A-233-84
Terence Christopher Willette (requérant)
c.
Commissaire de la Gendarmerie royale du Canada
(intimé)
Cour d'appel, juges Heald, Urie et Stone—Winni-
peg, 18 octobre; Ottawa, 5 novembre 1984.
Contrôle judiciaire — Demandes d'examen — G.R.C. —
Demande visant à faire annuler la décision de renvoyer un
gendarme — Le requérant prétend que, étant donné que la
preuve invoquée contre lui a été présentée par écrit, il n'a pas
eu la possibilité de procéder à un contre-interrogatoire — La
commission de licenciement et de rétrogradation a rejeté cette
objection pour le motif que la procédure est réglementée par
l'ordre permanent du Commissaire qui n'exige pas la citation
de témoins et leur contre-interrogatoire — La commission
était préoccupée par les preuves contradictoires sur lesquelles
reposaient les conclusions et la recommandation — La recom-
mandation du renvoi du requérant a été confirmée par la
Commission de révision — Rejet de l'appel interjeté au Com-
missaire — Examen des arrêts Innisfil (Municipalité du
canton) c. Municipalité du canton de Vespra et autres,
[19811 2 R.C.S. 145 et Cheung c. Le ministre de l'Emploi et de
l'Immigration, /1981] 2 C.F. 764; (1981), 36 N.R. 563 (C.A.)
— Le juge des faits devrait prendre tous les moyens à sa
disposition pour dissiper la confusion dans la preuve — Le
Bulletin autorise la Commission à combler les lacunes de ses
règles de procédure et à demander que d'autres précisions
soient apportées à la preuve — Le fait de fonder la décision
sur des preuves contradictoires a entraîné la violation des
principes de la justice naturelle — La Commission a commis
une erreur en omettant de citer les témoins pour qu'ils témoi-
gnent en personne et qu'ils soient contre-interrogés — Il est
inutile d'examiner les arguments fondés sur la Charte et sur la
Déclaration canadienne des droits — Charte canadienne des
droits et libertés, qui constitue la Partie I de la Loi constitu-
tionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982,
chap. 11 (R.-U.), art. 7, 11 — Déclaration canadienne des
droits, S.R.C. 1970, Appendice III, art. 1a), 2d),e).
Arrêt: la demande est accueillie.
Pour un résumé des événements qui ont précédé la présente
demande de contrôle judiciaire, voir la note de l'arrêtiste
ci-après.
Suivant Halsbury's Laws of England, la justice naturelle
n'exige pas nécessairement qu'une personne qui a présenté une
preuve par écrit soit contre-interrogée, à condition que cette
preuve soit divulguée et qu'une occasion raisonnable d'y répon-
dre soit donnée. Toutefois, l'utilité du contre-interrogatoire
pour déterminer la crédibilité d'un témoin a été confirmée dans
de nombreux arrêts et dans des ouvrages sur la preuve. Dans
l'arrêt Innisfil (Municipalité du canton) c. Municipalité du
canton de Vespra et autres, [1981] 2 R.C.S. 145, le juge Estey
a dit que «quand les droits d'une personne sont en jeu et que la
loi lui accorde le droit à une audition complète ... on s'atten-
drait à trouver dans la loi la négation catégorique du droit de
cette personne de réfuter, par contre-interrogatoire, la preuve
apportée contre elle.» Dans l'arrêt Cheung c. Le ministre de
l'Emploi et de l'Immigration, [19811 2 C.F. 764; (1981), 36
N.R. 563 (C.A.), le juge Urie a dit que «l'arbitre doit ...
s'assurer qu'il fonde sa décision sur ta preuve la plus convain-
cante eu égard aux faits de la cause, ce qui requiert normale-
ment ... des dépositions faites de vive voix pour faire la preuve
des éléments constitutifs de l'infraction. C'est seulement lors-
qu'il n'est pas possible de produire la preuve qui s'impose
comme la meilleure qu'on peut recourir à autre chose.»
