A-383-79
Cécile Pronovost (appelante)
c.
Ministre des Affaires indiennes et du Nord cana-
dien (intimé)
et
John Charles, Linda Gadoua Chenier et Mohawk
Council of Kanawake (mis-en-cause)
Cour d'appel, juges Pratte, Marceau et MacGui-
gan—Montréal, 26 et 29 novembre 1984.
Indiens — Disposition par testament d'un terrain situé dans
une réserve — Le Ministre a-t-il commis une erreur en
annulant le legs en vertu de l'art. 46(1)d) de la Loi, au motif
qu'il était contraire aux intérêts de la bande ou à la Loi sur les
Indiens — Nature du droit individuel d'un Indien sur les terres
des réserves — Étendue de la liberté de tester de l'Indien
relativement à un terrain situé dans une réserve Loi sur les
Indiens, S.R.C. 1970, chap. I-6, art. 18, 20, 24, 42, 43,
45(1),(3), 46, 47 (mod. par S.R.C. 1970 (2e Supp.), chap. 10,
art. 64), 49, 50(2),(3) — Charte canadienne des droits et
libertés, qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de
1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, chap. I1
(R.-U.), art. 15.
Le père de l'appelante, un Indien, était légalement en posses
sion, à son décès, d'un lot de la réserve indienne de Caughna-
waga. Dans son testament, il a légué le lot à ses deux filles en
précisant que son épouse aurait le droit de l'occuper aussi
longtemps qu'elle vivrait. Le testament a été dûment approuvé
conformément au paragraphe 45(3) de la Loi. Quatre ans plus
tard, le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien a
annulé ce legs en vertu de l'alinéa 46(1)d) de la Loi au motif
qu'il était contraire tant aux intérêts de la bande qu'à la Loi. Il
s'agit d'un appel de cette décision, interjeté en vertu de
l'article 47.
L'intimé soutient que le legs avec substitution d'un lot situé
dans une réserve est contraire à la Loi sur les Indiens parce
qu'il limite la liberté de tester du grevé à l'égard du bien
substitué, parce que le droit d'un Indien sur un lot situé dans
une réserve est un droit purement viager et parce que l'exis-
tence d'une substitution est incompatible avec le pouvoir que la
Loi confère au Ministre d'approuver la transmission de lots
situés dans une réserve.
Arrêt: l'appel devrait être accueilli.
Le juge Pratte: Je doute que la clause en question doive être
interprétée comme créant un legs avec charge, tel que le
propose l'appelante. Toutefois, il n'est pas nécessaire de tran-
cher cette question, puisque même s'il s'agit d'un legs avec
substitution comme le prétend l'intimé, cela n'est en rien con-
traire à la lettre ou à l'esprit de la Loi sur les Indiens. Les
Indiens jouissent de la même liberté de tester que les autres
citoyens et l'on doit donc leur reconnaître la même faculté
qu'aux autres de faire des libéralités assorties de substitution.
Même si le droit auquel un Indien peut prétendre à l'égard
d'un immeuble situé dans une réserve, est, dans un sens, un
droit viager, il ne s'agit pas d'une vérité absolue puisque ce
droit viager peut, dans une certaine mesure, en vertu de la Loi,
faire l'objet d'une transmission testamentaire. Rien ne s'oppose
donc à ce qu'il fasse aussi l'objet d'une substitution.
Finalement, le legs en question n'est pas incompatible avec
l'exigence selon laquelle de telles transmissions doivent être
approuvées par le Ministre. Le testament a été dûment
approuvé ou homologué. Il incombait alors à l'épouse, puis, à
l'ouverture de la substitution, aux deux filles, d'obtenir l'appro-
bation sous la forme d'un certificat de possession. L'existence
d'une substitution ne contrevient ni au paragraphe 45(3) ni à
l'article 49.
Le juge Marceau: Le droit que détient un Indien sur un
terrain situé dans une réserve, constitue un droit sui generis qui
défie toute classification rationnelle dans notre droit des biens
traditionnel. Il est certain qu'il ne s'agit pas d'un droit viager et
que le Ministre a donc commis une erreur en fondant sa
décision sur ce postulat.
