T-7690-82
Kruger Inc., Hesselbacher Papier—Import and
Export (Gmbh and Co.) (demanderesses)
c.
Baltic Shipping Company (défenderesse)
RÉPERTORIÉ: KRUGER INC. C. BALTIC SHIPPING Co.
Division de première instance, juge Pinard—
Montréal, 13, 14, 15, 20, 21, 22, 23, 27, 28, 29, 30
janvier et 3, 4, 5, 6, 10, 11, 12, 13, 18, 19 février;
Ottawa, 6 mai 1987.
Droit maritime — Transport de marchandises — Perte de la
cargaison lorsqu'un navire sombre pendant une tempête vio-
lente — Responsabilité du propriétaire du navire — S'agit-il
d'une perte attribuable à des périls exclus par les Règles de la
Haye? — Charge de la preuve — Périls de la mer — Prévisi-
bilité de violentes tempêtes dans l'Atlantique Nord en hiver —
Les manches à air se brisent permettant à l'eau d'embarquer
— Innavigabilité résultant de l'omission d'exercer une dili
gence raisonnable dans la conception et la construction des
manches à air.
Pratique — Intérêts — Intérêts courus avant jugement dans
les affaires en matière d'amirauté — Intérêts adjugés selon le
taux privilégié mensuel moyen des banques à charte.
Il s'agit d'une action intentée par les propriétaires d'une
cargaison de papier journal pour la perte de celle-ci en pleine
mer par suite du naufrage du navire de la défenderesse pendant
une tempête violente.
Dans une tentative de se disculper, le transporteur a essayé
d'établir que la perte de la cargaison était attribuable à l'un des
périls exclus énumérés à l'article IV des Règles de la Haye, et
notamment aux «périls de la mer» (art. IV(2)c)).
Jugement: l'action est accueillie.
La tempête qui faisait rage quand le Mekhanik Tarasov a
sombré était très violente avec des vents de force 12 l'échelle
Beaufort et des vagues de 10 ou 11 et parfois jusqu'à 18 mètres.
Malgré sa violence, la tempête n'avait rien d'anormal pour
l'Atlantique Nord en hiver. En fait, il était prévisible qu'une
telle tempête surviendrait probablement au cours du voyage. De
plus, comme le navire avait accès à des prévisions et à des
avertissements météorologiques qui renseignaient avec exacti
tude et bien à l'avance sur la tempête, cela mène à la conclusion
qu'elle a été effectivement prévue. Il est donc évident qu'on
aurait pu et aurait dû prendre des mesures pour y parer.
Les manches à air ne comportaient pas de «vices cachés» au
sens de l'alinéa IV(2)p) des Règles de la Haye. Il a été établi
que les manches à air qui se sont brisées n'avaient pas été bien
conçues en ce qu'elles n'avaient pas été spécialement renforcées
par des supports ou des goussets pour leur permettre de résister
aux conditions qui prévalent dans l'Atlantique Nord en hiver.
N'ayant pas établi que la perte de la cargaison avait résulté
de l'un des périls exclus énumérés à l'article IV des Règles de
la Haye, le transporteur, s'il ne veut pas être jugé responsable,
doit démontrer qu'il a exercé une diligence raisonnable pour
mettre le navire en état de navigabilité avant et au début du
voyage. Il ne suffit pas de prouver que le Mekhanik Tarasov
satisfaisait aux exigences du U.S.S.R. Register of Shipping,
comme en témoignent les certificats de classification délivrés
par ledit Register. Le navire a subi sans encombre les différen-
tes inspections quadriennales et annuelles exigées par le Regis
ter. Il n'existe aucune preuve qu'une personne ou une organisa
tion quelconque ait jamais vérifié les manches à air aux stades
de la conception ou de la construction ou à un stade ultérieur
ou a exercé une diligence raisonnable à leur égard. Il n'y a
aucune preuve que Baltic a exercé une diligence raisonnable
relativement à la construction ou à la conception des manches à
air. Par conséquent, la défenderesse n'est pas parvenue à établir
qu'elle a exercé une diligence raisonnable afin de mettre le
Mekhanik Tarasov en état de navigabilité avant et au début du
voyage.
En ce qui concerne les intérêts, il est bien établi que la Cour
jouit en matière d'amirauté d'un pouvoir discrétionnaire d'adju-
ger comme partie intégrante des dommages-intérêts les intérêts
courus avant jugement. Suivant l'arrêt aCielo Bianco., les
intérêts sont adjugés selon le taux privilégié mensuel moyen des
banques à charte en vigueur pendant les périodes en cause.
LOIS ET RÈGLEMENTS
Loi sur le transport des marchandises par eau,
S.R.C. 1970, chap. C-15, Ann., Art. III(1),(2),
IV( 1 ),( 2 )a),c),d),p),q)•
JURISPRUDENCE
DÉCISIONS APPLIQUÉES:
Goodfellow (Charles) Lumber Sales Ltd. c . Verreault et
autres, [1971] R.C.S. 522; (1970), 17 D.L.R. (3d) 56;
Federal Commerce and Navigation Co. Ltd. c . Eisenerz,
[1974] R.C.S. 1225; [1975] 1 Lloyd's Rep. 105 (sub
nom. The «Oak Hill.); Dimitrios N. Rallias (Part Cargo
ex) (1922), 13 Ll. L. Rep. 363 (C.A.); Minister of
Materials v. Wold Steamship Company, Ltd., [1952] 1
Lloyd's Rep. 485 (Q.B.); Grain Growers Export Co. v.
Canada Steamship Lines Limited (1917-18), 43 O.L.R.
330 (Div. d'appel); Union of India v. N.V. Reederij
Amsterdam, [1963] 2 Lloyd's Rep. 223 (H.L.), confir-
mant [1962] 1 Lloyd's Rep. 539 (Q.B.D., Comm. Ct.);
W. Angliss & Co. (Australia) Proprietary, Ld. v. Penin
sular and Oriental Steam Navigation Co., [1927] K.B.
456; Riverstone Meat Company, Pty., Ltd. v. Lancashire
Shipping Company, Ltd., [1961] 1 Lloyd's Rep. 57
(H.L.); Amjay Cordage Limited c. Le navire «Marga-
rita» (1979), 28 N.R. 265 (C.A.F.); N.V. Bocimar, S.A.
c. Century Insurance Co. of Canada (1984), 53 N.R. 383
(C.A.F.); Canadian Brine Ltd. v. The Ship «Scott Mise-
ner» and Her Owners, [1962] R.C.É. 441; Cie de Télé-
phone Bell c. Le «Mar-Tirenno», [1974] 1 C.F. 294 (lfe
inst.); [1976] 1 C.F. 539 (C.A.); Algoma Central Rail
way c. Le «Cielo Bianco., jugement en date du 22
novembre 1984, Cour fédérale, Division de première ins
tance, T-5213-78, inédit; infirmé en partie à [1987] 2
C.F. 592 (C.A.); Davie Shipbuilding Limited c. La
Reine, [1984] 1 C.F. 461 (C.A.).
DÉCISIONS CITÉES:
Canada Rice Mills, Ld. v. Union Marine & General
Insurance Co., Ld., [1941] A.C. 55 (P.C.); Wilson, Sons
& Co. v. «Xantho' (Owners of Cargo of) (1887), 12 App.
Cas. 503 (H.L.); Keystone Transports Limited v. Domi
nion Steel & Coal Corporation, Limited, [1942] R.C.S.
495; [1942] 4 D.L.R. 513; 55 C.R.T.C. 221; The Ship
.Trade Wind» v. David McNair & Co. Ltd., [1956]
R.C.É. 228.
DOCTRINE
Carver's Carriage by Sea, vol. 1, 13° éd., R. Colinvaux.
London: Stevens & Sons, 1982.
Tetley, William, Marine Cargo Claims, 2' éd. Toronto:
Butterworths, 1978.
AVOCATS:
George R. Strathy et Kristine A. Connidis
pour les demanderesses.
S. J. Harrington et P. J. Bolger pour la
défenderesse.
PROCUREURS:
Campbell, Godfrey & Lewtas, Toronto, pour
les demanderesses.
McMaster Meighen, Montréal, pour la défen-
deresse Baltic Shipping Company.
NOTE DE L'ARRÊTISTE
Les motifs du jugement qui suivent constituent
une revue et un exposé utiles des périls de la mer
exclus soulevés comme moyen de défense par
les propriétaires de navire dans des actions pour
la perte d'une cargaison ou pour avaries subies
par celle-ci; le directeur général a donc décidé de
les publier en omettant cependant les dix-sept
premières pages, qui contiennent l'exposé des
faits. Ces pages non publiées sont résumées
ci-après.
L'action des demanderesses vise à obtenir des
dommages-intérêts relativement à la perte en
pleine mer d'une cargaison de papier journal. La
défenderesse était la propriétaire d'un navire, le
Mekhanik Tarasov, qui a sombré dans l'Atlantique
Nord pendant une violente tempête d'hiver. Sur
les trente-sept membres de l'équipage, trente-
deux ont perdu la vie. Selon les demanderesses
le navire était innavigable parce que: (1) la cargai-
son était mal arrimée; (2) le navire n'était pas
équipé pour transporter la cargaison de façon
sûre; (3) la conception et la construction des
manches à air du navire étaient défectueuses, de
sorte qu'elles se sont brisées au cours du voyage
et (4) les systèmes de pompage et de purge
étaient insuffisants.
La défenderesse prétend avoir exercé une dili
gence raisonnable pour mettre son navire en état
de navigabilité. Le navire a essuyé une tempête
violente pendant laquelle deux manches à air ont
été perdues, ce qui a permis à l'eau d'embarquer,
par suite de quoi le navire a sombré en dépit des
efforts héroïques faits pour boucher les parties
exposées. La demanderesse invoque en consé-
quence les périls exclus énumérés au paragraphe
2 de l'article IV des Règles sur les connaisse-
ments jointes en annexe à la Loi sur le transport
des marchandises par eau.
D'après la preuve, il y avait vingt-deux man-
ches à air disposées le long des bordures du pont
découvert et du pont du gaillard et les seuls
dispositifs de fermeture se trouvaient sur les
ponts en question. Ces champignons d'aération
n'étaient pas renforcés par des goussets au-des-
sus du pont découvert. Pendant la tempête deux
champignons d'aération ont été perdus et, en
conséquence, l'eau a pu entrer dans les cales.
Certains faits se dégagent de sept radiogram-
mes d'urgence que le capitaine du navire a
envoyés à la défenderesse à Leningrad et au
ministère de la Marine marchande à Moscou. La
Cour a considéré ces communications comme
des aveux contre intérêt. Il s'agit de descriptions
à la fois catégoriques et exactes des événements
en question faites par la personne qui était proba-
blement la mieux placée pour être bien avertie de
la situation.
Un avion de recherche et de sauvetage de
Greenwood (Nouvelle-Écosse) s'était rendu à
l'endroit où se trouvait le navire en détresse et le
pilote a fait une offre d'aide. Le Mekhanik Tara-
sov a répondu n'en avoir pas besoin. Des photo-
graphies prises au moyen d'un appareil photogra-
phique à bord de l'avion montrent la violence de
la mer et le navire qui gîte fortement à tribord. Le
navire a sombré le lendemain.
