A-1028-84
John Ross Taylor et Western Guard Party
(appelants)(intimés)
c.
Commission canadienne des droits de la personne
et Procureur général du Canada (intimés)(requé-
rants)
RÉPERTORIÉ: CANADA (COMMISSION CANADIENNE DES
DROITS DE L4 PERSONNE) C. TAYLOR
Cour d'appel, juges Mahoney, Stone et Lacom-
be -Vancouver, 31 mars et 1" avril; Ottawa, 22
avril 1987.
Droit constitutionnel - Charte des droits - Libertés fon-
damentales - Liberté d'expression - L'interdiction de propa-
ger des messages haineux prévue à l'art. 13(1) de la Loi ne
constitue pas une limite déraisonnable à la liberté d'expression
- C'est une limite qui est raisonnable et dont la justification
peut se démontrer dans le cadre d'une société libre et démo-
cratique - Loi canadienne sur les droits de la personne, S.C.
1976-77, chap. 33, art. 2, 3, 4, 13, 32, 33, 35, 36, 39, 40, 41,
42, 42.1, 43 - Charte canadienne des droits et libertés, qui
constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982,
annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.),
art. 1, 2b).
Droits de la personne - L'interdiction de propager des
messages haineux prévue à l'art. 13(1) de la Loi constitue une
limite à la liberté d'expression qui est raisonnable et dont la
justification peut se démontrer dans le cadre d'une société
libre et démocratique - Une ordonnance rendue par le Tribu
nal des droits de la personne, et qui était devenue une ordon-
nance de la Cour, interdisait de transmettre des messages
haineux à l'égard des Juifs - Ces agissements se sont pour-
suivis - Une condamnation pour outrage au tribunal a été
confirmée en appel - Loi canadienne sur les droits de la
personne, S.C. 1976-77, chap. 33, art. 2, 3, 4, 13, 32, 33, 35,
36, 39, 40, 41, 42, 42.1, 43.
Pratique - Outrage au tribunal - Désobéir à une ordon-
nance de la Cour constitue un outrage au tribunal même si
l'ordonnance est annulée par la suite - Il faut obéir à une
ordonnance de la Cour tant qu'elle reste en vigueur - L'inten-
tion de dire la vérité n'était pas pertinente - Il n'est pas
nécessaire de prouver l'intention de désobéir à une ordonnance
judiciaire, mais uniquement l'intention de faire ce qui est
interdit - Règles de la Cour fédérale, C.R.C., chap. 663,
Règle 355(2).
Contrôle judiciaire - Appel interjeté à l'encontre d'une
ordonnance d'incarcération pour outrage au tribunal -
Crainte raisonnable de partialité - Le Tribunal des droits de
la personne a conclu que les appelants avaient transmis des
messages haineux à l'égard des Juifs - L'ordonnance de
cesser et de s'abstenir est devenue une ordonnance de la Cour
conformément à l'art. 43 de la Loi canadienne sur les droits de
la personne - Les appelants ont été déclarés coupables d'ou-
trage au tribunal pour avoir désobéi à l'ordonnance - N'est
pas pertinent le fait que l'ordonnance a été rendue par un
Tribunal qui a été constitué d'une façon qui, dans l'affaire
MacBain, a été jugée comme soulevant une crainte raisonnable
de partialité — Il y a eu désobéissance à une ordonnance de la
Cour et non pas du Tribunal — Il faut obéir à une ordonnance
de la Cour tant qu'elle reste en vigueur — Loi canadienne sur
les droits de la personne, S.C. 1976-77, chap. 33, art. 2, 3, 4,
13, 32, 33, 35, 36, 39, 40, 41, 42, 42.1, 43 — Règles de la Cour
fédérale, C.R.C., chap. 663, Règle 355(2) — Loi sur la Cour
fédérale, S.R.C. 1970 (2e Supp.), chap. 10, art. 18, 28.
Juges et tribunaux — Obligation de déposer l'énoncé des
motifs d'un jugement — Les juges ne sont pas tenus de motiver
leurs jugements — Toutefois, lorsqu'ils le font, ils doivent
déposer l'énoncé de leurs motifs — Il ne semble y avoir aucun
recours qu'une partie puisse prendre lorsqu'un juge ne dépose
pas l'énoncé de ses motifs — La Cour d'appel entend les
appels interjetés des décisions de la Division de première
instance, mais elle ne s'occupe pas des plaintes fondées sur les
fautes d'omission — Loi sur la Cour fédérale, S.R.C. 1970 (2 e
Supp.), chap. 10, art. 51.
En juillet 1979, un Tribunal des droits de la personne a
conclu que les appelants avaient utilisé le téléphone pour trans-
mettre de façon répétée des messages haineux concernant les
Juifs et avaient ainsi posé un acte discriminatoire interdit par
l'article 3 et le paragraphe 13(1) de la Loi canadienne sur les
droits de la personne. Le Tribunal a rendu contre les appelants
une ordonnance de cesser et de s'abstenir. Celle-ci est devenue
une ordonnance de la Cour ainsi que le prévoit l'article 43 de la
Loi. Les appelants n'ont pas cessé leur pratique discriminatoire
et, en janvier 1984, ils ont été reconnus coupables d'outrage au
tribunal en raison de messages transmis entre juin 1982 et avril
1983. Les motifs, exposés à l'audience à la fin de la plaidoirie,
n'ont jamais été rapportés par écrit. Une ordonnance infligeant
à l'appelant Taylor une peine d'emprisonnement d'un an a été
rendue en août 1984 et, en décembre de la même année, une
requête des appelants attaquant la constitutionnalité du para-
graphe 13(1) en se fondant sur le droit à la liberté d'expression
qui est garanti par la Constitution a été rejetée.
Le présent appel est interjeté à l'encontre du jugement qui a
reconnu les appelants coupables d'outrage au tribunal et a
infligé une peine d'emprisonnement à l'appelant Taylor.
Arrêt: l'appel devrait être rejeté.
Cela n'entre pas en ligne de compte que le Tribunal ayant
rendu l'ordonnance ait pu être constitué sous un régime législa-
tif qui, dans l'affaire MacBain, a été jugé comme soulevant une
crainte raisonnable de partialité. Vu que la nullité de l'ordon-
nance n'a pas été alléguée, il faut se conformer à cette ordon-
nance tant qu'elle restera en vigueur, quelque imparfaite qu'elle
puisse être.