Deuxièmement, le pouvoir conféré au Ministre de rejeter ou
d'approuver un testament en vertu de l'article 45 ou de le
déclarer nul en vertu de l'article 46, est soumis aux règles de
«justice naturelle». Même si, techniquement, le Ministre n'était
pas forclos d'agir en raison de l'approbation du testament il y a
quatre ans ou de l'écoulement du temps, une déclaration de
nullité du testament dans les circonstances dans lesquelles elle a
eu lieu et de la manière dont elle a été faite, est tout simple-
ment inacceptable.
Le libellé de la clause annulée ne permet pas de conclure
qu'une substitution a eu lieu. Le libellé n'est pas suffisamment
clair pour cela. De plus, il est également possible, voire préféra-
ble, de l'interpréter comme créant au profit de l'épouse un droit
d'y demeurer, soumettant ainsi les filles à l'obligation tacite d'y
recevoir leur mère.
Même si une substitution a eu lieu, rien ne permet de dire
qu'elle était contraire aux intérêts de la bande ou aux disposi
tions de la Loi. Le Ministre peut toujours protéger les intérêts
de la bande puisqu'il lui demeure loisible de légitimer ou non
tant la possession du grevé que celle de l'appelé. Aucune
disposition de la Loi n'a été violée étant donné que la création
de substitutions n'est pas interdite et que l'esprit de la Loi veut
que l'on impose à la liberté de l'Indien que les limites expressé-
ment prévues.
Les procédures actuelles constituent en effet un appel inter-
jeté en vertu de l'article 47 relativement à la décision d'annuler
une partie du testament. Il s'agit d'un appel de plein droit qui
peut être fondé sur n'importe quel motif, éliminant ainsi l'idée
selon laquelle la décision du Ministre, dans de tels cas, est
purement administrative et discrétionnaire.
Toutefois, la dernière partie de la décision du Ministre
autorisant la délivrance d'un certificat de possession à l'épouse,
ne fait pas partie de la décision relative au testament et n'est
pas appelable en vertu de l'article 47.
Le juge MacGuigan: L'arrêt Secretary of State for Éduca-
tion and Science v. Tameside Metropolitan Borough Council a
bien établi que, même si une disposition législative, tel le
paragraphe 46(1) de la Loi, comporte un aspect «subjectif.
lorsqu'elle confère à une personne un pouvoir discrétionnaire,
elle n'exclut pas automatiquement tout contrôle judiciaire.
Même si l'appréciation des faits doit être faite par la personne
qui se voit conférer le pouvoir discrétionnaire, les tribunaux
doivent encore déterminer si ces faits existent et s'ils ont été
pris en considération, si la décision a été prise à partir d'une
conclusion appropriée relativement à ces faits et s'il a été tenu
compte de faits non pertinents.
Dans l'espèce, le Ministre a commis une erreur relativement
aux faits (le testament) et au droit (le principe de la substitu
tion). Les tribunaux sont donc admis à intervenir.
Par ailleurs, même avant la mise en vigueur de l'article 15 de
la Charte, les tribunaux ont le devoir d'interpréter de façon
stricte les dispositions de la Loi qui refusent aux autochtones les
droits dont jouissent les autres Canadiens. En l'espèce, la
justice exige l'intervention de la Cour.
JURISPRUDENCE
DÉCISION APPLIQUÉE:
Secretary of State for Education and Science v. Tame-
side Metropolitan Borough Council, [1977] A.C. 1014
(H.L.).
AVOCATS:
Philippe Gélinas, c.r., pour l'appelante.
Normand Lemyre pour l'intimé.
PROCUREURS:
Philippe Gélinas, c.r., Montréal, pour l'appe-
lante.
Le sous-procureur général du Canada pour
l'intimé.
Gérald E. Sullivan, c.r., Beaconsfield,
Québec, pour le mis-en-cause John Charles.