La Commission devait déterminer si le requérant était coupa-
ble des accusations portées contre lui et si elle devait recom-
mander son renvoi. Elle devait d'abord découvrir ce qui s'était
produit et, ce faisant, décider quels éléments de preuve elle
devait admettre ou rejeter. Une bonne partie des preuves
présentées étaient contradictoires. Le juge des faits devait, si
son mandat l'autorisait à le faire, prendre tous les moyens qui
étaient à sa disposition pour dissiper la confusion dans la
preuve. Cela inclut l'assignation des témoins dont les déposi-
tions sont incompatibles. La Commission était aussi obligée
d'examiner minutieusement ses règles de procédure afin de
déterminer si elle était habilitée à prendre des dispositions pour
assurer la présence des témoins et les soumettre au contre-inter-
rogatoire. Le Bulletin lui confère en fait un tel pouvoir. Le
paragraphe 12.a.3. autorise la Commission à combler les lacu-
nes de ses règles de procédure et le paragraphe 11.e. lui donne
le pouvoir de demander que «d'autres précisions soient appor-
tées» aux éléments de preuve contenus dans un document. Le
paragraphe ll.f. prévoit que celui qui interroge jouit d'une
grande latitude lors du contre-interrogatoire.
L'intimé soutient que le requérant aurait pu citer ces témoins
de son propre chef. Cette manière d'agir ne constituerait pas un
substitut adéquat au contre-interrogatoire. Elle aurait proba-
blement plutôt fait pencher l'équilibre des avantages et des
inconvénients encore plus en faveur du commandant division-
naire qui aurait obtenu l'occasion de contre-interroger des
témoins qui, pour l'essentiel, étaient les siens. La Commission a
commis une erreur en omettant de citer les auteurs des déposi-
tions pour qu'ils témoignent en personne et soient contre-inter-
rogés. Le fait pour la Commission d'avoir fondé ses conclusions
quant aux faits et à la crédibilité sur des preuves incompatibles
et contradictoires et d'avoir recommandé le renvoi à partir
desdites conclusions, contrevenait aux principes de justice
naturelle.
JURISPRUDENCE
DÉCISIONS EXAMINÉES:
Cheung c. Le ministre de l'Emploi et de l'Immigration,
[1981] 2 C.F. 764; (1981), 36 N.R. 563 (C.A.); lnnisfil
(Municipalité du canton) c. Municipalité du canton de
Vespra et autres, [19811 2 R.C.S. 145.
DISTINCTION FAITE AVEC:
Wilson v. Esquimalt and Nanaimo Railway Company,
[1922] 1 A.C. 202.
DÉCISIONS CITÉES:
Rex v. Simmons and Greenwood, [1923] 3 W.L.R. 749
(C.A.C.-B.); Rex v. Anderson, [1938] 3 D.L.R. 317
(C.A. Man.); Mercantile and General Inventions v. Leh-
wess, [1935] A.C. 346.
AVOCATS:
Randolph B. McNicol et Louise A. Lamb
pour le requérant.
David G. Frayer, c.r. et Harold Sandell pour
l'intimé.
PROCUREURS:
Fillmore & Riley, Winnipeg, pour le requé-
rant.
Le sous-procureur général du Canada pour
l'intimé.
Ce qui suit est la version française des motifs
du jugement rendus par
LE JUGE STONE:
NOTE DE L'ARRÊTISTE
L'arrêtiste a choisi de laisser de côté les qua-
torze premières pages du présent jugement. Il
s'agit en l'espèce d'une demande fondée sur
l'article 28 visant l'examen et l'annulation de la
décision par laquelle le Commissaire de la Gen-
darmerie royale du Canada a renvoyé un gen
darme pour «inaptitude». Ce dernier avait été
reconnu coupable par la Cour provinciale de
voies de fait et d'intimidation, en violation du
Code criminel. Le commandant divisionnaire n'a
toutefois pas invoqué ces condamnations, mais a
plutôt suivi les procédures prescrites par le Com-
missaire pour les cas de cé genre. Le principal
grief du requérant était que les faits qu'on lui
reprochait reposaient entièrement sur une preuve
documentaire constituée en grande partie de
dépositions faites par des personnes non asser-
mentées. Par conséquent, le requérant allègue
qu'on ne lui a pas donné l'occasion de procéder à
un contre-interrogatoire et que les principes de
justice naturelle ont été violés. La commission de
licenciement et de rétrogradation a repoussé
cette objection en affirmant que sa procédure
était régie par l'ordre permanent du Commissaire
qui n'exigeait pas l'assignation de témoins et leur
contre-interrogatoire. La Commission a recom-
mandé /e renvoi du requérant. Une Commission
de révision a confirmé cette décision et le Com-
missaire a rejeté l'appel dont il a été saisi. Il
ressort de la lecture de la décision de la Commis
sion que la preuve contradictoire sur laquelle
reposaient ses conclusions et sa recommanda-
tion l'a troublée.