Il ne serait pas possible d'accepter l'allégation des appelants
selon laquelle les messages qu'on a jugés contraires à l'ordon-
nance du Tribunal exposaient simplement la vérité. Même si
certaines parties des messages étaient vraies, il est manifeste
que, pris globalement, ces messages visaient à divulguer ce que
l'ordonnnce prohibait: des messages susceptibles d'exposer les
Juifs à la haine et au mépris. De toute façon, ainsi qu'il a été
jugé dans Re Sheppard and Sheppard, l'infraction d'outrage au
tribunal consiste à faire un acte qui, de fait, est défendu par une
ordonnance; l'intention de dire la vérité peut constituer une
circonstance atténuante, mais non pas une circonstance
justificatrice.
Bien que le juge de première instance ne fût pas tenu de le
faire, il a effectivement conclu que le paragraphe 13(1) de la
Loi canadienne sur les droits de la personne ne constituait pas
une limite déraisonnable à la liberté d'expression garantie par
l'alinéa 2b) de la Charte, et il a été interjeté appel de cette
décision. Cette question doit être tranchée en recourant à
l'article 1 de la Charte: il n'y a rien de négligeable, d'insigni-
fiant, d'indirect ou d'involontaire dans les répercussions du
paragraphe 13(1) sur la liberté d'expression. Les critères établis
dans La Reine c. Oakes relativement à l'applicabilité de
l'article 1 s'appliquent. Il n'est pas nécessaire de prouver que le
Canada, dont la population se compose d'immigrants de nom-
breuses races et de diverses religions, se préoccupe d'éviter la
haine fondée sur la race et sur la religion. 1) Quant à
l'importance du but visé par ce paragraphe, il est vraiment
urgent et important pour une société libre et démocratique
d'éviter la propagation de la haine fondée sur la race ou la
religion. 2) Quant au rapport entre le paragraphe 13(1) et son
objet, la limite qu'il impose à la liberté d'expression vise
précisément les pratiques particulières de ceux qui abusent de
leur liberté en utilisant le téléphone pour transmettre de façon
répétée des messages haineux. 3) En ce qui concerne sa sévé-
rité, le régime législatif fait montre de modération plutôt que de
sévérité.
JURISPRUDENCE
DÉCISIONS APPLIQUÉES:
Canada Metal Co. Ltd. et al. v. Canadian Broadcasting
Corp. et al. (No. 2) (1974), 4 O.R. (2d) 585 (H.C.)
confirmé par (1975), 11 O.R. (2d) 167 (C.A.); Re Shep-
pard and Sheppard (1976), 67 D.L.R. (3d) 592 (C.A.
Ont.); La Reine c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103.
DISTINCTION FAITE AVEC:
R. c. Edwards Books and Art Ltd., [1986] 2 R.C.S. 713.
DÉCISION EXAMINÉE:
R. c. Jones, [1986] 2 R.C.S. 284.
DÉCISIONS CITÉES:
MacBain c. Lederman, [1985] 1 C.F. 856 (C.A.); Affaire
intéressant le Tribunal des droits de la personne et
Énergie atomique du Canada Limitée, [1986] 1 C.F. 103
(C.A.).
AVOCATS:
Douglas H. Christie pour les appelants
(intimés).
Russell G. Juriansz pour la Commission
canadienne des droits de la personne.
D. Martin Low pour le procureur général du
Canada.
PROCUREURS:
Douglas H. Christie, Victoria, pour les appe-
lants (intimés).
Blake, Cassels & Graydon, Toronto, pour la
Commission canadienne des droits de la
personne.
Le sous-procureur général du Canada pour le
procureur général du Canada.
Ce qui suit est la version française des motifs
du jugement rendus par
LE JUGE MAHONEY: Le présent appel est inter-
jeté à l'encontre d'un jugement de la Division de
première instance qui a reconnu les appelants cou-
pables d'outrage au tribunal et a infligé à l'appe-
lant Taylor une peine d'emprisonnement d'un an.
Il n'a toutefois infligé aucune peine à l'autre appe-
lant, le Western Guard Party. L'ordonnance fai-
sait suite à la décision d'un tribunal constitué sous
le régime de la Loi canadienne sur les droits de la
personne, S.C. 1976-77, chap. 33 et ses modifica
tions, décision selon laquelle les appelants avaient
posé un acte discriminatoire fondé sur des motifs
de distinction illicite, qui sont définis et interdits
par l'article 3 et le paragraphe 13(1) de la Loi. En
résumé, les appelants ont été reconnus coupables
d'avoir utilisé le téléphone pour transmettre de
façon répétée des messages haineux concernant les
Juifs. L'ordonnance susmentionnée du Tribunal est
celle qu'autorisent l'alinéa 41(2)a) et le paragra-
phe 42(1) et elle est devenue une ordonnance de la
Cour ainsi qu'il est prévu par l'article 43. Un bref
examen du déroulement de l'instance nous sera
utile.
RÉSUMÉ DE L'INSTANCE
Le Tribunal a conclu que les appelants avaient,
par des moyens qui comprenaient au moins la
distribution de cartes, invité les gens à composer
un numéro de téléphone de Toronto qui diffusait
un message enregistré, lequel était modifié à l'oc-
casion. Les messages qui ont servi de fondement à
la décision du Tribunal ont été transmis entre le 17
août 1977 et le 8 mai 1979. La décision et l'ordon-
nance du Tribunal, qui constituaient un seul et
même document, portaient la date du 20 juillet
1979 et étaient devenues une ordonnance de la
Cour le 23 août. Ce document enjoignait aux
appelants de cesser leur pratique discriminatoire.
Aucune poursuite n'a été engagée en vue de l'an-
nulation de la décision et de l'ordonnance du
Tribunal.
Les appelants n'ont pas cessé leur pratique dis-
criminatoire. Sur demande de la Commission
canadienne des droits de la personne et par juge-
ment enregistré le 21 février 1980, le juge Dubé a
déclaré les appelants coupables et a infligé les
peines maximales permises par la Règle 355(2)
[Règles de la Cour fédérale, C.R.C., chap. 663]:
une amende de 5 000 $ au parti intimé et une
peine d'emprisonnement d'un an à l'intimé Taylor.
Il a prononcé une sentence avec sursis à l'égard de
M. Taylor et du parti dont il est le chef, à condi
tion qu'ils se conforment dorénavant à l'ordon-
nance du Tribunal. La Cour a rejeté le 27 février
1981 une demande de prorogation de délai afin
d'interjeter appel de la décision rendue par le juge
Dubé, et la Cour suprême du Canada a refusé le
22 juin 1981 une autorisation de pourvoi relative-
ment à ce rejet. Pendant ce temps, les appelants
avaient continué de transgresser l'ordonnance du
Tribunal et, le 11 juin 1980, le juge Walsh a mis
fin au sursis de la sentence prononcée contre
Taylor. Le juge Dubé a rendu une ordonnance
d'incarcération le 24 juin, laquelle a été suspendue
en attendant que notre Cour et la Cour suprême
statuent sur les demandes qui leur avaient été
soumises. M. Taylor a purgé sa peine, tout en
profitant d'une réduction, du 17 octobre 1981 au
19 mars 1982.