Voici les motifs du jugement rendus en français
par
LE JUGE PRATTE: Il s'agit d'un appel, suivant
l'article 47 de la Loi sur les Indiens [S.R.C. 1970,
chap. I-6 (mod. par S.R.C. 1970 (2e Supp.), chap.
10, art. 64)], d'une décision rendue par le Ministre
des Affaires indiennes et du Nord en vertu de
l'alinéa 46(1)d) de la même Loi'.
' L'alinéa 46(1)d) se lit comme suit:
46. (1) Le Ministre peut déclarer nul, en totalité ou en
partie, le testament d'un Indien, s'il est convaincu
d) que le testament vise à disposer d'un terrain, situé dans
une réserve, d'une façon contraire aux intérêts de la
bande ou aux dispositions de la présente loi;
Suivant l'article 47, une décision prononcée par le Ministre
en vertu de l'article 46 peut être portée en appel devant cette
Cour:
(Suite à la page suivante)
Cette décision été prise le 4 avril 1979. Elle se
rapporte au testament d'un Indien, John Charlie,
mort le 3 juillet 1974 alors qu'il était légalement
en possession du lot 371 de la réserve indienne de
Caughnawaga. Par son testament, Charlie a légué
cet immeuble à ses deux filles dans les termes
suivants:
[TRADUCTION] 2. Je lègue la propriété de ce que je possède à
mon décès de la manière suivante:
a) À mes filles, c'est-à-dire, Mme Cecile Pronovost et Mme
Linda Gadoua Chenier, en parts égales, mon lot du village n°
371 selon le plan n° 56291, avec les améliorations qui s'y
trouvent. Il est bien entendu que mon épouse, Margaret
Charlie, aura le droit d'occuper ce lot aussi longtemps qu'elle
vivra.
La décision attaquée a annulé le legs fait aux
deux filles du testateur. Il suffit d'en citer deux
paragraphes:
[TRADUCTION] ATTENDU QUE le Ministre est d'avis que
John Charlie, en vertu de la cession de biens viagers à son
épouse, avec un legs à ses deux filles lors de son décès, a tenté
de prolonger, par son testament, l'intérêt qu'il avait acquis dans
ledit terrain en vertu des termes de la Loi sur les Indiens;
ATTENDU QUE en vertu de l'article 46 de la Loi sur les
Indiens, il plait au Ministre, qui est convaincu que les termes
du testament disposent d'un terrain sur une réserve d'une
manière contraire aux intérêts de la bande et contraire à cette
Loi, de déclarer nuls les termes du paragraphe 2 du testament
de John Charlie qui donne un intérêt dans le lot du village n°
371 selon le plan n° 56291 dans la réserve de Caughnawaga à
Mme Cecile Pronovost et Mme Linda Gadoua Chenier;
À l'appui du pourvoi, l'avocat de l'appelante a
soutenu qu'il n'y avait rien dans la clause précitée
du testament de John Charlie qui ait été contraire
à la Loi sur les Indiens ou aux intérêts de la
bande. En effet, d'après l'avocat de l'appelante, le
testateur, par cette clause, a tout simplement légué
son lot à ses deux filles à charge par elles de
recevoir leur mère. Quoi de plus légal et de plus
moral!
À cela, l'avocat de l'intimé a répondu en propo-
sant une autre interprétation de la clause. Le
testateur, a-t-il soutenu, y manifeste deux inten
tions: celle de laisser le lot 371 à ses deux filles et
celle de laisser à sa femme, aussi longtemps qu'elle
(Suite de la page précédente)
47. (1) Une décision rendue par le Ministre dans l'exercice
de la juridiction ou de l'autorité que lui confère l'article 42,
43 ou 46 peut être portée en appel devant la Cour fédérale du
Canada dans les deux mois de cette décision, par toute
personne y intéressée, si la somme en litige dans l'appel
dépasse cinq cents dollars ou si le Ministre consent à un
appel.
