A-1035-84
Compagnie des chemins de fer nationaux du
Canada (requérante)
c.
Commission canadienne des droits de la personne,
Denis Lemieux, Nicole Duval-Hesler et Joan
Wallace, en leur qualité de membres du Tribunal
des droits de la personne et Action Travail des
Femmes (intimés)
Cour d'appel, juges Pratte, Hugessen et MacGui-
gan—Montréal, 27, 28, 29 et 30 mai; Ottawa, 16
juillet 1985.
Droits de la personne — Programme d'action positive --
Demande tendant à l'annulation de la décision d'un tribunal
des droits de la personne ayant imposé un programme spécifi-
que d'action positive à un employeur — L'ordonnance du
tribunal fixe un objectif visant à porter à 13 le pourcentage des
femmes dans les postes-cibles et impose un quota d'embau-
chage qui oblige le CN à confier, à l'embauche, un poste sur
quatre à une femme — Le tribunal n'a pas compétence, en
vertu de l'art. 41(2)a), pour rendre l'ordonnance — L'art.
41(2)a) permet au tribunal d'ordonner l'adoption de mesures
destinées à prévenir la répétition de l'acte discriminatoire —
L'art. 41(2)a) précise que les mesures qu'ordonne de prendre le
tribunal peuvent comprendre l'adoption d'un programme d'ac-
tion positive en vertu de l'art. 15(1) — L'art. 15(1) n'est pas
limité à la prévention d'un préjudice futur, ce sont toutefois les
programmes volontaires qu'il vise — Lorsqu'il exerce le pou-
voir que lui confère l'art. 41, le tribunal doit se conformer aux
objectifs exigés par l'art. 41, c'est-à-dire prévenir de futurs
actes de discrimination — L'ordonnance est formulée en
termes de redressement et ne peut être maintenue — La
campagne de publicité ordonnée par la Commission est justi-
fiée étant donné qu'elle est préventive et dissociable du reste de
l'ordonnance — L'obligation faite par l'art. 41(2)a) de consul-
ter la Commission au sujet de l'objet général des mesures vise
la consultation qui doit avoir eu lieu une fois que le tribunal a
décrété les mesures à prendre — L'omission d'ordonner la
consultation n'entache pas la décision de nullité — Loi cana-
dienne sur les droits de la personne, S.C. 1976-77, chap. 33,
art. 2a), 10, 14a), 15, 41 — Loi sur la Cour fédérale, S.R.C.
1970 (2e Supp.), chap. 10, art. 28.
Demande tendant à l'examen et à l'annulation de la décision
du Tribunal des droits de la personne d'imposer à l'employeur
un programme spécifique d'action positive. On a déposé contre
le CN une plainte alléguant que cette compagnie avait appliqué
des lignes de conduite annulant les chances d'emploi ou d'avan-
cement des femmes dans les emplois manuels dans la région du
Saint-Laurent. Le tribunal a conclu que les lignes de conduite
du CN n'étaient pas fondées sur des exigences professionnelles
normales et que «les actes discriminatoires étaient à ce point
généralisés et constants et si profondément enracinés qu'il était
possible d'affirmer que la discrimination était systémique ...
dans le sens qu'elle fait partie intégrante du système.» Le
tribunal a rendu une ordonnance comportant trois volets: (1) le
premier obligeant le CN à mettre fin à certaines méthodes
d'embauche et d'emploi discriminatoires et à en corriger d'au-
tres; (2) le deuxième fixant au CN un objectif visant à porter à
13 le pourcentage des femmes dans les postes-cibles et imposant
un quota d'embauchage qui oblige le CN à confier, à l'embau-
che, un poste sur quatre à une femme, jusqu'à ce que l'objectif
de 13 % soit atteint; et, (3) exigeant du CN qu'il soumette, à
intervalles réguliers, un rapport à la Commission. Suivant le
principal motif d'examen, le tribunal n'avait pas compétence,
en vertu de l'alinéa 41(2)a), pour rendre une telle ordonnance.
Le CN allègue que le tribunal n'avait pas compétence pour
imposer un plan d'action détaillé et pour méconnaître le rôle
consultatif de la Commission. Le CN prétend que le tribunal
n'a pas le pouvoir de prescrire le contenu d'un programme
spécial, mais uniquement celui d'ordonner l'adoption d'un tel
programme spécial par l'employeur, après consultation avec la
Commission. Les intimés soutiennent que la phrase «celles-ci
peuvent comprendre l'adoption d'une proposition relative à des
programmes, des plans ou des arrangements spéciaux visés au
paragraphe 15(1)» confère au tribunal le pouvoir d'imposer
obligatoirement un tel programme spécial, par opposition à
l'adoption volontaire de programmes spéciaux en vertu du
paragraphe 15(1).
Arrêt (le juge MacGuigan dissident en partie), la demande
devrait être rejetée.
Le juge Hugessen: la partie de l'ordonnance qui impose un
quota d'embauchage de 25 % devrait être annulée. Le pouvoir
du tribunal de rendre une ordonnance imposant un quota
d'embauchage doit se fonder sur l'alinéa 41(2)a) qui l'autorise
à ordonner que soient prises des mesures visant à empêcher la
personne trouvée coupable d'un acte discriminatoire de récidi-
ver. Le seul objectif acceptable que peut viser l'ordonnance est
la prévention et non la réparation. Le texte de loi exige de
l'ordonnance qu'elle prévienne la répétition d'actes discrimina-
toires. Il ne permet pas de réparer les préjudices déjà causés. Il
ne faut pas en conclure que la réparation n'est jamais possible.
Les alinéas 41 (2)b),c) et d) prévoient la possibilité d'indemni-
ser «la victime» de l'acte discriminatoire, mais leur application
ne serait pas indiquée dans les cas de discrimination systémique
où il n'est pas toujours facile d'identifier chacune des victimes.
L'alinéa 41(2)a) précise que les mesures qu'ordonne de
prendre le tribunal peuvent comprendre l'adoption d'un pro
gramme (d'action positive) «spécial» en vertu du paragraphe
15(1). Le paragraphe 15(1) n'est pas limité à la prévention
d'un préjudice futur. Il est expressément permis de supprimer
ou de diminuer les désavantages que subit présentement un
groupe de personnes désavantagées en favorisant leur accès à
l'égalité. Cependant, les programmes que le paragraphe 15(1)
protège sont volontaires, par opposition aux mesures qu'impose
le tribunal par voie d'ordonnance en vertu de l'alinéa 41(2)a).
D'un point de vue strictement grammatical, lorsque le tribunal
exerce le pouvoir que lui confère l'article 41 et ordonne l'adop-
tion d'un programme envisagé par l'article 15, il ne peut
ordonner que le genre de programme qui répondra aux objectifs
visés par l'article 41, c'est-à-dire la prévention de futurs actes
de discrimination. La justification invoquée pour imposer un
taux d'embauchage de 25 % de femmes dans la région cible n'a
rien à voir avec la prévention. Il s'agit plutôt d'une mesure de
rattrapage dont l'objectif est de remédier aux conséquences des
actes discriminatoires déjà commis. Or, cet objectif ne fait pas
partie de ceux qu'autorise l'article 41. L'ordonnance est formu-
lée en termes de redressement. On n'a d'aucune façon tenté
d'établir que l'ordonnance n'avait qu'un but préventif.
Le paragraphe qui oblige le CN à entreprendre une campa-
gne de publicité temporaire destinée à encourager les femmes à
postuler des emplois manuels devrait être maintenu car, la
nature et les causes de la discrimination systémique étant ce
qu'elles sont, leur prévention exige sans doute un changement
d'attitudes. Il est possible de dissocier ce paragraphe puisqu'il
ne fait pas allusion à une mesure corrective.
L'alinéa 41(2)a) crée l'obligation «de consulter la Commis
sion relativement à l'objet général» des mesures imposées, ce
qui veut dire que la personne contre qui l'ordonnance est rendue
doit consulter la Commission au sujet de l'objet général des
mesures qui lui sont imposées. Cette consultation doit avoir lieu
après que le tribunal a décrété les mesures en question. Bien
que l'omission du tribunal d'ordonner la consultation ne devrait
pas entacher la décision de nullité, il serait néanmoins prudent
que le tribunal ordonne cette consultation.
Le juge Pratte: Toute la seconde partie de l'ordonnance, soit
celle imposant la tenue d'une campagne de publicité, un quota
d'embauchage temporaire et la nomination d'une personne
chargée d'assurer la mise en vigueur de l'ordonnance, devrait
être annulée car elle a été prescrite afin de corriger les consé-
quences d'actes discriminatoires déjà commis. La troisième
partie de l'ordonnance, soit celle qui exige la production de
rapports périodiques à la Commission, devrait également être
annulée puisqu'elle a exclusivement pour but de permettre à la
Commission des droits de la personne de surveiller la mise en
vigueur de l'ordre contenu dans la deuxième partie de
l'ordonnance.