La Charte canadienne des droits et libertés [qui
constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de
1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982,
chap. 11 (R.-U.)] est entrée en vigueur le 17 avril
1982.
Le 12 mai 1983, la Commission a déposé une
demande en vue de l'ordonnance qui fait l'objet du
présent appel. Celle-ci était fondée sur l'allégation
selon laquelle des messages transmis entre le 22
juin 1982 et le 20 avril 1983 contrevenaient à
l'ordonnance de cesser et de s'abstenir rendue par
le Tribunal. La demande visait à obtenir à la fois
une ordonnance d'incarcération contre M. Taylor
et le paiement d'une amende de 5 000 $ par le
parti. Les appelants ont déposé un avis de requête
mettant en doute la validité du paragraphe 13 (1)
de la Loi canadienne sur les droits de la personne,
à cause de la liberté d'expression que leur garantit
la Constitution. Le 24 janvier 1984, le juge en chef
adjoint a rendu la décision suivante:
Pour les motifs exposés à l'audience à la fin de la plaidoirie, je
suis convaincu que les deux intimés ont désobéi à une ordon-
nance de la Cour et doivent être reconnus coupables. L'affaire
est remise à 10 h le 6 février 1984 pour le prononcé des motifs
par écrit ou à toute date ultérieure où l'affaire pourra être
entendue.
Cette décision ne fait pas mention de la requête
des appelants. Le 6 février, il a ajourné l'affaire au
20 mars et la requête des appelants à la même
date. Le 21 mars, les deux affaires ont été repor-
tées à une date indéterminée. Le 15 août 1984, le
juge en chef adjoint a rendu l'ordonnance d'incar-
cération qui fait l'objet du présent appel et, le 20
décembre, il a rejeté la demande des appelants
relativement à la constitutionnalité du paragraphe
13(1). Dans les motifs concernant cette dernière
décision, le juge de première instance a déclaré:
Les preuves par affidavit offertes m'ont convaincu que les
intimés devaient être reconnus coupables.
Voilà la mesure dans laquelle a été exécutée l'in-
tention qu'il avait exprimée dans la décision du 24
janvier de formuler des motifs par écrit. Les motifs
prononcés à l'audience le 24 janvier 1984 n'ont pas
été rapportés par écrit. L'avis d'appel, déposé le 27
août 1984, renvoie aux deux décisions.
LES QUESTIONS EN LITIGE
L'article 3 de la Loi prévoit, entre autres, que la
race et la religion constituent des motifs de distinc
tion illicite. Le paragraphe 13 (1) dispose:
13. (1) Constitue un acte discriminatoire le fait pour une
personne ou un groupe de personnes agissant d'un commun
accord d'utiliser ou de faire utiliser un téléphone de façon
répétée en recourant ou en faisant recourir aux services d'une
entreprise de télécommunication relevant de la compétence du
Parlement pour aborder ou faire aborder des questions suscepti-
bles d'exposer à la haine, au mépris ou au ridicule des person-
nes appartenant à un groupe identifiable pour un motif de
distinction illicite.
La conclusion et l'ordonnance du Tribunal sont
libellées ainsi:
Nous soutenons que M. Taylor et le Western Guard Party
ont utilisé ou fait utiliser un téléphone de façon répétée, pour
transmettre des messages, en totalité ou en partie, en recourant
ou en faisant recourir aux services d'une entreprise de télécom-
munications relevant de la compétence du Parlement. Bien que
certains de ces messages fussent en soi quelque peu inoffensifs,
la majorité des propos qu'ils ont transmis sont susceptibles,
croyons-nous, d'exposer des personnes à la haine ou au mépris
en raison du fait que la personne visée est identifiable quant à
sa race ou sa religion. Les messages mentionnent des individus
en particulier, par leur nom, comme le maire Mel Lastman, le
juge Sidney Harris, M. Clayton Ruby, et nous croyons que les
observations faites à leur sujet sont susceptibles de les exposer à
la haine ou au mépris, du seul fait qu'on les déclare Juifs. De
plus, nous estimons que les messages en question exposent à la
haine ou au mépris non seulement les personnes juives identi
fiées mais tous les Juifs. Par conséquent, nous jugeons que les
plaintes sont justifiées.
[Le texte du paragraphe 42(1) et de l'alinéa 41(2)a) de la Loi
n'est pas reproduit ici.]
5. ORDONNANCE
Par conséquent, nous ordonnons que les défendeurs cessent
leur pratique discriminatoire en utilisant le téléphone pour
transmettre de façon répétée les messages enregistrés mention-
nés dans les plaintes.
Voici les motifs d'appel, dans l'ordre où j'envi-
sage de les traiter:
1. Le Tribunal a été constitué par la Commission
dans des circonstances soulevant une crainte rai-
sonnable de partialité:
2. L'ordonnance du Tribunal est trop vague et trop
obscure pour que les appelants puissent être recon-
nus coupables de l'avoir transgressée.
3. Le juge de première instance n'a pas conclu que
les appelants avaient, de fait, contrevenu à l'ordon-
nance du Tribunal et il n'a pas fourni de motifs
justifiant sa conclusion.
4. Le juge de première instance a commis une
erreur en refusant de considérer le désir de faire
connaître la vérité comme une intention valable et
non comme une intention de contrevenir à l'ordon-
nance du Tribunal.
5. Le paragraphe 13 (1) est inconstitutionnel et
inopérant parce qu'il constitue une limite non rai-
sonnable à la liberté d'expression.
LA CRAINTE DE PARTIALITÉ
Le Tribunal dont il est question a été constitué
sous le régime législatif que la Cour a examiné
dans les arrêts suivants: MacBain c. Lederman,
[1985] 1 C.F. 856 (C.A.), et Affaire intéressant le
Tribunal des droits de la personne et Énergie
atomique du Canada Limitée, [1986] 1 C.F. 103
(C.A.). L'arrêt MacBain appuie la proposition
selon laquelle, la question d'une crainte raisonna-
ble de partialité eût-elle été soulevée au moment
opportun, les dispositions de la Loi alors en
vigueur prévoyant la constitution du Tribunal
auraient été déclarées inopérantes en ce qui con-
cerne la plainte en question et le Tribunal aurait
été déclaré non compétent. Selon la seconde déci-
sion, le fait de ne pas soulever la question à un
moment opportun constituait une renonciation au
droit de contester la compétence du Tribunal sur
ce point.
Les appelants soutiennent que, parce qu'ils
n'étaient pas représentés par un professionnel du
droit au moment où la question aurait dû être
soulevée, ils ne peuvent pas être considérés comme
ayant renoncé au droit de la soulever maintenant.