Examinons maintenant le bien-fondé de la
demande. Huit motifs de contestation ont été invo-
qués contre la décision du Commissaire, dont sept
portaient sur des violations des droits enchâssés
dans la Charte [Charte canadienne des droits et
libertés qui constitue la Partie I de la Loi constitu-
tionnelle de 1982, annexe B, Lob-de 1982 sur le
Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.)] et dans la Décla-
ration canadienne des droits [S.R.C. 1970, Appen-
dice III], et sur la violation des principes de justice
naturelle reconnus par la commom law. Les arti
cles 7 et 11 de la Charte portent:
7. Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa
personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu'en confor-
mité avec les principes de justice fondamentale.
11. Tout inculpé a le droit:
a) d'être informé sans délai anormal de l'infraction précise
qu'on lui reproche;
b) d'être jugé dans un délai raisonnable;
c) de ne pas être contraint de témoigner contre lui-même
dans toute poursuite intentée contre lui pour _l'infraction
qu'on lui reproche;
d) d'être présumé innocent tant qu'il n'est pas déclaré coupa-
ble, conformément à la loi, par un tribunal indépendant et
impartial à l'issue d'un procès public et équitable;
e) de ne pas être privé sans juste cause d'une mise en liberté
assortie d'un cautionnement raisonnable;
J) sauf s'il s'agit d'une infraction relevant de la justice
militaire, de bénéficier d'un procès avec jury lorsque la peine
maximale prévue pour l'infraction dont il est accusé est un
emprisonnement de cinq ans ou une peine plus grave;
g) de ne pas être déclaré coupable en raison d'une action ou
d'une omission qui, au moment où elle est survenue, ne
constituait pas une infraction d'après le droit interne du
Canada ou le droit international et n'avait pas de caractère
criminel d'après les principes généraux de droit reconnus par
l'ensemble des nations;
h) d'une part de ne pas être jugé de nouveau pour une
infraction dont il a été définitivement acquitté, d'autre, part
de ne pas être jugé ni puni de nouveau pour une infraction
dont il a été définitivement déclaré coupable et puni;
i) de bénéficier de la peine la moins sévère, lorsque la peine
qui sanctionne l'infraction dont il est déclaré coupable est
modifiée entre le moment de la perpétration de l'infraction et
celui de la sentence.
Les alinéas la) et 2d) et e) de la Déclaration
canadienne des droits prévoient:
1. Il est par les présentes reconnu et déclaré que les droits de
l'homme et les libertés fondamentales ci-après énoncés ont
existé et continueront à exister pour tout individu au Canada
quels que soient sa race, son origine nationale, sa couleur, sa
religion ou son sexe:
a) le droit de l'individu à la vie, à la liberté, à la sécurité de la
personne ainsi qu'à la jouissance de ses biens, et le droit de ne
s'en voir privé que par l'application régulière de la loi;
2. Toute loi du Canada, à moins qu'une loi du Parlement du
Canada ne déclare expressément qu'elle s'appliquera nonob-
stant la Déclaration canadienne des droits, doit s'interpréter et
s'appliquer de manière à ne pas supprimer, restreindre ou
enfreindre l'un quelconque des droits ou des libertés reconnus et
déclarés aux présentes, ni à en autoriser la suppression, la
diminution ou la transgression, et en particulier, nulle loi du
Canada ne doit s'interpréter ni s'appliquer comme
d) autorisant une cour, un tribunal, une commission, un
office, un conseil ou une autre autorité à contraindre une
personne à témoigner si on lui refuse le secours d'un avocat,
la protection contre son propre témoignage ou l'exercice de
toute garantie d'ordre constitutionnel;
e) privant une personne du droit à une audition impartiale de
sa cause, selon les principes de justice fondamentale, pour la
définition de ses droits et obligations;
Le requérant insiste en particulier sur ses
deuxième et troisième motifs de contestation qu'il
peut être commode de rappeler à ce stade:
[TRADUCTION]
2. Étant donné que toute la preuve présentée contre le requé-
rant a été déposée par écrit et que son accusateur n'a
assigné aucun témoin, la procédure suivie devant la com
mission de licenciement et de rétrogradation était contraire
aux articles 7 et 11 de la Charte, à la Déclaration des
droits, et aux principes de justice naturelle.