Le juge MacGuigan (dissident en partie): la demande devrait
être rejetée puisque le tribunal a, en rendant son ordonnance,
respecté les limites de la compétence que lui confère l'alinéa
41(2)a). Le CN n'a pas réussi à démontrer qu'on ne pouvait
dire des modalités de l'ordonnance qu'elles servaient «à prévenir
les actes semblables.» L'expression «prendre des mesures»
devrait être interprétée de façon à reconnaître que le pouvoir
discrétionnaire dont est investi le tribunal s'étend non seule-
ment aux objectifs des programmes d'action positive mais
également à leur contenu, compte tenu de l'alinéa 2a) de la Loi
canadienne sur les droits de la personne qui indique aux
tribunaux qu'en cas de doute, ils doivent donner au libellé de la
Loi l'interprétation qui accorde aux groupes protégés la plus
grande protection contre les actes discriminatoires.
L'argument suivant lequel les pouvoirs dont est investi un
tribunal en vertu de l'alinéa 41(2)a) ont la même portée que
ceux qui lui confère le paragraphe 15(1) doit être rejeté. Il faut
toutefois se garder de donner une interprétation trop univoque
au concept de prévention. Bien que le tribunal n'ait pas justifié
son programme d'action positive d'une façon qui corresponde
explicitement aux pouvoirs que lui confère l'alinéa 41(2)a), cela
ne devrait toutefois pas empêcher la Cour de confirmer ces
mesures si l'on peut considérer qu'elles entrent dans le champ
d'application de cet alinéa. La prévention de la discrimination
doit protéger les femmes en tant que groupe.
Le pouvoir du tribunal d'ordonner, en vertu de l'alinéa
41(2)a), l'implantation d'un programme d'action positive pour
combattre la discrimination systémique est limité en ce sens
que les mesures imposées doivent objectivement viser à prévenir
cette discrimination systémique pour l'avenir, c'est-à-dire que
les mesures doivent être en rapport avec le problème. Le
tribunal a choisi de fixer son objectif à partir d'une comparai-
son avec le facteur indépendant le plus rapproché, en l'occur-
rence, l'embauchage pour les mêmes postes manuels au
Canada. La décision du tribunal de fixer un rapport de un sur
trois ou de un sur quatre relevait de l'exercice raisonnable de
son pouvoir discrétionnaire.
Le tribunal a exprimé son objectif non en termes d'embauche
mais en termes d'emploi, facteurs qui sont l'envers et l'endroit
du même feuillet. Cependant, la Cour doit prendre connais-
sance d'office du fait que les seules statistiques officielles
disponibles établies à partir de données scientifiques ne concer-
nent que l'emploi. Vu l'absence de toute autre donnée statisti-
que, le tribunal ne disposait d'aucune autre donnée objective lui
permettant d'établir son objectif.
JURISPRUDENCE
DECISIONS APPLIQUÉES:
Banque Nationale du Canada c. Union internationale des
employés de commerce et autre, [1984] 1 R.C.S. 269; 53
N.R. 203; In re Y.K.K. Zipper Co. of Canada Ltd.,
[1975] C.F. 68 (C.A.).
DISTINCTION FAITE AVEC:
Ms. Betty J. Hendry v. The Liquor Control Board of
Ontario (1980), 1 C.H.R.R. D/160 (Comm. d'enq. de
l'Ont.); Compagnie des chemins de fer nationaux du
Canada c. Commission canadienne des droits de la per-
sonne, [1983] 2 C.F. 531 (C.A.); Armstrong c. L'État du
Wisconsin, [1973] C.F. 437 (C.A.); Re Rohm & Haas
Canada Limited et Tribunal antidumping (1978), 91
D.L.R. (3d) 212 (C.F. Appel).
DÉCISION CITÉE:
Commission ontarienne des droits de la personne et
autres c. Municipalité d'Etobicoke, [1982] 1 R.C.S. 202.
AVOCATS:
A. Giard, c.r. et R. Boudreau, c.r. pour la
requérante.
A. Trottier et R. Duval pour l'intimée Com
mission canadienne des droits de la personne.
L. Pillette et H. Lebel pour l'intimée Action
Travail des Femmes.
PROCUREURS:
Compagnie des chemins de fer nationaux du
Canada, Contentieux, Montréal, pour la
requérante.
Commission canadienne des droits de la per-
sonne, Ottawa, pour l'intimée Commission
canadienne des droits de la personne.
Rivest, Castiglio, Castiglio, Lebel et Schmidt,
Montréal, pour l'intimée Action Travail des
Femmes.
Le sous-procureur général du Canada pour le
procureur général du Canada.
Ce qui suit est la version française des motifs
du jugement rendus par
LE JUGE PRATTE: Je souscris, pour l'essentiel,
aux motifs de jugement qu'a rédigés mon collègue
le juge Hugessen. Le seul point important sur
lequel nous différons d'opinion concerne la mesure
dans laquelle la décision attaquée devrait être
annulée. Il se contenterait pour sa part d'annuler
le paragraphe 2 de la deuxième partie de l'ordon-
nance intitulée «Mesures spéciales temporaires»;
j'annulerais aussi le premier paragraphe de cette
partie de l'ordonnance, de même que la totalité de
la troisième partie qui oblige la requérante à
remettre des rapports périodiques à la Commis
sion.
Comme le juge Hugessen, j'estime, étant donné
qu'il est clair que l'alinéa 41(2)b) de la Loi cana-
dienne sur les droits de la personne [S.C. 1976-77,
chap. 33] ne conférait pas au tribunal le pouvoir
de prescrire les mesures temporaires contenues
dans la deuxième partie de l'ordonnance, que la
seule question à trancher est de savoir si l'alinéa
41(2)a) lui donnait ce pouvoir. Je suis également
d'accord pour dire que, en vertu de cet alinéa, le
pouvoir du tribunal se limitait à imposer des mesu-
res en vue de prévenir les actes discriminatoires
dont le tribunal avait constaté l'existence (ou évi-
demment, à prévenir des actes similaires). Je suis
toutefois d'avis que toute la deuxième partie de
l'ordonnance, et non seulement son deuxième para-
graphe, visait manifestement à réparer les consé-
quences d'une discrimination antérieure plutôt
qu'à prévenir une discrimination future. Je suis par
conséquent d'avis d'annuler en entier la deuxième
partie de l'ordonnance. Étant donné que le seul
objectif des mesures prescrites par la troisième
partie de l'ordonnance est de permettre à la Com
mission des droits de la personne de surveiller la
mise à exécution de l'ordre contenu dans la
deuxième partie de l'ordonnance, la troisième
partie de l'ordonnance devrait également, à mon
avis, être annulée.
Je suis d'avis d'accueillir la demande et d'annu-
ler la deuxième et la troisième parties de l'ordon-
nance du tribunal.
* * *
Voici les motifs du jugement rendus en français
par
LE JUGE HUGESSEN: La présente demande
fondée sur l'article 28 attaque une décision rendue
par un tribunal constitué en vertu de la Loi cana-
dienne sur les droits de la personne. Dans sa
décision, le tribunal en est venu à la conclusion que
la requérante, «CN», avait pratiqué des méthodes
de recrutement qui étaient discriminatoires au sens
de l'article 10 et qui privaient les femmes de leurs
chances d'emploi et d'avancement relativement à
certains emplois manuels non spécialisés. L'ordon-
nance qu'a prononcée le tribunal comporte trois
volets: le premier, qui est intitulé «Mesures perma-
nentes de neutralisation de politiques et pratiques
courantes» (page 170) oblige le CN à mettre fin à
certaines méthodes d'embauche et d'emploi discri-
minatoires et à en corriger d'autres; le deuxième
volet fixe au CN un objectif visant à porter à 13 le
pourcentage des femmes dans les postes-cibles et
impose un quota d'embauchage qui oblige le CN à
confier, à l'embauche, un poste sur quatre à une
femme, jusqu'à ce que l'objectif de 13 % soit
atteint; le troisième volet de l'ordonnance exige du
CN qu'il soumette un rapport à la Commission à
intervalles réguliers.
En ce qui concerne les conclusions du tribunal
relatives aux actes discriminatoires, je suis con-
vaincu qu'on n'a pas démontré l'existence de
motifs justifiant l'intervention de cette Cour en
vertu des dispositions de l'article 28 de la Loi sur
la Cour fédérale [S.R.C. 1970 (2 ° Supp.), chap.
10]. On ne ma pas non plus démontré que le
tribunal n'a pas excédé sa compétence en ce qui
concerne les premier et troisième volets de l'ordon-
nance attaquée.
La seule partie de l'ordonnance sur laquelle j'ai
des réserves est la partie intitulée «Mesures spécia-
les temporaires» qui correspond au deuxième volet
et, notamment, son paragraphe numéro 2 qui
impose au CN un taux d'embauchage de 25 %
jusqu'à ce que l'objectif de 13 % soit atteint.
Le tribunal tient son pouvoir de rendre l'ordon-
nance en question de l'alinéa 41(2)a) de la Loi,
libellé comme suit:
41....
(2) A l'issue de son enquête, le tribunal qui juge la plainte
fondée peut, sous réserve du paragraphe (4) et de l'article 42,
ordonner, selon les circonstances, à la personne trouvée coupa-
ble d'un acte discriminatoire
a) de mettre fin à l'acte et de prendre des mesures destinées à
prévenir les actes semblables, et ce, en consultation avec la
Commission relativement à l'objet général de ces mesures;
celles-ci peuvent comprendre l'adoption d'une proposition
relative à des programmes, des plans ou des arrangements
spéciaux visés au paragraphe 15(1);
En substance, ce texte permet au tribunal d'or-
donner à la personne qu'il a trouvée coupable d'un
acte discriminatoire de prendre des mesures desti
nées à prévenir la répétition de cet acte. Le pouvoir
de rendre cette ordonnance est défini par son objet.
