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A-372-85
Ivan Letnik et Captain Normac's Riverboat Inn Limited (appelants)
c.
La municipalité de la Communauté urbaine de Toronto, Thomas William Thompson, Robert G. Bundy, Charles Colenutt, le navire Trillium, ses propriétaires et affréteurs, et les commissaires du Port de Toronto (intimés)
RÉPERTORIÉ: LETNIK c. TORONTO (MUNICIPALITÉ DE LA COMMUNAUTÉ URBAINE)
Cour d'appel, juges Heald, Mahoney et MacGui- gan—Toronto, 25, 26, 27 et 28 janvier; Ottawa, 24 février 1988.
Droit maritime Responsabilité délictuelle Abordage au port de Toronto entre un bateau à vapeur et un navire amarré à quai en permanence qui était utilisé comme restau rant Les dommages causés semblaient mineurs Deux semaines plus tard, le navire-restaurant coulait soudainement La cause réelle et effective de l'abordage n'a pas été déterminée Le plaidoyer d'accident inévitable est rejeté Prévisibilité La limitation de responsabilité est refusée Il y a renversement du fardeau de la preuve lorsque le manque- ment à un devoir crée un risque, que le préjudice survient dans l'aire de ce risque et qu'une lacune dans la preuve empêche le demandeur de prouver que la négligence a causé ce préjudice /l est pratiquement impossible d'obtenir les éléments de preuve qui combleraient la lacune dans la preuve La défense fondée sur le principe du novus actus interveniens est rejetée La norme de prudence applicable au propriétaire d'un restaurant flottant est différente de celle applicable au propriétaire d'un navire en mer.
Le 2 juin 1982, le bateau à roues sur les flancs appelé Trillium, qui appartenait à la municipalité de la Communauté urbaine de Toronto (la Communauté), a heurté un navire amarré à quai en permanence, qui était exploité comme restau rant flottant au slip de la rue Yonge dans le port de Toronto, le Normac, lui causant des dommages apparemment légers. Deux semaines plus tard toutefois, le Normac coulait soudainement. Un appel et un appel incident sont interjetés des conclusions du juge de première instance selon lesquelles (1) la Communauté et le Trillium étaient responsables de l'abordage et tenus aux dommages-intérêts en ayant résulté mais n'étaient pas respon- sables du naufrage du navire et (2) ils n'avaient pas réussi à établir leur droit à la limitation de responsabilité.
Arrêt: l'appel devrait être accueilli en partie et l'appel inci dent devrait être rejeté.
En ce qui concerne l'abordage, les contre-appelants (la Com- munauté, le Trillium et le capitaine Colenutt) ont été incapa- bles d'établir que le juge de première instance a commis une erreur manifeste et dominante qui aurait faussé son apprécia- tion des faits. En appliquant l'arrêt The Wagon Mound No. 2 aux faits de l'espèce, il est conclu que le risque était prévisible et que les contre-appelants auraient prendre des mesures pour l'éliminer.
L'applicabilité de la défense d'accident inévitable, qui est définie dans l'arrêt Rintoul, n'a pas été établie en l'espèce, les contre-appelants ayant manqué de démontrer qu'il n'y avait eu de leur part aucune négligence reliée à quelque cause que ce soit. En fait, le juge de première instance a conclu que les contre-appelants avaient été négligents en n'installant pas de propulseurs d'étrave, de mécanisme de mouillage rapide, de système de communication en phonie placé dans un endroit adéquat ou de bassin intérieur en forme de U, et en n'obligeant pas le graisseur à rester dans la salle des machines alors que le Trillium se préparait à accoster. Considérant cette conclusion, le propriétaire ne pouvait limiter sa responsabilité en vertu de l'article 647 de la Loi sur la marine marchande du Canada, puisque celui-ci exige du propriétaire du navire qu'il démontre que les événements survenus se sont produits sans aucune faute ou concours de sa part.
En ce qui a trait au naufrage du navire, le juge de première instance a commis une erreur en imposant le fardeau de la preuve aux appelants ainsi qu'en acceptant la défense de novus accus interveniens. La Chambre des lords a décidé dans l'arrêt McGhee que le fardeau de la preuve devait être déplacé vers le défendeur (l) lorsqu'en manquant à son devoir de diligence une personne crée un risque, (2) lorsque le préjudice survient dans l'aire de ce risque, et (3) qu'une lacune dans la preuve empêche le demandeur de prouver que la négligence a causé le dom- mage. En l'espèce, il y a eu manquement au devoir de diligence. La Cour déduit qu'il est hautement probable, dans les faits, que le navire responsable de l'abordage soit aussi responsable du naufrage, à moins que ses propriétaires ne fournissent la preuve contraire. Il existait des lacunes dans la preuve. Bien qu'il aurait été possible de relever le navire afin de déterminer la cause véritable du naufrage, les coûts d'une telle entreprise l'auraient rendue pratiquement impossible. Dans un tel cas, c'est l'auteur du risque qui doit subir les conséquences d'un tel état de fait.
La norme de prudence exigée du propriétaire d'un restaurant flottant est différente de celle du propriétaire d'un navire en mer. Il est fortement exagéré d'appliquer au premier, comme l'a fait le juge de première instance, les normes de prudence applicables à un armateur raisonnablement prudent dont le navire tient la mer. Vu la norme de conduite applicable à un propriétaire de navire-restaurant amarré, il n'y avait dans les actions ou omissions des appelants aucune nouvelle cause venant interrompre la chaîne des événements, aucun élément pouvant être qualifié d'exhorbitant, d'étranger ou encore d'extrinsèque.
Le juge de première instance ayant conclu que les appelants avaient omis de prendre les mesures élémentaires qui s'impo- saient à la suite de l'abordage, ceux-ci doivent être considérés comme partiellement responsables des dommages causés, qui devraient être partagés dans la proportion de 75 % - 25 % en faveur des appelants.
LOIS ET RÈGLEMENTS
Loi sur la marine marchande du Canada, S.R.C. 1970, chap. S-9, art. 647.
JURISPRUDENCE
DECISIONS APPLIQUÉES:
Stein et autres c. «Kathy K. et autres (Le navire), [1976] 2 R.C.S. 802; 62 D.L.R. (3d) 1; Overseas Tank- ship (U.K.) Ltd. v. Miller Steamship Co. Pty., [1967] 1 A.C. 617 (P.C.) (The Wagon Mound No. 2); Rintoul v. X- Ray and Radium Industries Limited and Others, [1956] R.C.S. 674; McGhee v National Coal Board, [1972] 3 All ER 1008 (H.L.); Nowsco Well Service Ltd. v. Canadian Propane Gas & Oil Ltd. et al. (1981), 122 D.L.R. (3d) 228; (1981), 7 Sask. R. 291; 16 C.C.L.T. 23 (C.A.); Oropesa, The, Lord v. Pacific Steam Navigation Co., [1943] 1 All E. R. 211; (1942), 74 LI. L. Rep. 86 (C.A.); Papp et al. v. Leclerc (1977), 77 D.L.R. (3d) 536; 16 O.R. (2d) 158 (C.A.).
DISTINCTION FAITE AVEC:
Bolton v. Stone, [1951] A. C. 850 (H.L.); The Lady Gwendolen, [1965] 2 All E.R. 283 (C.A.); Dollina Enterprises Ltd. c. Wilson-Haffenden, [1977] 1 C.F. 169 (I' inst.).
DÉCISION EXAMINÉE:
Cook v. Lewis, [1951] R.C.S. 830; [1952] 1 D.L.R. 1.
DÉCISIONS CITÉES:
Powell v. Guttman et al. (1978), 89 D.L.R. (3d) 180; [1978] 5 W.W.R. 228; 6 C.C.L.T. 183 (C.A. Man.); Dalpe v. City of Edmundston (1979), 25 N.B.R. (2d) 102 (C.S. Div. d'appel); Re Workers' Compensation Appeal Board and Penney (1980), 112 D.L.R. (3d) 95; (1980), 38 N.S.R. (2d) 623 (C.S. Div. d'appel); Delaney v. Cascade River Holidays Ltd. (1983), 44 B.C.L.R. 24; 24 C.C.L.T. 6 (C.A.); Lomax v. Arsenault, [1986] I W.W.R. 68 (B.R. Sask.).
DOCTRINE
Weinrib, Ernest J. «A Step Forward in Factual Causa tion» (1975), 38 Modern L. Rev. 518.
AVOCATS:
Harvey Spiegel, c.r. et A. C. Van Houten pour les appelants.
David L. D. Beard, c.r. et Rui M. Fernandes pour les intimés.
PROCUREURS:
Green & Spiegel, Toronto, pour les appelants. Beard, Winter, Toronto, pour les intimés.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
LE JUGE MACGUIGAN: Les présents appel et appel incident portent sur un abordage survenu le 2 juin 1981 dans le port de Toronto entre le navire Trillium, appartenant à la municipalité de la Communauté urbaine de Toronto (ci-après la Communauté), intimée, et le navire Normac, appartenant à la société Captain Normac's River- boat Inn Limited.
Les appelants se sont désistés avant l'audition en première instance de l'action intentée contre Thomas William Thompson, Robert G. Bundy et les Commissaires du port de Toronto; le seul intimé restant, outre la Communauté et le Tril- lium, était le capitaine Colenutt, qui commandait le Trillium au moment de l'accident.