Aucune jurisprudence n'a été citée à l'appui de
cette proposition, et je ne suis pas convaincu que
celle-ci soit valable; je ne crois toutefois pas néces-
saire d'exprimer une opinion définitive. Ce n'est
pas la décision du Tribunal qu'on nous demande
présentement d'examiner. Il s'agit en l'espèce d'un
appel interjeté à l'encontre d'une décision de la
Division de première instance selon laquelle les
appelants ont désobéi à une ordonnance de la
Cour. En fait, les appelants allèguent que, à la
suite de chaque demande visant à les faire déclarer
coupables d'avoir désobéi à cette ordonnance, leur
droit d'en contester la validité s'en trouve renou-
velé. Cette hypothèse est, elle aussi, non perti-
nente.
Le fait est qu'il s'agissait d'une ordonnance de la
Cour qui était encore en vigueur durant tout le
temps que les appelants ont fait les actes qui, selon
le juge de première instance, transgressaient l'or-
donnance. S'il a eu raison de conclure que le
non-respect de l'ordonnance constituait un outrage
au tribunal, il continue d'en être ainsi même si
l'ordonnance est annulée par la suite pour quelque
raison.
L'allégation des appelants ne pourrait être perti-
nente que dans le cas d'une ordonnance qui serait
nulle. Elle porte ici sur une ordonnance qui, selon
eux, devrait être annulée mais dont ils ne peuvent
dire qu'elle est nulle. Elle est considérée en droit
comme une ordonnance rendue par une cour supé-
rieure dans le cadre de la compétence d'attribution
qui lui a été conférée expressément par le
Parlement.
Je suis le raisonnement du juge O'Leary dans
Canada Metal Co. Ltd. et al. v. Canadian Broad
casting Corp. et al. (No. 2) (1974), 4 O.R. (2d)
585 (H.C.), à la page 613, confirmé par (1975), 11
O.R. (2d) 167 (C.A.):
[TRADUCTION] Permettre la transgression des ordonnances de
la Cour ouvrirait la voie à l'anarchie; toute l'administration de
la justice se trouverait déconsidérée par ce manque de respect.
Chaque jour, des milliers de Canadiens s'adressent à nos tribu-
naux pour obtenir un redressement à l'encontre des actes
illégitimes d'autrui. S'il peut n'être tenu aucun compte des
redressements que les tribunaux accordent pour corriger ces
torts, il ne restera plus alors à chaque citoyen qu'à se faire
justice lui-même. L'irrespect des citoyens envers les tribunaux
entraînera rapidement la ruine de notre société.
Le juge O'Leary traitait alors de la transgression
d'une injonction interlocutoire obtenue à la suite
d'une demande ex parte qui, par sa nature même,
était susceptible de prendre fin lors de l'audition
des parties liées par elle.
La personne qui est liée par une ordonnance
d'un tribunal doit se soumettre à cette ordonnance
pendant que celle-ci reste en vigueur, quelque
imparfaite qu'elle puisse la considérer ou quelque
imparfaite qu'elle puisse réellement être. L'ordre
public exige que ce soit l'application régulière de la
loi qui fasse échec à une ordonnance, et non pas
son inobservation.
LE CARACTÈRE TROP VAGUE DE L'ORDONNANCE
Voilà une autre allégation fausse. Les appelants
voudraient nous faire admettre que l'ordonnance
ne consiste que dans cette seule phrase:
Par conséquent, nous ordonnons que les défendeurs cessent leur
pratique discriminatoire en utilisant le téléphone pour trans-
mettre de façon répétée les messages enregistrés mentionnés
dans les plaintes.
Pour déterminer si une ordonnance est ou non trop
vague, il s'agit de se demander si l'intention
recherchée est vérifiable ou compréhensible pour
une personne d'une intelligence moyenne qui lit le
texte de bonne foi. À mon avis, la conclusion qui
précède cette phrase, reproduite ci-dessus, satisfait
amplement elle-même à ce critère sans qu'il soit
nécessaire d'avoir recours au reste du texte. Les
appelants n'ont pas pu douter de bonne foi que ce
qui leur était interdit était les messages de nature à
exposer les Juifs à la haine et au mépris.
L'ABSENCE DE MOTIFS ET DE CONCLUSIONS DE
FAIT
La proposition selon laquelle le juge de première
instance n'a pas conclu à la transgression de l'or-
donnance par les appelants n'est pas fondée. Il est
manifeste que cette conclusion figure implicite-
ment dans la décision elle-même. La question est
la suivante: la preuve appuyait-elle cette conclu
sion?
Les messages transmis de 1977 1979 ont été
bien décrits par le juge Dubé dans ses motifs en
date du 21 février 1980 comme
diffus[ant] le même genre de messages: un complot internatio
nal ourdi par certains Juifs corrompus visant à priver les
personnes qui appellent de leur patrimoine, il est temps pour la
race blanche de se défendre.
Suivent des extraits de la transcription du message
du 25 février 1983, qui faisait partie de ceux qui
ont été déposés en preuve lors de la présente
demande.
[TRADUCTION] Sans la liberté d'expression, nous péririons. Peu
de gens savent ce qu'est réellement le communisme ... dévoiler
toute la vérité sur le communisme est un sujet tabou. Mais on
ne comprend pas en général que la déchéance des moeurs, les
problèmes économiques et les guerres découlent tous de la
même source qui produit le communisme ... La Fed's Kuhn-
Loeb High Bank a financé la Révolution russe. Le numéro de
décembre de Thunderbolt, qui est interdit au Canada, indique
que le vrai nom d'Andropov est Leiberman ... Le Toronto Star
du 14 novembre mentionne au sujet d'Andropov: «La famille de
sa mère est juive presque sans aucun doute.» Le fondateur du
communisme, Karl Marx, dont le véritable nom était Moïse
Mordecai Lévy, était le petit-fils du rabbin Mordecai. L'Armée
soviétique a été mise sur pied par Trotsky, dont le véritable
nom est Bronstein. Aidez le Western Guard à démasquer ces
banquiers et leurs représentants. Faites parvenir votre contribu
tion par la poste à ...
Il existait manifestement des éléments de preuve à
partir desquels le juge de première instance a pu
conclure que les appelants ont contrevenu à l'or-
donnance de cesser et de s'abstenir. Le message est
sans équivoque: la Juiverie est à la source du
communisme; la déchéance des mœurs, les problè-
mes économiques et les guerres viennent tous de
cette même source. Cela peut parfaitement expo-
ser les Juifs, individuellement et collectivement, au
mépris ou à la haine de toute personne qui admet
cela comme vrai.