Cela ressort manifestement du texte anglais («take
measures ... to prevent»), mais encore plus du
texte français («prendre des mesures destinées à
prévenir»).
Le seul objectif permis que peut viser l'ordon-
nance est la prévention et non la réparation. Le
texte de loi exige de l'ordonnance qu'elle prévienne
la répétition d'actes discriminatoires. Il ne permet
pas de réparer les préjudices déjà causés.
Il ne faut pas en conclure que la réparation n'est
jamais possible. Au contraire, les alinéas b), c) et
d) prévoient expressément la possibilité d'une
indemnisation en nature ou en espèce. Cette
indemnisation ne peut être versée qu'à «la victime»
de l'acte discriminatoire, ce qui rend impossible,
ou du moins peu indiquée, son application à un
groupe ou aux victimes d'une discrimination systé-
mique car, de par la nature des choses, il n'est pas
toujours facile dans ces cas d'identifier chacune
des victimes.
L'alinéa 41(2)a) va cependant plus loin. Il pré-
cise que les mesures que le tribunal ordonne de
prendre peuvent comprendre l'adoption d'un des
programmes spéciaux visés au paragraphe 15(1).
Ce paragraphe porte sur ce qui est communément
appelé les «programmes d'action positive»:
15. (1) Ne constitue pas un acte discriminatoire le fait
d'adopter ou de mettre en oeuvre des programmes ou des plans
ou de prendre des arrangements spéciaux destinés à supprimer,
diminuer ou prévenir les désavantages que subit ou peut vrai-
semblablement subir un groupe d'individus pour des motifs
fondés directement ou indirectement sur leur race, leur origine
nationale ou ethnique, leur couleur, leur religion, leur âge, leur
sexe, leur situation de famille ou leur handicap physique en
améliorant leurs chances d'emploi ou d'avancement ou en leur
facilitant l'accès à des biens, des services, installations ou
moyens d'hébergement.
Encore une fois, si l'on n'en retient que l'essen-
tiel, on voit que cette disposition déclare non dis-
criminatoires les programmes qui poursuivent l'un
des objectifs énumérés (en anglais, «designed to»;
en français, «destinés à»). Les objectifs visés sont la
prévention des désavantages que pourrait subir un
groupe protégé ou la suppression ou la diminution
des désavantages que ce groupe subit présente-
ment. Ce paragraphe vise manifestement à empê-
cher que des programmes d'action positive soient
annulés au motif qu'ils constitueraient une «discri-
mination à rebours» contre la majorité*.
Le paragraphe 15(1) n'est pas limité par ses
propres termes à la prévention d'un préjudice
futur, quoique cela soit clairement visé. Il est
expressément permis de supprimer ou de diminuer
les désavantages que subit présentement un groupe
de personnes désavantagées en favorisant leur
accès à l'égalité. De toute évidence, ces possibilités
d'accès visent à corriger les conséquences des
injustices passées aussi bien qu'à éviter que ces
dernières se répètent.
Les programmes que le paragraphe 15(1) consi-
dère comme n'étant pas discriminatoires sont, de
par leur nature, volontaires. Par contraste, les
mesures que vise l'alinéa 41(2)a) sont imposées
par ordre du tribunal. De la même façon, l'alinéa
41(2)a) limite l'intervention du tribunal à la pré-
vention des actes à venir, alors que le paragraphe
15(1) permet de «punir les enfants pour les péchés
de leurs pères».
Selon le sens ordinaire et grammatical du texte,
l'article 41 exige que, lorsqu'il exerce le pouvoir
d'ordonner l'adoption d'un programme envisagé
par l'article 15, le tribunal se limite au genre de
programme qui répondra aux objectifs visés par
l'article 41.
En l'espèce, le tribunal ne nous laisse aucun
doute sur l'objectif qu'il poursuit en rendant l'or-
* La Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue
la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de
1982 sur le Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.), contient une
disposition analogue à son paragraphe 15(2).
donnance contenue au paragraphe 2 des «Mesures
spéciales temporaires»: Il énonce tout d'abord son
but:
Pour plus de clarté, précisons donc que dans le cas présent,
l'objectif visé est d'augmenter à 13 % la main-d'oeuvre féminine
dans les postes non traditionnels au CN dans la région du
St-Laurent. [Page 169.]
Je suis disposé à admettre que le fait de fixer un
objectif comme celui-ci constitue un moyen légi-
time pour établir une norme mesurable qui per-
mette de vérifier si l'objectif ultime de l'ordon-
nance a été atteint. Il n'en demeure pas moins que,
suivant la Loi, cet objectif doit être la prévention
de futurs actes de discrimination.
Dans sa décision, le tribunal exige en outre que
le CN engage, jusqu'à ce que le but fixé soit
atteint, une femme sur quatre nouveaux employés
venant s'ajouter à sa main-d'oeuvre manuelle non
spécialisée. Ainsi, un taux d'embauchage de 25 %
est imposé dans la région-cible. Le tribunal justifie
cette mesure dans les termes suivants:
Considérant qu'il nous apparaît que le processus de change-
ment dans la région du St-Laurent au CN doit être accéléré et
que des mesures préférentielles visant les femmes s'imposent.
[Page 172.]
Le tribunal avait déjà dit plus haut:
Il sera difficile dans le cas du CN de remédier à la dispropor
tion marquée qui résulte de pratiques suivies depuis des années.
Il faut espérer qu'avec le temps, le déséquilibre sera réduit,
mais il nous apparaît que la chose ne sera pas possible sans
l'imposition d'un programme d'action positive dans le cas qui
nous occupe. [Page 166.]
Cela n'a rien à voir avec la prévention. Suivant
les mots mêmes du tribunal, la mesure imposée est
une mesure de rattrapage dont l'objectif ne peut
être que de remédier aux conséquences des actes
discriminatoires déjà commis. Or, cet objectif ne
fait pas partie de ceux que l'article 41 autorise.
Je dois avouer que je ressens un certain senti
ment d'insatisfaction à conclure que le tribunal a
excédé ses pouvoirs en rendant cette ordonnance.
De prime abord, ni l'objectif de 13 %, ni le quota
d'embauchage de 25 % ne m'apparaissent, en eux-
mêmes, déraisonnables. Je ne serais certainement
pas disposé à statuer, en droit, que pour être
préventif, un quota d'embauchage doit toujours
correspondre parfaitement au taux fixé comme but
ultime; j'estime cependant que toute variation de
ce taux exigerait du tribunal qu'il puisse la justi-
fier au moyen de conclusions bien précises.
De même, je reconnais que, de par sa nature
même, la discrimination systémique peut nécessi-
ter l'adoption de mesures préventives innovatrices
et imaginatives. De tels actes discriminatoires
prennent leur source, non dans une volonté délibé-
rée de défavoriser, mais dans les attitudes, préju-
gés, manières de penser, et habitudes qui ont pu
s'installer au cours de plusieurs générations. Il se
peut bien que les quotas d'embauchage soient une
bonne façon de parvenir au résultat désiré. Mais,
encore une fois, on s'attendrait du tribunal à ce
qu'il tire des conclusions claires pour démontrer
que des mesures qui semblent correctives sont en
réalité préventives.
J'ai cherché en vain de telles conclusions dans la
décision attaquée. Le tribunal n'a pas tenté d'éta-
blir que l'ordonnance visait à prévenir seulement
les actes discriminatoires à venir. Le tribunal était
parfaitement conscient que c'était la première fois
qu'on imposait des quotas au Canada et que la
législation américaine, dont il citait de larges
extraits, employait une formulation très différente
de la nôtre. Malgré cela, l'ordonnance est formulée
en termes de redressement, comme si le tribunal
avait délibérément choisi de ne pas tenir compte
du texte de la Loi.
Il se peut que le texte de la Loi comporte, à cet,
égard, des lacunes et qu'il y ait lieu d'élargir la
portée de l'article 41 pour englober toute la
gamme de programmes d'action positive visés à
l'article 15. Les motifs d'ordre politique qui mili-
tent en faveur d'une telle mesure ne manquent pas.
Mais il s'agit de motifs d'ordre politique, et il
existe des arguments qui vont dans le sens con-
traire. Ni le tribunal, ni la Cour ne peuvent faire fi
du texte de la Loi et ordonner une mesure, raison-
nable ou non, que la Loi ne permet pas d'imposer.
Ce que j'ai dit jusqu'à maintenant se limite aux
quotas d'embauchage imposés par le paragraphe 2
des «Mesures spéciales temporaires». Le paragra-
phe 1 de ces mesures oblige le CN à entreprendre
une campagne de publicité temporaire destinée à
encourager les femmes à postuler des emplois
manuels. On pourrait certainement soutenir que
cette mesure est également corrective plutôt que
préventive; j'ai toutefois décidé que, tout compte
fait, cette partie de la décision doit être maintenue.