Construit en 1902 et utilisé comme bateau- pompe puis comme paquebot des Grands Lacs, le Normac servait de restaurant flottant exploité, sous le nom de Captain John's Restaurant, par l'appelant Ivan Letnik, actionnaire unique de la société appelante. Il jaugeait 347,3 tonneaux et avait une longueur hors tout de 117,2 pieds et une largeur de 25,1 pieds. Il était amarré à quai, en permanence, à l'extrémité sud de la rue Yonge, le long de la paroi d'un grand slip d'amarrage au nord du port de Toronto, appelé le slip de la rue Yonge. Ce poste d'amarrage était loué de la Com mission du port de Toronto. Le Normac occupait une partie importante de la paroi nord, d'une largeur de 200 pieds, et il était le seul navire à occuper un poste à quai le long de cette paroi.
Le slip de la rue Yonge a en gros la forme d'un U ouvert vers le sud, la partie nord formant un plan incliné le long duquel était amarré le Normac. Le long du mur est du slip était amarré le Jadran, navire plus grand appartenant aussi à l'appelant Letnik qui était en train de le transfor mer en restaurant et le louait pour des réceptions. Le long du mur ouest, le poste le plus au sud, premier poste à gauche lorsqu'on entre dans le slip, était habituellement occupé par le Trillium. Plus loin du même côté étaient amarrés à quai cinq bateaux d'excursion appartenant à la société Simp- sons Tour Boats Limited qui en faisait également l'exploitation. Ces bateaux étaient amarrés à couple, l'un d'entre eux occupant seul la position du centre.
Le Trillium a été construit en 1910. C'est un bateau à roues sur les flancs, avec une machine alternative compound à vapeur. Sa longueur fait 138,5 pieds, sa largeur 45 pieds, et il jauge 425,48 tonneaux. Il est amphidrome, avec deux timoneries équipées chacune d'une barre à roue, de l'équipe- ment nécessaire de navigation et de communica tion avec la salle des machines, située sur le pont principal. Il appartient à la Communauté qui l'ex- ploite sous la supervision de son département des parcs et propriétés. Il n'a pas été en service de 1956 1975, date à laquelle il a commencé à être frété pour des excursions dans le port de Toronto et dans ses parages immédiats. Son équipage se composait d'un capitaine, d'un second, d'un méca- nicien, d'un graisseur et de trois matelots de pont.
Dans la soirée du 2 juin 1981, malgré les efforts du mécanicien pour mettre le moteur en marche arrière, le Trillium dépassa son poste d'amarrage et, courant sur son erre, heurta le premier des deux bateaux d'excursion Simpson amarrés à couple, puis alargua sur tribord. Le capitaine tenta, sans succès, d'éviter le Normac qui fut abordé par le travers. Bien qu'il y eût 132 clients et membres d'équipage à bord à ce moment-là, personne n'a été blessé. Toutefois, on a pu constater aussitôt qu'il y avait des dommages légers, à première vue.
Deux semaines plus tard exactement, soit le 16 juin 1981, le Normac coulait soudainement moins de deux heures après qu'on eut constaté la pré- sence d'un peu d'eau sur le pont de la salle de la cargaison, près de l'entrée de la salle des machines.
En première instance, le juge Addy en est arrivé aux conclusions suivantes (Dossier d'appel, annexe 1, page 58):
1. Les défendeurs, la Communauté et le Trillium, sont légale- ment responsables de l'abordage avec le Normac, et ils sont tenus aux dommages-intérêts causés par l'abordage, mais à aucun pour le naufrage du navire ni pour le préjudice qui en a résulté.
2. Lesdits défendeurs n'ont pas réussi à établir leur droit à la limitation de responsabilité.
3. Le montant des dommages-intérêts, à défaut d'accord, sera fixé par référence, conformément à mon ordonnance du 5 novembre 1984.
4. L'adjudication des dépens est différée.
Les appelants ont interjeté appel de ce jugement et les intimés ont formé un appel incident.
L'appel incident soulevant des questions reliées au premier événement en date, soit l'abordage, c'est un point de départ qui nous paraît approprié.
Le juge de première instance a abordé la ques tion de la façon suivante (Dossier d'appel, annexe 1, pages 30-58):
Je constate que, bien qu'il ait été prouvé que si le Trillium ne s'est pas arrêté avant d'aborder le Normac, c'est selon toute probabilité à cause d'un certain vice mécanique, d'un défaut de fonctionnement ou d'une panne, dont la nature précise ou la cause n'a pas pas été établie, et que n'a été prouvé aucune faute ni manque d'habileté technique de la part d'un membre de l'équipage qui aurait eu pour conséquence que la machine n'a pu être mise en marche arrière pour arrêter le navire.
Le fait que la cause réelle et effective de l'abordage n'ait pas été déterminée ne libère pas le défendeur de sa responsabilité dans des circonstances un navire en mouvement, sous le contrôle et la maîtrise de son capitaine, aborde un autre navire convenablement amarré en plein jour.
Les présents défendeurs m'ont convaincu qu'aucun acte ni aucune omission du capitaine, ou de tout membre de l'équipage tant au moment de l'abordage qu'immédiatement auparavant, n'a entraîné la perte de la maîtrise du Trillium. Cependant, lorsqu'il a été établi, comme en l'espèce, qu'un navire défendeur n'est plus maître de sa manœuvre ou est tombé en panne à cause d'un défaut mécanique, il incombe à cette partie de démontrer par une preuve positive que le vice mécanique était caché et qu'il ne pouvait pas raisonnablement être prévu ni détecté malgré les précautions raisonnables des responsables du navire et leur compétence, et que ce vice ou cette panne n'étaient pas imputables à quelque faute ou négligence, comme un manque d'entretien ou quelque imprudence de sa part ou de la part de ceux dont elle est responsable.
En outre, il est fort difficile de s'acquitter du fardeau de la preuve qui incombe au navire qui en aborde un autre, amarré ou au mouillage, dans des conditions de bonne visibilité et par beau temps.
Lorsque la cause précise de la panne ou du vice mécanique qui a conduit à l'abordage n'a pas été déterminée, le défendeur, évidemment, n'est pas en mesure de s'acquitter du fardeau de la preuve qui lui incombe et sa responsabilité devrait s'ensuivre aussitôt.
Bien qu'il n'ait pas été établi par les preuves administrées que la cause effective et immédiate de l'accident ait été un acte particulier ou une omission du défendeur, il a été prouvé que, si certaines mesures ou précautions avaient été prises auparavant, l'abordage du Normac aurait probablement été évité. Il a aussi été établi qu'il était raisonnablement prévisible que de telles mesures ou précautions auraient permis d'éviter le dommage.
Sur la question de la prévisibilité, il est assez significatif qu'à une première occasion, avant l'accident, le Trillium ait éprouvé
des difficultés à accoster et qu'il ait heurté certains des bateaux d'excursion Simpson (leur causant peu ou pas d'avaries) et qu'à une autre occasion, il ait abordé le navire Jadran, ne lui causant qu'un très léger dommage, à sa peinture. Le chef mécanicien du Trillium, dans l'un de ces cas, croit que les ennuis mécaniques pouvaient être attribués à la condensation dans le cylindre de renversement, mais il n'en est pas certain. La cause réelle de la panne n'a jamais été déterminée.
Les difficultés éprouvées par le Trillium à l'accostage préoc- cupaient le propriétaire des bateaux d'excursions Simpson à un point tel qu'il a écrit une lettre en 1978 (pièce P-5) au commissaire de Parcs et propriétés, responsable des traversiers auprès de la défenderesse, la Communauté, pour lui signaler que le Trillium avait, à deux reprises, eu des difficultés à accoster et lui suggérer de lui assigner un autre poste d'amarrage.
Le dénommé Robert George Bundy a été nommé commis- saire de Parcs et propriétés pour la Communauté en 1978 et, peu après sa nomination, étant monté à bord du Trillium, il constatait par lui-même que le capitaine éprouvait beaucoup de difficulté à faire accoster son navire à la pointe Hanlan, dans le port de Toronto et que cela lui prenait un temps considérable. Instruit par cette expérience, il a recommandé à la Commu- nauté d'installer des propulseurs d'étrave sur le Trillium pour faciliter sa manoeuvre. Pour des raisons financières, la Commu- nauté n'a donné suite à cette recommandation que quelque temps après l'accident. On avait aussi envisagé la construction d'un bassin intérieur en forme de U à l'extrémité nord du poste d'accostage du Trillium, pour permettre le chargement du navire par l'avant et aussi pour l'empêcher de s'engager dans le slip au-delà de son poste à quai habituel. On n'a donné suite à cette recommandation qu'après l'accident. Il est vrai que la question des propulseurs d'étrave et du bassin intérieur en forme de U avait principalement été envisagée à cause du peu de manoeuvrabilité du Trillium par grand vent. Cependant, la Communauté avait connaissance qu'à au moins deux' reprises le navire n'avait pas pu faire marche arrière comme il l'aurait dû.
Le capitaine Colenutt a déclaré de façon très claire à l'ins- tance que si des propulseurs d'étrave avaient été installés avant l'accident, il n'y aurait pas eu d'abordage. Il a ajouté qu'il aurait pu, grâce aux propulseurs d'étrave, faire virer le Tril- lium sur lui-même avant qu'il n'aborde tout autre navire dans le slip.