vivra, le droit exclusif d'occuper ce lot. Comme le
seul droit auquel le testateur pouvait prétendre sur
le lot 371 était celui de le posséder et de l'occuper 2 ,
il est impossible de donner effet en même temps à
ces deux libéralités. La seule façon de donner effet
à la clause est donc de l'interpréter comme consti-
tuant un legs fait à l'épouse avec substitution en
faveur des deux filles. C'est, dit l'avocat de l'in-
timé, parce que le Ministre a retenu cette interpré-
tation qu'il a décidé que la clause était contraire à
la Loi sur les Indiens. En effet, a-t-il soutenu, le
legs avec substitution d'un lot situé dans une
réserve indienne est contraire à la Loi sur les
Indiens pour trois motifs:
(1) parce que l'existence d'une substitution
limite la liberté de tester du grevé à l'égard du bien
substitué;
(2) parce que le droit que peut posséder un
Indien sur un lot situé dans une réserve est un droit
purement viager; et
(3) parce que l'existence d'une substitution est
incompatible avec le droit que la Loi reconnaît au
Ministre d'approuver la transmission de tout lot
situé dans une réserve.
L'avocat de l'intimé n'a pas tenté de justifier
l'affirmation que contient la décision attaquée à
l'effet que la clause testamentaire dont il s'agit
était contraire aux intérêts de la bande.
Je ne suis pas certain que l'interprétation que
l'appelante propose de cette clause doive prévaloir.
Je doute qu'il s'agisse d'un legs avec charge. Mais
il n'est pas nécessaire que je me prononce sur ce
point. Car, même si j'adopte l'interprétation que
propose l'intimé et prends pour acquis qu'il s'agisse
ici d'un legs avec substitution, je ne vois rien là qui
contrarie la lettre ou l'esprit de la Loi sur les
Indiens.
Il est vrai que, en créant une substitution, le
testateur a privé sa veuve de la faculté de tester à
l'égard du bien substitué. Mais en quoi cela est-il
incompatible avec la Loi sur les Indiens? L'avocat
de l'intimé a invoqué à ce sujet le paragraphe
45(1):
45. (1) Rien dans la présente loi ne doit s'interpréter comme
empêchant un Indien, ou lui interdisant, de transmettre ses
biens meubles ou immeubles par testament.
2 Articles 18, 20 et suivants de la Loi sur les Indiens.
C'est précisément, il me semble, parce que les
Indiens jouissent de la même liberté de tester que
les autres citoyens qu'il faut leur reconnaître la
même faculté qu'aux autres de faire des libéralités
assorties de substitution.
Il est vrai, aussi, que le droit auquel un Indien
peut prétendre sur un immeuble situé dans une
réserve est, dans un certain sens, un droit viager.
Mais il suffit de lire la Loi sur les Indiens pour
constater que cette proposition n'énonce pas une
vérité absolue puisque cette Loi indique clairement
que le caractère viager de ce droit ne s'oppose pas
à ce qu'il puisse, d'une certaine manière, faire
l'objet d'une transmission successorale ou testa-
mentaire. Cela étant, je ne vois pas que ce pré-
tendu caractère viager du droit s'oppose à ce qu'il
puisse également faire l'objet d'une substitution.
J'en viens à la dernière raison qui justifierait la
décision attaquée, savoir qu'un legs avec substitu
tion serait inconciliable avec les dispositions de la
Loi suivant laquelle toute transmission du droit à
la possession d'un lot situé dans une réserve doit
nécessairement être soumise à l'approbation du
Ministre. J'avoue ne pas comprendre cette affir
mation. A la mort de Charlie, son testament
devait, suivant le paragraphe 45(3), être «approuvé
par le Ministre ou homologué far une cour en
conformité de la présente loi.» A défaut de cette
approbation ou homologation, le testament n'avait
aucun effet. En revanche, si le testament était
approuvé ou homologué, comme il l'a été en l'es-
pèce, toute personne prétendant avoir droit à la
possession du lot 371 en raison du testament
devait, suivant l'article 49, obtenir l'approbation
du Ministre, approbation qui se manifeste norma-
lement par la délivrance d'un certificat de posses
sion. Ainsi, l'épouse grevée de substitution devait
d'abord obtenir cette approbation; puis, lors de
l'ouverture de la substitution, les deux filles appe-
lées devaient, à leur tour, l'obtenir. A mon avis,
l'existence d'une substitution ne contredit ni le
paragraphe 45(3) ni l'article 49.