En premier lieu, la nature et les causes de la
discrimination systémique étant ce qu'elles sont,
leur prévention exige sans doute un changement
d'attitude et de mentalité; vue sous cet angle, la
campagne de publicité se justifie facilement en
tant que mesure préventive. En second lieu, bien
que le paragraphe 1 soit intimement lié au para-
graphe 2, il ne contient aucune des allusions inad-
missibles contenues dans ce dernier relativement
aux mesures correctives et à la nécessité d'adopter
des mesures de rattrapage. Puisqu'il est possible de
séparer ces deux paragraphes, je limiterais notre
intervention au paragraphe 2.
Étant donné la conclusion à laquelle j'en suis
venu, il convient peut-être de formuler un autre
commentaire sur le libellé de l'alinéa 41(2)a). On
se rappellera que ce texte exige de consulter «la
Commission relativement à l'objet général)) des
mesures imposées. Il est manifeste que le tribunal
et la Commission ont compris que ce texte les
obligeait à se consulter mutuellement. Je suis tout
à fait convaincu que tel n'est pas le cas, et que
l'analyse grammaticale ordinaire de cet alinéa
révèle que la personne contre qui l'ordonnance est
rendue doit consulter la Commission au sujet de
l'objet général des mesures qui lui sont imposées.
La lecture du texte français, «consultation ...
relativement à l'objet général de ces mesures»,
dissipe les doutes qui pourraient subsister sur le
sens du texte anglais. Il ne faudrait pas en con-
clure que ces mesures ont un caractère consensuel,
car il est évident que cette consultation ne peut
avoir lieu qu'une fois que le tribunal a décrété les
mesures en question. En exigeant qu'il y ait con
sultation, le législateur a sans doute reconnu le fait
qu'en sa qualité d'organisme permanent, la Com
mission constituerait la seule source de renseigne-
ments et de conseils disponibles dans l'éventualité
où l'interprétation ou l'application de l'ordonnance
prononcée par le tribunal spécial, dont l'existence
même se termine une fois l'ordonnance prononcée,
soulèverait des problèmes. Bien qu'à mon avis
l'omission du tribunal d'ordonner la consultation
susmentionnée n'entache pas sa décision de nullité,
je crois toutefois prudent et avantageux pour
toutes les parties intéressées que le tribunal
ordonne cette consultation.
Je suis d'avis d'accueillir la demande et d'annu-
ler la partie de l'ordonnance attaquée contenue au
paragraphe 2 des «Mesures spéciales temporaires».
* * *
Ce qui suit est la version française des motifs
du jugement rendus par
LE JUGE MACGUIGAN (dissident en partie):
L'ordonnance du tribunal des droits de la personne
dont on sollicite l'examen dans la présente
demande fondée sur l'article 28 est la première du
genre au Canada à imposer à un employeur un
programme spécifique d'action positive. Dans une
autre affaire, Ms. Betty J. Hendry v. The Liquor
Control Board of Ontario (1980), 1 C.H.R.R.
D/160 (Comm. d'enq. de l'Ont.), un tribunal établi
en vertu de l'Ontario Human Rights Code [R.S.O.
1970, chap. 318] a rendu une ordonnance obliga-
toire. Cependant, cette ordonnance obligeait l'em-
ployeur à élaborer lui-même le programme spécifi-
que. En l'espèce, le programme est imposé à
l'employeur et la question essentielle consiste à
déterminer si un tribunal des droits de la personne
a, en vertu de l'article 41 de la Loi canadienne sur
les droits de la personne, le pouvoir de rendre une
telle ordonnance.
La plainte sur laquelle reposait l'ordonnance du
tribunal a été portée contre les Chemins de fer
nationaux du Canada («CN») par Action Travail
des Femmes («ATF») le 6 novembre 1979, en vertu
de l'article 10 de la Loi canadienne sur les droits
de la personne, loi qui était entrée en vigueur le ler
mars 1978. On y allègue que:
[TRADUCTION] ATF a des motifs raisonnables de croire que le
CN de la région du St-Laurent a fixé ou appliqué des lignes de
conduite susceptibles d'annuler les chances d'emploi ou d'avan-
cement d'individus pour le motif qu'il s'agit de personnes de
sexe féminin.
Cette plainte est venue remplacer une plainte qui
avait été déposée auparavant en juin 1979. Les
deux plaintes ne visaient que les emplois manuels
offerts au CN de la région du St-Laurent, région
qui correspond, en gros, à la province de Québec
exception faite de la péninsule de Gaspé. Les
procédures de conciliation n'ayant pas permis de
résoudre le litige, la Commission canadienne des
droits de la personne («la Commission») a nommé,
en juillet 1981, un tribunal composé de 3 membres
qui a rendu sa décision le 22 août 1984 après 5
mois d'audience.
Voici les passages pertinents de la Loi cana-
dienne sur les droits de la personne qui s'appli-
quaient à l'époque concernée:
2. La présente loi a pour objet de compléter la législation
canadienne actuelle en donnant effet, dans le champ de compé-
tence du Parlement du Canada, aux principes suivants:
a) tous ont droit, dans la mesure compatible avec leurs
devoirs et obligations au sein de la société, à l'égalité des
chances d'épanouissement, indépendamment des considéra-
tions fondées sur la race, l'origine nationale ou ethnique, la
couleur, la religion, l'âge, le sexe, la situation de famille ou
l'état de personne graciée ou, en matière d'emploi, de leurs
handicaps physiques;
10. Constitue un acte discriminatoire le fait pour l'employeur
ou l'association d'employés
a) de fixer ou d'appliquer des lignes de conduite, ou
b) de conclure des ententes, touchant le recrutement, les
mises en rapport, l'engagement, les promotions, la formation,
l'apprentissage, les mutations ou tout autre aspect d'un
emploi présent ou éventuel
pour un motif de distinction illicite, d'une manière susceptible
d'annihiler les chances d'emploi ou d'avancement d'un individu
ou d'une catégorie d'individus.
14. Ne constituent pas des actes discriminatoires
a) les refus, exclusions, expulsions, suspensions, restrictions,
conditions ou préférences de l'employeur qui démontre qu'ils
sont fondés sur des exigences professionnelles normales;
15. (1) Ne constitue pas un acte discriminatoire le fait
d'adopter ou de mettre en ouvre des programmes ou des plans
ou de prendre des arrangements spéciaux destinés à supprimer,
diminuer ou prévenir les désavantages que subit ou peut vrai-
semblablement subir un groupe d'individus pour des motifs
fondés directement ou indirectement sur leur race, leur origine
nationale ou ethnique, leur couleur, leur religion, leur âge, leur
sexe, leur situation de famille ou leur handicap physique en
améliorant leurs chances d'emploi ou d'avancement ou en leur
facilitant l'accès à des biens, des services, installations ou
moyens d'hébergement.
(2) La Commission canadienne des droits de la personne,
constituée par l'article 21, peut
a) faire des recommandations d'ordre général, relatives aux
objectifs souhaitables pour les programmes, plans ou arran
gements visés au paragraphe (1); et
b) sur demande, prêter son concours à l'adoption ou à la mise
en ouvre des programmes, plans ou arrangements visés au
paragraphe (1).
41. (1) A l'issue de son enquête, le tribunal rejette la plainte
qu'il juge non fondée.
(2) A l'issue de son enquête, le tribunal qui juge la plainte
fondée peut, sous réserve du paragraphe (4) et de l'article 42,
ordonner, selon les circonstances, à la personne trouvée coupa-
ble d'un acte discriminatoire
a) de mettre fin à l'acte et de prendre des mesures destinées à
prévenir les actes semblables, et ce, en consultation avec la
Commission relativement à l'objet général de ces mesures;
celles-ci peuvent comprendre l'adoption d'une proposition
relative à des programmes, des plans ou des arrangements
spéciaux visés au paragraphe 15(1);
b) d'accorder à la victime, à la première occasion raisonna-
ble, les droits, chances ou avantages dont, de l'avis du
tribunal, l'acte l'a privée;
c) d'indemniser la victime de la totalité, ou de la fraction
qu'il juge indiquée, des pertes de salaire et des dépenses
entraînées par l'acte; et
d) d'indemniser la victime de la totalité, ou de la fraction
qu'il fixe, des frais supplémentaires causés, pour recourir à
d'autres biens, services, installations ou moyens d'héberge-
ment, et des dépenses entraînées par l'acte.
(3) Outre les pouvoirs que lui confère le paragraphe (2), le
tribunal, ayant conclu
a) que la personne a commis l'acte discriminatoire de propos
délibéré ou avec négligence, ou
b) que la victime a souffert un préjudice moral par suite de
l'acte discriminatoire,
peut ordonner à la personne de payer à la victime une indem-
nité maximale de cinq mille dollars.
(4) Le tribunal qui, à l'issue de son enquête, juge fondée une
plainte portant sur l'emploi d'un handicapé physique, tout en
reconnaissant l'impossibilité en raison d'un handicap de cette
nature d'accéder aux locaux ou d'utiliser normalement les
installations de l'auteur de l'acte discriminatoire, doit le men-
tionner et faire les recommandations qu'il estime indiquées
dans son ordonnance; le tribunal ne peut toutefois pas rendre
une ordonnance en vertu des paragraphes (2) ou (3).