Le téléphone de la chambre des machines permettant de communiquer en phonie avec la passerelle ne se trouvait pas en face du chef mécanicien ni à portée de sa main. Ce dernier devait abandonner les commandes, faire demi-tour et se rendre jusqu'à la cloison située derrière son poste, au tableau de contrôle, pour communiquer avec la passerelle. Le jour de l'accident, il ne l'a pas fait car, et c'est assez compréhensible, il se souciait surtout de mettre le moteur en marche arrière. En
' Les intimés par incidence ont admis au cours du débat que le juge de première instance avait erré en parlant de deux reprises. Il ressort en effet de la preuve que le Trillium avait connu des problèmes de manoeuvre à trois reprises, mais que le défaut de la marche arrière n'était survenu qu'une seule fois. Dans les circonstances cependant, il s'agit d'une erreur d'im- portance secondaire qui ne saurait changer le résultat.
outre, le chef mécanicien a autorisé le graisseur à monter sur le pont immédiatement avant que le Trillium n'amorce son appro- che pour accoster, au lieu de le garder à son poste dans la chambre des machines, il aurait être pendant l'opéra- tion cruciale de l'accostage. Si le graisseur s'était trouvé dans la chambre des machines, le chef mécanicien aurait très facile- ment pu lui demander d'informer immédiatement la passerelle par téléphone des difficultés qu'ils éprouvaient.
S'il y avait eu un téléphone ou un microphone juste en face du chef mécanicien ou si le graisseur était resté à son poste dans la chambre des machines, le capitaine aurait pu être informé des difficultés éprouvées alors que le navire était encore à une certaine distance (approximativement à trois longueurs de navire) de l'entrée du slip de la rue Yonge. De la façon dont les choses se sont déroulées, le capitaine n'a été informé que tout ne se déroulait pas normalement qu'une fois le navire arrivé pratiquement à la hauteur de son poste d'amar- rage et ce n'est qu'à ce moment-là qu'il s'est aperçu que le Trillium ne semblait pas vouloir perdre de l'erre. Le capitaine aurait très bien pu, par un coup de barre, effectuer une manoeuvre d'évitement s'il avait été informé à temps.
Il ne semble d'ailleurs faire aucun doute que si le quai en U avait été édifié avant le 2 juin 1981, l'abordage du Normac n'aurait pas eu lieu. Il importe aussi, dans une certaine mesure, de noter que la Communauté occupait d'autres quais, situés juste à l'ouest et à côté du slip de la rue Yonge. Il s'agissait de bassins individuels, utilisés par les traversiers réguliers, navires beaucoup plus aisés à manoeuvrer que le Trillium, comme il a été dit auparavant. Comme c'était des bassins le charge- ment se faisait par l'arrière, tout traversier qui entrait dans l'un d'eux ne pouvait dépasser son poste d'amarrage et tout danger pour les bateaux se trouvant dans les parages en était grande- ment réduit. En fait, lorsqu'il y avait du vent, le Trillium utilisait l'un de ces bassins. Compte tenu du temps qu'il fallait parfois pour renverser la marche du Trillium et compte tenu du nombre de bateaux occupant des postes en face de celui du Trillium, je pense que c'était faire preuve d'imprudence, pour la Communauté, de ne pas toujours utiliser pour le Trillium l'un des bassins réservés aux traversiers à sa disposition.
Bien qu'on ait habituellement recours aux ancres pour facili- ter une manoeuvre que sur des navires beaucoup plus grands que le Trillium, il semble raisonnablement probable que si ce dernier avait été équipé d'une ancre, convenablement située, assortie d'un mécanisme de mouillage rapide, au lieu du sys- tème incommode du bord, on aurait pu casser son erre et éviter ainsi l'abordage, ou du moins réduire l'intensité du choc dans une certaine mesure. L'approbation par les inspecteurs mariti- mes de l'ancre destinée à être utilisée à bord du Trillium et d'ailleurs de toute autre machinerie ou matériel du bord, ne constitue en aucune manière une preuve concluante que cette machinerie ou ce matériel étaient d'une nature, d'une qualité ou avaient été installés d'une manière telle qu'en cas de dom- mage, les propriétaires doivent être libérés de toute responsabi- lité pour ce motif.
Vu les faits de l'espèce, il pourrait, à mon avis, très bien y avoir lieu d'appliquer le principe res ipsa loquitur .. .
Le principe res ipsa loquitur est applicable lorsque les faits qui ont conduit à l'accident sont inconnus. Autrement, le demandeur qui en connaît les détails ou qui, en faisant preuve
de diligence raisonnable, pourrait les découvrir, a le fardeau de les démontrer mais, s'il tente d'établir comment le dommage a été causé et qu'il n'y parvient pas, il ne lui est pas pour autant interdit d'invoquer le principe res ipsa loquitur à titre subsi- diaire, pourvu que les conditions requises pour faire valoir cette règle soient présentes...
Quant aux conditions supplémentaires d'application de la maxime, le tribunal devrait avant tout se satisfaire que, dans le cours ordinaire des événements, l'accident ne se serait pas produit s'il n'y avait pas eu négligence. Second critère d'appli- cation, la chose qui a causé le dommage doit avoir été sous la puissance et le contrôle du défendeur. Ces deux conditions sont ici réunies.
La maxime res ipsa loquitur est d'application fréquente et uniforme, non seulement dans les cas de dommages causés par la chute d'objets, par des produits défectueux, par les incendies et les explosions, mais aussi dans les cas impliquant le fait du défendeur, telles les affaires de responsabilité professionnelle, les affaires de transport terrestre en tous genres, ainsi que celles relevant du domaine du transport aérien. Certes il s'agit d'un principe associé directement à la common law, puisqu'en essence il s'agit d'une règle de preuve et non de fond, mais je ne vois aucune raison qui interdise de l'appliquer aux affaires de droit maritime. Une rose sous un autre nom (embaumerait autant)...!
UN ACCIDENT INÉVITABLE
Les défendeurs ont plaidé accident inévitable. Une part considérable du débat a été consacrée à cette question et plusieurs précédents ont été cités à l'appui de cette thèse. Pour commencer, il faut dire clairement qu'un accident inévitable cela ne signifie pas un accident inexpliqué.
Je ne pense pas qu'il soit le moindrement nécessaire de passer en revue in extenso le droit qui concerne ce principe. Les défendeurs se sont appuyés avant tout sur l'arrêt de la Cour suprême du Canada Rintoul v. X-Ray and Radium Industries Limited and Others ([l956] R.C.S. 674) le juge Cartwright, à l'époque juge puîné, en rendant l'arrêt de la Cour, dit à la page 678 du recueil mentionné:
À mon avis, les intimés n'ont pu prouver deux éléments qui sont tous deux essentiels à la défense d'accident inévitable. Ces éléments sont: (i) qu'on n'aurait pas pu empêcher les freins de service de ne pas fonctionner par un entretien raisonnable, à leur charge, (ii) et que, même en présumant que cette panne n'est pas due à la négligence des intimés, Ouellette ne pouvait pas, dans l'exercice d'une prudence raisonnable, éviter la collision qui, prétend-il, résulte de cette panne.
Toutefois les défendeurs en l'espèce n'ont pas satisfait à ces deux exigences. En premier lieu, ils ne sont pas parvenus à démontrer quelle était la cause de la panne de moteur et donc qu'ils n'auraient pas pu l'empêcher par un entretien raisonna- ble. Quant à la seconde exigence, ils ne sont pas parvenus à démontrer que, même si les précautions suivantes avaient été prises, soit l'installation de propulseurs d'étrave, d'un méca- nisme de mouillage rapide, d'un système de communication en phonie placé dans un endroit adéquat et le maintien de l'obliga- tion pour le graisseur de rester à son poste, dans la chambre des
machines, alors que le Trillium se préparait à accoster, l'abor- dage se serait fort probablement produit quand même. Il était raisonnablement prévisible à la fois que le navire ne stopperait pas à temps et que ces mesures auraient probablement été efficaces. Il s'ensuit que de ne pas les avoir prises constitue une négligence.
J'en conclus que le plaidoyer d'accident inévitable doit être rejeté et qu'il y a responsabilité des défendeurs pour l'abordage.
LIMITATION DE RESPONSABILITÉ
Quand il s'agit de faire valoir une limitation de responsabi- lité, conformément aux dispositions de l'article 647 de la Loi sur la Marine marchande du Canada, il incombe clairement au propriétaire défendeur d'établir que l'abordage s'est produit sans sa faute ni son concours. C'est un fardeau très lourd. Comme l'a dit le juge Ritchie dans l'arrêt Stein et autres c. «Kathy K. et autres (Le navire), [1976] 2 R.C.S. 802, à la page 819; 62 D.L.R. (3d) 1, à la page 13:
L'obligation qui incombe aux propriétaires d'un navire est lourde et ils ne peuvent pas s'en acquitter en démontrant que leurs actes ne constituent pas [TRADUCTION] «l'unique cause ou la cause prochaine ou la cause principale» du malheureux accident.