3. Étant donné qu'on a refusé de donner au requérant la
possibilité de contre-interroger les auteurs de plusieurs
dépositions contenues dans la preuve documentaire dépo-
sée contre lui, la procédure suivie devant la commission
était contraire aux articles 7 et 11 de la Charte, aux
alinéas la) et 2e) de la Déclaration des droits, et aux
principes de justice naturelle.
Il soutient que, même indépendamment de la
Charte et de la Déclaration canadienne des droits,
il a été privé de l'exercice d'un droit conféré par les
principes de justice naturelle. Il prétend principale-
ment qu'il n'a pas eu droit à une audition juste
parce que l'ensemble de la preuve déposée contre
lui et invoquée par la Commission était constitué
de documents et, en particulier, qu'on l'a privé de
la possibilité de contre-interroger les auteurs des
dépositions qui n'avaient pas été faites sous ser-
ment et qui, dans deux cas, n'étaient pas signées. Il
n'y aura évidemment pas lieu d'approfondir les
arguments fondés sur les violations alléguées de la
Charte ou de la Déclaration canadienne des droits
si je devais en fait conclure que la Commission a
privé le requérant d'un droit de common law
reconnu par les principes de justice naturelle.
Le Commissaire n'a pas lui-même présidé l'au-
dition tenue devant la Commission. Comme ce fut
le cas devant la Commission de révision, l'appel
dont il a été saisi reposait sur le dossier produit par
la commission de licenciement et de rétrograda-
tion. Il n'a pas tenu une audition de novo. Il a
cependant pu conclure que [TRADUCTION] «ces
procédures ont été conduites de la manière appro-
priée tout au long de l'enquête et à tous les niveaux
de l'action administrative interne». Si, par consé-
quent, la commission de licenciement et de rétro-
gradation a commis une erreur de droit en privant
le requérant de l'exercice d'un droit enchâssé dans
la Charte, dans la Déclaration canadienne des
droits ou prévu par la common law en ce qui
concerne un des aspects de l'audition, il est évident
que la décision du Commissaire est entachée par
cette erreur et qu'elle est susceptible d'examen et
d'annulation par cette Cour.
La Commission a-t-elle violé les principes de
justice naturelle comme le prétend le requérant
dans ses deuxième et troisième motifs de contesta-
tion? La Commission n'est pas une cour de justice.
Il n'est pas nécessaire que ses procédures soient les
mêmes que celles régissant les actions civiles ou
pénales intentées devant des cours de justice.
Cependant, elle a été investie du pouvoir et char
gée de se prononcer sur des questions de fait et de
droit aux fins de savoir si le requérant a été
impliqué dans la perpétration d'infractions, de
déterminer la gravité de ces infractions et les
circonstances de leur perpétration. Son rôle de
juge des faits était capital. L'intimé soutient que,
en fait, la commission de licenciement et de rétro-
gradation s'est «conformée aux principes» en sui-
vant fidèlement les procédures énoncées au Bulle
tin. C'est pourquoi, affirme-t-il, le requérant ne
peut se plaindre. Le Bulletin n'exige pas expressé-
ment que les auteurs de dépositions soient présents
à l'audition, pas plus qu'il n'accorde expressément
au requérant la possibilité de les contre-interroger.
Il existe des textes confirmant la position de l'in-
timé. Ainsi, dans Halsbury, 4° éd., vol. 1, par. 76,
à la page 94, l'auteur affirme:
[TRADUCTION] ... la justice naturelle n'exige pas nécessaire-
ment qu'une personne qui a présenté une preuve pertinente par
écrit ou ex parte soit contre-interrogée, à condition que cette
preuve soit divulguée et qu'une occasion raisonnable d'y répon-
dre soit donnée.
Le juge Duff s'est prononcé dans le même sens
alors qu'il siégeait comme membre du Comité
judiciaire du Conseil privé au sujet d'un appel
d'une décision de la Cour d'appel de la Colombie-
Britannique Wilson v. Esquimalt and Nanaimo
Railway Company, [ 1922] 1 A.C. 202, aux pages
212 et 213. Dans cette affaire toutefois, le lieute-
nant-gouverneur de la Colombie-Britannique était
obligé de rendre sa décision en se fondant sur une
«preuve raisonnable», mais la tenue d'une audience
n'était pas nécessaire. Ce n'est pas le cas en
l'espèce.