Le tribunal a identifié trois catégories d'emplois
manuels: les postes spécialisés exigeant des aptitu
des professionnelles; les postes d'apprentis exigeant
également certaines aptitudes; et les postes ne
demandant aucune aptitude spéciale. Le tribunal a
jugé que seuls les postes d'entrée de cette dernière
catégorie faisaient l'objet de la plainte et étaient
visés par son ordonnance. À titre d'exemples d'em-
plois de ce genre, citons le serre-freins, l'agent de
manoeuvre, le pointeur de wagons, le manoeuvre—
ponts et bâtiments, l'agent d'entretien de la voie,
l'agent d'entretien en signalisation, l'aide à la
signalisation, le nettoyeur de wagons et le net-
toyeur de locomotives.
Le tribunal a conclu que malgré toute la bonne
volonté montrée par sa direction afin d'accorder
des chances égales aux femmes, le CN n'en a pas
moins perpétué des pratiques d'embauche tradi-
tionnelles qui s'avéraient injustes à l'égard des
femmes et ce, tout en étant conscient des consé-
quences qu'elles avaient sur ces dernières, qu'au-
cun changement notable n'est survenu après l'en-
trée en vigueur de la Loi canadienne sur les droits
de la personne au printemps 1978 et qu'il faut
tenir pour acquis que le CN a agi en toute connais-
sance de cause. Par conséquent, même si l'article
10 de la Loi est interprété tout comme dans l'arrêt
Compagnie des chemins de fer nationaux du
Canada c. Commission canadienne des droits de
la personne, [1983] 2 C.F. 531 (C.A.) [ci-après
appelé l'affaire Bhinder], de cette Cour, c'est-à-
dire comme faisant de l'intention un élément
essentiel de la commission d'un acte discrimina-
toire, le CN manifeste l'intention coupable requise.
En outre, le tribunal a conclu que les statistiques
amenées en preuve étayaient son analyse de l'in-
tention: au Canada, les femmes occupent 13 % des
emplois manuels alors que dans la région du
St-Laurent tout comme au CN en général, ce
chiffre est de 0,7 %. (Toutes les données remontent
à 1981.)
Afin de vérifier si ce pourcentage infime de
femmes occupant des emplois manuels n'était pas
le résultat d'exigences professionnelles normales
aux termes de l'alinéa 14a) de la Loi, le tribunal a
soigneusement examiné l'ensemble du processus
d'embauche du CN: le recrutement, les critères
d'accueil et d'embauche, y compris la politique de
promotion forcée, le recours au test Bennett et la
conduite des contremaîtres et collègues de travail.
Au terme de cette analyse, le tribunal a conclu que
non seulement les lignes de conduite du CN sur
l'embauche de femmes dans les emplois manuels
ne pouvaient être fondées sur des exigences profes-
sionnelles normales mais que les actes discrimina-
toires étaient à ce point généralisés et constants et
si profondément enracinés qu'il était possible d'af-
firmer que la discrimination était systémique, non
pas dans le sens qu'elle n'était pas intentionnelle
mais plutôt dans le sens qu'elle fait partie inté-
grante du système. Par conséquent, la Commission
en est venue à la conclusion que seul un pro
gramme complet d'action positive saurait venir à
bout du problème; elle a cependant décidé d'impo-
ser un objectif d'embauche ou contingent tempo-
raire, qui ne serait levé que lorsqu'une proportion
déterminée serait atteinte, au lieu d'un ratio d'em-
bauche relativement permanent et beaucoup moins
souple.
Voici en quels termes le tribunal a formulé son
ordonnance:
ORDONNANCE
POUR LES MOTIFS PRÉCITÉS, ce tribunal, concluant à l'exis-
tence au CN, dans la région du St-Laurent, de certaines
pratiques ou lignes de conduite d'embauche qui sont discrimi-
natoires au sens de l'article 10 de la Loi canadienne sur les
droits de la personne, et concluant de plus que ces lignes de
conduite ne sont pas fondées sur des exigences professionnelles
normales au sens de l'article 14 de ladite loi, rend l'ordonnance
suivante, selon les pouvoirs qui lui sont conférés par l'article 41
de ladite loi:
MESURES PERMANENTES DE NEUTRALISATION
DE POLITIQUES ET PRATIQUES COURANTES
1. Le CN devra cesser immédiatement l'utilisation du test
Bennett pour les postes d'entrée autres que les postes d'appren-
tis de même que, dans un délai d'un an à compter de la présente
décision et à l'endroit des mêmes postes, cesser l'utilisation de
tous tests d'aptitude mécanique qui ont un impact négatif pour
les femmes sans être justifiés par les aptitudes requises pour les
emplois postulés par les candidates.
2. Le CN devra cesser immédiatement toute pratique des
contremaîtres ou de tout autre responsable visant à exiger des
candidates féminines des tests physiques non imposés aux can-
didats masculins et notamment le test consistant à soulever
d'une main une mâchoire de freins.
3. Le CN devra cesser immédiatement d'exiger des candidats
une expérience déjà acquise en soudure pour tous les postes
d'entrée, à l'exception des postes d'apprentis.
4. Le CN devra modifier son système de diffusion des rensei-
gnements relatifs aux emplois disponibles. Plus particulière-
ment, il devra, dans un délai d'un an, prendre les moyens
d'information et de publicité les plus appropriés auprès du
public en général pour annoncer tout poste disponible.
5. Le CN devra modifier dès maintenant les pratiques d'accueil
du bureau d'embauche pour donner aux candidates féminines
des informations complètes, précises et objectives sur les exi-
gences réelles des emplois non traditionnels.
6. Le CN devra modifier dès maintenant son système d'entre-
vue des candidats; plus particulièrement, il devra veiller à ce
que les responsables de ces entrevues aient de strictes instruc
tions visant à traiter de la même façon tous les candidats, sans
égard à leur sexe.
7. Dans la mesure où le CN voudrait continuer d'accorder aux
contremaîtres le pouvoir de refuser d'embaucher des personnes
déjà acceptées par le bureau d'embauche, le CN devra émettre
dans l'immédiat une directive précise à leur endroit, à l'effet
que nul ne peut être refusé pour des motifs de discrimination
sexuelle.
8. Le CN devra poursuivre les mesures déjà adoptées dans le
cadre de sa directive sur le harcèlement sexuel visant à éliminer
du lieu de travail toute forme de harcèlement et de discrimina
tion sexuels.
MESURES SPÉCIALES TEMPORAIRES
1. Le CN devra, dans un délai d'un an et jusqu'à ce que le
pourcentage de femmes dans les emplois non traditionnels au
CN ait atteint 13 %, entreprendre une campagne d'information
et de publicité pour inviter en particulier les femmes à poser
leur candidature à des postes non traditionnels.
2. Considérant qu'il nous apparaît que le processus de change-
ment dans la région du St-Laurent au CN doit être accéléré et
que des mesures préférentielles visant les femmes s'imposent.
Considérant par ailleurs qu'il faut laisser à l'employeur une
certaine flexibilité vu l'incertitude devant laquelle nous nous
trouvons sur l'ampleur du bassin de main-d'œuvre féminine
qualifiée disponible.
Considérant qu'idéalement, pour créer le plus tôt possible
une masse critique qui permettait au système de continuer à se
corriger par lui-même, nous serions enclins à exiger qu'au cours
des prochaines années, et jusqu'à ce que l'objectif de 13 % soit
atteint, au moins un poste non traditionnel sur trois soit confié,
à l'embauche, à une femme.
Considérant cependant qu'afin de donner plus de latitude et
de flexibilité au CN dans les moyens à prendre pour atteindre
l'objectif désiré, il nous apparaît plus prudent de fixer un
nombre minimal d'embauche féminine plus faible qu'un sur
trois des postes non traditionnels à être comblés au CN
dorénavant.
En conséquence, il est ordonné au Canadien National d'em-
baucher au moins une femme sur quatre postes non tradition-
nels à être comblés à l'avenir. Cette mesure n'entrera en
vigueur que lorsque les employés du CN actuellement mis à
pied mais sujets à rappel auront été rappelés par le CN, mais,
dans tous les cas, pas avant l'expiration d'un délai d'un an à
compter de la présente décision, afin de donner au CN un délai
raisonnable pour adopter les mesures nécessaires pour se con-
former à cette ordonnance. Une fois en vigueur, la proportion
d'un sur quatre n'aura pas à être respectée quotidiennement, ce
afin de permettre à l'employeur un meilleur choix dans la
sélection des candidats. Elle devra cependant être respectée
dans l'ensemble de chaque période trimestrielle, jusqu'à ce que
l'objectif désiré de 13 % de femmes dans les postes non tradi-
tionnels soit atteint.
3. Dans un délai de deux mois à compter de la présente
décision, le CN devra nommer un responsable avec pleins
pouvoirs pour assurer la mise en vigueur des mesures spéciales
temporaires et réaliser tout autre mandat qui pourrait lui être
confié par le CN relativement à la mise en oeuvre de la présente
décision.
PRODUCTION DE DONNÉES
LE CN DEVRA SOUMETTRE À LA COMMISSION:
1. Dans les vingt (20) jours suivant la mise en application des
mesures spéciales temporaires susdites, un relevé initial du
nombre d'employés «cols bleus» dans la région du St-Laurent au
CN, par sexe et par fonction.
