'espèce, le statu quo signifiait le
respect généralisé de la loi contestée.
Dans l'espèce présente aussi, la prépondérance des inconvé-
nients favorise le maintien provisoire du statu quo.
JURISPRUDENCE
DÉCISIONS APPLIQUÉES:
American Cyanamid Co. v. Ethicon Ltd., [1975] A.C.
396 (H.L.); Morgentaler et al. v. Ackroyd et al. (1983),
42 O.R. (2d) 659 (H.C.J.).
AVOCATS:
C. W. Sanderson et S. B. Armstrong pour la
demanderesse.
W B. Scarth, c.r., pour les défendeurs.
PROCUREURS:
Lawson, Lundell, Lawson & McIntosh, Van-
couver, pour la demanderesse.
Ministère de la Justice pour les défendeurs.
Ce qui suit est la version française des motifs
de l'ordonnance rendus par
LE JUGE COLLIER: Cette requête de la deman-
deresse, datée du 18 juillet, conclut:
[TRADUCTION] 1. À une injonction provisoire interdisant aux
défendeurs, le procureur général du Canada, le directeur régio-
nal, et les fonctionnaires des pêcheries, leurs préposés et man-
dataires, de retenir des charges, d'engager une instance, de
prononcer des ordonnances, de lancer des avis ou d'agir de
quelque façon sur le fondement du décret DORS/82-529 ou en
application dudit décret;
2. Subsidiairement au paragraphe 1, à une injonction provisoire
interdisant aux défendeurs, le procureur général du Canada, le
directeur régional et les fonctionnaires des pêcheries, leurs
préposés ou mandataires, de retenir des charges, d'engager une
instance, de prononcer des ordonnances, de lancer des avis ou
d'agir de quelque autre façon sur le fondement de l'article 15 et
de l'annexe I [c.-à-d. l'annexe I de C.R.C., chap. 823, abrogée
et remplacée par l'art. 21] du décret DORS/82-529 ou en
application desdits article ou annexe.
MOTIFS DE L'ORDONNANCE
La demanderesse en l'espèce conclut à jugement
déclaratoire portant que certaines modifications
apportées en 1982 au Règlement de pêche com-
merciale du saumon dans le Pacifique [C.R.C.,
chap. 823] constituent [TRADUCTION] «un excès
de pouvoir ... et sont nulles, invalides et sans
effet».
La présente requête en injonction interlocutoire,
jusqu'à l'instruction de l'action en jugement décla-
ratoire, a pour but d'interdire aux défendeurs d'ap-
pliquer dans l'intervalle les modifications contes-
tées du Règlement.
La modification de 1982 a pour effet d'imposer
une période de fermeture de la pêche au saumon
pour toute l'année dans les eaux visées par la
déclaration et le Règlement. En vertu du paragra-
phe 5(1) du Règlement, le directeur régional peut
modifier la période de fermeture ou les contingents
fixés dans le Règlement. Selon la preuve adminis-
trée, les fermetures permanentes ont été modifiées
pour permettre, sur certains lieux de pêche, certai-
nes périodes d'ouverture.
La demanderesse prétend que cette réglementa-
tion constitue un excès de pouvoir; la loi n'autori-
serait pas une interdiction totale de la pêche com-
merciale du saumon 365 jours par année.
Sur une requête de ce genre, je n'ai pas à statuer
sur le litige principal ni ne devrait le faire. Tout ce
qui est nécessaire à ce stade-ci, c'est de décider si
la demande n'est pas frivole ou vexatoire: «en
d'autres termes, que la question à trancher est
sérieuse». Voir American Cyanamid Co. v. Ethicon
Ltd., [1975] A.C. 396 (H.L.), à la page 407.
Je suis convaincu qu'il y a une question sérieuse
à trancher en l'espèce.
Il faut ensuite décider si la balance des inconvé-
nients penche en faveur de l'octroi ou du refus de
l'injonction demandée. Considérons d'abord la
position de la demanderesse. Peut-il y avoir indem-
nisation adéquate en dommages-intérêts si l'in-
jonction est refusée? Les demandeurs disent qu'il
leur sera interdit de pêcher certaines espèces pour
une période donnée, plus ou moins longue; ils ne
peuvent exercer en droit aucun recours en répara-
tion pécuniaire si cela leur est interdit.
J'accepte cet argument pour les fins de la
requête, mais cela ne signifie pas que j'y souscris.
Mais je dois aussi déterminer ici les dommages
que pourraient subir les ressources des pêcheries
de saumon, si une injonction était accordée avant
le procès. Selon le témoignage de M. Shinners, le
dommage global à ces ressources pourrait être
considérablement supérieur à celui que pourrait
subir les adhérents de la demanderesse. J'accepte
ce témoignage.
En outre, rien ne permet de croire que le dom-
mage à ces ressources pourrait être réparé en
argent ou, si c'est le cas, que l'association deman-
deresse serait financièrement capable de le faire:
voir l'espèce Ethicon, à la page 408.