Le fait pour un juge de première instance de ne
pas motiver un jugement ne constitue pas en soi
une erreur justifiant l'intervention d'une cour d'ap-
pel. En l'absence de motifs, nous devons supposer
que les éléments de preuve ont reçu toute la consi-
dération voulue. Après avoir déclaré le parti cou-
pable d'outrage au tribunal, le juge de première
instance ne lui a infligé aucune amende. Bien que,
à mon avis, cette omission ne puisse s'expliquer,
elle ne fait pas l'objet du présent appel.
Je crois qu'il convient de faire remarquer que,
bien qu'aucun juge ne soit tenu de motiver ses
jugements, lorsqu'un juge de la Cour fédérale du
Canada le fait, comme le dossier indique que ce
fut le cas le 24 janvier 1984, il est tenu par la loi
de verser ses motifs au dossier. La Loi sur la Cour
fédérale [S.R.C. 1970 (2e Supp.), chap. 10]
prévoit:
51. Lorsqu'un juge motive un jugement rendu par lui ou par
un tribunal dont il est membre, il doit déposer une copie de
l'énoncé des motifs au greffe de la Cour.
Je ne sais absolument pas quelle mesure adéquate
peut prendre une partie dans le cadre du processus
d'appel de la Cour lorsqu'un juge ne satisfait pas à
cette obligation légale. En vertu de sa compétence
d'attribution, la Cour entend les appels interjetés
des décisions de la Division de première instance,
mais elle ne s'occupe pas des plaintes fondées sur
les fautes d'omission.
LA VÉRITÉ
L'allégation des appelants concernant la véracité
des faits en cause comporte deux volets. Le pre
mier se fonde sur la déclaration suivante figurant
dans la décision du Tribunal:
Il semblerait, à la lumière de son contre-interrogatoire des
témoins et de sa thèse, que M. Taylor tentait d'établir la
véracité de ses déclarations enregistrées sur les Juifs. Chose
étrange, l'établissement de la vérité n'est pas en litige dans cette
affaire. Dans la définition des défenses énoncées au paragraphe
281.2(3) du Code criminel, la vérité constitue une défense
contre les poursuites criminelles pour incitation publique à la
haine à l'égard d'un groupe qui se différencie des autres par la
couleur, la race, la religion ou l'origine ethnique; la Loi cana-
dienne sur les droits de la personne ne contient cependant
aucune défense équivalente. Le Parlement a jugé que l'utilisa-
tion du téléphone pour ce genre de message discriminatoire est
répréhensible au point que rien ne justifie les défendeurs de
propager ces messages. La seule question en litige consiste donc
à établir si les communications téléphoniques des défendeurs
sont susceptibles d'exposer des personnes à la haine ou au
mépris.
Les appelants soutiennent qu'il s'agissait d'une
erreur de droit si énorme qu'elle réduisait à néant
toute conclusion selon laquelle ils étaient coupables
d'avoir désobéi à une ordonnance fondée sur cette
erreur.
Cette allégation n'est pas recevable. La validité
de l'ordonnance du Tribunal ne fait pas l'objet du
présent litige. Que le Tribunal ait commis ou non
une erreur de droit, son ordonnance est toujours en
vigueur à titre d'ordonnance de la Cour et, ainsi
qu'il a déjà été mentionné, les appelants ont le
devoir de s'y conformer tant qu'elle reste effective-
ment en vigueur. Même si l'on admet, aux simples
fins de la discussion, que l'adoption de la Charte
pourra, lorsqu'il sera statué sur la question, rendre
tout à fait inadmissible la façon dont le Tribunal
perçoit la loi, la contestation concomitante de l'or-
donnance elle-même n'est pas pertinente à la pré-
tention selon laquelle les appelants ne sont pas
coupables d'avoir désobéi à cette ordonnance.
Les appelants prétendent également que les
messages qu'on a jugés contraires à l'ordonnance
du Tribunal exposent simplement la vérité et que,
pour cette raison, on ne peut pas conclure qu'ils lui
ont désobéi. Ils avancent que leur but était de dire
la vérité et non pas de désobéir à l'ordonnance. Les
extraits susmentionnés tirés du message du 25
février 1983 servent à illustrer leur allégation. Ils
disent, et je l'admets aux fins de cette allégation,
que les publications citées contenaient effective-
ment les déclarations qui leur sont attribuées et
qu'Andropov, Marx et Trotsky étaient des commu-
nistes et tous, dans une certaine mesure, de sang
juif. Ce sont les faits véridiques que le message
énonçait, disent-ils.
La méthode des appelants, qui consiste à choisir
seulement des déclarations particulières, constitue
une approche inacceptable et non valide lorsqu'il
s'agit de déterminer le but du message qui les
contient. Elles faisaient seulement partie du mes
sage. C'était l'ensemble du message qui était
transmis et c'est l'ensemble du message qui doit
être interprété pour déterminer si sa transmission
allait ou non à l'encontre de l'ordonnance.
L'allégation en question des appelants reprend,
dans une certaine mesure, celle qui était fondée sur
l'absence des motifs en première instance. De nou-
veau, nous devons présumer que le juge de pre-
mière instance a pris en considération les moyens
qui lui ont été exposés. Aucune personne raisonna-
ble, qui considérerait les messages dans leur
ensemble, ne pourrait conclure qu'ils visaient seu-
lement à faire connaître la vérité; ils visaient mani-
festement à divulguer ce que l'ordonnance prohi-
bait: un message susceptible d'exposer les Juifs à
la haine ou au mépris. A mon avis, l'allégation des
appelants n'est pas bien fondée en fait.
De toute façon, même si les appelants avaient
établi que leur but était seulement de dire la vérité,
ils n'en auraient pas moins été coupables d'outrage
au tribunal. Le droit a été correctement exposé par
la Cour d'appel de l'Ontario dans Re Sheppard
and Sheppard (1976), 67 D.L.R. (3d) 592, aux
pages 595 et 596:
[TRADUCTION] Nous sommes donc tous d'avis que, pour
qu'il y ait outrage au tribunal, il n'est pas nécessaire de prouver
que le défendeur avait l'intention de désobéir ou de passer outre
à l'ordonnance de la Cour. L'infraction consiste à faire inten-
tionnellement un acte qui, de fait, est défendu par l'ordonnance.
L'absence de l'intention de désobéir constitue une circonstance
atténuante mais non pas une circonstance justificatrice.
C'est à bon droit qu'a été rejeté le plaidoyer des
appelants selon lequel ils voulaient seulement faire
connaître la vérité et non pas désobéir à
l'ordonnance.