Je ne vois donc rien dans la clause du testament
de John Charlie qu'a annulée la décision attaquée
qui contrarie la Loi sur les Indiens. La conclusion
contraire à laquelle en est venu le Ministre me
semble donc fondée sur une fausse interprétation
de cette Loi. Cela étant, sa décision me paraît
devoir être infirmée.
Je ferais droit à l'appel et casserais la décision
attaquée dans la mesure où elle a annulé la clause
précitée du testament de John Charlie.
* * *
Voici les motifs du jugement rendus en français
par
LE JUGE MARCEAU: Je partage l'avis de mon
sieur le juge Pratte à l'effet que cet appel doit
réussir et je ne conteste pas la suffisance du moyen
qu'il fait valoir pour appuyer sa conclusion. Si le
procureur de l'intimé n'avait pas représenté que
cette cause était vue par le Ministre comme une
cause-type d'importance et de principe, je ne me
serais peut-être pas préoccupé de faire plus qu'ac-
quiescer. Mais je dois dire que ce moyen sur lequel
Monsieur le juge Pratte se fonde me semble beau-
coup moins crucial et primordial que certains
autres et l'idée que la décision pourrait se voir
attribuer quelque influence m'a fait penser qu'il
serait peut-être préférable que j'expose ma façon
de voir, même si le peu de temps alloué ne me
permettrait sans doute de le faire que fort impar-
faitement. Pour me faciliter la tâche, j'ai choisi de
regrouper mes observations sous cinq chefs, consa-
crés à cinq points différents.
1. La nature juridique exacte du droit le plus
complet que peut détenir un Indien sur une terre
située dans une réserve est extrêmement difficile,
sinon impossible, à déterminer avec quelque exac
titude, pour le motif évident qu'il s'agit d'un droit
qui n'a certes jamais été défini ou décrit en fonc-
tion des concepts ordinaires de droit commun,
surtout pas ceux de droit civil. Tout au plus,
pourrait-on parler d'analogie avec des institutions
traditionnelles du Code québécois, et même
devrait-on, ce faisant, être extrêmement prudent et
éviter toute construction doctrinaire. La Loi parle
de droit de "possession" pouvant être attesté par
un certificat de possession devant jouer le rôle d'un
titre immobilier; elle parle d'un droit qui n'émane
pas du droit de propriétaire mais qui peut néan-
moins se transmettre en tant que tel, aussi bien
entre vifs qu'à cause de mort, bien qu'une telle
transmission ne puisse réaliser pleinement son
objet qu'après approbation du Ministre; et ce droit
hybride, à la fois patrimonial et attaché à la
personne, la Loi l'applique formellement au fonds
de terre, sans préciser ce qui en est des construc-
tions et améliorations qui s'y trouveraient. On a
parlé de droit sui generis: bien sûr, mais ce que je
veux souligner ici c'est que ce droit sui generis
défie toute classification rationnelle dans notre
droit des biens traditionnel. Raisonner comme s'il
en était autrement en appliquant des règles géné-
rales dégagées à partir d'institutions développées
dans un contexte totalement différent est extrême-
ment dangereux.
En tout cas, si un point est certain, c'est que le
droit de l'Indien portant à la fois sur le fonds de
terre dont il a la possession légale et légitime et sur
les constructions que lui ou ses auteurs ont pu y
ériger n'est pas un droit viager, soit un droit qui
s'éteint et disparaît à son décès. Et le Ministre
était clairement dans l'erreur lorsqu'il l'a prétendu,
ce qui enlève aux motifs invoqués au soutien de sa
décision la base juridique qu'il prétendait leur
attribuer.