Ce qui suit est la version française des motifs
du jugement rendus par
LE JUGE PINARD:
Pour en venir maintenant au droit applicable, je
mentionne d'abord les dispositions pertinentes des
articles III et IV de l'annexe de la Loi sur le
transport des marchandises par eau, S.R.C. 1970,
chap. C-15, à savoir les Règles sur les connaisse-
ments (Les Règles de la Haye):
Article III
Responsabilités et obligations
1. Le transporteur sera tenu avant et au début du voyage
d'exercer une diligence raisonnable pour:
a) mettre le navire en état de navigabilité;
b) convenablement armer, équiper et approvisionner le
navire;
e) approprier et mettre en bon état les cales, chambres
froides et frigorifiques et toutes autres parties du navire où
des marchandises sont chargées pour leur réception, trans
port et conservation.
2. Le transporteur, sous réserve des dispositions de l'article
IV, procédera de façon appropriée et soigneuse au chargement,
à la manutention, à l'arrimage, au transport, à la garde, aux
soins et au déchargement des marchandises transportées.
Article IV
Droits et exonérations
1. Ni le transporteur ni le navire ne seront responsables des
pertes ou dommages provenant ou résultant de l'état d'innavi-
gabilité, à moins qu'il ne soit imputable à un manque de
diligence raisonnable de la part du transporteur à mettre le
navire en état de navigabilité ou à assurer au navire un
armement, équipement ou approvisionnement convenables, ou à
approprier et mettre en bon état les cales, chambres froides et
frigorifiques et toutes autres parties du navire où des marchan-
dises sont chargées, de façon qu'elles soient aptes à la réception
au transport et à la préservation des marchandises, le tout
conformément aux prescriptions de l'article III, paragraphe
premier.
Toutes les fois qu'une perte ou un dommage aura résulté de
l'innavigabilité, le fardeau de la preuve en ce qui concerne
l'exercice de la diligence raisonnable tombera sur le transpor-
teur ou sur toute autre personne se prévalant de l'exonération
prévue au présent article.
2. Ni le transporteur ni le navire ne seront responsables pour
perte ou dommage résultant ou provenant:
a) des actes, négligence ou défaut du capitaine, marin, pilote
ou des préposés du transporteur dans la navigation ou dans
l'administration du navire;
e) des périls, dangers ou accidents de la mer ou d'autres
eaux navigables;
d) d'un «acte de Dieu»;
p) de vices cachés échappant à une diligence raisonnable;
q) de toute autre cause ne provenant pas du fait ou de la
faute du transporteur ou du fait ou de la faute des agents ou
préposés du transporteur, mais le fardeau de la preuve
incombera à la personne réclamant le bénéfice de cette
exception et il lui appartiendra de montrer que ni la faute
personnelle ni le fait du transporteur ni la faute ou le fait des
agents ou préposés du transporteur n'ont contribué à la perte
ou au dommage.
Il est également primordial, à ce stade, de se
pencher sur la question du fardeau de la preuve. Je
considère comme suit le critère approprié applica
ble dans les affaires comme celle-ci où le contrat
de transport est assujetti à la Loi sur le transport
des marchandises par eau:
1) Pour commencer, les propriétaires de la cargai-
son n'ont qu'à établir leur droit dans la cargai-
son, le fait qu'elle n'a pas été livrée dans le
même bon état et conditionnement apparent
dans lequel elle a été embarquée et la valeur de
la cargaison perdue ou endommagée. Si le
transporteur n'oppose aucune défense, les
demanderesses auront gain de cause.
2) Le transporteur peut alors reporter le fardeau
de la preuve sur les demanderesses en établis-
sant que la perte ou le dommage résulte de l'un
des périls exclus à l'article IV des Règles de la
Haye.
3) Les propriétaires de la cargaison doivent alors
établir que le transporteur a été négligent ou à
la fois que le navire était dans un état d'innavi-
gabilité et que la perte tient à cet état
d'innavigabilité.
4) Si, compte tenu du contexte de l'innavigabilité,
ces points sont établis, le transporteur ne peut
se libérer qu'en établissant qu'une diligence
raisonnable a été exercée pour mettre le navire
en état de navigabilité.
À mon avis, ces principes s'accordent totalement
avec les Règles de la Haye pertinentes précitées
ainsi qu'avec l'analyse du fardeau de la preuve
faite par la Cour suprême du Canada dans deux
arrêts de cette nature.
Premièrement, dans l'arrêt Goodfellow (Char-
les) Lumber Sales Ltd. c. Verreault et autres,
[1971] R.C.S. 522; (1970), 17 D.L.R. (3d) 56, la
Cour a dit aux pages 524 R.C.S.; 57 et 58 D.L.R.:
Le contrat de transport en cause était assujetti à la Loi sur le
transport des marchandises par eau, S.R.C. 1952, c. 291, et
l'intimé reconnaît comme il convient qu'en vertu de ce contrat
l'appelante n'a qu'à prouver (1) le titre de propriété de la
cargaison à la date de la perte; (2) la quantité et la valeur de la
cargaison embarquée; et (3) le défaut de livraison d'une partie
de cette cargaison ainsi que la valeur de la cargaison perdue.
Cette preuve faite, le voiturier peut se libérer s'il peut prouver
que la perte résulte d'un des périls exclus à l'art. IV de
l'Annexe à la Loi sur le transport des marchandises par eau.
En ce cas, le propriétaire de la cargaison ne peut se faire
indemniser que s'il peut être établi que la perte tient à la
négligence du voiturier ou à ce qu'il n'a pas exercé une dili
gence raisonnable pour que le bâtiment soit en bon état de
navigabilité.
Deuxièmement, dans l'arrêt Federal Commerce
and Navigation Co. Ltd. c. Eisenerz, [ 1974]
R.C.S. 1225 [The «Oak Hill», [1975] 1 Lloyd's
Rep. 105], la Cour suprême du Canada a dit aux
pages 1230 R.C.S.; 108 Lloyd's Rep.:
Je préfère traiter d'abord de l'allégation d'innavigabilité et, à
cet égard, je fais mien le critère énoncé dans Carver's Carriage
by Sea, 12e éd., p. 90 (par. 103), où il est dit:
[TRADUCTION] L'armateur est responsable de toute perte ou
dommage subi par les marchandises, quelle qu'en soit la
cause, si le navire n'était pas en bon état de navigabilité
lorsqu'il a entrepris sa traversée et si la perte n'aurait pu se
produire, sans cette innavigabilité. Pour engager la responsa-
bilité de l'armateur, le propriétaire des marchandises doit
établir l'existence de ces deux éléments, et ne peut recouvrer
des dommages et intérêts pour le seul motif que le navire
n'était pas en bon état de navigabilité; il doit également
démontrer que la perte ou le dommage a été causé par
l'innavigabilité.
Ces principes s'accordent également avec les
commentaires faits sur la même question dans
Carver's Carriage by Sea, vol. 1, 13" éd., page 154,
où il est dit:
[TRADUCTION] Fardeau de la preuve. Normalement le far-
deau de prouver qu'une perte était le résultat d'un péril exclu
incombe à l'armateur qui cherche à se libérer. Ainsi donc, si la
question se pose de savoir si l'avarie subie par une cargaison
résultait d'un mauvais arrimage ou d'un péril exclu, l'armateur
qui invoque l'exclusion doit prouver que l'avarie résultait des
périls de la mer. S'il apparaît que deux causes ont contribué à
la perte et que seulement l'une d'entre elles est exclue, l'arma-
teur doit faire la distinction entre le dommage qui en résultait
et celui qui n'en résultait pas.
Mais si la perte résulte apparemment d'un péril exclu, le
fardeau de prouver que l'armateur ne peut se prévaloir de
l'exclusion pour cause de négligence incombe à celui qui le
prétend.
Ayant énoncé les principes pertinents en ce qui
concerne le fardeau de la preuve, je vais mainte-
nant appliquer le critère approprié à la présente
affaire.
En premier lieu, il est clair, selon ce que je
comprends, que la défenderesse reconnaît que les
demanderesses ont prouvé leur droit pertinent dans
la cargaison de papier journal, que la cargaison a
été entièrement perdue avant la livraison pendant
qu'elle était à bord du navire de la défenderesse et,
en dernier lieu, que la valeur de la cargaison a été
suffisamment prouvée.
En effet, le contrat de vente du papier journal
conclu entre Kruger et Hesselbacher est attesté
par trois factures commerciales en date du 11
février 1982. Le prix de vente total s'élevait à
2 594 300,80 deutsche Marks. Étant donné qu'il
s'agissait d'une vente «c.a.f. Hambourg», Kruger
avait la responsabilité de prendre les dispositions
pour faire transporter la cargaison par eau et pour
payer le fret qui était compris dans le prix de
vente. Hesselbacher a payé le prix de vente du
papier en deutsche Marks, même si le Mekhanik
Tarasov a sombré en route entre Trois-Rivières et
Hambourg, entraînant la perte totale de la cargai-
son. L'assureur-cargaison des demanderesses a
dédommagé Hesselbacher. C'est cet assureur qui
intente la présente action en vertu de son droit de
subrogation. En dernier lieu, comme nous l'avons
vu, le contrat de transport de la cargaison est
attesté par un bordereau de fret lignes régulières
fait le 28 décembre 1981 Montréal et par un
connaissement fait le 4 février 1982 Montréal. Je
traiterai plus loin de la question du montant de
dommages-intérêts de façon plus détaillée.
Les demanderesses ayant donc réussi à déchar-
ger le fardeau initial qui leur incombait, il revenait
alors à la défenderesse d'établir que la perte ou le
dommage résultait de l'un des périls exclus à l'arti-
cle IV des Règles de la Haye.
Je vais donc étudier chacun des périls exclus
invoqués par la défenderesse dans son exposé de la
défense, à savoir les périls prévus aux alinéas
IV (2)a),c),d),p) et q).
ARTICLE IV (2)a)
Au procès, la défenderesse n'a pas essayé de
faire la preuve de ce péril exclu. On a plutôt
beaucoup insisté sur la formation que reçoivent les
officiers et les équipages soviétiques comme le
montrent en particulier le témoignage du capitaine
Yakovlev, un capitaine au service de Baltic, et le
témoignage de Monsieur Sergeev, anciennement
premier adjoint au chef des opérations de Baltic
chargé des réclamations relatives aux cargaisons.
Rien dans la preuve ne laisse supposer que la
défenderesse pouvait, compte tenu des circons-
tances, invoquer ce péril exclu avec sérieux et
réalisme.
ARTICLE IV (2)c)
Le savant avocat de la défenderesse s'est surtout
réclamé des périls de la mer comme ayant été la
vraie cause de la perte ou de l'avarie de la
cargaison.