2. Dans les vingt (20) jours suivant la fin de chaque période
trimestrielle à compter de la mise en application des mesures
spéciales temporaires susdites et pendant toute la durée desdites
mesures, après en avoir transmis une copie à ATF, un rapport
comprenant:
a) une liste indiquant les noms, sexe, titres et fonctions, date
d'embauche et secteur de travail de toute personne embau-
chée dans la région du St-Laurent pendant le trimestre
précédent;
b) une déclaration détaillée faisant état des efforts entrepris
par le CN pour recruter des candidates féminines dans des
postes non traditionnels pendant le trimestre précédent;
c) le nombre total de personnes ayant posé leur candidature à
des postes non traditionnels au CN pendant le trimestre
précédent, par sexe; le nombre total de personnes ayant
complété, passé ou échoué tout test ou examen écrit pour fins
d'embauche à un poste non traditionnel. Cette liste devra
comprendre les résultats et le rang de toute personne ayant
réussi le test ou examen;
d) les noms, sexe et tous changements de titres et fonctions,
ou changement de statut des employés embauchés à des
postes non traditionnels après l'entrée en vigueur des mesures
spéciales temporaires.
3. Dans les vingt (20) jours suivant sa nomination, une déclara-
tion indiquant le nom, le titre officiel et la date de nomination
du responsable chargé de l'application des mesures temporaires
spéciales susdites.
Dans son mémoire, la requérante énonce cinq
motifs pour lesquels l'ordonnance du tribunal
devrait être annulée en vertu de l'article 28 de la
Loi sur la Cour fédérale:
1) Le tribunal a erré en droit en appliquant aveuglément la
jurisprudence américaine.
2) Le tribunal a erré en droit quant à la portée juridique de
l'article 10 de la Loi. Suivant le droit applicable, la requérante
devait par une preuve prépondérante établir l'existence de la
discrimination systémique.
3) Le tribunal a erré en droit dans l'appréciation de la preuve
statistique, il a omis de considérer des éléments importants qui
ont été portés à sa connaissance et a tiré de façon absurde des
conclusions erronées.
4) Le tribunal a omis de considérer des éléments importants qui
ont été portés à sa connaissance relativement au processus
d'embauche et a tiré des conclusions erronées de façon absurde
et arbitraire.
5) Le tribunal a erré en droit dans l'interprétation de l'article
41(2)(a) de la Loi, en s'arrogeant le droit d'établir et d'imposer
un plan d'action détaillé à la requérante, en ignorant le rôle de
la Commission et en confiant à A.T.F. des pouvoirs de surveil
lance qui ne lui sont pas attribués selon le texte même de la Loi;
Le premier argument concernant l'application
aveugle de la jurisprudence américaine ne peut,
dans le présent contexte, être pris au sérieux. Voici
de quelle façon le tribunal présente ses renvois à
l'expérience américaine:
Comme il n'existe guère d'exemple en droit canadien d'impo-
sition d'un programme d'action positive tel que celui suggéré
par ATF et la Commission canadienne des droits de la per-
sonne, il nous a semblé important avant de discuter de l'oppor-
tunité d'ordonner un tel programme à l'endroit du CN, d'indi-
quer le fondement juridique de programmes d'action positive et
d'en voir certains exemples. Pour ce faire, nous procéderons à
une comparaison entre la Loi canadienne sur les droits de la
personne et la législation américaine avant de voir ce qu'a été
jusqu'ici l'expérience américaine quant à l'imposition de tels
programmes. Finalement, nous indiquerons quelques cas de
programmes d'action positive volontaires au Canada.
Non seulement le tribunal n'avait-il pas tort d'exa-
miner l'expérience américaine plus vaste en
matière de programmes d'action positive, mais on
aurait même pu penser qu'il aurait eu tort de ne
pas le faire. Des considérations semblables s'appli-
quent aux autres renvois du tribunal à la jurispru
dence américaine.
Le second argument met en doute l'interpréta-
tion de l'article 10 de la Loi par le tribunal. En
l'espèce, le CN se dit en désaccord avec deux
passages de la décision. Le premier est ainsi
rédigé:
Cet article [10 de la Loi] requiert pour le plaignant qu'il
fasse une preuve prima fade que les pratiques d'embauche
attaquées sont susceptibles d'empêcher une catégorie protégée
d'avoir les mêmes chances d'emploi que l'ensemble des candi-
dats à ces emplois.
Nous avons vu dans la partie précédente [de la décision] que
les statistiques tendraient à établir cette preuve prima facie
dans la mesure où le taux d'embauche des femmes au Canadien
National dans les postes visés par la plainte est sensiblement
inférieur à ceux de la moyenne des employeurs oeuvrant dans
des secteurs analogues.
En plus de cette preuve prima facie, il faut que le plaignant
démontre également que les pratiques d'embauche contestées
ont été mises de l'avant dans le but de nuire aux chances
d'emploi d'une catégorie protégée.
Selon cet argument, l'allusion à la preuve prima
facie vient en contradiction avec la règle de preuve
de la prépondérance des probabilités qui est géné-
ralement exigée. Toutefois, la compatibilité des
deux aspects de la preuve, le premier se rapportant
au fardeau et le second à la règle ressort claire-
ment des paroles du juge McIntyre dans l'arrêt qui
fait autorité en la matière, Commission ontarienne
des droits de la personne et autres c. Municipalité
d'Etobicoke, [1982] 1 R.C.S. 202, la page 208:
Lorsqu'un plaignant établit devant une commission d'enquête
qu'il est, de prime abord, victime de discrimination, en l'espèce
que la retraite obligatoire à soixante ans est une condition de
travail, il a droit à un redressement en l'absence de justification
de la part de l'employeur. La seule justification que peut
invoquer l'employeur en l'espèce est la preuve, dont le fardeau
lui incombe, que la retraite obligatoire est une exigence profes-
sionnelle réelle de l'emploi en question. La preuve, à mon avis,
doit être faite conformément à la règle normale de la preuve en
matière civile, c'est-à-dire suivant la prépondérance des
probabilités.
Le second passage auquel s'oppose la requérante
dans son deuxième argument est ainsi rédigé:
Avec respect, nous croyons que cet arrêt [Bhinder], dont la
permission d'en appeler a été accueillie par la Cour suprême du
Canada, est erronée et que la distinction qu'on tente d'y faire
entre l'article 10 et l'article 7.03 du «Title VII» ne repose sur
aucune assise solide.
Cependant, il ne sera pas nécessaire pour nous de distinguer
cet arrêt, puisque nous estimons qu'en l'espèce, le Canadien
National a établi ses pratiques d'embauche en sachant les
conséquences de ces pratiques. Nous avons déjà montré en effet
au début de ce jugement que le Canadien National connaissait
depuis déjà plusieurs années avant le dépôt de la plainte que ses
pratiques d'embauche avaient un effet négatif sur l'emploi des
femmes et que celles-ci n'avaient pas, au Canadien National, la
place qui leur revenait normalement. Le Canadien National a
néanmoins perpétué ses pratiques d'embauche en en connais-
sant les conséquences. L'entrée en vigueur de la Loi canadienne
sur les droits de la personne, qui n'a pas pris le Canadien
National par surprise comme en font foi les témoignages
entendus lors de l'instance, n'a pas entraîné de changements
marquants dans ses pratiques d'embauche.
Devant nous, le CN a soutenu que le tribunal
n'avait d'autre choix que de suivre la décision dans
l'affaire Bhinder. Le problème avec cet argument
c'est que, bien qu'involontairement, c'est exacte-
ment ce qu'a fait le tribunal.
Subsidiairement, le CN a prétendu que le tribu
nal n'aurait pu, étant donné l'insuffisance de la
preuve, conclure que la Compagnie des chemins de
fer avait eu l'intention de poser des actes discrimi-
natoires. Cette variante de son second motif d'exa-
men doit, à mon avis, être examinée en même
temps que les troisième et quatrième motifs dans
la mesure où ce sont tous des motifs d'examen
fondés sur l'alinéa 28(1)c) de la Loi sur la Cour
fédérale.
Cette cour a souvent eu l'occasion de définir les
limites de l'exercice de son pouvoir d'intervention
en vertu de l'alinéa 28(1)c): à titre d'exemples,
signalons les arrêts Armstrong c. L'État du Wis-
consin, [1973] C.F. 437 (C.A.); Re Rohm & Haas
Canada Limited et Tribunal antidumping
(1978), 91 D.L.R. (3d) 212 (C.F. Appel). L'ex-
posé le plus concis sur la compétence de la Cour, a
peut-être été fait par le juge Urie, dans l'affaire In
re Y.K.K. Zipper Co. of Canada Ltd., [1975] C.F.
68 (C.A.), à la page 75:
La Cour ne peut donc à bon droit mettre en cause cette
conclusion à moins qu'elle ne soit convaincue qu'elle n'était pas
fondée sur aucune preuve ou qu'elle résultait de l'application
d'un principe erroné.
En l'espèce, le CN n'a pas été en mesure d'éta-
blir qu'il y avait absence de preuve étayant les
conclusions du tribunal ni que ce dernier les a
rendues en appliquant un principe erroné. A titre
d'exemple, le CN a exprimé son désaccord avec la
catégorisation des statistiques à laquelle s'est livré
le tribunal pour établir sa comparaison entre le
chiffre de 0,7 % de femmes occupant des emplois
manuels et le chiffre de 13 % de femmes occupant
des emplois semblables au sein de l'ensemble de la
main-d'oeuvre. Toutefois, le tribunal s'est servi des
statistiques les plus précises qui étaient alors dispo-
nibles et ses décisions en matière de catégorisation
sont restées bien en deça des limites de son pouvoir
discrétionnaire qui ne peut faire l'objet d'un
examen en vertu de l'article 28.