2. Les approbations ministérielles auxquelles la
Loi soumet toutes acquisitions par un Indien d'un
droit permanent de possession sur des terres situées
dans des réserves—qu'il s'agisse de premiers titu-
laires (article 20), d'acquéreurs entre vifs (article
24) ou de légataires (article 49)—sont elles aussi
difficiles à analyser quant à leur portée exacte et à
leur effet juridique propre. Il faut en effet tenir
compte que ces autorisations sont nécessaires pour
créer au départ, en faveur d'un premier titulaire, et
renouveler par la suite, aux noms des acquéreurs,
un droit de possession dite légitime ou légale s'ap-
pliquant au fonds de terre, mais ne sont pas requi-
ses autrement, que ce soit pour créer ou maintenir
un droit autre que de possession (comme celui
d'occuper en qualité de locataire ou celui de culti-
ver comme fermier) ou pour valider des actes
portant sur d'autres biens que le fonds de terre
(par exemple sur une habitation qui s'y trouve
mais peut en être distrait). Et il ne faut pas oublier
que même là où elles sont requises pour valider le
droit d'un acquéreur, le refus du Ministre de les
accorder ne peut s'analyser comme empêchant
toute transmission de droit, puisque tel refus va
donner lieu à compensation (article 50, paragra-
phes (2) et (3)). Il est singulièrement malaisé, c'est
le moins qu'on puisse dire, de situer tout cela
parmi nos institutions et notions traditionnelles.
Peu importe cependant ces difficultés d'analyse
pour le moment; elles ne devraient certes pas nous
distraire de cette constatation, à mon sens, fonda-
mentale que le pouvoir donné au Ministre d'accep-
ter ou de refuser de < span> une possession» ou
de «confirmer un transfert» est tout à fait autre que
son pouvoir de rejeter ou d'approuver comme tes
tament un document écrit signé par un Indien
(article 45) ou encore son pouvoir de déclarer nul
pour certaines causes précises une disposition tes-
tamentaire incluse dans le testament d'un Indien
(article 46). Je n'ai pas de difficulté à penser que
le pouvoir du Ministre de refuser de «légitimer» la
possession d'un bien-fonds est un pouvoir adminis-
tratif et non quasi judiciaire encore qu'à mon
sens, comme tout pouvoir de cette nature, il ne
saurait être détourné de sa fin qui est de protéger
les intérêts supérieurs de la bande à l'usage ou au
profit de laquelle le territoire de la réserve a été
mis de côté, et qu'au surplus, son exercice pourrait
fort bien être considéré comme requérant le res
pect des formes procédurales minimales contenues
dans la notion nouvelle de «fairness». Mais je
n'arrive pas à me convaincre que le pouvoir de
refuser d'approuver un document comme testa
ment et celui d'annuler la disposition à cause de
mort qui s'y trouverait soient des pouvoirs de
même ordre. Vu leur nature et leur portée mêmes,
je me refuse à croire que le Parlement ait voulu en
faire des pouvoirs purement discrétionnaires pour
l'exercice desquels le Ministre pourrait se dispen
ser de suivre ces règles protectrices d'ordre procé-
dural dites de «justice naturelle» que notre tradi
tion juridique a rendu applicables à toutes
décisions prises en vertu d'un pouvoir d'adjudica-
tion affectant des droits individuels. On peut bien
admettre qu'une approbation de testament en
vertu de l'article 45 n'empêche pas par la suite une
déclaration de nullité sous l'article 46, puisque ce
sont deux pouvoirs tout différents, et qu'aucun
délai strict d'exercice n'a été prévu ni pour l'un ni
pour l'autre. Le Ministre n'était donc pas techni-
quement forclos d'agir ni par l'approbation du
testament donné par son prédécesseur quatre ans
auparavant, ni par le seul écoulement du temps.
Mais une déclaration de nullité, prononcée dans les
circonstances et de la manière où elle l'a été ici,
m'apparaît tout simplement inacceptable.