Au pays, l'arrêt qui fait autorité sur cette ques
tion est l'arrêt Goodfellow (Charles) Lumber Sales
Ltd. c. Verreault et autres, [19711 R.C.S. 522;
(1970), 17 D.L.R. (3d) 56. Dans cet arrêt, le juge
Ritchie, de la Cour suprême du Canada, a exa-
miné quelques-unes des principales décisions, y
compris des décisions invoquées par la défende-
resse en l'espèce où la question a été soulevée et où
on a donné à la signification de l'expression «périls
de la mer» diverses nuances. Ces décisions avaient
été rendues dans une affaire portant sur une police
d'assurance maritime qui couvrait le risque de
perte du fait de «périls de mer», savoir Canada
Rice Mills, Ld. v. Union Marine & General Insu
rance Co., Ld., [1941] A.C. 55 (P.C.); elles por-
taient également sur la violation d'un contrat cons-
taté par des connaissements, par exemple Wilson,
Sons & Co. v. «Xantho» (Owners of Cargo of)
(1887), 12 App. Cas. 503 (H.L.).
Le juge Ritchie a établi une nette distinction
entre les affaires d'assurance et les affaires concer-
nant les connaissements lorsqu'il s'est exprimé
ainsi aux pages 529 et 530 R.C.S.; 61 et 62
D.L.R.:
On s'est parfois réclamé de cet énoncé et de certaines autres
observations formulées par Lord Wright dans la même affaire,
(Canada Rice Mills Ltd., précité), pour soutenir qu'il n'est pas
nécessaire que les conditions atmosphériques soient extraordi-
naires ou inattendues pour qu'il y ait péril de la mer; je ne crois
pas cependant, que le jugement de Lord Wright modifie le
principe que dans une affaire concernant un connaissement,
pour que soit considérée comme fondée une défense excipant de
«périls de la mer», il faut d'abord démontrer que le dommage
causé à la cargaison résulte de quelque péril «qu'on n'aurait pu
prévoir ou prévenir, comme l'un des incidents probables du
voyage». [C'est moi qui souligne.]
En parlant des motifs de jugement de lord Hers-
chell dans l'arrêt «Xantho» (Owners of Cargo of),
précité, le juge Ritchie a également dit aux pages
528 R.C.S.; 60 D.L.R.:
C'est sur le passage où Lord Herschell dit, dans ses motifs de
jugement, que pour constituer un péril de la mer: [TRADUC-
TION] «Il faut que survienne un sinistre, quelque chose d'impos-
sible à prévoir comme l'un des incidents nécessaires de l'aven-
ture», que s'est appuyé, à mon avis, Sir Lyman Duff lorsque,
appelé à rendre la décision de cette Cour dans l'affaire Cana-
dian National Steamships c. Bayliss ([1937] R.C.S. 261, la
page 263; [1937] 1 D.L.R. 545, aux pages 546 et 547), affaire
qui concernait un connaissement, il a dit de la défense fondée
sur les périls de la mer:
[TRADUCTION] La question soulevée par cette défense était
évidemment une question de fait et il incombait aux appelan-
tes de prouver que le mauvais temps avait été la cause du
dommage et qu'il était tel qu'on n'aurait pu prévoir ou
prévenir, comme l'un des incidents probables du voyage, le
danger d'avaries à la cargaison que ce mauvais temps
comportait.
Le juge Ritchie a ensuite commenté la décision
rendue dans l'affaire Keystone Transports, qui a
été également invoquée par la défenderesse en
l'espèce. Il a dit aux pages 530 à 531 R.C.S.; 62 et
63 D.L.R.:
Dans l'affaire Keystone Transports Limited c. Dominion
Steel & Coal Corporation, Limited ([1942] R.C.S. 495; [1942]
4 D.L.R. 513; 55 C.R.T.C. 221), qui portait sur un connaisse-
ment, M. le Juge Taschereau après avoir cité un long extrait de
la décision Canada Rice Mills a conclu (à la p. 522) «que pour
constituer un péril de la mer, l'accident ne doit pas nécessaire-
ment être de nature extraordinaire ni provenir d'une force
irrésistible. Il suffit qu'il soit la cause de l'avarie des marchan-
dises en mer, par l'action violente du vent et des vagues, pourvu
que cette avarie ne puisse être imputable à la négligence de
quelqu'un.»
Cependant, moins d'un an plus tard, dans l'affaire Parrish &
Heimbecker Limited et al. c. Burke Towing & Salvage Com
pany Limited, ([1943] R.C.S. 179; [1943] 2 D.L.R. 193; 55
C.R.T.C. 388) (qui portait aussi sur un connaissement), M. le
Juge Kerwin, parlant au nom des mêmes juges qui avaient
souscrit à l'avis de M. le Juge Taschereau dans l'affaire Keys
tone Transports, a fondé son jugement, en partie, sur l'énoncé
de Lord Herschell, soit que, pour qu'il y ait péril de la mer, «il
doit se produire quelque chose d'impossible à prévoir comme
l'un des incidents nécessaires de l'aventure.» Il a ensuite adopté
le critère établi par Sir Lyman Duff dans l'affaire Bayliss.
Je ne crois pas qu'il faille considérer que le jugement de Lord
Wright dans l'affaire Canada Rice Mills soit en conflit avec le
principe de droit énoncé par Lord Herschell dans The
«Xantho», à la page 509:
[TRADUCTION] Il doit s'agir d'un péril «de» la mer. D'autre
part, il est bien établi que ces mots ne s'étendent pas à toutes
les pertes et tous les dommages dont la mer est la cause
immédiate. Par exemple, ils ne s'appliquent pas à l'action
naturelle et inévitable des vents et des vagues qui cause ce
qu'on peut appeler l'usure.
Le juge Ritchie a souligné l'importance du cri-
tère approprié qui doit être adopté en ce qui
concerne l'alinéa IV (2)c) des Règles de la Haye
lorsqu'il a mentionné un autre arrêt et a dit aux
pages 531 R.C.S.; 63 D.L.R.:
Le critère que Sir Lyman Duff a adopté dans l'affaire
Bayliss a été repris par cette Cour dans N. M. Patterson and
Sons Limited c. Mannix Limited, ([1966] R.C.S. 180, à la
page 188; 55 D.L.R. (2d) 119, à la p. 126), où il est dit, à
propos d'un navire qui avait transporté des marchandises qui
s'étaient perdues à la mer:
[TRADUCTION] À mon avis, d'après la preuve qu'on a présen-
tée, les conditions atmosphériques auxquelles a fait face le
Wellandoc le 9 décembre, quoique mauvaises, étaient de
nature à pouvoir être prévues, par un capitaine d'expérience,
comme un incident probable d'un tel voyage à cette épo-
que-là de l'année. [C'est moi qui souligne.]
Pour finir, le juge Ritchie a résumé son opinion
en ces termes aux pages 535 R.C.S.; 66 D.L.R.:
Comme je l'ai déjà dit, je suis d'avis qu'en invoquant l'art.
4(2)(c) de l'Annexe à la Loi sur le transport des marchandises
par eau et en excipant des périls de la mer, les intimés ont
assumé le fardeau de démontrer que le mauvais temps avait été
la cause du dommage et qu'il était tel qu'on n'aurait pu prévoir
ou prévenir, comme l'un des incidents probables du voyage, le
danger d'avaries à la cargaison qu'il remportait. Je crois qu'en
l'espèce, le dommage subi par la cargaison tient à ce que la
coque n'était pas assez solide pour résister au mauvais temps
qui sévissait à 1900 heures, le 10 juin. L'entrée de l'eau, à
partir de ce moment, a augmenté à mesure que le temps
empirait, mais je ne suis pas convaincu que les témoignages
présentés par les intimés et, en particulier, celui du capitaine,
prouvent que la perte résulte des «périls de la mer».
Selon ce que je comprends, ces derniers com-
mentaires du juge Ritchie, lorsqu'ils sont lus dans
le contexte de l'ensemble de la décision, veulent
simplement dire qu'en ce qui concerne le dommage
subi par la cargaison transportée par un navire, les
périls de la mer énoncés à l'alinéa IV (2)c) des
Règles de la Haye doivent être des périls qu'on
n'aurait pu prévoir ou prévenir comme l'un des
incidents probables du voyage projeté.
Pour en venir maintenant à la preuve présentée
en l'espèce, les quatre survivants qui ont témoigné
pour le compte de la défenderesse ont tous décrit
ce qu'ils ont vu et ce qu'ils ont pensé de la tempête
très violente que le Mekhanik Tarasov a affrontée
entre le début de la soirée du 14 février 1982 et
5 h 30, temps-navire, le 16 février 1982.
Le quatrième mécanicien a rapporté que pen
dant son quart qui a commencé à 20 h, temps-
navire, le 14 février pour se terminer quatre heures
plus tard, il avait d'abord remarqué un très fort
roulis symétrique et qui, à certains moments for-
çait l'aiguille du clinomètre à dériver à chaque
extrémité de l'échelle qui s'arrête à 55 degrés. Il a
expliqué qu'il avait eu l'occasion de regarder à
l'extérieur, peu de temps après 7 h, temps-navire,
le 15 février, et qu'il avait vu une mer terrifiante
dont les vagues engloutissaient presque constam-
ment le navire. Il a dit avoir remarqué que le
navire prenait une gîte de 30 à 40 degrés à tribord
et a décrit un roulis qui était devenu asymétrique
et quelque peu plus calme. Il a déclaré qu'après
12 h, temps-navire, le 15 février, le roulis était plus
calme et que l'aiguille du clinomètre n'avait dérivé
complètement que du côté tribord, par suite de la
gîte du navire. Voici comment il a décrit le roulis:
il était d'abord plus rapide, puis plus lent et à la
fin, le navire ne s'est plus relevé pour se porter vers
bâbord en raison de la gîte à tribord.
Le troisième mécanicien a déclaré que pendant
son quart qui a duré de 0 h à 4 h, temps-navire, le
15 février, le navire roulait fortement entre 45 et
55 degrés et que le roulis était alors symétrique. Il
a indiqué qu'au début, il pensait que le roulis était
un peu plus prononcé vers bâbord, mais que vers la
fin de son quart, il s'était développé une gîte vers
tribord. Il a ensuite parlé de son quart suivant, qui
a eu lieu de 12 h à 16 h, temps-navire, le 15
février, et a décrit un fort roulis vers tribord
atteignant environ 45 degrés, et allant même au-
delà de l'échelle du clinomètre; il a déclaré que le
navire ne se relevait plus au-delà de la verticale
vers bâbord. Il a ajouté que plus tard ce jour-là, à
23 h, temps-navire, la gîte était devenue encore
plus prononcée, le roulis était toujours fort; le
navire gîtait sur son côté droit, reprenait lentement
la verticale et donnait encore de la gîte à tribord.
De son côté, le chef mécanicien a indiqué que le
gros roulis a commencé subitement à un certain
moment entre 20 h et 24 h, temps-navire, le 14
février. Il a ajouté que quelque temps avant 4 h,
temps-navire, le 15 février, on pouvait sentir une
gîte à tribord; il a confirmé que vers 7 h, temps-
navire, le navire donnait sérieusement de la gîte à
tribord et que le roulis était tel que le navire ne se
relevait pas à la verticale vers bâbord. Quant au
tangage, il a indiqué avoir eu l'impression qu'il
n'était pas important. Il a remarqué, dans les
derniers moments, juste avant de quitter le navire,
alors que la mer était toujours très agitée, que la
gîte importante vers tribord avait commencé à se
corriger alors que la proue du navire s'enfonçait
graduellement dans l'eau.