LA CHARTE DES DROITS
Puisque les appelants étaient tenus de respecter
l'ordonnance tant qu'elle restait en vigueur comme
ordonnance de la Cour, l'accueil subséquent de
leur demande visant à faire déclarer le paragraphe
13(1) invalide sur le plan constitutionnel ne saurait
avoir aucun effet sur la conclusion selon laquelle
ils étaient coupables. Le juge de première instance
l'a compris; autrement il n'aurait pas pu les recon-
naître coupables onze mois avant de statuer sur la
question constitutionnelle. Il aurait pu et, à mon
avis, il aurait dû statuer sur ce fondement. Il est à
souhaiter que, avec la pratique, les tribunaux refu-
seront de se prononcer inutilement sur des ques
tions concernant la Charte même lorsque les par
ties sont toutes disposées à faire trancher ces
questions. Les remarques incidentes transparentes
tendent à banaliser le processus judiciaire, sinon la
Charte. Cela dit, le juge de première instance s'est
effectivement prononcé sur la question de fond, et
le présent appel porte sur ce jugement.
Les appelants avancent que le paragraphe 13 (1)
de la Loi canadienne sur les droits de la personne
ne constitue pas une limite raisonnable à la liberté
d'expression qui leur est garantie par l'alinéa 2b)
de la Charte canadienne des droits et libertés. Les
appelants et la Commission sont d'accord sur le
fait que cette question doit être tranchée en recou-
rant à l'article 1 de la Charte. Le procureur géné-
ral soutient que le paragraphe 13(1) ne doit vrai-
ment pas être considéré comme une limite à la
liberté d'expression et qu'il n'est donc pas néces-
saire de se reporter à l'article 1. Il convient de
reproduire de nouveau le paragraphe 13(1) ainsi
que les dispositions pertinentes de la Charte.
13. (1) Constitue un acte discriminatoire le fait pour une
personne ou un groupe de personnes agissant d'un commun
accord d'utiliser ou de faire utiliser un téléphone de façon
répétée en recourant ou en faisant recourir aux services d'une
entreprise de télécommunication relevant de la compétence du
Parlement pour aborder ou faire aborder des questions suscepti-
bles d'exposer à la haine, au mépris ou au ridicule des person-
nes appartenant à un groupe identifiable pour un motif de
distinction illicite.
1. La Charte canadienne des droits et libertés garantit les
droits et libertés qui y sont énoncés. Ils ne peuvent être res-
treints que par une règle de droit, dans des limites qui soient
raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le
cadre d'une société libre et démocratique.
2. Chacun a les libertés fondamentales suivantes:
a) liberté de conscience et de religion;
b) liberté de pensée, de croyance, d'opinion et d'expression, y
compris la liberté de la presse et des autres moyens de
communication;
c) liberté de réunion pacifique;
d) liberté d'association.
Le procureur général appuie sa position sur des
jugements rendus respectivement par le juge
Wilson dans l'affaire R. c. Jones, [1986] 2 R.C.S.
284, et par le juge en chef Dickson dans l'affaire
R. c. Edwards Books and Art Ltd., [ 1986] 2
R.C.S. 713. Dans la première affaire, la Cour
examinait la prétendue violation de la liberté de
religion par une loi sur la fréquentation obligatoire
de l'école. Une majorité de juges, dont madame le
juge Wilson, a conclu à l'absence de violation et,
dans ses motifs dissidents en partie, celle-ci a
ajouté, aux pages 313 et 314:
Toutefois, même en présumant que cette loi ait bien un effet
sur les croyances de l'appelant, ce dont je doute pour les raisons
que je viens de donner, ce ne sont pas tous les effets d'une loi
sur les croyances ou les pratiques religieuses qui sont une
atteinte à la garantie constitutionnelle conférée à la liberté de
religion. L'alinéa 2a) n'oblige pas le législateur à n'entraver
d'aucune manière la pratique religieuse. L'action législative ou
administrative dont l'effet sur la religion est négligeable, voire
insignifiant, ne constitue pas à mon avis une violation de la
liberté de religion.
Dans la deuxième affaire, une majorité de juges de
la Cour a conclu qu'une loi restreignant les heures
d'ouverture des commerces avait restreint la
liberté de religion de certains marchands et que la
justification de cette restriction avait été démon-
trée comme l'exige l'article premier. Dans un pas
sage de la page 759, auquel souscrit évidemment
une majorité de juges, le juge en chef écrit:
Toute entrave coercitive à l'exercice de croyances religieuses
relève potentiellement de l'al. 2a).
Cela ne veut pas dire cependant que toute entrave à certaines
pratiques religieuses porte atteinte à la liberté de religion
garantie par la Constitution. Cela signifie uniquement qu'une
entrave indirecte ou involontaire ne sera pas, de ce seul fait,
considérée comme non assujettie à la protection de la Charte.
L'alinéa 2a) n'exige pas que les législatures éliminent tout coût,
si infime soit-il, imposé par l'État relativement à la pratique
d'une religion. Autrement, la Charte offrirait une protection
contre une mesure législative laïque aussi inoffensive qu'une loi
fiscale qui imposerait une taxe de vente modeste sur tous les
produits, y compris ceux dont on se sert pour le culte religieux.
A mon avis, il n'est pas nécessaire d'invoquer l'article premier
pour justifier une telle mesure législative.
Il n'y a rien de négligeable, d'insignifiant, d'in-
direct ou d'involontaire dans les répercussions du
paragraphe 13(1) sur la liberté d'expression. Le
paragraphe 13 (1) est une mesure dont la justifica
tion doit se démontrer conformément à l'article 1
de la Charte.
Dans son dossier des sources invoquées, le pro-
cureur général a inclus celles qui suivent, lesquelles
ont été mentionnées dans l'exposé respectif des
faits et du droit tant du procureur général que de
la Commission:
a. La Déclaration des Nations Unies sur l'élimination de
toutes les formes de discrimination raciale, promulguée par
l'Assemblée générale le 20 novembre 1963, résolution 1904
(XVIII);
b. Le Rapport soumis au ministre de la Justice par le Comité
spécial de la propagande haineuse au Canada, en date du
10 novembre 1965, y compris l'Appendice V intitulé
«Législation relative à la propagande haineuse dans d'au-
tres pays»;
c. «L'égalité ça presse!», le premier rapport soumis à la
Chambre des communes par le Comité spécial sur la
participation des minorités visibles à la société canadienne,
en date du 8 mars 1984;
d. Étude sur la mise en ouvre de l'article 4 de la Convention
internationale sur l'élimination de toutes les formes de
discrimination raciale, publiée le 18 mai 1983 par le Secré-
taire général des Nations Unies;
e. Le quatrième Rapport présenté par le Canada au Secré-
taire général des Nations Unies en vertu de la Convention
internationale sur l'élimination de toutes les formes de
discrimination raciale, en date du mois d'août 1978;
f. L'Annexe XXIV du Rapport du Comité des droits de
l'homme présenté à la 38» session de l'Assemblée générale
des Nations Unies, qui constitue une décision du Comité,
en date du 6 avril 1983, rejetant une plainte soumise par
les présents appelants concernant, entre autres, le refus
susmentionné d'une autorisation de pourvoi par la Cour
suprême du Canada et l'instance qui a mené à ce refus.