Les rédacteurs de Wigmore on Evidence, (Chad-
bourne Rev. 1974) vol. 5 à la page 32, par. 1367,
ont décrit le rôle du contre-interrogatoire comme
un [TRADUCTION] «élément essentiel du droit» et
comme «le meilleur mécanisme juridique qu'on ait
jamais imaginé pour découvrir la vérité». On a fait
remarquer que même s'il peut arriver, au cours de
l'interrogatoire principal, qu'un témoin qui ment
ne le laisse pas paraître, il n'en demeure pas moins
que [TRADUCTION] «par un contre-interrogatoire
habile, il est possible de montrer qu'il n'est pas
digne de foi, qu'il a un motif quelconque ou un
parti pris qui enlève toute valeur à son témoi-
gnage» (le juge d'appel McPhillips dans l'arrêt
Rex v. Simmons and Greenwood, [1923] 3 W.L.R.
749 (C.A.C.-B.), à la page 751); que le contre-
interrogatoire est [TRADUCTION] «un moyen de
défense efficace et souvent le seul qui existe>» (le
juge d'appel Dennistoun dans l'arrêt Rex v.
Anderson, [1938] 3 D.L.R. 317 (C.A. Man.), à la
page 319); et que c'est [TRADUCTION] «un moyen
efficace et valable pour vérifier la crédibilité d'un
témoin et l'exactitude et l'intégralité de sa version
des faits» (le maître des rôles lord Hanworth dans
l'arrêt Mercantile and General Inventions v. Leh-
wess, [1935] A.C. 346, la page 359 tel qu'il a été
cité par le vicomte Sankey, L.C.).
Lorsque la Commission municipale de l'Ontario
a refusé à une partie la possibilité de contre-inter-
roger un représentant d'un ministre de la Cou-
ronne au sujet d'une lettre écrite par le Ministre et
invoquée par la Commission, la Cour suprême du
Canada a annulé sa décision parce qu'elle violait
un droit statutaire ainsi qu'un droit de common
law enchâssé dans les principes de justice natu-
relle. Dans cette affaire, Innisfil (Municipalité du
canton) c. Municipalité du canton de Vespra et
autres, [1981] 2 R.C.S. 145, le juge Estey a dit
(aux pages 166 et 167):
C'est dans le cadre d'un processus de droit statutaire qu'il
faut signaler que le contre-interrogatoire constitue un élément
essentiel du caractère contradictoire qui s'attache à notre sys-
tème juridique, notamment, dans bien des cas, devant certains
tribunaux administratifs depuis les origines. En réalité, le sys-
tème contradictoire, fondé sur le contre-interrogatoire et le
droit de réfuter la preuve apportée par la partie adverse, au
civil et au criminel, est la structure procédurale autour de
laquelle la common law elle-même s'est édifiée. Cela ne signifie
pas que, parce que notre système judiciaire se fonde sur ces
traditions et ces procédures, il faille que les tribunaux adminis-
tratifs appliquent les mêmes techniques. En réalité, de nom-
breux tribunaux dans la société contemporaine n'empruntent
pas la voie traditionnelle du système contradictoire. D'autre
part, quand les droits d'une personne sont en jeu et que la loi lui
accorde le droit à une audition complète, dont celle de la
démonstration de ses droits, on s'attendrait à trouver dans la loi
la négation catégorique du droit de cette personne de réfuter,
par contre-interrogatoire, la preuve apportée contre elle.
Dans l'arrêt Cheung c. Le ministre de l'Emploi et
de l'Immigration, [1981] 2 C.F. 764; (1981), 36
N.R. 563 (C.A.), la Cour a annulé la décision par
laquelle un arbitre nommé en vertu des disposi
tions de la Loi sur l'immigration de 1976 [S.C.
1976-77, chap. 52] avait refusé de permettre au
requérant de contre-interroger l'auteur d'une
déclaration statutaire déposée en preuve contre lui.