Le dernier membre de l'équipage à témoigner
était le deuxième lieutenant. Il a déclaré que lors-
qu'il avait commencé son troisième quart le 15
février à 0 h, temps-navire, le temps était mauvais.
Il a indiqué que le cap du navire était dans la
même direction que le vent et les vagues qui
venaient de l'arrière. Il a décrit un gros roulis
symétrique de quarante-cinq degrés et a expliqué
que le navire avait délibérément pris une direction
qui permettait aux vagues et au vent de venir
directement de l'arrière. Il a ensuite dit que pen
dant la première moitié de son quart, le roulis était
un peu plus prononcé vers bâbord d'environ cinq
degrés, que vers la fin de son quart, à 4 h, temps-
navire, le 15 février, le roulis avait augmenté; il
était d'environ cinquante degrés vers bâbord, alors
que l'aiguille du clinomètre dérivait au-delà de
l'échelle vers tribord. Il a déclaré que le navire
avait commencé à rouler beaucoup plus vers tri-
bord au milieu de son quart aux environs de 2 h.
Lorsqu'il a commencé son quatrième quart à 12 h,
temps-navire, le 15 février, il a décrit un vent et
des vagues venant par tribord devant, à quelque
trente degrés. Il a dit qu'il y avait des vagues très
hautes d'environ quinze mètres et des vents de
force 11 12, l'échelle Beaufort. Il a dit que le
navire se dirigeait alors vers le sud-ouest. Il a dit
enfin que dans l'après-midi du 15 février, le navire
était couché sur le côté droit, la gîte étant fixe à
environ vingt-cinq degrés. Il a décrit un roulis dont
l'amplitude dépassait l'échelle vers tribord et a
indiqué que le navire ne se relevait plus au-delà de
la verticale vers bâbord.
Le commandant Maurice R. Morgan, expert-
conseil en météorologie, a témoigné en qualité
d'expert en météorologie marine et en océanogra-
phie appliquée. Ses titres dans ce domaine sont
très impressionnants. Il a été appelé par la défen-
deresse et son témoignage constitue le seul témoi-
gnage d'expert qui a été donné sur les conditions
atmosphériques.
Ayant généralement fait les suppositions appro-
priées concernant les mouvements du navire entre
son départ du port de Trois-Rivières et le moment
du naufrage le 16 février 1982, et se fondant
également sur les données météorologiques et
océanographiques appropriées et sur les produits
informatiques se rapportant à la même période, le
commandant Morgan est arrivé à la conclusion
suivante: la tempête extrêmement violente qui est
alors passée dans les parages du Mekhanik Tara-
sov a provoqué par moments des vents de 50 à 70
noeuds (force 12, à l'échelle Beaufort) avec des
houles caractéristiques produisant des vagues
importantes de 10 ou 11 mètres, qui atteignaient
parfois une hauteur maximum de 18 mètres. Ce
témoignage semble s'accorder avec les diverses
descriptions données par les membres de l'équi-
page qui ont survécu et, de fait, avec les radio-
grammes du capitaine.
En ce qui concerne maintenant la fréquence de
tempêtes semblables dans la région, le comman
dant Morgan a exprimé l'opinion que de telles
tempêtes se produisent environ trois fois tous les
dix ans. Il se fondait sur l'étude intitulée «Concord
Scientific Corporation Study» déposée en preuve
sous la cote D-34. Cette étude s'était penchée sur
125 tempêtes violentes, définies comme des tempê-
tes de force 10 ou plus, à l'échelle Beaufort, qui se
sont produites au large de la côte est du Canada de
1957 à 1983. J'ai pris connaissance de ce docu
ment et j'ai remarqué qu'en fait, selon son annexe
A, pendant les 37 années entre 1946 et 1983, il y
avait eu au-delà de 1000 périodes de tempêtes de
cette nature. L'auteur a fait une distinction entre
«périodes de tempêtes» et tempêtes individuelles en
expliquant qu'une période de tempête peut résulter
de plus d'une tempête individuelle, si une tempête
«talonne» une autre, et qu'il est possible que plu-
sieurs périodes de tempêtes consécutives soient
causées par une seule tempête. Il a également
expliqué que pour un grand nombre des 125 tem-
pêtes individuelles décrites dans son étude, la
vitesse maximum du vent signalée a été obtenue du
Journal du temps à l'intention des marins, alors
que les périodes de tempêtes ont été obtenues des
données d'excédante du vent du MAST. Compte
tenu de tout cela, j'ai conclu que même si des vents
de force 12 environ, à l'échelle Beaufort (64-71
noeuds), étaient moins fréquents que les vents de
force 11 (56-63 noeuds) et 10 (48-55 noeuds), ils
n'étaient pas du tout inusités et, de fait, des tempê-
tes plus violentes se produisaient un peu fréquem-
ment dans cette région pendant la période visée
par l'étude.
J'ai également étudié l'une des sources de don-
nées utilisées par le commandant Morgan, soit une
étude réalisée par William G. Richards pour la
Commission Royale sur le désastre marin de
l'Ocean Ranger et intitulée «Weather Conditions
Experienced by the Ocean Ranger, November
1980 -February 15, 1982». Il est intéressant de
remarquer que cette étude déposée en preuve sous
la cote P-72 a conclu à la page 12 comme suit:
La tempête des 14 et 15 février 1982 sur les Grands bancs a été
dure. Mais si l'on juge d'après les données sur les trajectoires
des tempêtes (Figure 10), sur les vents extrêmes (Tableaux 4 et
5) et la discussion dans la section 1.2, cette tempête était un
exemple typique des dures tempêtes hivernales que connaissent
les Grands bancs. Tout porte à croire que des tempêtes sembla-
bles se sont déjà produites dans le passé et se produiront sans
doute dans l'avenir. [C'est moi qui souligne.]
Au cours de son contre-interrogatoire, le com
mandant Morgan a confirmé que l'Atlantique nord
est très bien connu pour ses tempêtes sauvages,
surtout pendant l'hiver, et que leur fréquence dans
cette région était très bien connue des marins. Il a
indiqué que le Mekhanik Tarasov aurait pu, s'il
avait été équipé comme les navires affectés à la
navigation maritime aujourd'hui, être renseigné
sur la tempête trente-six heures avant qu'elle ne se
déclare.
D'autres témoins qui connaissent bien les condi
tions atmosphériques qui se produisent générale-
ment dans l'Atlantique nord en hiver ont été égale-
ment entendus sur cette question.
Le deuxième lieutenant a témoigné que lors de
son avant-dernière traversée en direction ouest,
soit d'Europe jusqu'en Amérique du Nord, le
Mekhanik Tarasov avait également affronté une
violente tempête dont les vents atteignaient la
force 12, l'échelle Beaufort, et les houles de plus
de neuf mètres. De fait, le capitaine Bylkin a
déposé un rapport de mer daté du 27 janvier 1982
dans lequel il a écrit:
[TRADUCTION] Au cours de la traversée de l'océan Atlantique,
du 18 au 26 janvier, le navire a affronté des vents forts, un
temps orageux et une grosse mer, même une violente tempête
dont la force atteignait 12, à l'échelle Beaufort le 23 janvier,
faisant bourlinguer, fatiguer, tanguer et rouler violemment le
navire.
Le capitaine Walker, capitaine d'expérience qui
a travaillé pour C.P. Ships avant de devenir gar-
dien de port à Montréal, a témoigné que la route
de l'Atlantique nord est bien connue pour ses très
mauvaises conditions atmosphériques, surtout pen-
dant les mois d'hiver, de septembre à avril, janvier
et février étant les pires mois. Il a par conséquent
reconnu que les navires doivent s'attendre à affron-
ter de très mauvaises conditions atmosphériques à
ce moment de l'année et qu'un capitaine compé-
tent doit s'assurer que la cargaison est bien assu-
jettie pour éprouver ces «extrêmes».
Le capitaine Yakovlev a dit qu'il connaissait la
route de l'Atlantique nord et a reconnu qu'on doit
s'attendre à du très gros temps en hiver.
Monsieur Doust, architecte naval qui a donné
un témoignage d'expert pour le compte des deman-
deresses, a dit qu'il avait lui-même affronté un
temps de force 12, l'échelle Beaufort, dans l'At-
lantique nord, qu'il a décrit comme une traversée
notoirement difficile.
En dernier lieu, Monsieur Henshaw, capitaine
au long cours et expert maritime qui a également
donné un témoignage d'expert pour le compte des
demanderesses, a mentionné sa propre expérience
dans l'Atlantique nord, acquise pendant qu'il était
dans la marine. Il a témoigné que le temps affronté
par le Mekhanik Tarasov n'était pas anormal pour
l'Atlantique nord en hiver et que les conditions
atmosphériques extrêmes qu'on peut s'attendre à
rencontrer dans cette région comporteraient des
vents de force 12, l'échelle Beaufort, et des
houles de 60 pieds.
Il ressort de tous ces témoignages, études et
documents que le temps affronté par le Mekhanik
Tarasov n'était pas anormal pour l'Atlantique
nord en hiver. En fait, je suis convaincu que la
preuve montre clairement que la tempête était
prévisible comme un incident probable du voyage.
Par ailleurs, comme la trajectoire et l'intensité de
cette tempête avaient été prévues avec beaucoup
d'exactitude et bien à l'avance, et étant donné que
le Mekhanik Tarasov avait également accès à
cette information, je conclus que la tempête avait
été effectivement prévue.
De fait, dans sa déclaration, le capitaine
Morgan a confirmé que les navires en transit entre
le golfe du Saint-Laurent et l'Europe, passant par
les eaux côtières de Terre-Neuve, ont générale-
ment accès à deux services d'information météoro-
logique. Il a indiqué qu'il s'agit du service d'infor-
mation U.S. National Weather Service fourni par
Washington (KWBC), qui diffuse le Western
Atlantic Gale and Storm Warning Service et du
Service des prévisions météorologiques maritimes
diffusé par le Service de l'environnement atmos-
phérique du Canada, Centre météorologique de
Terre-Neuve, à Gander, pour les eaux côtières de
Terre-Neuve.
En ce qui concerne cette tempête en particulier,
le commandant Morgan a alors procédé à l'exa-
men de sa trajectoire, de sa vitesse et de son
intensité. Il semble qu'on a d'abord déterminé que
la tempête présentait un danger possible pour la
navigation au large de la côte est du Canada vers
2200Z (3 heures plus tard que le temps-navire) le
12 février 1982, et que par la suite, et notamment
à partir de 1200Z le 13 février, on avait prévu avec
beaucoup d'exactitude la trajectoire, la vitesse et
l'intensité de la tempête, y compris des vents de 50
à 70 nœuds (ce qui s'est en fait produit). Il semble
également que ces prévisions météorologiques
avaient été diffusées à l'intention de la marine
marchande avant que le Mekhanik Tarasov ne
dépasse les parages de Cape Race, sur la côte
sud-est de Terre-Neuve, où le capitaine Bylkin
aurait pu s'abriter s'il l'avait jugé nécessaire.
Le capitaine Yakovlev a confirmé que le Mek-
hanik Tarasov était muni de systèmes modernes
d'information météorologique qui lui permettaient
de recevoir les prévisions météorologiques
d'U.R.S.S., des Etats-Unis d'Amérique et du
Canada. Il a ajouté que le capitaine avait accès à
toute cette information. Au procès, le deuxième
lieutenant a également confirmé que le capitaine
Bylkin était au courant de la tempête qu'affronte-
rait le navire dans la soirée du 14 février 1982.