Aucun des documents ci-dessus ne figure dans le
dossier d'appel. On n'a pas laissé entendre qu'ils
ont été déposés en preuve en Division de première
instance. Le dossier révèle effectivement que cer-
tains ont été déposés en preuve devant le tribunal.
À l'audition de l'affaire, la Cour s'est demandé s'il
convenait qu'elle les examine en l'absence tant
d'une demande d'autorisation en vue de déposer
d'autres éléments de preuve, que de leur preuve
faite de façon régulière.
Comme l'arrêt La Reine c. Oakes, [ 1986] 1
R.C.S. 103 est postérieur à la décision qui fait
l'objet du présent appel, il n'est pas surprenant que
les intimés voient maintenant l'avantage de présen-
ter des éléments de preuve pertinents à une justifi
cation fondée sur l'article 1. Les Règles prévoient
des moyens de permettre à la Cour de recevoir des
éléments de preuve. Ces moyens ne comprennent
pas la réception irrégulière d'éléments de preuve
sous le couvert de sources juridiques. Je ne crois
pas que nous puissions convenablement examiner
l'une des sources déjà mentionnées. Je ne l'ai pas
fait.
Il ne fait aucun doute que la limite imposée à la
liberté d'expression des appelants par le paragra-
phe 13(1) de la Loi canadienne sur les droits de la
personne est imposée par une règle de droit. La
question est de savoir si c'est une «limite qui [est]
raisonnable et dont la justification puisse se
démontrer dans le cadre d'une société libre et
démocratique». Les critères applicables à cet égard
ont été établis par la Cour suprême du Canada
dans l'arrêt Oakes. Certains de ces critères sont
résumés de façon suffisante dans le sommaire [à la
page 105]:
L'article premier de la Charte remplit deux fonctions: pre-
mièrement, il garantit les droits et libertés énoncés dans les
dispositions qui le suivent; et, deuxièmement, il établit explicite-
ment les seuls critères justificatifs (à part ceux de l'art. 33 de la
Loi constitutionnelle de 1982) auxquels doivent satisfaire les
restrictions apportées à ces droits et libertés.
La charge de prouver qu'une restriction à un droit garanti
par la Charte est raisonnable et que sa justification peut se
démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique
incombe à la partie qui demande le maintien de cette restric
tion. Les restrictions apportées à des droits garantis par la
Constitution constituent nettement des exceptions à la garantie
générale dont ceux-ci font l'objet. On présume que les droits
énoncés dans la Charte sont garantis, à moins que la partie qui
invoque l'article premier ne puisse satisfaire aux critères excep-
tionnels qui justifient leur restriction.
La norme de preuve applicable aux fins de l'article premier
est la preuve selon la prépondérance des probabilités ... le
critère de la prépondérance des probabilités doit être appliqué
rigoureusement.
Dans son jugement, auquel les autres juges ont
tous souscrit sur cette question, le juge en chef a
ajouté, aux pages 138 et suivantes:
Pour établir qu'une restriction est raisonnable et que sa
justification peut se démontrer dans le cadre d'une société libre
et démocratique, il faut satisfaire à deux critères fondamen-
taux. En premier lieu, l'objectif que visent à servir les mesures
qui apportent une restriction à un droit ou à une liberté
garantis par la Charte, doit être «suffisamment important pour
justifier la suppression d'un droit ou d'une liberté garantis par
la Constitution»: R. c. Big M Drug Mart Ltd. ([1985] 1 R.C.S.
295), la p. 352. La norme doit être sévère afin que les
objectifs peu importants ou contraires aux principes qui consti
tuent l'essence même d'une société libre et démocratique ne
bénéficient pas de la protection de l'article premier. Il faut à
tout le moins qu'un objectif se rapporte à des préoccupations
urgentes et réelles dans une société libre et démocratique, pour
qu'on puisse le qualifier de suffisamment important.
En deuxième lieu, dès qu'il est reconnu qu'un objectif est
suffisamment important, la partie qui invoque l'article premier
doit alors démontrer que les moyens choisis sont raisonnables et
que leur justification peut se démontrer. Cela nécessite l'appli-
cation d'«une sorte de critère de proportionnalité»: R. c. Big M
Drug Mart Ltd., précité, à la p. 352. Même si la nature du
critère de proportionnalité pourra varier selon les circonstances,
les tribunaux devront, dans chaque cas, soupeser les intérêts de
la société et ceux de particuliers et de groupes. À mon avis, un
critère de proportionnalité comporte trois éléments importants.
Premièrement, les mesures adoptées doivent être soigneusement
conçues pour atteindre l'objectif en question. Elles ne doivent
être ni arbitraires, ni inéquitables, ni fondées sur des considéra-
tions irrationnelles. Bref, elles doivent avoir un lien rationnel
avec l'objectif en question. Deuxièmement, même à supposer
qu'il y ait un tel lien rationnel, le moyen choisi doit être de
nature à porter «le moins possible» atteinte au droit ou à la
liberté en question: R. c. Big M Drug Mart Ltd., précité, à la p.
352. Troisièmement, il doit y avoir proportionnalité entre les
effets des mesures restreignant un droit ou une liberté garantis
par la Charte et l'objectif reconnu comme «suffisamment
important».
Quant au troisième élément, il est évident que toute mesure
attaquée en vertu de l'article premier aura pour effet général de
porter atteinte à un droit ou à une liberté garantis par la
Charte; d'où la nécessité du recours à l'article premier. L'ana-
lyse des effets ne doit toutefois pas s'arrêter là. La Charte
garantit toute une gamme de droits et de libertés à l'égard
desquels un nombre presque infini de situations peuvent se
présenter. La gravité des restrictions apportées aux droits et
libertés garantis par la Charte variera en fonction de la nature
du droit ou de la liberté faisant l'objet d'une atteinte, de
l'ampleur de l'atteinte et du degré d'incompatibilité des mesu-
res restrictives avec les principes inhérents à une société libre et
démocratique. Même si un objectif est suffisamment important
et même si on a satisfait aux deux premiers éléments du critère
de proportionnalité, il se peut encore qu'en raison de la gravité
de ses effets préjudiciables sur des particuliers ou sur des
groupes, la mesure ne soit pas justifiée par les objectifs qu'elle
est destinée à servir. Plus les effets préjudiciables d'une mesure
sont graves, plus l'objectif doit être important pour que la
mesure soit raisonnable et que sa justification puisse se démon-
trer dans le cadre d'une société libre et démocratique.
