A-1626-83
Commissaire de la Gendarmerie royale du
Canada, R. H. Simmonds et Commissaire adjoint
de la Gendarmerie royale du Canada, A. M. Hea-
drick (appelants)
c.
Roman M. Turenko (intimé)
Cour d'appel, juges Pratte, Hugessen et MacGui-
gan—Montréal, 4, 5 et 7 septembre 1984.
Droit pénal — Armes à autorisation restreinte — Un com-
missaire de la GRC peut-il réviser la décision rendue par un
commissaire adjoint relativement à une demande d'un permis
de port d'arme à autorisation restreinte valide partout au
Canada? — Pouvoir discrétionnaire conféré au commissaire en
vertu de l'art. 106.2 du Code — Le critère établi par l'art.
106.2(2) pour la délivrance des permis est purement subjectif
— Examen des critères pertinents — La Cour répugne à
s'ingérer dans l'exercice d'un pouvoir discrétionnaire expressé-
ment prévu — L'art. 7 de la Charte ne s'applique pas puisqu'il
n'y a pas eu dérogation aux principes de justice fondamentale
— Code criminel, S.R.C. 1970, chap. C-34, art. 104 (mod.
par S.C. 1976-77, chap. 53, art. 3), 106.1 (ajouté, idem),
106.2(1),(2),(10) (ajouté, idem), 106.4(2) (ajouté, idem) —
Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la Partie
I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982
sur le Canada, 1982, chap. 11 (R-U.), art. 7.
Appel est interjeté d'une ordonnance de la Division de pre-
mière instance accordant un bref de mandamus ordonnant au
commissaire de la Gendarmerie royale du Canada de délivrer à
l'intimé, sous le régime du paragraphe 106.2(1) du Code
criminel, un permis l'autorisant à avoir en sa possession une
arme à autorisation restreinte partout au Canada dans l'exer-
cice de ses fonctions d'inspecteur de sécurité chez Brinks. Le
juge de première instance a conclu que la décision prise par le
commissaire adjoint était fondée sur une considération étran-
gère au Code criminel, à savoir une politique provinciale refu-
sant d'autoriser la possession d'armes par le personnel de
sécurité ne portant pas l'uniforme. Il a également été décidé
qu'il était inutile de se prononcer sur la décision prise par le
commissaire à la suite de son examen de la question puisque le
Code ne comporte aucune disposition autorisant un tel examen.
Arrêt: l'appel devrait être accueilli.
La décision du commissaire a remplacé celle du commissaire
adjoint. Bien qu'aucune disposition du Code n'autorise expres-
sément le contrôle en matière de refus de délivrance du permis,
il ressort de la procédure engagée par l'intimé qu'il cherchait
activement à faire réviser la décision refusant cette délivrance.
De plus, comme aucune procédure formelle n'est prévue pour
les demandes de port d'armes à autorisation restreinte, il est
seulement raisonnable de conclure que le commissaire adjoint
était habilité à reconsidérer la demande ou à la soumettre à la
reconsidération du commissaire lui-même.
En ce qui concerne l'étendue du pouvoir discrétionnaire du
commissaire, il ressort clairement du libellé de l'article 106.2
que le critère établi par le paragraphe 106.2(2) pour la déli-
vrance des permis est purement subjectif: le commissaire doit
être convaincu que le demandeur a besoin de l'arme à autorisa-
tion restreinte pour une des fins prévues. Ce n'est que dans le
cas où il prendrait en considération d'autres fins ou ne pren-
drait pas en considération les fins prévues qu'une cour de
justice pourrait examiner s'il n'a pas excédé ses pouvoirs. Tel
n'est pas le cas en l'espèce.
Peu importe qu'elle parvienne ou non au même jugement sur
les faits, une cour de justice ne doit pas s'ingérer dans l'exercice
d'un pouvoir discrétionnaire si expressément prévu par la loi.
Puisqu'il n'y a eu aucune dérogation aux principes de justice
naturelle, l'article 7 de la Charte ne peut être invoqué avec
succès.
JURISPRUDENCE
DÉCISION APPLIQUÉE:
Maple Lodge Farms c. Gouvernement du Canada,
[1982] 2 R.C.S. 2.
AVOCATS:
Claude Joyal pour les appelants.
Mark G. Peacock pour l'intimé.
PROCUREURS:
Le sous-procureur général du Canada pour
les appelants.
Byers, Casgrain, Montréal, pour l'intimé.