À mon avis, il est bien établi par la preuve que
même si les conditions atmosphériques affrontées
par le Mekhanik Tarasov étaient sans doute diffi-
ciles, ce que les demanderesses reconnaissent bien,
ces conditions étaient en fait prévisibles comme un
incident probable du voyage et auraient pu même
être prévenues. À tout le moins, il est abondam-
ment évident que les conditions atmosphériques
auraient pu et auraient dû être prévues et qu'elles
auraient pu être prévenues.
Par conséquent, ce qui doit être pris en considé-
ration ici, ce n'est pas tant l'intensité de la tempête
que le fait qu'elle aurait pu être prévue ou préve-
nue comme un incident probable de la traversée
projetée de l'Atlantique nord, à cette période de
l'année. De plus, il se peut fort bien que la perte de
la cargaison tient à ce que les manches à air
n'étaient pas assez solides pour résister au mauvais
temps qui sévissait entre le début de la soirée le 14
février et 8 h 20, temps-navire, le 15 février 1982.
Pour savoir si, en fait, les manches à air étaient
assez solides pour résister au mauvais temps qui
sévissait à ce moment, il m'est maintenant possible
d'aller plus loin et d'analyser minutieusement la
preuve en ce qui concerne la question litigieuse de
la conception et de la construction des manches à
air. Mais je ne crois pas que cela soit nécessaire à
ce stade. Il suffit que je ne sois pas convaincu, et je
ne le suis pas, que la preuve présentée par la
défenderesse, dans ce cas particulier, l'acquitte du
fardeau de prouver que la perte de la cargaison
résulte des conditions atmosphériques et que, dans
les circonstances, ces conditions atmosphériques
n'auraient pas pu être prévues ou prévenues
comme un incident probable du voyage.
ARTICLE IV (2)d)
Dans Carver's Carriage by Sea, vol. 1, 13e éd., il
est dit à propos de l'expression «acte de Dieu», à la
page 11:
[TRADUCTION] ... il doit s'agir d'un événement que l'armateur
n'aurait pas pu éviter ou prévenir par n'importe quel moyen
qu'il serait raisonnable de s'attendre qu'il utilise.
Dans le même volume de Carver's Carriage by
Sea, il est également dit à la page 163:
[TRADUCTION] L'exception relative aux périls de la mer
couvre en partie le même terrain que celle relative aux actes de
Dieu. D'une part, cependant, elle ne s'applique qu'à une catégo-
rie limitée de causes naturelles et, d'autre part, ainsi que nous
le verrons, elle comprend parfois des pertes résultant en partie
du fait ou de la négligence de l'homme. Dans cette dernière
perspective, donc, elle est plus générale que l'exception relative
aux actes de Dieu.
Ici encore, rien dans la preuve ne laisse supposer
que la défenderesse pourrait sérieusement et avec
réalisme invoquer ce péril exclu, sauf en l'assimi-
lant aux «périls de la mer». Au procès, la défende-
resse n'a pas tenté de prouver une force irrésistible
autre que la force qu'elle attribue à la tempête
affrontée par le Mekhanik Tarasov. Comme je
viens de conclure que la preuve établit que la
tempête était non seulement prévisible, ce qui
aurait été suffisant, mais qu'elle a été effective-
ment prévue et aurait pu être prévenue, il est clair
par conséquent qu'elle ne pouvait constituer une
force irrésistible ou un acte de Dieu.
ARTICLE IV (2)p)
Lorsqu'elle a invoqué «de(s) vices cachés échap-
pant à une diligence raisonnable», la défenderesse,
par l'intermédiaire de son avocat, a insisté sur la
distinction qu'il y a lieu de faire entre vices de
conception et vices de construction même des man-
ches à air du navire. La défenderesse a alors insisté
de nouveau sur le fait que les manches à air
avaient été très bien conçues et que s'il y avait des
vices, ceux-ci devaient se rapporter à leur cons
truction même.
En effet, comme on le dit dans Carver's Car
riage by Sea, vol. 1, 13e éd., à la page 540,
l'expression «vice caché» ne comprend pas les vices
de conception.
Dans Marine Cargo Claims de William Tetley,
2e éd., à la page 239, on dit que l'une des célèbres
définitions de vice caché est la suivante:
[TRADUCTION] ... »un défaut que ne pourrait découvrir une
personne experte utilisant des précautions normales».
Cette définition a été également énoncée dans
Carver's Carriage by Sea, vol. 1, 13' éd., à la page
382, et a été citée dans Dimitrios N. Rallias (Part
Cargo ex) (1922), 13 LI. L. Rep. 363 (C.A.), à la
page 366, et dans Minister of Materials v. Wold
Steamship Company, Ltd., [ 1952] 1 Lloyd's Rep.
485 (Q.B.), à la page 501.
Marine Cargo Claims de Tetley (précité), à la
page 239, définit également l'expression, «vice
caché» comme suit:
[TRADUCTION] ... un vice dont on ne peut vraiment s'attendre
à ce qu'il soit découvert par suite d'un examen compétent,
effectué selon les normes contemporaines du métier.
En ce qui a trait au fardeau de la preuve, je suis
d'avis qu'en invoquant ce péril exclu, le transpor-
teur doit prouver a) que le vice existait, b) qu'il a
causé la perte et c) qu'il échappait à une diligence
raisonnable qui a été effectivement exercée.
Pour en venir à la preuve en l'espèce, le Mekha-
nik Tarasov a été conçu et construit par Hollming
Oy, en Finlande, parmi un groupe de cinq navires-
jumeaux, y compris le Mekhanik Yevgrafov
appartenant également à Baltic. La construction
du Mekhanik Tarasov s'est terminée en 1976 et
celle du Mekhanik Yevgrafov, en 1977.
Ainsi que l'a expliqué Monsieur Sergeev, le
contrat d'achat du Mekhanik Tarasov a été conclu
entre Sudoimport, société d'État soviétique consti-
tuée pour acheter des navires à l'étranger, et
Hollming Oy. Sudoimport n'a jamais vraiment
exploité le navire, qui a été affecté à Baltic par le
ministère soviétique de la Marine marchande, qui
avait décidé de le faire construire. À l'achèvement
de la construction en 1976, le navire a été immé-
diatement remis à Baltic.
La défenderesse a produit un certain nombre de
dessins du navire montrant la conception et la
construction du système de ventilation des cales à
marchandises et, en particulier, des manches à air
numéros 2 et 4, qui ont été perdues.
La preuve d'expert sur la question de la concep
tion et de la construction des manches à air a été
présentée par Monsieur David Doust, qui a été
appelé par les demanderesses et par Monsieur
Raymond Daoust, qui a été appelé par la
défenderesse.
Monsieur David Doust, architecte naval d'expé-
rience et hautement qualifié, a exprimé l'opinion
que les manches à air qui se sont brisées au cours
du voyage n'avaient pas été bien conçues et cons-
truites, en ce qu'elles n'avaient pas été spéciale-
ment renforcées par des supports ou des goussets
pour leur permettre de résister au vent et aux
poussées des vagues qu'on peut s'attendre à affron-
ter au cours de ces voyages dans les conditions
hivernales qui prévalent dans l'Atlantique nord.
Selon lui, la conception des manches à air souffrait
d'un vice inhérent aux alentours de 230 millimè-
tres au-dessus du pont découvert, où la bague de
remplissage de 10 millimètres d'épaisseur avait été
soudée au corps du puits de ventilation. Il a ajouté
qu'à cette hauteur, il y avait une réduction mar-
quée dans l'épaisseur du mur, entraînant une dis-
continuité dans la contrainte. À son avis, «cette
structure était une cause certaine de désastre».
Ainsi que l'ont si bien résumé les demanderesses
dans leur mémoire, Monsieur Doust a témoigné
que des goussets, ou d'autres moyens de support
semblables au-dessus du pont, tels qu'un bourrelet
ou des entretoises, étaient nécessaires pour soute-
nir convenablement les surbaux des manches à air
au-dessus du pont et résister aux forces qui s'exer-
ceraient sur les manches à air au cours de voyages
semblables à la dernière traversée de l'Atlantique
nord à la mi-hiver. Selon ses calculs, la manche à
air numéro 2 risquait de se briser lorsque la force
atteignait 10, l'échelle Beaufort, alors que la
manche à air numéro 4 risquait de se briser lors-
que la force était légèrement inférieure à 11, à
l'échelle Beaufort. Monsieur Doust a souligné le
fait que la «bague de renfort» et des goussets ou
des attaches en dessous du pont, constitueraient de
très bonnes garnitures ou attaches de la manche à
air au pont, mais ne feraient rien pour soutenir le
surbau de la manche à air au-dessus du pont et, en
particulier, au niveau de la ligne de soudure et
au-dessus de celui-ci. Il a témoigné qu'à son avis,
la perte des manches à air a été causée par l'ab-
sence de ces renforts. Il a également témoigné qu'à
son avis, alors que les manches à air risquaient de
se briser au delà de la force 10, l'échelle Beau-
fort, pendant que le navire était en position verti-
cale, elles étaient vingt fois plus susceptibles de se
briser si le navire gîtait à tribord. Leur faiblesse
fondamentale serait aggravée par une telle gîte et,
à son avis, c'était là la suite probable des événe-
ments. Il a finalement souligné que les surbaux des
manches à air étaient plus vulnérables parce qu'ils
étaient situés à l'extrémité avant du pont décou-
vert, endroit reconnu comme foyer de grande
contrainte.
De son côté, Monsieur Raymond Daoust, archi-
tecte naval lui aussi, a exprimé son avis sur la
question de l'efficacité de la conception et de la
construction des manches à air et a déclaré que
«les bases des manches à air étaient bien fixées au
pont comme elles étaient comprises dans la bague
de renfort du pont, tel que l'exige le règlement».
Au procès, il a expliqué que la bague de renfort
augmentait la résistance du pont à l'endroit où on
avait pratiqué une ouverture pour placer le surbau
de la manche à air et qu'en association avec les
renforts en dessous du pont, elle devenait partie
intégrante de la structure même du pont et, par
conséquent, retenait convenablement les manches
à air.
Par ailleurs, Monsieur Daoust a reconnu que
cette pratique «n'était pas toujours courante au
Canada où le renfort prend souvent la forme de
goussets soudés au pont». Il est allé plus loin et a
même reconnu que la pratique qui consiste à ren-
forcer ces manches à air avec des goussets est une
pratique généralement acceptée. Il a indiqué que la
hauteur des goussets qu'il avait vus se situait géné-
ralement entre quinze pour cent et vingt-cinq pour
cent de la hauteur du surbau de la manche à air.