En l'espèce, les défendeurs éprouvent essentiellement la même difficulté face à la question de la limitation de responsa- bilité que dans le cas de la question de l'accident inévitable. Puisque la cause de l'abordage n'a pas été établie, ils ne peuvent pas prouver que cet accident a eu lieu sans leur faute ni leur concours. Il a été établi, par une preuve considérable, qu'un certain degré de négligence ou de laxisme leur est imputable, ce qui leur interdit de se prévaloir de l'article 647 si cela est relié à la cause de l'abordage. Ces domaines il a été établi qu'il fallait une surveillance et maîtrise adéquates visaient notamment l'absence de certaines consignes, d'instruc- tions opérationnelles et d'autres directives de supervision ainsi que de certaines procédures administratives. Les demandeurs n'ont pas réussi, de toute évidence, à établir que ces questions étaient liées à la cause de l'accident, celle-ci étant toujours indéterminée. Mais, de même, les défendeurs n'ont pas été en mesure d'établir positivement, comme la loi les y oblige, qu'au- cun de ces actes ou omissions n'a contribué en quoi que ce soit à l'accident. Il leur a donc été impossible de se décharger du fardeau de preuve que leur impose l'article 647 et ils ne sauraient, de ce fait, invoquer la limitation de responsabilité.
Dans leur exposé des faits et du droit, les contre- appelants se sont tout attachés à contester l'inter- prétation des faits par le juge de première instance. Mais ils ne sont pas parvenus à démontrer que «le juge du procès a commis une erreur manifeste et dominante qui a faussé son appréciation des faits»: Stein et autres c. «Kathy et autres (Le navire),
[1976] 2 R.C.S. 802, la page 808; 62 D.L.R. (3d) 1, à la page 5. Si l'on fait exception de l'erreur d'importance secondaire que j'ai relevée dans un renvoi en bas de page ci-dessus, les conclu sions de fait du juge de première instance sont
amplement appuyées par la preuve. Elles ne peu- vent donc pas être contestées devant la présente Cour au motif que son opinion, selon laquelle l'abordage aurait pu être évité par l'application de mesures de sécurité, serait erronée.
En ce qui concerne les questions de droit soule- vées quant à la prévisibilité du risque et à la nécessité qui s'ensuit de prendre des précautions, les contre-appelants se sont surtout appuyés sur l'arrêt Bolton v. Stone, [1951] A. C. 850, dans lequel la Chambre des lords a statué que le risque qu'une balle de cricket soit frappée hors du jeu pour atteindre, en le blessant grièvement, un pas- sant dans un chemin public peu fréquenté est tellement minime qu'un homme raisonnable serait justifié de n'avoir pris aucune mesure pour l'éliminer.
Le Conseil privé a toutefois ultérieurement nuancé son jugement dans Bolton v. Stone en rendant sa décision dans l'affaire Overseas Tank - ship (U.K.) Ltd. v. Miller Steamship Co. Pty., [1967] 1 A.C. 617, aux pages 642 et 643 (The Wagon Mound No. 2). Lord Reid, qui avait égale- ment participé au jugement dans l'affaire Bolton v. Stone, a déclaré (sans les notes infra-paginales):
[TRADUCTION] Il ne s'ensuit pas cependant qu'il soit justifia ble, en toute circonstance, de négliger un risque aussi minime soit-il. L'homme raisonnable ne négligerait un tel risque que pour de bonnes raisons, par exemple si son élimination impli- quait des frais considérables. Il évaluerait le risque à la lumière des difficultés ainsi soulevées. Il est presque certain que l'issue de l'affaire Bolton v. Stone aurait été différente si l'activité dont mademoiselle Stone a été la victime avait été illégitime. À notre avis, l'arrêt Bolton v. Stone ne modifie pas le principe général selon lequel une personne fait preuve de négligence si elle ne prend pas des mesures pour éliminer un risque dont elle sait ou devrait savoir qu'il est bien réel et qu'il ne s'agit pas d'une simple possibilité qui ne saurait influencer l'esprit d'un homme raisonnable. Ce jugement n'a fait que reconnaître et appliquer la réserve selon laquelle il est justifiable de ne pas prendre de mesures pour éliminer un risque réel si ce dernier est minime et si les circonstances sont telles qu'un homme raison- nable, soucieux de la sécurité de son voisin, croirait légitime de le négliger.
Dans l'appréciation de l'ampleur du risque prévu, les faits sont déterminants. En l'espèce, il semble clair que le risque que le juge de première instance a considéré prévisible n'était pas que le moteur du Trillium ne se mette pas en marche arrière, comme l'ont soutenu les contre-appelants, mais plutôt qu'un abordage se produise, quelle qu'en soit la cause; d'après l'interprétation de la preuve
par le juge de première instance, les contre-appe- lants auraient être conscients de cette possibi- lité et la considérer comme réelle. La présente Cour n'a aucune raison de contester cette conclusion.
En ce qui a trait à la défense d'accident inévita- ble, les deux parties, de même que le juge de première instance, se sont appuyés sur l'arrêt de principe au Canada, Rintoul v. X-Ray and Radium Industries Limited and Others, [1956] R.C.S. 674. Le juge Cartwright (tel était alors son titre) a statué, en rejetant cette défense dans le cas d'un accident de voiture à une défaillance des freins, que le conducteur fautif devait établir deux éléments essentiels à la défense d'accident inévita- ble. Il s'est exprimé ainsi à la page 678:
Ces éléments sont: (1) qu'on n'aurait pas pu empêcher les freins de service de ne pas fonctionner par un entretien raisonnable, à leur charge, (ii) et que, même en présumant que cette panne n'est pas due à la négligence des intimés, Ouellette ne pouvait pas, dans l'exercice d'une prudence raisonnable, éviter la colli sion qui, prétend-il, résulte de cette panne.
Les contre-appelants ont admis qu'ils n'étaient pas en mesure d'identifier en l'espèce la cause précise de l'accident. Ils ont cependant soutenu qu'il y avait malgré tout lieu d'accepter la défense d'acci- dent inévitable lorsque, en l'absence de conclusion quant à la cause précise de l'accident, il a été établi qu'il n'y avait eu aucune négligence reliée à quelque cause que ce soit.
Il est vrai que le juge de première instance n'a pas fait explicitement mention de cette faculté qu'avaient les contre-appelants de repousser toutes les causes possibles. Mais cela se conçoit assez aisément compte tenu du fait que ces derniers n'ont présenté aucune preuve sur les causes, réelles ou possibles, de l'abordage. Dans les circonstances, il appert qu'aux yeux du juge les contre-appelants auxquels incombait, de l'aveu général, le fardeau de la preuve, n'ont pas réussi à démontrer qu'ils n'avaient pas été négligents quant à toutes les causes possibles de l'accident. En fait, il a conclu que les contre-appelants avaient été réellement négligents en n'installant pas de propulseurs d'étrave, de mécanisme de mouillage rapide, de système de communication en phonie placé dans un endroit adéquat, de bassin intérieur en forme de U et en n'obligeant pas le graisseur à rester dans la
salle des machines alors que le Trillium se prépa- rait à accoster. À mon avis, le juge de première instance a appliqué les principes de droit qui s'im- posaient et son rejet de la défense d'accident inévi- table s'appuyait sur la preuve.
La dernière question en litige dans le présent contre-appel concerne la limitation de la responsa- bilité du propriétaire lorsque l'abordage s'est pro- duit sans sa faute ni son concours, conformément à l'article 647 de la Loi sur la marine marchande du Canada [S.R.C. 1970, chap. S-9] dont voici les extraits pertinents:
647....
(2) Le propriétaire d'un navire, immatriculé ou non au Canada, n'est pas, lorsque l'un quelconque des événements suivants se produit sans qu'il y ait faute ou complicité réelle de sa part, savoir:
d) avarie ou perte de biens, autres que ceux qui sont men- tionnés à l'alinéa b) [c.-à-d. avarie ou perte de marchandises, d'objets ou autres choses à bord du navire], ou violation de tout droit
(i) par l'acte ou l'omission de toute personne, qu'elle soit ou non à bord du navire, dans la navigation ou la conduite du navire, le chargement, le transport ou le déchargement de sa cargaison, ou l'embarquement, le transport ou le débarquement de ses passagers, ou
(ii) par quelque autre acte ou omission de la part d'une personne à bord du navire;
responsable des dommages-intérêts au-delà des montants sui- vants, savoir:
f) à l'égard de toute avarie ou perte de biens ou de toute violation des droits dont fait mention l'alinéa d), un montant global équivalant à 1,000 francs-or pour chaque tonneau de jauge du navire.
En vertu de cette Loi, la Communauté prétend que sa responsabilité doit se limiter à 52 720,39 $.
Dans l'arrêt Le navire Kathya Ku, précité, aux
pages 819 R.C.S.; 13 D.L.R., le juge Ritchie décrit ainsi le fardeau de la preuve incombant à la défense:
L'obligation qui incombe aux propriétaires d'un navire est lourde et ils ne peuvent pas s'en acquitter en démontrant que leurs actes ne constituent pas [TRADUCTION] «l'unique cause ou la cause prochaine ou la cause principale du malheureux accident. Comme l'a souligné le vicomte Haldane dans Stan dard Oil Co. of New York v. Clan Line Steamers, Ltd. ([1924] A.C. 100), à la p. 113:
[TRADUCTION] ... ils doivent démontrer que l'événement s'est produit sans qu'il y ait faute ou complicité de leur part.
Les contre-appelants, rappelons-le, ont admis qu'ils ne pouvaient pas établir la cause précise de l'accident mais affirment qu'ils avaient démontré l'absence de négligence en rapport avec toutes les causes possibles. Cependant, encore une fois, cette prétention contredit les conclusions de fait mêmes du juge de première instance qui a statué, à la lumière de la preuve recueillie, que les contre- appelants avaient effectivement fait preuve de négligence en ne prenant pas les précautions que leur dictaient les expériences antérieures.