Le juge en chef Thurlow (à la page 768 C.F.; à la
page 567 N.R.) a considéré que l'arbitre avait
«commis une erreur de droit» alors que le juge
Heald (à la page 770 C.F.; à la page 569 N.R.) a
jugé qu'il était «essentiel de donner à l'avocat du
requérant la possibilité de soumettre (les déposi-
tions) à l'épreuve» du contre-interrogatoire. Le
juge Urie a dit pour sa part (à la page 772 C.F.; à
la page 570 N.R.):
Il est vrai que, dans les enquêtes, les règles de preuve
applicables dans les procès judiciaires ne sont pas suivies avec
la même rigueur, et que, conformément à la Loi, un arbitre a le
droit de fonder sa décision sur des preuves qu'il estime dignes
de foi, mais il doit exercer la plus grande circonspection dans
l'appréciation des témoignages tel celui qui a été rendu au cours
de cette enquête. Il en est ainsi parce que ce témoignage vise à
établir les éléments sans lesquels on ne saurait prouver que la
personne en cause a violé certaines dispositions de la Loi ou du
Règlement. Il n'est pas souhaitable, et il n'est peut-être pas
possible de formuler des règles applicables dans tous les cas.
Cependant, l'arbitre doit se poser pour principe premier de
s'assurer qu'il fonde sa décision sur la preuve la plus convain-
cante eu égard aux faits de la cause, ce qui requiert normale-
ment, et si possible, des dépositions faites de vive voix pour faire
la preuve des éléments constitutifs de l'infraction. C'est seule-
ment lorsqu'il n'est pas possible de produire la preuve qui
s'impose comme la meilleure qu'on peut recourir à autre chose.
Suivant les circonstances de chaque espèce, l'arbitre décidera
quelle preuve il admet et quelle valeur probante il lui accorde.
Comme je l'ai déjà souligné, la responsabilité de
la Commission était particulièrement lourde. Elle
devait déterminer si le requérant était coupable
des accusations portées par son commandant divi-
sionnaire et s'il y avait lieu de recommander son
renvoi de la G.R.C. Cependant, avant de faire
toute recommandation, elle devait d'abord décou-
vrir, dans la mesure du possible, ce qui s'était
passé les 10 et 11 juin 1982 et déterminer en même
temps quelle preuve elle devait admettre ou reje-
ter. Cette tâche n'est pas facile même dans les
circonstances les plus favorables lorsque tous les
éléments de preuve font tendre à la même conclu
sion et que la question de la crédibilité n'est pas
soulevée, et il s'agit d'une tâche extrêmement diffi-
cile, à mon avis, lorsque plusieurs des éléments de
preuve, comme c'était le cas en l'espèce, sont
incompatibles et contradictoires. C'est pourquoi le
juge des faits doit faire preuve d'une prudence
particulière de peur qu'une décision erronée soit
rendue. Il devrait, si son mandat l'autorise à le
faire et dans la mesure du possible, prendre tous
les moyens qui sont à sa disposition pour dissiper la
confusion sur les points essentiels de la preuve.
Cela devrait, à mon avis, inclure l'assignation des
témoins dont les dépositions sont incompatibles ou
contradictoires.
La Commission s'est dite d'avis que les procédu-
res prévues au Bulletin s'appliquaient, que la
plainte du requérant portait essentiellement sur ces
procédures et, en fait, que la Commission ne pou-
vait rien faire à leur sujet. La Commission a statué
que [TRADUCTION] «En fin de compte, .. . le
AM-53 constitue la source de droit dans ces procé-
dures, et ... la Commission se sent obligée de s'y
conformer». Sauf erreur, compte tenu des problè-
mes relatifs à la preuve documentaire auxquels elle
devait faire face, la Commission était aussi obligée
d'examiner minutieusement ses règles de procé-
dure afin de déterminer si, en fait, elle n'était pas
habilitée à prendre des dispositions pour assurer la
présence des témoins absents et les soumettre au
contre-interrogatoire. La lecture du Bulletin m'a
convaincu qu'elle détenait un tel pouvoir. Les avo-
cats se sont dits d'accord avec cette opinion. Le
paragraphe 12.a.3. autorise la Commission à com-
bler les lacunes de ses règles de procédure et le
paragraphe 11.e. lui donne le pouvoir de demander
que «d'autres précisions soient apportées» aux élé-
ments de preuve contenus dans un document.
Étant donné que toutes les dépositions n'avaient
pas été faites sous serment et que dans deux cas,
elles n'étaient pas signées, quelle meilleure
manière pour y apporter des précisions que de
demander que leurs auteurs témoignent et soient
contre-interrogés. L'existence de ce pouvoir semble
confirmée par le commentaire qu'on trouve au
paragraphe 13.b.5. des Règles de procédure
(Explication) et dont voici un extrait:
13.b....