Ce qui suit est la version française des motifs
du jugement rendus par
LE JUGE MACGUIGAN: Appel a été formé
contre une ordonnance du juge Dubé [[1984] 1
C.F. 125], portant un bref de mandamus pour
ordonner au commissaire de la GRC de délivrer à
l'appelant en l'espèce, Roman M. Turenko, un
permis l'autorisant, conformément au paragraphe
106.2(1) [ajouté par S.C. 1976-77, chap. 53, art.
3] du Code criminel du Canada [S.R.C. 1970,
chap. C-34] , à avoir en sa possession une arme à
autorisation restreinte partout au Canada, dans
l'exercice de ses fonctions d'inspecteur de sécurité
chez Brinks Canada Limitée.
Selon la conclusion du juge de première ins
tance, la décision prise le 18 février 1983 par le
commissaire adjoint A.M. Headrick de la GRC de
ne pas délivrer le permis était motivée par le refus
des autorités ontariennes d'en recommander la
délivrance parce que Turenko exerçait ses fonc-
tions en tenue civile et non en uniforme; à son avis,
pareille considération n'a pas sa place dans l'appli-
cation du Code criminel. Il a également jugé inu-
tile de se prononcer sur la décision en date du 15
septembre du commissaire R.H. Simmonds, puis-
que le Code criminel ne comporte aucune disposi
tion autorisant le commissaire à revoir la décision
déjà prise par le commissaire adjoint et à y ajouter
d'autres motifs justificatifs.
Il n'est pas nécessaire que je me prononce sur la
décision du commissaire adjoint Headrick car de
toute évidence, elle a été remplacée par celle du
commissaire Simmonds. Aucune disposition du
Code n'autorise expressément le contrôle en
matière de refus de délivrance du permis (contrai-
rement à la disposition du paragraphe 106.4(2)
[ajouté par S.C. 1976-77, chap. 53, art. 3] relative
à la révocation du permis), mais il ressort de toute
la procédure engagée par Turenko qu'il cherchait
activement à faire réviser la décision en date du 18
février.
Le commissaire et ses représentants autorisés
sont des autorités chargées de la délivrance de
permis et non des tribunaux administratifs formel-
lement constitués. Le paragraphe 106.2(2) ne pré-
voit même pas une procédure formelle pour les
demandes de port d'armes à autorisation res-
treinte, alors qu'il en est tout autrement des impé-
ratifs plus formels de l'article 106.1 [ajouté, idem]
en matière de certificats d'enregistrement des
armes à autorisation restreinte. On peut supposer
qu'un demandeur pourrait faire une nouvelle
demande de permis dès réception d'un avis de
refus; ce serait couper les cheveux en quatre que
d'imposer des normes plus restrictives en cas de
nouvel examen entrepris à la demande de l'inté-
ressé. Il ne faut certainement pas que la loi restrei-
gne le cours de la vie au point de le confiner au lit
de Procruste que sont les formalités inutiles. Même
l'action administrative ne doit être assujettie qu'à
des impératifs raisonnables.
Si, conformément à ma conclusion en la
matière, le commissaire adjoint, en sa qualité de
représentant du commissaire, était habilité à
reconsidérer la demande, il lui était également
loisible de la soumettre à la reconsidération du
commissaire lui-même.
Que Turenko ait soumis la requête en l'espèce
deux mois après avoir demandé un nouvel examen
ne préjudicie en rien au pouvoir du commissaire de
mener à son terme le nouvel examen entrepris à la
demande de l'intéressé.
Ce pouvoir du commissaire est prévu à l'article
106.2 du Code:
106.2 (1) Le commissaire, le procureur général d'une pro
vince, le chef provincial des préposés aux armes à feu ou les
personnes d'une catégorie désignée par écrit à cette fin par le
commissaire ou le procureur général d'une province peuvent
délivrer un permis autorisant une personne à avoir en sa
possession une arme à autorisation restreinte en un lieu autre
que celui où, en vertu du certificat délivré pour cette arme, elle
est en droit de la posséder; il demeure valide, sauf révocation,
jusqu'au terme de la période pour laquelle il est déclaré avoir
été délivré.