Pour ces motifs, je rejetterais le contre-appel.
* * * * *
À l'instance, les appelants, qui étaient alors demandeurs, ont soutenu que le naufrage du Normac, le 16 juin 1981, avait été causé par l'abordage survenu deux semaines auparavant. Les intimés ont soutenu pour leur part que les appe- lants n'étaient parvenus à prouver aucun rapport causal et qu'au surplus, il y avait eu novus actus interveniens.
Aucune preuve directe de la cause du naufrage n'a été présentée à l'instance et le juge a rejeté les deux théories qu'ont avancées les appelants à cet égard: (1) la tôle de rallonge jumelée du safran avant du Trillium aurait heurté le Normac en-des- sous de la ligne de flottaison, juste avant que l'étrave du Trillium ne heurte les tôles du bordé de la coque au-dessus du liston; ou encore (2) le choc de l'abordage a été transmis, de quelque manière, à d'autres parties du bordé et aurait provoqué des voies d'eau en des endroits qui n'ont pu être détec- tés. Le juge s'est montré plus impressionné par la théorie des intimés selon laquelle l'eau se serait engouffrée par la boîte de bourrage du tube de sortie de l'arbre de propulsion; cette boîte était bourrée de chanvre, lubrifié avec du suif, et n'avait fait l'objet d'aucune inspection depuis douze ans. Voici ce qu'il en dit (Dossier d'appel, annexe 1, page 54):
Quoiqu'il n'existe pas de preuve directe démontrant que l'eau s'est effectivement engouffrée par la boîte de bourrage du tube d'arbre et que cette explication demeure une théorie, c'est néanmoins la seule explication du naufrage qui soit compatible avec tous les faits prouvés et avec la série d'événements qui, d'après les témoins, se sont produits le 16 juin.
Le juge de première instance a néanmoins jugé inutile de décider de la cause réelle du naufrage, les appelants n'ayant pas réussi, selon lui, à se
décharger de leur fardeau de la preuve. À titre subsidiaire, il a retenu l'application du principe novus actus interveniens qu'invoquaient les intimés (Dossier d'appel, annexe 1, pages 54-56):
Quelle que soit la cause réelle du naufrage du Normac, les demandeurs n'ont pas, pour les raisons données ci-dessus, réussi à l'établir ni à démontrer l'existence d'un lien de causalité entre l'abordage et le naufrage lui-même. Une fois la responsabilité de l'abordage établie par un demandeur, celui-ci doit encore prouver, d'après la prépondérance des probabilités, que tous les dommages pour lesquels il demande réparation résultent effec- tivement de l'abordage.
Même si, à cause de la coïncidence dans le temps ou pour un quelconque autre motif, l'on pouvait être prêt à faire un lien entre l'abordage et le naufrage proprement dit, le demandeur Letnik, en ne prenant pas les précautions, à mon avis, les plus élémentaires, ce qui a sans doute aucun entraîné le naufrage, fait intervenir le principe novus actus interveniens .
J'ai déjà commenté dans une certaine mesure ces précautions élémentaires, lesquelles comprenaient, entre autres:
1. Ne pas avoir fermé les bouches d'aérage;
2. Ne pas avoir placé de pompes de cale supplémentaires à bord ni de pompe de cale arrière;
3. Ne pas avoir assuré une veille de 24 heures avec instructions de s'assurer que le navire ne faisait pas eau;
4. Ne pas avoir vérifié ni examiné périodiquement la pompe de cale ni son puits.
D'un point de vue pratique, puisque la conduite du demandeur Letnik était à ce point peu raisonnable, toute chaîne de causa- lité attribuable à l'impact initial doit être considérée comme effectivement rompue. La carence des demandeurs dépasse, et de loin, à mon avis, le cas la Cour pourrait conclure à une faute de leur part qui soit purement contributive et qui con- duise, par conséquent, au partage de la responsabilité. Le lien entre la responsabilité de l'abordage initial et le naufrage effectif est beaucoup trop lointain et doit être considéré comme rompu par les actes ou les omissions du demandeur.
Bien que le principe du novus actus interveniens s'applique normalement quand la cause qui intervient peut être attribuée au fait d'un tiers, il est aussi applicable lorsqu'il s'agit du fait du demandeur même. En outre, bien que le terme «actes» semble indiquer qu'il faut qu'il y ait fait dommageable, par opposition à une omission dommageable, le principe s'applique aussi lorsque l'omission d'agir a causé le dommage et que cette omission est fort en deçà de ce à quoi on pourrait s'attendre. On considère alors la chaîne de causalité comme rompue. Dans les circonstances de l'espèce, cette omission doit être considérée comme la cause réelle et effective du dommage, car la conduite du demandeur Letnik peut, en vérité, être qualifiée de répré- hensible, de déraisonnable ou d'injustifiée. Elle se rapproche en fait de la témérité; ce qui interdit de considérer le naufrage du Normac comme une conséquence naturelle de l'abordage. (Voir The Paludina (1924), 20 L1. L. Rep. 223 (C.A.), confirmé par
(1926), 25 L1. L. Rep. 281, propos de l'omission d'un capitaine qui n'avait pas stoppé ses machines alors que son navire dérivait après un abordage; The Fritz Thyssen, [1968] P. 255, confirmé par [1967] 2 Lloyd's Rep. 199 (C.A.), à
propos du refus d'accepter de l'aide; et The Fogo, [1967] 2 Lloyd's Rep. 208 (Adm. Div.), l'on n'avait pas organisé le remorquage du navire pour le jeter à la côte après un abordage; et, enfin, The Hermes, [[1969] 1 Lloyd's Rep. 425 (C. de l'É. Can.), le capitaine du navire de la demanderesse ne l'avait pas jeté à la côte).
Par les motifs ci-dessus, je conclus que les défendeurs ne sont pas, en droit, responsables du naufrage du Normac et qu'ils n'ont pas l'obligation de dédommager les demandeurs de tout préjudice causé par cet accident.
En appel, les appelants ont principalement avancé que le juge de première instance a erré en droit en statuant qu'il leur incombait de faire la preuve du lien de causalité entre l'abordage et le naufrage. Ils ont prétendu, en se fondant sur la décision de la Chambre des lords dans l'arrêt McGhee y National Coal Board, [1972] 3 All ER 1008, qu'il appartenait au contraire aux intimés de prouver l'absence de ce lien. (Puisque le juge de première instance ne se réfère pas à cette décision dans les motifs de son jugement, je présume qu'elle ne lui a pas été citée.)
Dans cette affaire, le «poursuivant» (en droit écossais, «demandeur» en common law) avait con tracté une dermatite au service du défendeur qui l'avait engagé pour nettoyer des fours à briques. Il était admis que la cause de cette dermatite était la poussière du milieu ambiant. Comme le défendeur n'avait pas installé de douches sur les lieux, con- trairement à la pratique courante dans l'industrie, le poursuivant devait rentrer chez lui à bicyclette après son travail, couvert de sueur et de poussière. Tant en première instance qu'en appel, la négli- gence de l'employeur à ne pas fournir les douches appropriées a été établie. Mais faute d'une preuve médicale montrant que la dermatite ne serait pas apparue s'il y avait eu des douches, le juge de première instance et la Cour d'appel ont rejeté l'action au motif que le poursuivant n'avait pas établi que le manquement à un devoir avait causé le préjudice ou y avait contribué substantiellement.
La Chambre des lords a accueilli l'appel à l'una- nimité, lord Kilbrandon étant le seul à se fonder sur une question de faits pour conclure que le poursuivant avait effectivement réussi à prouver que le manquement de son employeur avait causé sa maladie ou y avait contribué. C'est lord Wilber- force qui est allé le plus loin en proposant explici- tement, aux pages 1012-1013, le renversement du fardeau de la preuve:
[TRADUCTION] Vos seigneuries, je partage l'avis du juge de première instance que le simple fait de prouver qu'un manque- ment à un devoir accroit les risques de préjudice ne suffit pas, sur le plan abstrait, à donner gain de cause au poursuivant. D'autres moyens de défense pourraient encore faire échec à sa demande. Ainsi, tout en admettant ou en étant incapable de contester le fait que leur omission avait accru le risque, les intimés pouvaient toujours prouver, comme ils ont d'ailleurs tenté de le faire, que la dermatite de l'appelant »n'était pas d'origine industrielle».
Il reste toutefois à se demander si une action doit obligatoire- ment être rejetée lorsque le demandeur, ayant prouvé un man- quement qui augmente le risque d'une maladie, ne peut établir positivement que cet accroissement du risque a causé la mala- die ou y a substantiellement contribué et que ses employeurs ne peuvent établir positivement le contraire. Dans une telle situa tion limite, la logique semble indiquer que l'action du deman- deur devrait être rejetée, puisqu'il a le fardeau de la preuve; c'est la logique qui a prévalu dans les jugements des instances inférieures. La question consiste à se demander si cette appro- che logique est satisfaisante dans des circonstances comme celle-ci. Il existe à mon avis d'autres considérations importan- tes. Premièrement, il est juste que si une personne, en man- quant à son devoir de prudence, crée un risque, et qu'un préjudice survient dans l'aire du risque, elle en assume la responsabilité, à moins qu'elle puisse prouver que le préjudice résulte d'une autre cause. Deuxièmement, sur le plan de la preuve, on pourrait se demander pourquoi la personne qui démontre que son employeur aurait prendre certaines pré- cautions, sans lesquelles il existe un risque, ou un risque accru, de lésions ou de maladie, et qui subit précisément ces lésions ou cette maladie, devrait être tenue de prouver plus, savoir que c'est le risque accru par le manquement au devoir de prudence qui a causé le préjudice ou y a substantiellement contribué? Dans de nombreux cas, dont l'espèce constitue un exemple type, cela est impossible à prouver, tout simplement parce qu'il est médicalement impossible de départager les causes d'une mala- die lorsqu'elles sont multiples. Et si l'on se demande quelle partie, du travailleur ou des employeurs, doit subir les consé- quences de cette difficulté intrinsèque de preuve, on doit répon- dre qu'en toute justice ce devrait être l'auteur du risque qui, en principe, est censé avoir prévu la possibilité du préjudice.