En résumé, nous devons être convaincus qu'il y a
de fortes probabilités que la limite imposée par le
paragraphe 13(1) la liberté d'expression consti-
tue une limite raisonnable dans le cadre d'une
société libre et démocratique. Notre décision doit
s'élaborer dans le contexte de la liberté d'expres-
sion dont jouissent les personnes au Canada en
général, et non pas par rapport aux circonstances
propres aux appelants. Nous ne sommes cependant
pas tenus de prendre en considération tous les
motifs de distinction illicite mais seulement ceux
qui sont en cause: la race et la religion.
Nous ne possédons aucune preuve. L'arrêt
Oakes, en faisant remarquer que la preuve est
nécessaire en général, prévoyait qu'elle ne le serait
pas toujours. Dans l'arrêt R. c. Jones, une majorité
de juges de la Cour n'a pas trouvé nécessaire
d'entamer une analyse en vertu de l'article pre
mier. Au nom de la minorité, qui a jugé cette
démarche nécessaire, le juge La Forest (aux motifs
duquel ont souscrit le juge en chef Dickson et le
juge Lamer) a déclaré à la page 299 en se repor-
tant à cette observation faite dans l'arrêt Oakes:
... le Juge en chef a établi clairement que c'est le cas seule-
ment «[l]orsqu'une preuve est nécessaire pour établir les élé-
ments constitutifs d'une analyse en vertu de l'article premier»
(p. 138). Je ne crois pas qu'une telle preuve soit nécessaire en
l'espèce. On doit considérer qu'un tribunal a une connaissance
générale de notre histoire et de nos valeurs, et qu'il connaît au
moins les visées et le fonctionnement généraux de notre société.
Nous ne nous intéressons pas à des faits particuliers.
Nous devons nous fonder sur ce point.
Il me semble que la préoccupation de toute
société libre et démocratique d'éviter la diffama-
tion de particuliers ou de groupes en raison de leur
race ou de leur religion va de soi. La population du
Canada, tout particulièrement, se compose d'im-
migrants et de descendants d'immigrants de nom-
breuses races et de diverses religions ainsi que
d'une communauté autochtone de races différentes
de la vaste majorité de la population immigrante.
Le Canada reconnaît son multiculturalisme non
seulement comme une réalité mais comme une
caractéristique positive de sa personnalité natio-
nale.
Il ne me semble pas nécessaire que la diffama-
tion en raison de la race ou de la religion soit
répandue ou fasse l'objet d'un intérêt attentif et
général du public pour qu'il devienne urgent et
important d'essayer de l'éviter. Dans un contexte
tout à fait différent, la minorité de juges qui, dans
l'arrêt Jones, a examiné la justification fondée sur
l'article premier semble avoir partagé une opinion
semblable. Rien n'indiquait que l'absence de
l'école pour des motifs religieux était répandue ou
causait une grande inquiétude en Alberta.
Nous sommes témoins aujourd'hui des événe-
ments qui se passent en Ulster, au Pendjab, à Sri
Lanka et au Liban. La liste n'est pas exhaustive.
Ces pays luttent tous, malgré la violence attisée
par la haine raciale ou religieuse, ou les deux, pour
rester des sociétés libres et démocratiques; peut-
être même nous semblent-ils avoir déjà perdu cette
lutte. J'admets volontiers qu'il est en soi urgent et
important pour une société libre et démocratique
d'éviter la propagation de la haine visant de telles
cibles. Je ne suis nullement tenté d'être en désac-
cord avec la décision évidente du Parlement que tel
est bien le cas.
Le libellé du paragraphe 13(1) révèle un rapport
étroit entre cette disposition et son objet. Son lien
rationnel avec l'objectif recherché ne pourrait
guère être plus manifeste. La limite qu'il impose à
la liberté d'expression vise précisément les prati-
ques particulières de ceux qui abusent de leur
liberté en utilisant le téléphone pour transmettre
de façon répétée des messages haineux.
En ce qui concerne la troisième branche du
critère, le régime législatif fait montre de modéra-
tion plutôt que de sévérité. Je ne vois pas la
nécessité d'exposer les dispositions pertinentes de
la Loi canadienne sur les droits de la personne. Il
s'agit, en tout ou en partie, des articles 2, 3, 4, 13,
32, 33, 35, 36, 39, 40, 41, 42, 42.1 et 43. Les
articles 18 et 28 de la Loi sur la Cour fédérale et
la Règle 355 de la Cour sont également pertinents.
La décision qu'une personne ou un groupe a
contrevenu au paragraphe 13(1) est rendue par un
tribunal à la suite d'une audience qui doit se
dérouler selon les préceptes de la justice naturelle.
Une plainte ne peut pas être renvoyée à un tribu
nal sans que le présumé transgresseur ait été infor-
mé—et puisse jouir—de la possibilité de réfuter
cette plainte ainsi que les éléments de preuve sur
lesquels la Commission va se fonder pour décider
de l'opportunité de constituer un tribunal. A moins
que le tribunal se compose lui-même de trois mem-
bres, l'appel est soumis à un tribunal d'appel de
trois membres. Les deux sont assujettis à la sur
veillance judiciaire quant au déroulement de leurs
audiences, et la décision finale est susceptible de
contrôle judiciaire. La seule ordonnance qui puisse
être rendue est une ordonnance de cesser et de
s'abstenir. C'est seulement après que l'ordonnance
a été déposée au greffe de la Cour et que le
contrevenant, après avoir eu la possibilité de com-
paraître à une audience de justification, a été
déclaré coupable dans le cadre d'une poursuite
judiciaire d'avoir continué d'enfreindre l'ordon-
nance de cesser et de s'abstenir, qu'une peine peut
être infligée. La peine maximale prévue actuelle-
ment est une amende de 5 000 $ ou une année
d'emprisonnement, mais non les deux à la fois.
Ce volet de la peine ne me semble pas fondé.
Tout compte fait, l'intérêt d'une société libre et
démocratique d'éviter la transmission répétée par
téléphone de messages haineux fondés sur la race
ou la religion l'emporte manifestement sur l'intérêt
qu'elle a de tolérer l'exercice, par ce moyen, de la
liberté d'expression des personnes ayant des dispo
sitions de ce genre.
CONCLUSION
Le procureur général, bien qu'il figure comme
intimé dans l'avis d'appel, a eu qualité d'interve-
nant, à sa demande, en Division de première ins
tance. Par conséquent, je rejetterais l'appel avec
les dépens en faveur de la Commission. La révoca-
tion du sursis d'exécution de l'ordonnance d'incar-
cération relève de la Division de première instance.
LE JUGE STONE: Je souscris aux présents
motifs.
LE JUGE LACOMBE: Je souscris aux présents
motifs.
Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.