3. Si, par delà, oubliant les motifs de contester
tirés des constatations générales faites jusqu'à
maintenant, on en vient à s'interroger sur la valeur
de cette interprétation attribuée à la disposition
testamentaire sur la base de laquelle la déclaration
de nullité fut faite, on ne peut que se convaincre, à
mon avis, du caractère irraisonnable de la position
du Ministre. Il est de l'essence même d'une substi
tution que la disposition faite en faveur de deux
bénéficiaires appelés à recueillir non conjointe-
ment mais alternativement ou successivement, ait
pour objet le même droit sur le même bien, et je
penserais que pour pouvoir attribuer à une per-
sonne l'intention de faire une substitution dans une
disposition testamentaire, il faudrait retrouver
dans les mots utilisés par lui l'indication qu'il en
était bien ainsi dans son esprit. Or, c'est tout le
contraire qui ressort de la formule ici employée. Le
testateur décrit avec des mots complètement diffé-
rents ce qu'il entend léguer à ses filles et ce qu'il
prévoit pour sa femme, et il le fait dans des
phrases qui ne sont manifestement pas au même
niveau logique de pensée, l'une étant subordonnée
à l'autre. Même si l'on pouvait dire que technique-
ment, en droit, qu'un «right of occupancy» est un
droit de possession, (ce qui me semble loin d'être
certain quand on voit que tous les dictionnaires
font du locataire un «occupant» et, pourtant, le
locataire n'est pas en possession, et que la Loi
elle-même distingue clairement parfois le droit de
posséder du droit d'occuper (à l'article 20 notam-
ment)), ce qui importe c'est ce que le testateur
pouvait croire, lui, puisqu'il s'agit d'intention, et il
me semble clair que pour lui ce «right of occu
pancy» n'était pas de même ordre et n'excluait pas
ce droit transcendant et complet qui était le sien
propre et qu'il léguait à ses filles.
D'autre part, même s'il était possible d'interpré-
ter la clause impliquée comme créant une substitu
tion, il est certes tout aussi possible (pour ne pas
dire autrement plus raisonnable) de l'interpréter
comme créant au profit de l'épouse un simple droit
d'habiter impliquant pour les filles l'obligation
tacite de recevoir leur mère, d'où l'expression «it
being understood». Or, il est une règle fondamen-
tale et de pur bon sens, en matière d'interprétation
de testament, qui demande, lorsqu'un choix se
présente, de préférer une interprétation permettant
de donner effet à une clause obscure du document
plutôt qu'une interprétation qui forcerait de décla-
rer la clause tout simplement nulle.
4. En supposant (pour aller au bout du raisonne-
ment même à l'impossible) qu'il soit raisonnable
d'interpréter la disposition comme créant une subs
titution au sens traditionnel, je ne parviens pas à
voir, moi non plus, sur quelle base on pourrait
prétendre qu'une disposition testamentaire de cette
nature serait contraire aux intérêts de la bande
pour qui la réserve existe ou aux dispositions de la
Loi sur les Indiens. Quant aux intérêts de la
bande, ils seront toujours susceptibles d'être proté-
gés par le Ministre qui reste libre de refuser de
«légitimer» la possession aussi bien celle du grevé
qui prétend aujourd'hui avoir droit de la demander
en vertu du testament (article 49) que celle de
l'appelé qui le prétendra plus tard. Quant aux
dispositions de la Loi, je n'en trouve aucune qui
soit contrariée; sans doute n'y a-t-il pas non plus
de texte autorisant expressément la substitution
mais toute l'économie de la Loi n'est-elle pas de
n'apporter à la liberté de l'Indien que les limites
formellement prévues parce que jugées nécessaires
à la réalisation des buts que l'on poursuivait en
l'adoptant?
5. Il importe finalement de noter que la décision
du Ministre en cause dans les procédures devant la
Cour est uniquement celle, prise en vertu de l'arti-
cle 46, annulant partie du testament. Il s'agit en
effet d'un appel porté sous l'article 47, qui crée un
droit d'appel contre toutes décisions prises par le
Ministre dans l'exercice de la juridiction et de
l'autorité que lui confèrent les articles 42, 43 et 46
sur des «matières et causes testamentaires relatives
à des Indiens» et c'est un appel de plein droit et
non limité quant aux motifs invocables, ce qui
incidemment élimine, à mon avis, toute idée que la
décision du Ministre dans ces cas serait purement
administrative et discrétionnaire.