Les circonstances de l'espèce présentent certes des différen- ces: le manquement dont il est question ici a consisté, non pas dans l'augmentation sensible de la quantité de particules nuisi- bles, mais bien dans l'omission de prendre une mesure qui a accru de façon importante le risque de préjudice à la présence de poussières. Et du moins en l'espèce, je dois dire que la possibilité de combler la lacune de preuve par déduction me semble tenir de la fiction puisque c'est précisément cette déduc- tion que les experts médicaux refusent de faire. Mais, par analogie avec la jurisprudence citée, j'en viens à la conclusion qu'en l'absence de preuve que la condition incriminée n'a produit aucun effet, l'employeur doit assumer la responsabilité du préjudice survenu clairement dans les limites du risque qu'il a créé, et que c'est à lui et non au poursuivant, de subir les conséquences de l'impossibilité, sans doute inhérente à la nature du préjudice, d'identifier précisément le résultat de son manquement.
Lord Reid est en faveur d'une [TRADUCTION] «conception plus large de la causalité ... fondée sur la façon dont raisonne en pratique l'homme moyen dans sa vie quotidienne» la page 1011):
[TRADUCTION] Dans un cas comme celui-ci, j'estime que nous devons adopter une conception plus large de la causalité. D'après la preuve médicale, le fait que l'homme devait retour- ner chez lui à bicyclette, la peau couverte de poussière et de sueur, a accru substantiellement le risque que la maladie se déclare. Cette preuve ne permet pas d'expliquer précisément pourquoi il en est ainsi. Mais l'expérience nous enseigne que cela se produit effectivement. En clair, il appert que le phéno- mène qui se produit pendant que l'homme reste couvert de poussière a un effet causal, bien que la façon dont cette cause opère demeure incertaine. Je ne saurais me rendre à l'avis de la Inner House et conclure qu'une fois sorti du four à briques, l'homme n'est plus soumis aux causes qui le rendent susceptible d'attraper une dermatite. Cette opinion me semble plutôt incompatible avec une interprétation juste de la preuve médi- cale. Je ne puis davantage accepter la distinction établie par le lord titulaire entre le fait d'accroître sensiblement le risque de maladie et le fait d'y contribuer substantiellement.
Il peut sembler logique d'établir une telle distinction lorsque tous les faits pertinents sont connus. Mais on a souvent dit que le concept juridique de causalité n'est pas fondé sur la logique ou la philosophie. Il est fondé sur la façon dont raisonne en pratique l'homme moyen dans sa vie quotidienne. D'un point de vue large et pratique, je ne vois aucune différence importante entre le fait de dire que les intimés ont accru sensiblement le risque de préjudice chez l'appelant et celui d'affirmer qu'ils y ont contribué de façon substantielle.
Lord Salmon insiste quant à lui sur l'aberration consistant à exonérer l'employeur qui a sensible- ment accru le risque que son employé contracte une dermatite la page 1018, sans les notes infra-paginales):
[TRADUCTION] Supposons ... qu'il puisse être prouvé qu'en oeuvrant à un procédé industriel donné, les travailleurs courent le risque à 52 % de contracter une dermatite, même en dispo- sant des installations sanitaires appropriées. Supposons qu'il puisse être également démontré que le risque augmenterait, disons, à 90 % si de telles installations n'étaient pas fournies. Il s'ensuivrait, si le jugement dont appel est fondé, que l'em- ployeur qui néglige de fournir les installations adéquates échap- perait à toute responsabilité envers l'employé ayant contracté une dermatite et ce, nonobstant le fait qu'il ait augmenté le taux de risque de 52 90 %. Ainsi, la négligence ne serait pas la cause de la dermatite puisque, les installations eussent-elles été adéquates, c'est-à-dire en l'absence de négligence à cet égard, la probabilité que l'employé ait contracté la maladie serait de toute façon plus élevée—le risque de lésion restant à 52 %. Si toutefois ce taux passait de 52 48 %, l'employeur ne pourrait pas alors échapper à sa responsabilité, même en ayant accru le risque, par hypothèse, à seulement 60 %. Évidemment, pareil résultat n'aurait aucun sens; et à mon avis, il ne serait pas davantage compatible avec la common law.
J'estime que les cours inférieures ont confondu dans leur approche le critère de la prépondérance des probabilités et le lien de causalité. Au surplus, cette approche signifierait qu'en l'état actuel de la science médicale et dans les mêmes circons- tances que celles-ci (qui sont loin d'être exceptionnelles), un employeur aurait légalement droit de manquer en toute impu- nité à son devoir de prendre les mesures nécessaires à la sécurité de ses employés.
Il conviendrait, ce me semble, d'adopter la règle suivante: lorsqu'il est prouvé, selon la prépondérance des probabilités, qu'un employeur a été négligent et que sa négligence a substan- tiellement accru le risque que son employé contracte une maladie industrielle, il est alors responsable envers cet employé, nonobstant le fait que d'autres facteurs, dont il n'était pas responsable, aient pu sensiblement contribuer à la maladie: Bonnington Castings Ltd y Wardlaw et Nicholson y Atlas Steel Foundry & Engineering Co Ltd. Les tentatives faites pour distinguer cette jurisprudence de l'espèce ne m'ont pas du tout convaincu.
Dans les circonstances de l'espèce, toute possibilité d'établir une distinction entre (a) le fait d'avoir accru substantiellement le risque de contracter la maladie et (b) le fait d'avoir substan- tiellement contribué à causer la maladie représente certes une fructueuse possibilité de discussions théoriques pour étudiants de philosophie. Cependant, une telle distinction ne tient pas suffisamment compte de la réalité pour être reconnue par la common law. En conséquence, je rejetterais l'appel.
Enfin, lord Simon of Glaisdale résume ainsi le litige la page 1015):
[TRADUCTION] Statuer autrement reviendrait à affirmer que les intimés avaient un devoir légal dont ils pouvaient, en toute impunité, dans l'état actuel de la conscience médicale, ne tenir aucun compte.
Il ressort d'emblée de la majorité de leur dis- cours que les membres juristes de la Chambre des lords ont fortement réagi contre une conception trop logique de la causalité de fait, et qu'ils ont favorisé une approche plus pragmatique, guidée par le bon sens, dans les situations une lacune intrinsèque de preuve serait autrement fatale à la demande.
Il est vrai que lord Wilberforce est le seul à opérer explicitement un renversement du fardeau de la preuve, mais je crois qu'il est juste de con- clure qu'en rejetant la distinction entre augmenta tion substantielle du risque et contribution sensible au préjudice, lord Reid, lord Simon of Glaisdale et lord Salmon ont en fait adopté la même position, d'autant plus que personne n'oserait présumer qu'ils auraient tenu les défendeurs responsables si ces derniers avaient pu faire la preuve de leur absence de négligence. En outre, cette interpréta- tion est celle de cinq Cours d'appel du Canada qui ont suivi l'arrêt McGhee: Powell v. Guttman et al.
(1978), 89 D.L.R. (3d) 180; [1978] 5 W.W.R. 228; 6 C.C.L.T. 183 (C.A. Man.); Dalpe v. City of Edmundston (1979), 25 N.B.R. (2d) 102 (C.S. Div. d'appel); Re Workers' Compensation Appeal Board and Penney (1980), 112 D.L.R. (3d) 95; (1980), 38 N.S.R. (2d) 623 (C.S. Div. d'appel); Nowsco Well Service Ltd. v. Canadian Propane Gas & Oil Ltd. et al. (1981), 122 D.L.R. (3d) 228; (1981), 7 Sask. R. 291; 16 C.C.L.T. 23 (C.A.); Delaney v. Cascade River Holidays Ltd. (1983), 44 B.C.L.R. 24; 24 C.C.L.T. 6 (C.A.).
D'après lord Wilberforce, le déplacement du fardeau de la preuve devrait ainsi se produire (1) lorsqu'en manquant à son devoir de diligence une personne crée un risque, (2) lorsque le préjudice survient dans l'aire de ce risque et (3) qu'une lacune dans la preuve empêche le demandeur de prouver que la négligence a causé le dommage.
Au cours du débat, les deux parties ont convenu du bien-fondé de l'arrêt McGhee mais elles ont soutenu des thèses opposées quant à sa pertinence à l'égard des faits de l'espèce, surtout en ce qui concerne les deux derniers principes qu'a énoncés lord Wilberforce.