Le principal motif d'examen sur lequel a insisté
le CN était son cinquième argument suivant lequel
le tribunal n'avait pas compétence, en vertu de
l'alinéa 41(2)a) de la Loi canadienne sur les droits
de la personne, pour rendre l'ordonnance qu'il a
prononcée. On y allègue absence de compétence à
trois égards: l'imposition au CN par le tribunal
d'un plan d'action détaillé, la méconnaissance par
ce dernier du rôle de la Commission et l'attribu-
tion à ATF de pouvoirs de surveillance par le
tribunal. Permettez-moi de dire dès maintenant
que la troisième allégation n'est pas fondée. Le
tribunal exige simplement du CN qu'il transmette
à ATF une copie de chacun des rapports trimes-
triels, sans doute afin de permettre à cet organisme
de faire des représentations (au CN lui-même, à la
Commission ou au public) s'il n'est pas satisfait.
Voilà qui est loin d'un pouvoir de surveillance.
D'ailleurs, si le tribunal a le pouvoir d'imposer à la
Compagnie des chemins de fer un programme
détaillé d'action positive, conformément au pou-
voir qu'il détient en vertu de l'alinéa 41(2)a) de
«prendre des mesures destinées à prévenir les actes
semblables» il dispose sûrement du pouvoir moins
important d'ordonner que la plaignante soit infor-
mée du déroulement du programme.
L'interprétation que donne le CN de l'alinéa
41(2)a) repose principalement sur l'argument sui-
vant lequel le tribunal n'a pas le pouvoir de pres-
crire lui-même le contenu d'un programme spécial
mais uniquement celui d'ordonner l'adoption d'un
tel programme spécial par l'employeur, après con
sultation avec la Commission. En d'autres termes,
le contenu de tels programmes ne relève pas de la
compétence du tribunal. Ce dernier doit se conten-
ter d'ordonner l'adoption d'un tel programme et de
déterminer son objet général qui, comme le précise
la Loi, est la prévention d'actes semblables.
L'intention du Parlement, soutient le CN, était
d'accorder une certaine souplesse à l'employeur
pour tenir compte des caractéristiques de son
entreprise, des conditions du marché du travail,
des conséquences sur l'organisation de l'em-
ployeur, des exigences des conventions collectives,
etc. Ainsi, avec l'aide de la Commission, l'em-
ployeur lui-même doit, en tenant compte de toutes
les circonstances, élaborer un plan d'action appro-
prié en vue d'atteindre les objectifs fixés par le
tribunal.
Une telle interprétation n'est pas dénuée de
vraisemblance compte tenu du texte de la Loi.
Cependant, les intimés soutiennent que la phrase
«celles-ci peuvent comprendre l'adoption d'une
proposition relative à des programmes, des plans
ou des arrangements spéciaux visés au paragraphe
15(1)» a forcément pour effet de conférer en outre
au tribunal le pouvoir d'imposer obligatoirement
un tel programme spécial par opposition à l'adop-
tion volontaire de programmes spéciaux en vertu
du paragraphe 15(1). Ils prétendent également que
le fait d'exclure les ordonnances prévues au para-
graphe 41(2) du champ des simples recommanda-
tions permises par le paragraphe 41(4) en cas
d'actes discriminatoires fondés sur un handicap
physique témoigne clairement du caractère obliga-
toire des ordonnances prévues au paragraphe
41(2).
Cependant, cet argument des intimés ne contre
pas totalement le point soulevé par la requérante
qui consiste non pas à nier la validité des ordon-
nances obligatoires fondées entièrement sur l'ali-
néa 41(2)a) mais uniquement à leur imposer une
restriction, soit celle d'imposer des objectifs plutôt
qu'un contenu.
Il n'en demeure pas moins que les pouvoirs dont
jouit un tribunal en vertu de l'alinéa 41(2)a) sont
exprimés en termes généraux et sans réserve
(«prendre des mesures destinées à prévenir les
actes semblables»). Comment devrait-on interpré-
ter ces mots?
L'article 11 de la Loi d'interprétation [S.R.C.
1970, chap. I-23] dispose que «Chaque texte légis-
latif ... doit s'interpréter de la façon juste, large et
libérale la plus propre à assurer la réalisation de
ses objets.» La Loi canadienne sur les droits de la
personne comporte, à son article 2, un guide
interne de ses objets. Cet article signale clairement
aux tribunaux qu'en cas de doute, ils doivent
donner au libellé de la loi l'interprétation qui
accorde aux groupes protégés la plus grande pro
tection contre les actes discriminatoires. Notre
Cour ne devrait donc pas hésiter à interpréter
l'expression «prendre des mesures» de la façon la
plus libérale qui soit compatible avec le contexte
et, partant, à reconnaître que le pouvoir discrétion-
naire dont est investi le tribunal s'étend non seule-
ment aux objectifs des programmes d'action posi
tive mais également à leur contenu («ordonner,
selon les circonstances»).
Cette interprétation qui résulte, à mon avis, du
rapprochement de l'alinéa 41(2)a) et de l'alinéa
2a) ne règle pas directement la question de la
définition du rôle consultatif attribué à la Com
mission. Mais il ne s'agit là que d'une question
secondaire dont l'issue ne saurait faire échec au
pouvoir discrétionnaire étendu que possède un tri
bunal. Les intimés soutiennent que le législateur
entendait bien que le tribunal consulte la Commis
sion avant de rendre son ordonnance. Cette inter-
prétation du texte de loi n'est grammaticalement
possible ni dans une langue ni dans l'autre:
41....
(2) . le tribunal ... peut ... ordonner ... à la personne
trouvée coupable d'un acte discriminatoire ...
a) ... de prendre des mesures destinées à prévenir les actes
semblables, et ce, en consultation avec la Commission relati-
vement à l'objet général de ces mesures ... [C'est moi qui
souligne.]
En anglais, le sujet de la phrase en question, et
donc la personne tenue de consulter la Commis
sion, est la personne contre qui l'ordonnance est
rendue. En français, l'effet est le même, bien que
la formulation soit différente. Il s'ensuit que le CN
et la Commission sont tenus de se consulter relati-
vement à l'objet général du programme éventuelle-
ment adopté. Or, étant donné que cette exigence
est déjà prévue par la loi, il n'est pas nécessaire
que le tribunal la formule à nouveau dans son
ordonnance.
Quoi qu'il en soit, cela laisse irrésolu l'aspect le
plus difficile de la question. Le CN prétend que
même si la Cour juge qu'il est lié par le contenu
d'un programme d'action positive, l'ordonnance
qui impose ce programme ne peut comprendre que
des mesures destinées à prévenir la répétition des
actes incriminés et qu'elle ne peut viser de façon
plus générale à corriger les désavantages subis par
les femmes dans leur participation au marché du
travail. En d'autres mots, il doit s'agir d'un pro
gramme de prévention et non d'un programme de
rattrapage ou d'un programme correctif.
Manifestement, le tribunal ne s'est pas vu con-
fier un mandat social de portée générale par le
libellé bien précis de l'alinéa 41(2)a): «de prendre
des mesures destinées à prévenir les actes sembla-
bles» («to take measures ... to prevent the same or
a similar practice occurring in the future»). L'ar-
gument par lequel la Commission intimée prétend
que les pouvoirs dont est investi un tribunal en
vertu de l'alinéa 41(2)a) ont la même portée que
ceux que lui confère le paragraphe 15 (1) doit par
conséquent être rejeté.
Il faut toutefois se garder de donner une inter-
prétation trop univoque au concept de prévention.
Comment peut-on «prévenir» la discrimination sys-
témique? Le tribunal en est venu à la conclusion
que les actes discriminatoires commis au CN
étaient généralisés, constants et profondément
enracinés dans la psychologie des gens et de l'en-
treprise. Pour cerner les dimensions réelles du
problème, le tribunal a donc dû examiner le passé,
y compris l'époque où, en l'absence de législation
fédérale sur les droits de la personne, la discrimi
nation n'était pas illégale.
Le tribunal était bien conscient qu'il marchait
alors sur une corde raide:
La plainte d'Action Travail des femmes vise essentiellement
l'ensemble du processus d'embauche du Canadien National en
regard des postes décrits comme non-qualifiés [sic] tel qu'il a
été effectué dans la région du St-Laurent à l'époque où cette
plainte a été portée.
En ce qui a trait à la période de la plainte, le tribunal est
d'avis que pour les fins de déterminer si le processus d'embau-
che du CN était ou non légal compte tenu de la Loi canadienne
sur les droits de la personne, on doit s'en tenir essentiellement à
la période décrite par la plainte. Cependant, la période anté-
rieure à celle de la plainte est pertinente pour montrer l'évolu-
tion survenue et mieux saisir le processus d'embauche applica
ble à cette époque. Enfin, les changements qui ont pu survenir
depuis le dépôt de la plainte sont également pertinents, non pas
pour déterminer si le processus d'embauche était alors légal ou
non, mais pour les fins de déterminer s'il y a lieu de conclure à
l'adoption d'un programme d'action positive, et si oui, d'en
déterminer les éléments essentiels.