5. En outre, si la Commission a demandé certains témoins,
ces derniers seront également exclus. La Commission
informera le membre et le représentant de la Gendarmerie
de la raison pour laquelle elle requiert la présence de
certains témoins et du moment où elle entendra son (ses)
témoin(s) au cours des procédures.
NOTA: Si la Commission a appelé un témoin, c'est à elle de
l'interroger, puis elle doit ensuite permettre aux deux
représentants de le contre-interroger. Le représentant de la
Gendarmerie sera le premier à contre-interroger et le
représentant du membre sera le deuxième.
Si les témoins absents avaient témoigné de vive
voix et avaient été contre-interrogés, cela aurait
permis à la Commission, pour reprendre les termes
du commentaire contenu au paragraphe 8.d. des
Règles de procédure (Explication), de connaître
«toutes les circontances qui entourent l'incident et
de prendre une décision judicieuse». La Commis
sion elle-même semble reconnaître au contre-inter-
rogatoire sa juste valeur et sa véritable importance
car on trouve le commentaire suivant au paragra-
phe 11.f. desdites Règles:
Celui qui interroge jouit d'une grande latitude lors du contre-
interrogatoire et peu de restrictions lui sont imposées quant aux
questions et quant à la façon d'interroger. Toute question qui
porte sur des points fondamentaux ou qui contribue à la
crédibilité d'un témoin doit être admise ... La Commission
peut ... limiter le contre-interrogatoire aux questions raisonna-
blement requises pour la révélation complète et juste des faits
sur lesquels des éléments de preuve ont été fournis ...
L'intimé soutient que si le requérant l'avait
voulu, il aurait pu protéger ses droits en citant ces
témoins de son propre chef avec l'autorisation de la
Commission. À mon avis, cet argument n'améliore
pas la position de l'intimé. Je ne considère certai-
nement pas cette manière d'agir comme un substi-
tut adéquat au contre-interrogatoire. Elle aurait
plutôt fait pencher l'équilibre des avantages et des
inconvénients encore plus en faveur du comman
dant divisionnaire qui aurait ainsi obtenu, sans
l'avoir demandé, l'occasion, refusée au requérant,
de contre-interroger des témoins qui, pour l'essen-
tiel, étaient les siens. À mon avis, compte tenu des
circonstances de l'espèce où la preuve invoquée par
la Commission était, selon ses propres termes,
[TRADUCTION] «incompatible et contradictoire
sous plusieurs aspects», la Commission a commis
une erreur en omettant de faire ce qu'elle était
clairement habilitée à faire, c'est-à-dire citer les
auteurs des dépositions à l'audience pour qu'ils y
témoignent en personne et soient contre-interrogés.
Plusieurs de ces témoins étaient membres de la
G.R.C. et on aurait pu leur ordonner de se présen-
ter à l'audience. Bien que la Commission ne pou-
vait exercer aucun pouvoir sur les témoins civils,
elle aurait dû prendre toutes les mesures raisonna-
bles pour assurer leur présence. Dans ces circons-
tances, le fait pour la Commission d'avoir fondé
ses conclusions quant aux faits et à la crédibilité
sur des preuves incompatibles et contradictoires et
d'avoir recommandé le renvoi à partir desdites
conclusions, contrevenait aux principes de justice
naturelle. Le requérant aurait dû avoir la possibi-
lité de présenter une défense complète s'il en avait
une. Sous cet aspect, l'audience dérogeait à
l'équité la plus élémentaire. On aurait dû lui
donner l'occasion de vérifier la preuve. Si la Com
mission l'avait fait, elle aurait été plus en mesure
de se prononcer sur l'affaire à partir de la meil-
leure preuve disponible.
Ayant conclu que les principes de justice natu-
relle ont été violés, il devient inutile d'examiner les
autres arguments du requérant, notamment ceux
fondés sur la Charte et sur la Déclaration cana-
dienne des droits.
Par ces motifs, j'annulerais la décision du Com-
missaire datée du 5 décembre 1983 et je lui renver-
rais l'affaire étant d'abord entendu qu'un nouvel
examen de l'affaire sera effectué par une commis
sion de licenciement et de rétrogradation dont la
composition sera différente et, en outre, que le
nouvel examen sera effectué en conformité avec les
principes de justice naturelle et d'une manière non
incompatible avec les motifs de jugement.
LE JUGE URIE: Je souscris à ces motifs.
LE JUGE HEALD: J'y souscris également.
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