(2) Le permis visé au paragraphe ( 1 ) ne peut être délivré que
lorsque la personne autorisée à le faire est convaincue que celui
qui le sollicite requiert l'arme à autorisation restreinte visée par
la demande
a) pour protéger des vies;
b) pour son travail ou occupation légitime;
(10) Aucun permis n'est valide hors de la province dans
laquelle il est délivré à moins, d'une part, qu'il ne le soit par le
commissaire ou par la personne qu'il a nommée et autorisée par
écrit à cet effet et, d'autre part, que la personne qui le délivre
appose, aux fins du présent paragraphe, un visa indiquant les
provinces où il est valide ou à moins enfin, qu'il ne s'agisse des
permis suivants:
a) le permis de possession d'une arme à autorisation
restreinte, devant être utilisées comme l'indique l'alinéa
( 2 )c);
b) le permis, mentionné au paragraphe (3), de transport
d'une arme à autorisation restreinte d'un endroit à un autre
endroit indiqués dans le permis; ou
c) le permis visé au paragraphe (4) autorisant la personne
qui demande un certificat d'enregistrement à apporter pour
fins d'examen l'arme visée par la demande à un registraire
local d'armes à feu.
Il n'est pas nécessaire que je me prononce en
l'espèce sur l'étendue des pouvoirs discrétionnaires
que le commissaire tient de ces paragraphes. Les
dispositions de l'article 104 (mod., idem], relatives
à la demande initiale d'autorisation d'acquisition
d'arme à feu, et de l'article 106.1, relatives à
l'enregistrement des armes à feu à autorisation
restreinte, constituent la base des pouvoirs que le
commissaire tient de l'article 106.2, mais il n'est
pas nécessaire en l'espèce d'aller chercher plus loin
que le libellé de l'article 106.2 lui-même.
Il ressort de ce libellé que le critère établi par le
paragraphe 106.2(2) pour la délivrance des permis
est un critère subjectif: le commissaire doit être
convaincu que le demandeur a besoin de l'arme à
autorisation restreinte pour l'une des fins prévues.
Ce n'est que dans le cas où le commissaire prend
en considération d'autres fins ou ne prend pas en
considération les fins prévues, qu'une cour de jus
tice peut examiner s'il n'a pas excédé ses pouvoirs.
En l'espèce, la décision du 15 septembre du
commissaire fut intégralement expliquée dans la
lettre qu'il adressa à Turenko à la même date:
[TRADUCTION]
Monsieur Roman M. Turenko
a/s Brinks Canada Limitée
190, rue Shannon
MONTRÉAL (Québec)
H3C 2J3
Monsieur,
J'ai l'honneur de me référer à votre demande de délivrance d'un
permis de port d'armes valide pour l'ensemble du territoire
canadien, demande qui a fait l'objet d'une décision rendue par
le commissaire adjoint Headrick le 13 février 1983, date à la
suite de laquelle la Gendarmerie royale du Canada a eu une
entrevue avec votre employeur qui avait, de son côté, fourni la
documentation complémentaire. Vous vous rappellerez que la
décision du commissaire adjoint Headrick était fondée en partie
sur l'existence de certaines politiques provinciales en matière de
port d'uniforme.
J'ai revu votre demande et, à la lumière de tous les éléments
d'information portés à ma connaissance à cette date, j'estime
qu'aucun motif satisfaisant ne me détermine à vous délivrer un
permis qui vous autorise à porter une arme à autorisation
restreinte, dissimulée à la vue d'autrui.
Vos fonctions consistent principalement à surveiller et à signa-
ler à la police locale les individus et les circonstances suspects.
Dans l'un et l'autre cas, je ne vois rien qui requière le port
d'une arme à feu, puisque vos fonctions sont celles d'un
observateur.
En cas de vol à main armée, vos fonctions ne sont pas telles
qu'elles vous exposent personnellement aux actes de violence
(sauf quand il s'agit de transporter des objets de grande valeur,
question sur laquelle je reviendrai ci-dessous), à moins que vous
ne choisissiez d'intervenir. C'est à la police locale, et non pas à
vous-même, qu'il incombe d'intervenir en pareilles circons-
tances. Au cas où Brinks aurait besoin d'un renfort de person
nel de sécurité pour protéger telle ou telle expédition, elle
pourrait faire appel à un surcroît de gardiens en uniforme
(auquel cas vous pourrez demander un permis provincial) ou
demander l'aide de la police si elle prévoyait un danger. Si vous
choisissez d'intervenir vous-même, je pense que votre action
mettrait en danger non seulement votre propre vie, mais encore
la vie de ceux qui se trouvent sur les lieux. On pourrait même
vous prendre pour l'un des bandits et vous tirer dessus si vous
n'étiez pas vêtu d'un uniforme qui vous identifie clairement aux
yeux de la police et de ceux qui essaient de faire échec à la
tentative de vol.
Dans tous les cas, les actes de violence représentent tous les
jours une menace possible pour un grand nombre de personnes
dans l'exercice de leur occupation légale; c'est le cas des
caissiers de banque, caissiers de magasin, exploitants de bouti
ques ouvertes la nuit, personnes occupées à faire des dépôts en
banque la nuit, etc. Ce fait à lui seul ne justifie pas la
délivrance d'un permis de port d'armes.