Mais la dernière disposition de ce document
émis par le Ministre, intitulé «Declaration and
Order», contre lequel l'appel est porté, ne fait pas
partie de la décision relative au testament et n'est
pas appelable en vertu de l'article 47. C'est en
effet une disposition qui autorise l'émission d'un
certificat de possession en faveur de l'épouse. Cette
autorisation paraît difficilement fondée sur quel-
que disposition de la Loi et ne résulte certes pas de
l'annulation du legs fait aux filles, car, en vertu du
testament, l'épouse n'aurait jamais pu prétendre à
plus qu'au droit d'occuper sa vie durant. En fait,
cependant, le certificat émis sur la base de cette
autorisation semble bien n'avoir aucune portée
puisqu'il appert que l'épouse était déjà décédée à
ce moment, et de toute façon, s'il y a un certificat
de possession en vigueur, ce n'est pas dans le cadre
des procédures actuelles qu'il pourrait être attaqué
ou déclaré nul. Il est donc possible et même proba
ble que le maintien de cet appel ne constitue
qu'une première étape, dans la recherche d'une
rectification de la situation, mais il reviendra à
l'appelante de se prévaloir des droits qui lui sont ici
reconnus comme la Loi peut l'y autoriser.
* * *
Voici les motifs du jugement rendus en français
par
LE JUGE MACGUIGAN: Je suis d'accord avec les
conclusions de mes deux collègues, mais je vou-
drais ajouter quelques mots sur le caractère sub-
jectif de la discrétion du Ministre en vertu de
l'article 46(1) de la Loi sur les Indiens: «Le Minis-
tre peut déclarer nul, en totalité ou en partie, le
testament d'un Indien, s'il est convaincu ... »
[C'est moi qui souligne.]
La jurisprudence sur cette question est établie
par la Chambre des lords dans Secretary of State
for Education and Science v. Tameside Metropo
litan Borough Council, [ 1977] A.C. 1014, la
page 1047 (par lord Wilberforce):
[TRADUCTION] (2) L'article est rédigé d'une manière «sub-
jective» si le secrétaire d'État «est convaincu». Ce genre d'arti-
cle est très bien connu et à première vue peut sembler exclure le
contrôle judiciaire. Les articles rédigés de cette manière peu-
vent, sans doute, exclure le contrôle judiciaire sur ce qui est ou
ce qui est devenu une question de pur jugement. Toutefois, je ne
crois pas qu'ils aillent plus loin que cela. Si un jugement exige,
avant qu'il ne soit rendu, l'existence de certains faits, alors, bien
que l'évaluation de ces faits revienne au secrétaire d'État, le
tribunal doit se demander si ces faits existent et si on en a tenu
compte, si le jugement est fondé sur une bonne appréciation de
ces faits, si le jugement n'est pas fondé sur d'autres faits dont
on n'aurait pas dû tenir compte. Si ces exigences ne sont pas
satisfaites alors l'exercice du jugement, bien qu'il soit de bonne
foi, devient contestable:.. .
En l'espèce je suis convaincu que, à la lumière
des motifs de mes deux collègues, le Ministre a
erré sur le plan des faits (le testament) et sur le
plan de la loi (le principe de la substitution). Dans
ces circonstances les cours ont le droit d'intervenir.
Même avant la mise en vigueur de l'article 15 de
la Charte canadienne des droits et libertés [qui
constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de
1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982,
chap. 11 (R.-U.)] concernant l'égalité, les cours
doivent être particulièrement vigilantes, en inter-
prétant la Loi sur les Indiens, à donner une inter-
prétation stricte aux dispositions de cette Loi qui
refusent aux autochtones les droits dont jouissent
les autres Canadiens. En l'espèce la justice exige
l'intervention de cette Cour.
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