À mon avis, la Chambre des lords dans l'arrêt McGhee est allée beaucoup plus loin que dans l'affaire Cook v. Lewis, [1951] R.C.S 830; [1952] 1 D.L.R. 1, à propos de deux chasseurs qui avaient blessé une personne en faisant feu simultanément. La Cour suprême du Canada a confirmé le juge- ment de la Cour d'appel de la Colombie-Britanni- que qui annulait la conclusion d'un jury disculpant les deux défendeurs de négligence, en statuant que dans les circonstances le fardeau de la preuve était passé à ces derniers. Au nom de la majorité, le juge Cartwright a statué que les deux défendeurs devaient être tenus responsables puisque les jurés, tout en étant incapables de déterminer lequel des chasseurs avait atteint le demandeur, étaient néan- moins d'avis que tous deux avaient fait preuve de négligence en faisant feu dans sa direction. Je fais miennes les deux distinctions qu'a fait ressortir le professeur Ernest J. Weinrib dans son article «A Step Forward in Factual Causation» (1975), 38 Modern L. Rev. 518. En premier lieu, fait-il obser ver à la page 524:
[TRADUCTION] Contrairement à l'affaire Cook v. Lewis, il était certain que les blessures du demandeur avaient été causées
par la commission d'un délit civil complet dans tous ses élé- ments (devoir, manquement, cause, préjudice), il est possible que, dans l'arrêt McGhee, aucun délit civil n'ait été à l'origine du préjudice.
Une deuxième distinction, tout aussi importante, se retrouve à la page 526:
[TRADUCTION] Jusqu'à l'arrêt McGhee, (le) renversement du fardeau de la preuve se limitait aux instances l'absence de preuve était, de quelque façon, le fait du défendeur blâmable ... Dans McGhee au contraire, la possibilité d'apporter une preuve n'était pas compromise par le défendeur mais n'existait pas tout simplement.
Les intimés ont soutenu que le naufrage du Normac n'est pas survenu dans l'aire du risque créé par leur négligence parce que cette aire doit être définie en termes de lieu et de temps; en regard de ce dernier élément, affirment-ils, la période de quatorze jours qui s'est écoulée entre l'abordage et le naufrage est trop longue.
À première vue, cet argument paraît convain- cant. En effet, on conviendra aisément qu'il existe une période en dehors de laquelle il ne serait pas raisonnable d'imposer à l'auteur d'un délit civil le fardeau de la preuve à l'égard d'une éventuelle conséquence de sa négligence.
Néanmoins, j'estime que le temps n'est pas fon- damental dans des affaires comme celle-ci. La véritable question se rapporte à la très forte proba- bilité, en pratique, d'une causalité dans les faits. Par exemple, lorsqu'il y va d'un danger touchant l'environnement, il peut devenir de plus en plus difficile, avec le temps, de montrer qu'une négli- gence initiale est probablement la cause d'un phé- nomène de dégradation récemment constaté. En pareil cas, la complexité même de l'objet accroît la possibilité de trouver d'autres causes au phéno- mène observé ou, du moins, affaiblit la certitude virtuelle qui, en pratique, justifie la déduction causale 2 .
En l'espèce, l'objet n'est pas complexe, mais simple. Un navire a coulé, deux semaines après avoir été heurté par un autre. Le naufrage est une conséquence relativement commune de l'abordage, et tous les deux découlent de façon hautement
2 Dans l'arrêt Lomax v. Arsenault, [1986] 1 W.W.R. 68 (B.R. Sask.), la Cour a renversé le fardeau de la preuve en suivant l'arrêt McGhee mais a néanmoins statué que l'opération de dérivation et de remplacement des eaux d'un lac au cours de l'été n'a pas causé la mort de 75 % des poissons de ce lac l'hiver suivant.
prévisible de la négligence des intimés établie par le juge de première instance à l'égard de l'abor- dage. Il est certes théoriquement possible qu'il y ait eu d'autres causes au naufrage, mais vu le fait que le Normac est resté au même poste d'amar- rage pendant douze ans sans ennuis et qu'il a coulé soudainement deux semaines après l'abordage, j'en déduis qu'il est hautement probable, dans les faits, que le navire responsable de l'abordage soit aussi responsable du naufrage, à moins que ses proprié- taires ne fournissent la preuve contraire. Je fais miens les propos du juge Bayda de la Cour d'appel (tel était alors son titre) dans l'affaire Nowsco, précitée, aux pages 246 D.L.R.; 313 Sask. R.; 47 C.C.L.T.:
[TRADUCTION] Pour que le principe s'applique, il faut que le manquement crée un risque et qu'un préjudice survienne dans l'aire de risque. Mais, peut-on demander, tout manquement au devoir de diligence ne crée-t-il pas un risque? Par exemple, un conducteur négligent ne crée-t-il pas un risque d'accident avec un autre véhicule à moteur? Si un préjudice survient dans l'aire du risque, c'est-à-dire s'il arrive un accident avec un autre véhicule à moteur—le droit impose-t-il le fardeau de réfuter le lien de causalité au conducteur fautif? Il n'en est certes pas ainsi. Mais telle n'est pas la situation envisagée par le principe étudié ici. Plutôt, ce manquement au devoir de diligence doit être tel qu'une personne puisse dire du risque qu'il entraîne que «le risque est si élevé qu'on peut s'attendre à un accident,. En termes plus familiers, on doit pouvoir dire que l'auteur du risque «courait après les ennuis».
Je dois conclure qu'en l'espèce les intimés ont vraiment couru après les ennuis qui sont survenus, à savoir le naufrage du Normac.
Les intimés ont aussi fait valoir qu'il n'y a pas de lacune de preuve au sens de l'arrêt McGhee puisque les appelants n'avaient qu'à faire renflouer le navire pour déterminer la cause véritable du naufrage. Il est vrai que, dans ce sens, la preuve en l'espèce pouvait être disponible: elle ne dépassait pas l'état de la science, comme dans McGhee, et ne s'était pas désintégrée comme dans Nowsco. Cependant, les appelants soutiennent qu'ils étaient dans l'impossibilité de fait de combler cette lacune. En effet, la valeur du Normac sur le marché avait été évaluée, lors d'une inspection le 15 mai 1981, à 450 000 $ (Dossier d'appel, vol. 1, pages 76 et 77). Or, on estimait que la relève et la remise à flot du navire pour y faire des réparations temporaires au poste d'amarrage coûteraient entre 324 000 $ et 890 000 $. Une offre de 65 000 $ avait également été faite, apparemment pour la récupération et l'enlèvement de l'épave (Transcription des procé-
dures, vol. 6, pages 865; Dossier d'appel, vol. 1 page 127 et s.).
Les appelants me semblent présenter le meilleur argument, tant sur le plan de la possibilité d'exécu- tion que sur le plan de l'intérêt public. Il était en effet pratiquement impossible de combler la lacune de preuve, étant donné les coûts financiers exorbi- tants d'une telle entreprise. Au surplus, comme le juge d'appel Bayda l'a déclaré dans l'arrêt Nowsco, aux pages 246 D.L.R.; 314 Sask. R.; 47 C.C.L.T.:
[TRADUCTION] Pour résumer, s'il est extrêmement difficile ou impossible d'établir le lien de causalité, il s'agit alors d'une question d'intérêt public ou de justice: c'est l'auteur du risque qui doit avoir à surmonter les difficultés de preuve, ou en subir les conséquences.
Il serait injuste que les tribunaux imposent une dépense de cette envergure aux appelants aux fins d'établir la causalité de fait.
En conséquence, je conclus en me fondant sur le principe énoncé dans l'arrêt McGhee, que le juge de première instance a erré en n'imposant pas aux intimés le fardeau de prouver l'absence de tout lien de causalité dans le naufrage du Normac.
Évidemment, le déplacement du fardeau de la preuve n'empêche pas les intimés de réfuter le lien de causalité et d'échapper ainsi à la responsabilité. C'est du reste la preuve qu'ils ont tenté d'apporter avec le témoignage de l'expert Edwardson. Le juge de première instance a statué que son hypothèse selon laquelle l'eau se serait engouffrée dans le Normac par la boîte de bourrage du tube d'arbre était la seule qui soit «compatible avec tous les faits prouvés et avec la série d'événements qui, d'après les témoins, se sont produits le 16 juin». Mais il semble évident que le juge n'en a pas tiré de conclusion puisqu'il a ensuite utilisé les termes «(q)uelle que soit la cause réelle du naufrage du Normac».
En tout état de cause, l'ouverture par laquelle l'eau s'est engouffrée dans le Normac constitue un fait neutre, vu l'absence de toute preuve crédible quant à la cause de cette ouverture. L'hypothèse du tube de l'arbre est aussi compatible que toute autre avec la possibilité que les intimés aient causé le naufrage.
Si l'on s'en tient au compte rendu du juge'de première instance, le témoin Edwardson a déclaré ce qui suit (Dossier d'appel, annexe 1, page 52):
1. Le choc de l'abordage ne peut avoir été la cause d'une fuite dans la boîte, les boîtes de bourrage étant conçues et disposées de façon à résister à la tension suscitée par une hélice propul- sant le bâtiment dans une tempête de force dix sans céder.
2. Graisser l'extérieur de la boîte, comme le propriétaire Letnik prétend l'avoir fait avant que le bâtiment ne soit amarré pour la première fois, n'aurait servi à rien. Pour que la graisse puisse servir à quelque chose, le bourrage doit être enlevé et la boîte rebourrée, ce qui ne peut se faire que lorsque le navire est en cale sèche, à moins que la boîte ne comporte des graisseurs ou quelqu'autre système de lubrification.