Dans le doute, comme ici, sur l'efficacité des
recours respectifs en dommages-intérêts, la ques
tion du plus grand préjudice se pose vraiment. Les
divers facteurs et questions, comme le dit l'arrêt
Ethicon, varient d'un cas d'espèce à l'autre.
En l'espèce, la règle du plus grand préjudice doit
jouer, à mon avis, en faveur du maintien du statu
quo jusqu'au jugement définitif sur le fond du
litige: la validité du règlement contesté.
Les commentaires du juge Linden dans l'affaire
Morgentaler et al. v. Ackroyd et al. (1983), 42
O.R. (2d) 659 (H.C.J.) sont, je pense, utiles. Je
cite les pages 666 668:
[TRADUCTION] Troisièmement, il faut démontrer que, selon
la règle de la prépondérance des inconvénients, le lancement de
l'injonction provisoire favoriserait les requérants aux dépens des
intimés. Si ces parties étaient les seules impliquées dans la
présente requête, il pourrait y avoir lieu de faire pencher la
balance en faveur des requérants par rapport aux intimés,
puisque les requérants ont beaucoup à perdre mais non les
intimés. Mais il ne s'agit pas ici d'une injonction ordinaire, au
civil; l'affaire soulève une importante question de droit constitu-
tionnel et une question d'intérêt public majeure: que peuvent
faire les organes d'application de la loi en attendant l'issue d'un
litige constitutionnel mettant en cause les lois qu'ils doivent
appliquer?
On soutient dans cette requête que les tribunaux devraient
stopper toute poursuite (et même toute enquête) portant sur les
prétendues infractions à l'art. 251 jusqu'à jugement définitif
sur le litige constitutionnel. Une telle démarche aurait pour
effet d'accorder aux contrevenants éventuels une impunité pro-
visoire, voire définitive. Si la loi contestée devait finalement
être jugée invalide, aucun dommage n'aurait alors été causé,
mais si au contraire elle était jugée constitutionnelle, les tribu-
naux auraient en réalité interdit à la force policière de faire des
enquêtes et d'entamer des poursuites relativement à ce qui était
en fin de compte une activité criminelle. Cela ne saurait être.
Par exemple, supposons que soit mise en cause la validité
constitutionnelle de la Loi sur les stupéfiants, S.R.C. 1970,
chap. N-1, et qu'on demande une injonction afin d'interdire à la
force policière de faire enquête et de poursuivre ceux qui se
livrent au trafic de stupéfiants, en attendant qu'il soit statué sur
ce litige. Si la Cour accordait l'injonction, la vente de ces
stupéfiants s'en trouverait autorisée par ordonnance judiciaire,
ce qui serait tout à fait déplorable si la loi était ultérieurement
jugée valide.
Récemment, dans l'espèce Re Ontario Film & Video Appre
ciation Society and Ontario Board of Censors (25 mars 1983),
41 O.R. (2d) 583, 147 D.L.R. (3d) 58, la Cour divisionnaire a
jugé qu'une certaine activité de la Commission de censure de
l'Ontario violait la Charte mais aucune injonction n'a été
demandée, ni accordée, pour lui interdire de poursuivre sa
tâche, que ce soit avant jugement ou après, dans l'attente de
l'appel. Au contraire, la Cour a accordé un sursis d'exécution
permettant à la commission de poursuivre ses travaux jusqu'à
ce que la Cour d'appel ait statué définitivement sur la constitu-
tionnalité de la loi. C'est là une démarche censée et ordonnée.
Une autre considération importante dans l'évaluation du plus
grand préjudice consiste à évaluer l'opportunité de maintenir le
statu quo jusqu'au jugement définitif sur le fond. En l'espèce, le
statu quo signifie le respect généralisé de l'art. 251 jusqu'à
l'ouverture de la clinique des requérants le 15 juin 1983. Je ne
pense pas que l'intérêt des requérants dans l'ouverture de cette
clinique, quelques jours avant que soit formée la présente
requête, puisse être considéré comme un nouveau statu quo que
la Cour devrait sauvegarder. Ce serait récompenser la désobéis-
sance à la loi en vigueur. C'est pourquoi le statu quo qui doit
être maintenu est la situation existant avant le 15 juin 1983.
À mon avis donc, la règle du plus grand préjudice dicte
normalement que ceux qui contestent la validité constitution-
nelle des lois doivent leur obéir tant que la Cour n'a pas statué.
Si la loi est en fin de compte jugée inconstitutionnelle, il n'y a
plus lieu alors de la respecter, mais jusqu'à ce moment, elle doit
être appliquée et la Cour n'ordonnera pas qu'elle ne le soit pas.
Cette solution paraît être le meilleur moyen d'assurer dans
notre société le respect de la loi au moment même où elle est
contestée régulièrement devant les tribunaux. Cela ne signifie
pas, toutefois que, dans des cas exceptionnels, il ne sera pas
permis à la Cour d'accorder une injonction provisoire pour
prévenir une grave injustice, mais ces cas seront évidemment
très rares.
La requête en injonction est rejetée. Les défen-
deurs ont droit aux dépens.
ORDONNANCE
1. La requête est rejetée.
2. La demanderesse versera aux défendeurs, après
taxation, les dépens de la requête.
Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.