Ces goussets sont beaucoup plus bas que ceux qui
ont été suggérés au procès par Monsieur Doust,
l'expert des demanderesses, et qui, selon Monsieur
Daoust, en raison de leur taille et de leur forme,
exposaient les surbaux des manches à air à une
contrainte encore plus élevée exercée par les pous-
sées des vents et de la mer. Néanmoins, il est
remarquable que les goussets plus courts mention-
nés par Monsieur Daoust auraient tout au moins
dépassé le point de soudure des manches à air du
Mekhanik Tarasov. Cela devient encore plus
important lorsqu'on tient compte de la déclaration
de Monsieur Daoust selon laquelle, si les manches
à air étaient affectées d'un vice, il se rapporterait
plus probablement à la construction même des
manches à air et se situerait au point de soudure
ou au point où il y avait des attaches telles que les
collerettes et les boulons d'assemblage situés juste
au-dessus du point de soudure. Pour finir, Mon
sieur Daoust a convenu que les manches à air
seraient plus susceptibles de se briser si le navire
gîtait à tribord que s'il roulait en position verticale.
À mon avis, la preuve présentée par la défende-
resse est loin d'être concluante quant à l'existence
d'un vice spécifique propre dans les manches à air
et, en fait, quant à savoir si un tel vice aurait causé
leur perte ainsi que la perte de la cargaison. En
réalité, la défenderesse a plutôt tenté d'établir que
le Mekhanik Tarasov était «en état de navigabilité
à tous égards», ainsi qu'elle le prétend dans son
exposé de la défense, et que les manches à air
étaient libres de tout vice. Je ne vois aucune raison
impérative de préférer la preuve de la défenderesse
à celle de la demanderesse, surtout lorsque le
témoin expert de la défenderesse, bien que qualifié,
était en fait, et semblait être beaucoup moins
expérimenté que le témoin expert de la demande-
resse. En outre, à mon avis, l'opinion de Monsieur
Doust concernant le renfort nécessaire au-dessus
du pont, dans les circonstances, s'accorde mieux
avec les règles et les règlements pertinents les
mieux connus en matière de construction et de
classification des navires de mer et des navires en
acier, y compris les navires relevant de la société
de classification soviétique:
1) Le Lloyd's Register of Shipping (édition de
1984 des Règles, partie 3) impose une règle
pertinente d'application générale ainsi que des
exigences précises (chapitre 12, section 2):
[TRADUCTION] 2.1 Généralités
2.1.1 Une attention particulière doit être prêtée à la conception
et à l'emplacement des ouvertures et des surbaux des manches à
air, particulièrement dans la partie de l'extrémité avant des
superstructures et dans les autres foyers de forte contrainte. Le
bordé du pont à la hauteur des surbaux doit être efficacement
raidi.
Les dispositions précises figurent au tableau
12.2.1. L'une d'elles exige que les surbaux des
manches à air ayant une hauteur supérieure à
900 millimètres soient soutenus d'une «façon
spéciale».
Dans son édition de 1967 des Règles (chapitre
D), la même société de classification exigeait à
l'article 2405 que le bordé du pont à la hauteur
des surbaux des manches à air fut efficacement
raidi entre les barrots ou les éléments longitu-
dinaux. En outre, l'article 2402 exigeait que les
surbaux des manches à air ayant une hauteur
supérieure à trente-six pouces fussent «soutenus
et fixés en place d'une façon spéciale».
2) L'American Bureau of Shipping (édition de
1972 des Règles, section D) impose la règle
suivante:
[TRADUCTION] 20.9.1 Construction des surbaux
Les surbaux doivent être efficacement et convenablement fixés
en place à un bordé de pont ayant une épaisseur suffisante; le
bordé du pont doit être convenablement raidi. Les surbaux qui
ont une hauteur supérieure à 900 mm (35,5 pouces) et qui ne
sont pas soutenus par des éléments adjacents de la structure
doivent être munis de renforts et d'attaches additionnels. Les
manches à air traversant les superstructures autres que les
superstructures fermées doivent avoir des surbaux en acier
solidement construits au pont de franc-bord.
3) Le Bureau Veritas (édition de 1975 des Règles)
impose à l'article 24 (page 328) l'exigence qui
suit:
[TRADUCTION] 24—Les surbaux des manches à air doivent
être solidement fixés au pont. Les surbaux ayant une hauteur
supérieure à 900 millimètres doivent être soutenus par des
goussets ou être convenablement raidis.
4) Le Det Norske Veritas (édition de 1977 des
Règles) prévoyait à la section G, article 203,
que le bordé du pont à la hauteur des ouvertu-
res pratiquées dans le pont et destinées aux
surbaux des manches à air eût une épaisseur
suffisante et fût efficacement raidi entre les
barrots ordinaires ou les éléments longitudi-
naux. En outre, l'article 202 exigeait que les
surbaux ayant une hauteur supérieure à 900
millimètres fussent munis de «renforts addition-
nels».
5) L'U.S.S.R. Register of Shipping (édition de
1974 des Règles, vol. 1, partie II) impose les
règles suivantes:
[TRADUCTION] 2.7.10.2 Lorsque l'épaisseur du bordé du pont
est inférieure à 10 mm, il doit être soudé à la hauteur du
surbau, une plaque dont l'épaisseur est au moins égale à 10 mm
et la longueur et la largeur au moins égale à deux fois le
diamètre ou deux fois la longueur du côté le plus long du
surbau; sinon une plaque de doublage de 10 mm ayant la même
grandeur linéaire susmentionnée doit être fixée.
2.7.10.3 Lorsque la hauteur du surbau de la manche à air est
supérieure à 0,9 m et que le surbau n'est pas soutenu par les
éléments adjacents de la structure de la coque, le surbau doit
être fixé au pont par des goussets.
En fait, j'estime que la prépondérance de la
preuve établit plutôt qu'un vice de conception, qui
n'avait pas prévu de goussets ou de renfort spécial
pour les surbaux des manches à air au-dessus du
pont découvert du navire, rendait les manches à air
particulièrement vulnérables au genre de condi
tions atmosphériques affrontées par le Mekhanik
Tarasov.
Du reste, la seule preuve présentée par la défen-
deresse et qui peut être rattachée aux vices cachés
a été présentée par Monsieur Daoust lorsqu'il a dû
plus ou moins présumer leur existence. De fait,
c'était lorsque, ainsi qu'il a été indiqué, il a men-
tionné la construction même des manches à air et
le point de soudure ou le point où étaient fixées les
attaches juste au-dessus du point de soudure sur
les surbaux des manches à air.
Je ne crois pas que la défenderesse ait vraiment
jamais tenté de faire la preuve de l'existence d'un
vice caché donné. J'avais l'impression que la défen-
deresse voulait plutôt compter simplement sur la
possibilité d'inférer l'existence d'un vice caché de
la preuve si l'innavigabilité était établie.
De toute façon, il est évident que la défenderesse
n'a pas réussi à prouver l'existence d'un vice qui
aurait pu constituer un vice caché au sens de
l'alinéa IV (2)p) des Règles de la Haye. Par
conséquent, il ne sera pas nécessaire, à cette étape,
d'examiner tout autre aspect relié à ce péril exclu
afin de conclure que la défenderesse n'a pas réussi
à le prouver.
ARTICLE IV ( 2 )q)
Selon la preuve établie, il est évident à mon avis
que la défenderesse n'a pas réussi à décharger le
fardeau de la preuve que cette disposition lui
impose. Qu'il me suffise de mentionner mon ana
lyse des faits dans les présents motifs pour con-
clure que la défenderesse n'a manifestement pas
réussi à établir l'existence de «toute autre cause ne
provenant pas du fait ou de la faute du transpor-
teur ou du fait ou de la faute des agents ou
préposés du transporteur». Elle ne peut donc invo-
quer avec succès cette exception.
La défenderesse n'ayant pas pu établir que la
perte de la cargaison résulte de l'un des périls
exclus à l'article IV des Règles de la Haye, je vais
maintenant aborder la question de savoir si la
défenderesse a exercé une diligence raisonnable
pour mettre le Mekhanik Tarasov en état de
navigabilité «avant et au début du voyage».
L'un des trois témoins qui ont témoigné sur cette
question est Monsieur Pankrantiev, vice-inspecteur
en chef du U.S.S.R. Register of Shipping pour la
région maritime désservie par Baltic, en poste à
Leningrad. Il a témoigné que le Mekhanik Tara-
sov possédait les certificats de classification perti-
nents délivrés par l'U.S.S.R. Register of Shipping.
Il les a déposés en preuve. Il a également témoigné
que le navire avait été construit conformément aux
règles de l'U.S.S.R. Register of Shipping et sous la
surveillance de celui-ci. Il a exprimé l'opinion selon
laquelle les manches à air remplissaient les exigen-
ces du U.S.S.R. Register of Shipping car, même si
elles n'étaient pas fixées au moyen de goussets,
elles étaient «soutenues par les éléments adjacents
de la structure de la coque» savoir le bordé en-des-
sous du pont du navire. En grande partie, il fondait
cette opinion sur l'inspection de la manche à air
numéro 4 du navire-jumeau le Mekhanik Yevgra-
fov qu'il a faite avant de venir au Canada pour le
procès. En fait, il n'a jamais inspecté la construc
tion de la partie des manches à air du Mekhanik
Tarasov qui se trouvait en-dessous du pont. La
preuve indique également qu'après le naufrage du
Mekhanik Tarasov les manches à air du Mekha-
nik Yevgrafov ont été renforcées en ajoutant aux
collerettes des goussets métalliques en forme de C
ou de D «pour une plus grande sécurité».
Monsieur Pankrantiev a expliqué que pour se
conformer aux règles de l'U.S.S.R. Register of
Shipping, un navire doit être minutieusement ins
pecté une fois tous les quatre ans. Il a ajouté qu'un
navire devait aussi subir une inspection externe
une fois par an et des «inspections spéciales» selon
les circonstances. Pour ce qui est du Mekhanik
Tarasov, Monsieur Pankrantiev a déposé les certi-
ficats d'inspection pertinents et a confirmé que le
navire avait subi l'inspection quadriennale en jan-
vier 1980 ainsi que les inspections annuelles, la
dernière ayant eu lieu en février 1981. Celle-ci
était la seule inspection à laquelle le témoin a
personnellement pris part. La seule inspection des
manches à air dont le témoin pouvait parler en
connaissance de cause était l'inspection visuelle
externe qui a eu lieu au cours de l'inspection
annuelle de février 1981. À cette occasion, on
n'avait remarqué aucun dommage.
En ce qui concerne ce témoignage, j'accepte les
prétentions des demanderesses selon lesquelles 1)
Monsieur Pankrantiev avait peu d'éléments de
preuve à présenter sur la question relative à la
diligence raisonnable sauf pour dire que le navire
s'était toujours conformé aux règles de l'U.S.S.R.
Register of Shipping et donner son interprétation
personnelle de ces règles; 2) il n'a pas présenté de
preuve (et il ne pouvait pas le faire) concernant la
nature et l'étendue des examens, essais ou inspec
tions du navire effectués par les responsables de
l'U.S.S.R. Register of Shipping au cours de la
construction et à la fin de celle-ci.
Les deux autres témoins qui ont témoigné relati-
vement à la question de savoir si Baltic avait
exercé une diligence raisonnable pour mettre le
Mekhanik Tarasov en état de navigabilité, étaient
le capitaine Iakovlev et Monsieur Sergeev, dont le
témoignage, comme je l'ai indiqué plus tôt, traitait
en grande partie de la formation et de la surveil
lance des officiers et de l'équipage. Monsieur Ser-
geev a également témoigné qu'il n'y avait aucun
architecte naval à l'emploi de Baltic et que Baltic
n'avait conclu aucun contrat avec des architectes
navals en vue d'inspecter le navire au cours de la
construction ou après celle-ci.