La loi portant limitation des armes à feu a pour objet, entre
autres, de prévenir la prolifération de ces armes au Canada. Le
Code criminel prévoit expressément les conditions préalables à
l'exercice du pouvoir discrétionnaire de délivrer les permis.
Personne au Canada n'a le droit de porter une arme à autorisa-
tion restreinte du seul fait qu'il ressent un besoin de protection
ou qu'il choisit d'intervenir dans une situation où il y a acte de
violence.
Je tiens à vous informer que j'ai consulté les chefs provinciaux
et territoriaux des préposés aux armes à feu au Canada au sujet
de la délivrance du permis de port d'armes à autorisation
restreinte valide pour tout le Canada aux personnes exerçant les
fonctions suivantes en tenue civile: inspecteur de sécurité aidant
les services de police dans les enquêtes sur les vols, responsable
de la surveillance des opérations de sécurité, personne chargée
d'entrer dans les lieux surveillés à n'importe quel moment pour
vérifier ou renforcer les opérations de sécurité. Des dix réponses
reçues à ce jour, neuf s'opposent à la délivrance du permis en
pareilles circonstances, ce qui vient confirmer mes vues à ce
sujet.
Le seul cas où j'estime que vous aurez peut-être besoin de
porter une arme est lorsque vous transportez des objets de
grande valeur; dans ce cas, vous pourrez demander un permis
auprès des autorités provinciales responsables.
En conséquence, je dois refuser de délivrer le permis demandé.
Veuillez agréer, Monsieur, l'assurance de ma considération
distinguée.
Signé: R.H. Simmonds
Commissaire
Le commissaire conclut sans équivoque que
Turenko n'avait pas besoin de porter une arme à
autorisation restreinte pour protéger sa vie ou celle
d'autrui (mais que le fait pour lui de porter une
arme pourrait mettre des vies humaines en danger)
et que le port d'armes n'était pas nécessaire à
l'exercice des principales fonctions de son emploi,
qu'il a qualifiées lui-même de fonction de surveil
lance et de rapport. En d'autres termes, le commis-
saire a tiré des conclusions sur les conséquences du
port d'armes par Turenko, pour ce qui est de la
protection de la vie comme de son occupation
légale; il s'agit précisément là du jugement subjec-
tif que le paragraphe 106.2(2) l'autorise à porter.
Peu importe qu'elle parvienne ou non au même
jugement sur les faits, une cour de justice ne doit
pas s'ingérer dans l'exercice d'un pouvoir discré-
tionnaire si expressément prévu par la loi.
Pour citer le juge McIntyre dans le jugement
qu'il a rendu au nom de la Cour dans Maple
Lodge Farms Ltd. c. Gouvernement du Canada,
[1982] 2 R.C.S. 2, à la page 7:
C'est ... une règle bien établie que les cours ne doivent pas
s'ingérer dans l'exercice qu'un organisme désigné par la loi fait
d'un pouvoir discrétionnaire simplement parce que la cour
aurait exercé ce pouvoir différemment si la responsabilité lui en
avait incombé ...
Le législateur visait à rendre difficile l'obtention
du permis de port d'armes à autorisation res-
treinte. Ce qui explique que dans l'exercice de son
pouvoir législatif, il ait imposé un ordre négatif à
l'autorité chargée de délivrer ce permis, à savoir
qu'il est interdit de le délivrer si celui-ci n'est pas
requis pour les fins prévues. Il incombe aux cours
de justice d'appliquer cette politique législative
fort claire, sauf conflit avec la Charte canadienne
des droits et libertés [qui constitue la Partie I de la
Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de
1982 sur le Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.)].
Je conclus que les arguments avancés par l'in-
timé en se basant sur la Charte ne servent en rien
sa cause. On ne peut invoquer avec succès l'article
7 de la Charte que si l'on arrive à, prouver qu'il y a
eu dérogation aux principes de justice fondamen-
tale. Or la dérogation reprochée en l'espèce repose
sur l'argument soutenu par Turenko au sujet de la
décision qu'a prise le commissaire en application
de l'article 106.2. Une fois cet argument rejeté, il
ne subsiste aucune question à résoudre.
Je fais droit à l'appel, infirme l'ordonnance de la
Division de première instance et déboute l'intimé
Turenko de sa demande. J'accorde aux appelants
le bénéfice de leurs dépens devant la Cour et
devant la Division de première instance.
Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.