Il ressort de ce passage que le tribunal comprenait
manifestement que sa décision ne pouvait porter
que sur la légalité du processus d'embauchage
relativement à la courte période de temps séparant
l'entrée en vigueur de la Loi et la date du dépôt de
la plainte, et qu'il ne pouvait s'intéresser à quelque
autre période, antérieure ou postérieure, que pour
des fins strictement limitées. Cependant, le pouvoir
que détient le tribunal lui permet de regarder le
passé en ce qui concerne la dimension psychologi-
que de l'affaire en litige, et de considérer l'avenir
pour ce qui a trait à la sanction.
La forme de prévention idéale consisterait en
une amélioration radicale des attitudes au sein du
CN susceptible de modifier le comportement des
gens. Cependant, nul n'a encore mis au point une
technique éprouvée permettant de modifier direc-
tement les systèmes de valeurs des individus. Tou-
tefois, étant donné que la solution doit être propor-
tionnelle au problème, on peut raisonnablement
s'attendre à ce que la prévention de la discrimina
tion systémique exige des sanctions à caractère
systémique.
Force nous est de reconnaître que le tribunal n'a
pas essayé de justifier la clef de voûte de son
programme d'action positive, en l'occurrence, les
mesures spéciales temporaires qu'il a imposées au
CN (l'exigence selon laquelle 25 % des nouveaux
embauchés aux emplois non traditionnels doivent
être des femmes jusqu'à ce que l'objectif visé de
13 % soit atteint), d'une façon qui corresponde
explicitement aux pouvoirs que lui confère l'alinéa
41(2)a). Cela ne devrait toutefois pas empêcher la
Cour de confirmer ces mesures si l'on peut consi-
dérer qu'elles entrent dans le champ d'application
de cet alinéa. À mon avis, on peut conclure en ce
sens.
Le programme d'action positive en cause vise
essentiellement à limiter le pouvoir discrétionnaire
d'embauchage du CN. En fait, dès 1974, le rap
port Boyle -Kirkman soulignait la nécessité pour le
CN d'adopter un programme de ce genre:
[TRADUCTION] Il est essentiel d'établir des objectifs précis (en
termes de postes et de nombre), sans quoi les priorités quoti-
diennes l'emporteront invariablement sur les initiatives moins
tangibles, visant la promotion des employés.
Le CN a rejeté cette recommandation.
Il ne faut pas oublier qu'en l'espèce, ATF a
porté plainte au nom des femmes considérées en
tant que groupe. D'ailleurs, l'intimée ATF a sou-
tenu (sans l'appui de la Commission canadienne
des droits de la personne) que l'ordonnance qu'elle
demandait au tribunal de rendre se justifiait aussi
par l'alinéa 41(2)b), les femmes en tant que
groupe étant les «victimes» de l'acte discrimina-
toire reproché. Étant donné la conclusion à
laquelle j'en suis venu en vertu de l'alinéa 41(2)a),
il ne me semble pas nécessaire de décider si le mot
«victime» à l'alinéa 41(2)b) a une portée aussi
large, mais cet argument sert à souligner que les
conclusions du tribunal s'appliquent aux femmes
considérées en tant que catégorie. La prévention de
la discrimination doit donc protéger les femmes en
tant que groupe.
Suivant mon interprétation de l'alinéa 41(2)a),
le pouvoir du tribunal d'ordonner l'implantation
d'un programme d'action positive pour combattre
la discrimination systémique est limité en ce sens
que les mesures imposées doivent objectivement
viser à prévenir cette discrimination systémique
pour l'avenir («des mesures destinées à prévenir les
actes semblables»), c'est-à-dire, que les mesures
doivent être en rapport avec le problème. En l'es-
pèce, quel genre d'objectif d'action positive pour-
rait correspondre au problème?
Le tribunal aurait sans doute été justifié de fixer
l'objectif d'embauchage des femmes à 50 % (ou en
fait à un taux légèrement supérieur) pour une
période indéfinie, au motif que les femmes repré-
sentent ce pourcentage de la population cana-
dienne, ou il aurait pu l'établir à 40,7 %, soit la
proportion des femmes au sein de la main-d'oeuvre
du Canada (1981). Il me semble toutefois qu'un
tel objectif ne serait pas proportionné à la discrimi
nation constatée parce qu'il se fonderait sur un
trop grand nombre d'hypothèses non vérifiables,
notamment sur le plan de la demande, sans parler
du fardeau que cela imposerait à l'employeur. Le
tribunal aurait pu établir un objectif de 6,11 %, à
partir du pourcentage de la main-d'oeuvre fémi-
nine au CN; on aurait cependant pu raisonnable-
ment soutenir que ce chiffre, établi à partir de la
situation au sein de la même compagnie, pourrait
lui aussi être le résultat de la discrimination
systémique.
C'est, à mon avis, avec sagesse que le tribunal a
choisi de fixer son objectif à partir d'une compa-
raison avec le facteur indépendant le plus rappro-
ché, en l'occurrence, l'embauchage pour les mêmes
postes manuels au Canada. J'estime que c'est ce
chiffre qui comporte le moins d'hypothèses indé-
montrables et que c'est par conséquent lui qui
constitue l'objectif le moins arbitraire et le plus
adéquat. À mon avis, la décision du tribunal de
fixer un rapport de un sur trois ou de un sur quatre
relevait de l'exercice raisonnable de son pouvoir
discrétionnaire.
Il ne nous reste plus à mon avis qu'une seule
difficulté à régler, difficulté qui est plus apparente
que réelle. Le tribunal a exprimé son objectif non
en termes d'embauche mais en termes d'emploi.
C'est assurément cela qui pourrait donner à penser
que l'objectif social global d'emploi des femmes est
disproportionné à la discrimination qui a effective-
ment été établie en l'espèce.
En réalité, l'embauchage et l'emploi sont l'en-
vers et l'endroit du même feuillet. L'emploi est la
conséquence de l'embauchage et correspond à
l'état permanent qui, en résulte. En l'absence de
discrimination, il est probable que sur une période
suffisamment longue, le taux d'emploi corresponde
en gros au taux de recrutement. Quoi qu'il en soit,
le facteur décisif dont la Cour doit, à mon avis,
prendre connaissance d'office, c'est le fait que les
seules statistiques officielles disponibles établies à
partir de données scientifiques ne concernent que
l'emploi. Statistique Canada ne publie pas de sta-
tistiques générales sur l'embauchage (l'apport) ni
sur le licenciement (le retrait), mais seulement sur
le nombre d'employés. Vu l'absence de toute autre
donnée statistique, le tribunal ne disposait d'au-
cune autre donnée objective lui permettant d'étabir
son objectif.
Il est fort possible que le tribunal ait fondé sa
décision sur divers motifs et qu'il ait été parfaite-
ment conscient du fait que l'ordonnance qu'il ren-
dait servait les intérêts généraux d'une société
égalitaire alors même que sa décision était fondée
sur le mandat plus restreint de l'alinéa 41(2)a).
Cependant, j'estime qu'il n'appartient pas à la
Cour saisie d'une demande fondée sur l'article 28
de modifier le jugement de ce tribunal à moins
qu'on démontre que celui-ci a manifestement
excédé la compétence que la loi lui confère. Le
juge Chouinard a, dans l'arrêt Banque Nationale
du Canada c. Union internationale des employés
de commerce et autre, [1984] 1 R.C.S. 269, la
page 288; 53 N.R. 203, la page 227, parlé de «La
prudence dont doivent faire preuve les tribunaux
lorsqu'est mise en cause la compétence d'un tribu
nal administratif . ..». À mon avis, le CN n'a pas
réussi à démontrer qu'en l'espèce, on ne pouvait
dire des modalités de l'ordonnance qu'elles ser-
vaient «à prévenir les actes semblables». Étant
donné qu'il a fallu plus de cinq ans et demi pour
que la plainte en arrive à cette étape-ci, et vu les
31 volumes du dossier qui nous a été soumis, la
décision du tribunal de 175 pages, les fonds publics
dépensés et les efforts déployés par les particuliers,
il serait exagéré de renvoyer l'affaire devant un
tribunal administratif à moins qu'il n'existe une
raison sérieuse de le faire, ce qui, à mon avis, n'est
pas le cas.
Je dois laisser non résolue la question de la
surveillance et de la modification de l'ordonnance
du tribunal. Étant donné que le tribunal est func-
tus officio et qu'il ne saurait revivre que d'une
façon temporaire pour réexaminer l'ordonnance
qu'il a rendue, et étant donné que la loi ne confère
aucun pouvoir de surveillance à la Commission, il
n'existe apparemment aucun mécanisme de sur
veillance ou de modification. La disposition du
paragraphe 43(1) de la Loi qui porte que «Les
ordonnances que le tribunal rend en vertu [du]
paragraphe 41(2) ... peuvent, dans certains cas,
être exécutées comme celles de la Cour fédérale du
Canada» confère manifestement un pouvoir d'exé-
cution à notre Cour mais ne confère aucune initia
tive ou flexibilité dans la formulation de l'ordon-
nance. Il s'agit toutefois là d'une question de
politique qui excède la compétence de cette Cour.
Vu qu'en rendant son ordonnance, le tribunal a,
à mon avis, respecté les limites de la compétence
que lui confère l'alinéa 41(2)a), je suis d'avis de
rejeter la demande.
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