En dernier lieu, il a été bien établi à cet égard
que Hollming Oy est un chantier naval finlandais
dont la réputation est connue.
Conformément aux dispositions du paragraphe
IV (1) des Règles de la Haye, il incombe au
transporteur Baltic de prouver l'exercice de la
diligence raisonnable. L'expression «diligence rai-
sonnable» a été bien définie dans plusieurs arrêts.
Dans l'arrêt Grain Growers Export Co. v.
Canada Steamship Lines Limited (1917-18), 43
O.L.R. 330 (Div. d'appel), l'expression «diligence
raisonnable» a été expliquée comme suit:
[TRADUCTION] À mon avis, les mots «exerce une diligence
raisonnable» doivent être compris dans un sens raisonnable et
vouloir dire quelque chose de significatif. Le propriétaire du
navire garantit que le navire est en bon état de navigabilité, et
la navigabilité est une condition nécessaire du transport. L'in-
navigabilité, ainsi qu'il a été déjà souligné, augmente le risque
des périls mentionnés à l'art. 6 et selon la lecture que je fais des
mots «exerce une diligence raisonnable pour mettre le navire en
état de navigabilité à tous égards» ils veulent dire non seule-
ment un effort louable ou sincère quoique sans succès, mais
également une tentative intelligente et efficace pour le rendre
ainsi, autant que la diligence le permette.
Dans l'arrêt Union of India v. N.V. Reederij
Amsterdam («The Amstelslot»), [1963] 2 Lloyd's
Rep. 223 [à la page 226], la Chambre des lords a
confirmé la décision rendue par le juge McNair de
la Division du Banc de la Reine (Cour commer-
ciale) [ [ 1962] 1 Lloyd's Rep. 539] selon laquelle
[TRADUCTION] «(1) l'avarie a été causée par une
fissure due à la fatigue; la cause de la fissure due à
la fatigue était inconnue; la fissure n'était pas
visible lors de l'inspection visuelle en 1956; (2)
lorsque les défenderesses ont pris possession du
navire, ses antécédents ne permettaient pas de
penser qu'une inspection spéciale de son engrenage
réducteur était nécessaire; (3) l'inspection en 1956
avait été effectuée minutieusement et avec compé-
tence; (4) les défenderesses avaient exercé une
diligence raisonnable pour mettre l'Amstelslot en
état de navigabilité parcequ'ils avaient engagé des
personnes qualifiées et compétentes pour effectuer
les inspections nécessaires et que ces personnes
avaient effectué ces inspections de façon minu-
tieuse et compétente; et que par conséquent les
défenderesses avaient le droit d'invoquer la Loi».
[C'est moi qui souligne.] Dans la décision rendue
par la Chambre des lords, lord Reid a dit aux
pages 230 et 231:
[TRADUCTION] Il ne suffit pas de dire que si ces mesures
avaient été prises, il y aurait eu une meilleure chance de
découvrir la fissure. Dans un très grand nombre d'accidents, il
est évident après coup, que si le défendeur avait pris certaines
précautions supplémentaires, l'accident aurait été ou aurait pu
être évité. Dans tous les cas, la question est de savoir si une
personne raisonnable ayant l'habileté et la connaissance qu'a-
vait ou qu'aurait dû avoir le défendeur, aurait pris ces mesures
supplémentaires, si elle était à la place du défendeur
On doit faire un certain compromis ou établir un certain
équilibre lorsqu'on décide des mesures à prendre dans chaque
cas particulier, sans oublier à la fois les conséquences sérieuses
qui peuvent résulter du défaut de déceler un vice et le caractère
éloigné de la possibilité qu'un tel vice existe, car il serait
manifestement impossible d'effectuer des tests scientifiques
minutieux pour chaque vice qui pourrait possiblement affecter
une partie de la machine examinée. A mon avis, les appelantes
ont prouvé qu'en faisant l'examen comme il l'a fait, Monsieur
Van Lare a exercé une diligence raisonnable. Je souscris entiè-
rement au jugement rendu par le juge McNair; en conséquence,
je suis d'avis d'accueillir l'appel.
Plus récemment, la Cour suprême du Canada,
dans l'arrêt Charles Goodfellow (précité) a abordé
la question de la «diligence raisonnable», celle de
l'insuffisance de la valeur probante de certificats
de navigabilité ainsi que celle de la non-exonéra-
tion du propriétaire d'un navire de son obligation
d'exercer une diligence raisonnable par le simple
fait d'engager des employés et des agents pour le
faire. Aux pages 540 et 541 R.C.S.; 69 et 70
D.L.R., le juge Ritchie a écrit:
Si l'on conclut que le navire n'était pas en bon état de
navigabilité, il incombe au propriétaire du navire de prouver
qu'il a exercé une diligence raisonnable à cet égard s'il veut se
libérer. Quand cette Cour a entendu l'affaire Maxime Foot
wear ([1957] R.C.S. 801; 10 D.L.R. (2d) 513; 76 C.R.T.C.
120), M. le Juge Cartwright (alors juge puîné) a prononcé un
jugement dissident. Dans ses motifs, que le Conseil privé a
confirmés, M. le Juge Cartwright a adopté [aux pages 808
R.C.S.; 519-520 D.L.R.] la définition suivante [Carver's Car
riage of Goods by Sea, 10' éd., pp. 181 et 182] de la diligence
raisonnable requise par la règle 1 de l'art. III:
[TRADUCTION] La "diligence raisonnable" semble être
l'équivalent d'une diligence normale compte tenu des circons-
tances connues ou raisonnablement prévisibles, de la nature
du voyage et de la cargaison. Il suffit que cette diligence ait
été exercée jusqu'au départ du port de chargement. Toute-
fois, l'état du navire à ce moment-là doit être considéré en
fonction de la cargaison et de l'itinéraire du voyage projeté et
il incombe au propriétaire du navire de montrer qu'il a exercé
une diligence raisonnable pour mettre son bâtiment en bon
état.
Il ne suffit pas que le propriétaire du navire ait été personnel-
lement diligent, par exemple en engageant des hommes com-
pétents pour faire le travail. Il faut que la diligence pour
mettre le navire en bon état ait été exercée, en fait, par le
propriétaire du navire lui-même ou par ceux qu'il a engagés à
cette fin. Le propriétaire du navire est "responsable de tout
manquement de la part de ses agents ou subalternes dans la
mise en état de navigabilité du navire au commencement du
voyage pour le transport de la cargaison particulière" ...
"L'obligation de mettre le navire en bon état de navigabilité
revient personnellement aux propriétaires, qu'ils en confient
ou non l'exécution à des experts, des employés ou des
agents." ... Si ces experts, employés ou agents n'exercent
pas une diligence raisonnable pour mettre le navire en bon
état de navigabilité, les propriétaires sont responsables aux
termes de la règle 1 de l'Article III des Règles.
Le voiturier à qui incombe le fardeau de prouver l'exercice
d'une diligence raisonnable, en vertu des dispositions de l'art.
IV (1), ne peut s'acquitter de cette obligation qu'en prouvant
affirmativement qu'une diligence raisonnable a été exercée
pour mettre le navire en bon état de navigabilité. Dans la
présente affaire, la seule preuve présentée par les intimés pour
s'acquitter de tel fardeau, est un certificat de navigabilité signé
par un inspecteur de navires du ministère des Transports. A
mon avis, ce document ne suffit pas à faire la preuve ainsi que
l'exige la loi, sa valeur probante étant par ailleurs amoindrie du
fait que l'inspecteur qui a délivré le certificat paraît avoir su
que le navire comportait une faiblesse inhérente. La prépondé-
rance de la preuve c'est que c'est cette faiblesse qui a causé la
perte.
Et plus précisément, en ce qui concerne la dili
gence raisonnable et la conception, les deux arrêts
qui suivent appuient la proposition selon laquelle le
propriétaire d'un navire ne peut se libérer de son
obligation d'exercer une diligence raisonnable par
le simple fait d'engager des constructeurs navals
réputés et expérimentés.
De fait, dans l'arrêt W. Angliss & Co. (Austra-
lia) Proprietary, Ld. v. Peninsular and Oriental
Steam Navigation Co., [1927] K.B. 456, le juge
Wright a dit aux pages 461 et 462:
[TRADUCTION] S'il fait construire un nouveau navire, il sera
responsable s'il omet d'engager des constructeurs réputés et de
prendre toutes les précautions raisonnables ... par exemple, le
fait d'exiger que les constructeurs remplissent les exigences de
l'une des sociétés bien connues de classification, tel Lloyd's
Register, et d'engager des architectes navals qualifiés pour le
conseiller et des inspecteurs qualifiés pour surveiller les tra-
vaux. De la même façon, s'il achète un navire, il peut être
nécessaire pour lui de démontrer qu'il a pris les mesures qui
s'imposent pour s'assurer par des visites et des inspections
appropriées que le navire est en mesure de faire la navigation à
laquelle il l'affecte. Je ne suis cependant pas d'avis que le
transporteur peut être tenu coupable, dans tous les cas, de
l'omission d'exercer une diligence raisonnable du simple fait
que les employés des constructeurs ont mal exécuté certains
travaux qui, quoique cachés, rendent le navire effectivement
inapte. En l'espèce, les défenderesses ont engagé un inspecteur
pour surveiller les travaux. J'ai conclu que ce dernier a exercé
une diligence raisonnable. Il se peut bien que s'il avait fait
preuve de négligence en approuvant des mauvais travaux qu'il a
vus, ou même qu'il aurait peut-être dû voir, le transporteur
serait responsable du manque de diligence raisonnable de la
part de celui à qui il avait délégué la tâche d'inspecter les
travaux. De la même façon, il pourrait être tenu responsable, si
l'architecte naval qu'il a engagé pour surveiller la conception a
omis de déceler une erreur manifeste de conception, bien que je
ne pense pas qu'il serait ainsi responsable d'une erreur de la
part de l'une des sociétés de classification telle que Lloyd's
Register qui exercent une fonction publique et quasi-judiciaire.
Il pourrait également être responsable s'il choisit personnelle-
ment ou par l'intermédiaire de ses conseillers une technique de
construction qui comportait un risque ... [C'est moi qui
souligne.]