Cependant, la crédibilité de Edwardson à titre de témoin expert de ce type de navire a été entachée lorsqu'il a d'abord déclaré, sans réserve aucune que [TRADUCTION] «le petit fond se trouve la cale est plat,» sans courbure, (Procédures, vol. 20, page 5490), pour ultérieurement admettre qu'il n'était pas plat mais courbé (ibid, pages 5504, 5505 et 5509). Faute de toute autre preuve perti- nente, il est évident que les intimés ne se sont pas acquittés du fardeau qui leur incombait. Dès lors, leur seule possibilité de se disculper est de montrer que le juge de première instance a, à bon droit, considéré la conduite des appelants comme une cause nouvelle (novus actus interveniens) qui a rompu le lien de causalité, constituant ainsi la cause réelle du naufrage.
Invoquant principalement le fait que le juge de première instance a employé l'expression «le prin- cipe du novus actus interveniens» par opposition à sa claire reconnaissance du «plaidoyer d'accident inévitable» (voir, à titre d'exemple, Dossier d'ap- pel, annexe 1, page 3), les appelants ont soutenu qu'il n'a pas attribué au novus actus interveniens le même statut de plaidoyer et qu'il s'est ainsi trompé dans l'attribution du fardeau de la preuve. Cependant, faute d'une argumentation mieux étayée, je ne suis pas disposé à accepter cette interprétation des propos d'un juge aussi averti.
Je ne saurais toutefois partager son opinion quant au degré de diligence exigé des appelants après l'abordage. Ainsi, il affirme (Dossier d'ap- pel, annexe 1, page 44):
À ce sujet, je ne souscris pas à l'argument des demandeurs que M. Letnik doit être jugé à l'étalon de prudence qu'aurait exercé dans les circonstances un simple propriétaire de restau rant, puisqu'il n'est pas marin. Il a choisi d'acheter et le Jadran et le Normac, de les amener à Toronto et de les transformer en
restaurants flottants. Le Normac était toujours immatriculé en vertu de la Loi sur la marine marchande du Canada; aussi la norme de prudence à appliquer au demandeur doit être celle d'un armateur raisonnablement prudent. Si le propriétaire n'avait pas les connaissances requises, il aurait chercher et obtenir conseil à ce sujet. Les consultations qu'il a faites se sont surtout bornées à chercher à savoir ce qu'il fallait faire pour faire mettre le navire en cale sèche ou quel serait le coût total des réparations. Rien n'a apparemment été fait pour obtenir conseil sur ce qu'il fallait faire pour assurer la sécurité immé- diate du navire.
À l'appui de l'opinion du juge de première ins tance, les intimés ont cité l'arrêt The Lady Gwen- dolen, [1965] 2 All E.R. 283 (C.A.), l'un des navires appartenant à une brasserie, laquelle trans- portait accessoirement ses marchandises, avait, à la suite d'une négligence, abordé par un épais brouillard un bateau de mouillage. Les brasseurs ayant intenté une action en limitation de leur responsabilité, la English Court of Appeal a statué que, même si le transport commercial maritime n'était qu'une activité accessoire au brassage, la norme de prudence pertinente était celle de l'arma- teur raisonnable.
Les intimés ont également cité l'arrêt Dollina Enterprises Ltd. c. Wilson-Haffenden, [1977] 1 C.F. 169 (i fe inst.), mais cette affaire, de même que la précédente, concernaient la norme de pru dence applicable aux navires en mer. Or, même si, techniquement parlant, le Normac était un navire, il était en fait un restaurant flottant amarré à un slip. Il ne fait bien sûr aucun doute que, dans cette mesure, le Normac devait satisfaire à des normes raisonnables quant à son maintien à flot. Mais il me semble fortement exagéré d'exiger que son propriétaire se conforme à la norme de preuve applicable à un armateur raisonnablement prudent dont le navire tient la mer.
Voici comment le juge de première instance décrit les actions et omissions de Letnik après l'abordage (Dossier d'appel, annexe 1, page 42):
Après que la brèche dans la muraille tribord du Normac ait été réparée par la soudure d'une tôle pour l'obstruer, dans la nuit du 2 juin, par une firme de spécialistes en réparation de navires dénommée Ship Repairs, on l'assécha par pompage. Tous les témoignages disent que, selon toutes les apparences, le navire est demeuré parfaitement sec, sans aucune présence apparente d'eau dans les fonds, au cours des deux semaines qui ont suivi, jusqu'au 16 juin. Au cours de la première semaine, un inspecteur naval, un dénommé Torrance, et un architecte naval, un dénommé Johnson, ont procédé à l'inspection du navire. Les structures en ((AD [qui servaient à retenir le Normac au slip] ont été réajustées et des câbles électriques provisoires ont été
installés pour alimenter les deux pompes d'égout et la pompe de cale. Cependant aucun travail n'a été, durant ces deux semai- nes, effectué sur la muraille bâbord du navire; ainsi, ni la voie d'eau dans la muraille ni les deux ouvertures auxquelles avaient été fixées les deux bouches d'aérage, déplacées et arrachées par l'abordage de leurs prises dans la coque, n'ont été obstruées. Ship Repairs avait conseillé à M. Letnik de s'assurer que le navire était amarré solidement, mais il n'existe aucune preuve que cela a été fait ou non.
Bien que tous les témoins experts se soient montrés prodigues de conseils, après coup, sur ce que Letnik aurait faire pendant ces deux semaines, les deux experts auxquels il a eu lui-même recours ne lui ont donné aucune raison de s'alarmer (voir leur rapport dans le Dossier d'appel, vol. 1, pages 99 et s.), d'autant plus que le navire, «selon toutes les apparences (... ) parfaitement sec», ne présentait aucun motif d'inquiétude: l'avarie à la muraille bâbord dont le juge de première instance fait mention se trouvait du reste bien au-dessus de la ligne de flottaison. L'intention de Letnik était de mettre le navire en cale sèche pour y faire faire des réparations à demeure (Procédures, vol. 1, pages 104 et 105). Vu la norme de conduite qui lui est applicable à titre de propriétaire d'un navire-res taurant amarré, il n'y a dans ses actions et omis sions aucune [TRADUCTION] «nouvelle cause venant interrompre la chaîne des événements, aucun élément pouvant être qualifié d'exorbitant, d'étranger ou encore d'extrinsèque», selon les termes de lord Wright qui a rendu jugement au nom de la Cour d'appel dans l'arrêt Oropesa, The, Lord v. Pacific Steam Navigation Co., [1943] 1
All E. R. 211, la page 215; (1942), 74 L1. L. Rep. 86, la page 93).
Les intimés étant dans l'impossibilité d'établir la défense de novus actus interveniens, c'est la règle générale de la prévisibilité qui s'applique. Voici le commentaire qu'a fait à cet égard le juge d'appel Lacourcière, au nom de la Cour d'appel de l'Onta- rio, dans l'arrêt Papp et al. v. Leclerc (1977), 77 D.L.R. (3d) 536, la page 539; 16 O.R. (2d) 158, à la page 161:
Tout auteur d'un délit qui cause des blessures à une personne, l'obligeant ainsi à recourir aux services d'un médecin ou d'un hôpital, doit assumer les risques inhérents de complications, d'erreur ou d'accident médical de bonne foi, qui sont raisonna- bles et n'ont pas un caractère trop éloigné ...
En conséquence, il me faut conclure à l'impossi- bilité pour les intimés d'échapper à toute responsa- bilité pour le naufrage du Normac.
Le juge de première instance a conclu que les appelants avaient omis de prendre les précautions élémentaires qui s'imposaient à la suite de l'abor- dage, notamment en ne fermant pas les bouches d'aérage, en ne plaçant pas de pompes de cale supplémentaires à bord, y compris une pompe de cale arrière, en ne maintenant pas une veille de 24 heures pour s'assurer que le navire ne faisait pas eau et, enfin, en n'examinant pas périodiquement la pompe de cale ni son puits. Que cette conduite soit analysée sous l'angle de la négligence concou- rante de la victime ou encore du manquement à l'obligation de limiter les dommages, le résultat est le même, savoir le partage de la responsabilité des dommages consécutifs au naufrage.
À mon sens, c'est aux intimés en tant qu'auteurs de l'abordage dont découle tout le reste qu'in- combe la plus lourde part de responsabilité. Aussi suis-je d'avis de partager les dommages dans la proportion de 75 %-25 % en faveur des appelants.
En conséquence, l'appel devrait être accueilli et le jugement du juge de première instance modifié de façon à disposer que les intimés sont responsa- bles du naufrage du Normac et sont tenus à 75 % des dommages qui en ont résulté. Ledit jugement devrait en outre être modifié de façon à disposer que les demandeurs (appelants) ont droit à tous leurs frais taxables contre la municipalité de la Communauté urbaine de Toronto et le navire Tril- lium quant aux dommages résultant de l'abordage, et à 75 % de leurs frais taxables quant aux dom- mages résultant du naufrage.
Les appelants ayant réussi à faire rejeter entiè- rement l'appel incident, tout en obtenant gain de cause en grande partie en appel, je rejetterais l'appel incident avec dépens dans la présente Cour et j'accueillerais l'appel, également avec dépens, dans la présente Cour.
LE JUGE HEALD: Je souscris à ces motifs. LE JUGE MAHONEY: J'y souscris également.
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