Dans l'arrêt Riverstone Meat Company, Pty.,
Ltd. v. Lancashire Shipping Company, Ltd. (the
«Muncaster Castle»), [1961] 1 Lloyd's Rep. 57,
une décision rendue par la Chambre des lords,
l'arrêt Angliss (précité) a été approuvé par le
vicomte Simonds en ces termes à la page 70:
[TRADUCTION] Il importe de noter la question tranchée. Il
s'agissait de savoir si le transporteur qui a conclu un contrat
pour la construction d'un navire est responsable du manque de
diligence de la part des constructeurs navals ou de leurs
employés, s'il a engagé des constructeurs réputés et s'il a pris
toutes les précautions raisonnables, comme le fait d'exiger que
les constructeurs remplissent les exigences de l'une des sociétés
reconnues de classification, et a engagé des architectes navals
qualifiés qui le conseillent et des inspecteurs qualifiés qui
surveillent les travaux avec une diligence raisonnable. Le savant
juge Wright (tel était alors son titre) a statué que dans les
circonstances, le transporteur n'était pas responsable. Je n'ai
aucune raison de mettre en doute le bien-fondé de cette déci-
sion, et je n'ai pas besoin d'en dire plus, celle-ci n'étant pas
ouverte à la révision dans le présent appel. [C'est moi qui
souligne.]
et par lord Keith aux pages 86 et 87:
[TRADUCTION] On ne peut de façon générale établir de distinc
tion entre la présente affaire et le cas d'un navire acheté d'un
ancien propriétaire. Comme dans les autres cas, le propriétaire
sera responsable du manque de découvrir les vices qui causent
l'innavigabilité qu'il aurait dû découvrir en exerçant une dili
gence raisonnable au moment du transfert de la possession ou
après ce moment.
Dans un tel cas, j'ajouterais cependant une restriction ou plutôt
une réserve. Le propriétaire éventuel a pu prendre une certaine
part dans le projet de construction du navire, notamment dans
la conception, ou dans la surveillance au cours de la construc
tion; dans un tel cas, il se peut bien qu'il soit responsable de
l'innavigabilité qui résulte de son fait, ou qu'il aurait dû
découvrir au cours de la construction. [C'est moi qui souligne.]
En conséquence, en l'espèce, dans le contexte du
vice de conception qui a causé l'innavigabilité,
j'accepte entièrement les prétentions des demande-
resses:
a) il n'existe aucune preuve selon laquelle une
personne ou une organisation, y compris Baltic
s'est jamais penchée sur la question de la cons
truction ou de la conception des deux manches
à air situées dans la partie avant du pont
découvert, ni qu'elle les ait inspectées, soumises
à des tests ou qu'elle ait tenu compte de leur
résistance ou de leur stabilité ou exercé une
«diligence raisonnable» à leur égard;
b) il n'existe aucune preuve selon laquelle Baltic a
exercé une diligence raisonnable relativement à
la construction et à la conception des manches
à air, sauf, apparemment en présumant que
l'U.S.S.R. Register of Shipping découvrirait les
défaillances;
c) dans les présentes circonstances, en raison de la
façon par laquelle le ministère soviétique de la
Marine marchande, Sudoimport et Baltic ont
tous participé à l'achat du Mekhanik Tarasov à
Hollming Oy, il revenait à Baltic de montrer, le
cas échéant, ce qui a été fait par les parties
pertinentes et d'établir qu'elles ont exercé une
diligence raisonnable.
En outre, si le Mekhanik Tarasov était destiné à
de nombreuses traversées de l'Atlantique nord,
surtout pendant l'hiver, ainsi qu'il semble mainte-
nant qu'il l'ait été, j'estime que la défenderesse
aurait dû montrer qu'elle avait pris beaucoup plus
de précautions en ce qui concerne la conception et
la construction appropriées de tout élément de
structure s'élevant au-dessus du pont découvert du
navire, y compris les manches à air, et surtout dans
la partie avant de ce pont, qui est reconnu comme
un foyer de grande contrainte.
En conséquence, à la lumière du droit applicable
et de la preuve, je ne suis pas convaincu que la
défenderesse a fait la preuve qu'elle a exercé la
diligence raisonnable nécessaire pour mettre le
Mekhanik Tarasov en bon état de navigabilité
«avant le voyage et au début de celui-ci».
MONTANT DES DOMMAGES-INTÉRÊTS
1. LE PRINCIPAL
Ainsi que l'indiquent les factures numéros 5008,
5009 et 5010, datées du 11 février 1982 et
comme l'a expliqué M. Egon Rulfs, le directeur
des exportations de Kruger, le prix c.a.f. (coût,
assurance et fret) de la cargaison de papier
journal était de DM 2 594 300,86 et était paya
ble en deutsche Marks. Je souscris à la proposi
tion de la défenderesse qu'en l'absence de la
preuve d'une juste valeur marchande, comme en
l'espèce, la valeur c.a.f. devrait s'appliquer.
Dans l'arrêt Amjay Cordage Limited c. Le
navire «Margarita» (1979), 28 N.R. 265
(C.A.F.), le juge Ryan a dit aux pages 270 et
271:
Je suis d'avis que la valeur réelle des dommages, dans les
circonstances, est la valeur marchande de la ficelle en bon état
au port de livraison, moins le montant recouvré ou qui aurait
raisonnablement pu l'être lors de la revente de la cargaison
avariée. Aucune preuve de cette valeur n'existait à Duluth,
aussi n'est-il pas nécessaire d'envisager ce qu'aurait été la
situation s'il y avait eu cette preuve. J'appliquerai la clause 17
du connaissement qui stipule que dans les circonstances présen-
tes, la valeur marchande correspond à la valeur indiquée sur la
facture plus le fret.
(Voir également l'arrêt The Ship (fTrade Wind»
v. David McNair & Co. Ltd., [1956] R.C.E. 228.)
2. MONNAIE ÉTRANGÈRE ET DOLLARS CANA-
DIENS
Dans l'état actuel du droit canadien, la somme
réclamée doit être convertie en dollars canadiens
«à la date de la rupture». (Voir l'arrêt N.V.
Bocimar, S.A. c. Century Insurance Co. of
Canada (1984), 53 N.R. 383 (C.A.F.), en appel
à la Cour suprême du Canada.) En l'espèce, les
demanderesses ont déposé un affidavit indiquant
le taux de change du deutsche Mark au 11
février 1982, qui est la date approximative à
laquelle les marchandises auraient dû être
livrées à Hesselbacher. Un deutsche Mark valait
alors 0,5112 dollars canadiens, ce qui fait que la
réclamation des demanderesses s'élève à
1 326 206,50 dollars canadiens.
Compte tenu de cette valeur et du nombre de
rouleaux de papier journal qui s'élève à 3 523, la
limitation de responsabilité à 500 $ par colis ne
s'appliquera pas.
3. INTÉRÊTS
En ce qui concerne les intérêts, dans le passé,
j'ai tenu compte, dans d'autres affaires, qu'il est
bien établi en matière d'amirauté, que la
demande soit fondée sur un contrat ou sur un
délit, que la Cour jouit d'un pouvoir discrétion-
naire pour adjuger des intérêts comme partie
intégrante du dommage à compter de la date à
laquelle a été engagée la dépense qui donne lieu
aux dommages-intérêts. (Voir les arrêts Cana-
dian Brine Ltd. v. The Ship «Scott Misener»
and Her Owners, [ 1962] R.C.É. 441; Cie de
Téléphone Bell c. Le «Mar-Tirenno», [1974]
1 C.F. 294 (1" inst.) et [1976] 1 C.F. 539
(C.A.); Algoma Central Railway c. Le «Cielo
Bianco», Cour fédérale, Division de première
instance, T-5213-78 (22 novembre 1984); Davie
Shipbuilding Limited c. La Reine, [1984] 1
C.F. 461 (C.A.)).
La Cour fédérale d'Appel a récemment ([ 1987]
2 C.F. 592) accueilli en partie l'appel interjeté
contre l'arrêt «Cielo Bianco» précité. Elle a
néanmoins confirmé la conclusion du juge de
première instance au sujet des intérêts courus
avant jugement. La Cour d'Appel a dit à la page
623:
Les appelants ont prétendu que le juge de première instance,
au lieu de fonder sa conclusion sur le taux privilégié moyen,
aurait dû fixer un taux équivalent à celui de l'intérêt payé
mensuellement sur les argents consignés à la Cour. L'avocat des
appelants appuie cette prétention sur la décision rendue par
cette Cour dans l'affaire Davie Shipbuilding Limited c. La
Reine, dans laquelle, en l'absence d'autres éléments sur lesquels
appuyer sa conclusion, la Cour a adopté un taux d'intérêt fondé
sur le taux payé sur l'argent consigné à la Cour.
Le juge de première instance, après avoir examiné le principe
selon lequel, dans les litiges de droit maritime, il est considéré
que l'intérêt couru avant jugement fait partie des dommages-
intérêts adjugés, a établi quatre distinctions entre le litige qui
lui était soumis et l'affaire Davie Shipbuilding, pour conclure
que, selon la preuve et les circonstances de l'espèce, le taux
d'intérêt le plus équitable serait la moyenne des taux d'intérêts
privilégiés.
Il est bien établi que la question du taux des intérêts devant
faire partie de la somme adjugée doit être tranchée par le juge
de première instance dans l'exercice de son pouvoir discrétion-
naire, et rien ne m'incite à penser que le juge de première
instance se soit trompé de quelque manière en fixant à 14 % le
taux des intérêts relatifs à la période s'étendant du moment
convenu par les parties au 22 novembre 1984, date de son
jugement. En conséquence, je confirmerais cette conclusion.
Considérant que le taux privilégié mensuel
moyen des banques à charte, déterminé et publié
dans la Revue de la Banque du Canada était de
12 % environ, pour la période allant de mars 1982
à décembre 1986; considérant en outre que le taux
privilégié se situe actuellement à 9 % environ, je
suis d'avis d'adjuger des intérêts courus avant
jugement, pour la période allant du 11 mars 1982
au taux de 12 % l'an et des intérêts courus après
jugement au taux de 9 % l'an.
Dans les circonstances de la présente affaire, les
demanderesses auront droit aux dépens auxquels
seront ajoutés les coûts raisonnables entrainés par
les services qu'ont rendus les témoins experts F. G.
Henshaw et Monsieur D. J. Doust pour se prépa-
rer à témoigner et pour conseiller les avocats des
demanderesses au cours du procès.
Par ailleurs je partage la proposition unanime
que des honoraires supplémentaires pour le procès
soient accordés à l'avocat de la partie gagnante. À
la lumière de mes conclusions sur la question de la
responsabilité et considérant que les demanderes-
ses étaient représentées par deux avocats qui ont
tous les deux comparu et participé activement au
procès; considérant par ailleurs la nature et la
durée du procès (22 jours) qui exigeaient divers
genres de preuve d'expert et la traduction d'une
grande partie du témoignage et des documents
russes; en conséquence les avocats des demanderes-
ses auront droit à des honoraires supplémentaires
de 4 000 $ pour le procès.
Par conséquent, jugement sera rendu en faveur
des demanderesses conjointement et solidairement
contre la défenderesse pour la somme de
1 326 206,50 $, majorée d'intérêts au taux de 12 %
l'an à compter du 11 mars 1982 jusqu'à la date du
jugement et au taux de 9 % à compter de la date
du jugement.
La défenderesse paiera comme suit aux deman-
deresses les dépens, qui seront taxés, qu'elles ont
engagés à l'occasion de la présente action:
a) Les coûts raisonnables entrainés par les services
qu'ont rendus les témoins experts F. G. Hens-
haw et Monsieur D. J. Doust pour se préparer à
témoigner et pour conseiller les avocats des
demanderesses au cours du procès seront ajou-
tés aux dépens et inclus dans ceux-ci;
b) Les avocats des demanderesses auront droit à
des honoraires supplémentaires de 4 000 $ pour
le procès.
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