A-126-87
Wishing Star Fishing Co. Limited, Ocean Fishe
ries Limited, John Reid, Dennis Walsh, Phillip
Weber, Elvin Phillips, Sean Napier et Dave
Burton (appelants) (demandeurs)
c.
Le bateau de pêche B.C. Baron, Baranof Fishing
Ltd. et Raymond Krause (intimés) (défendeurs)
RÉPERTORIÉ: WISHING STAR FISHING CO. c. B.C. BARON
(LE)
Cour d'appel, juges Pratte, Stone et MacGuigan—
Vancouver, 4 décembre; Ottawa, 21 décembre
1987.
Droit maritime — Responsabilité délictuelle — Limitation
de la responsabilité — Le juge de première instance a conclu
que l'accident visé avait été causé par la seule négligence du
capitaine du bateau intimé — Ce capitaine est également le
»principal actionnaire» de la société intimée — La responsabi-
lité de la société intimée n'est pas limitée par les art. 649 ou
647 de la Loi sur la marine marchande du Canada — L'art.
649 ne s'applique qu'aux personnes physiques — L'art. 647 ne
limite pas la responsabilité puisque l'accident en cause est
survenu avec la faute ou complicité réelle de la société — Le
capitaine était l'«âme dirigeante» de la société au moment de
l'accident — Le capitaine et le principal actionnaire ne se
distinguent pas l'un de l'autre — Les actes ou les omissions de
l'un deviennent ceux de l'autre.
Corporations — Il a été conclu que le capitaine du bateau
était le seul responsable de l'accident en cause — Ce capitaine
était également le principal actionnaire de la société — Ce
capitaine était l'âme dirigeante de la société au moment de
l'accident — Aucune distinction n'est faite entre les actes du
capitaine et ceux du commettant — L'art. 647 de la Loi sur la
marine marchande du Canada ne limite pas la responsabilité
de la société puisque l'accident est survenu avec sa faute ou
complicité réelle — L'art. 649 ne s'applique qu'aux personnes
physiques — En raison de la fiction juridique faisant que
l'individu propriétaire et la société à personne unique ont deux
identités juridiques distinctes, la responsabilité de la personne
individuelle qui est propriétaire est limitée tandis que celle de
la société ne l'est pas — Le capitaine demeurait assujetti à la
direction et au contrôle de la société même s'il se donnait des
ordres à lui-même — La constitution en société peut parfois
entraîner des conséquences inattendues et même indésirables.
Interprétation des lois — L'art. 649 de la Loi sur la marine
marchande du Canada vise toute personne agissant en qualité
de capitaine — Le mot «personne» désigne une personne
physique, nonobstant l'art. 28 de la Loi d'interprétation — Les
clauses d'interprétation s'appliquent seulement lorsque rien
dans le contexte ou dans l'objet considéré ne s'y oppose —
Pour vérifier l'intention du Parlement, il est nécessaire d'exa-
miner d'autres articles de la Loi ainsi que l'art. 649 lui-même
— L'utilisation du pronom «his» dans le contexte de cet article
indique que l'intention du Parlement était contraire à celle
énoncée dans la disposition invoquée de la Loi d'interprétation.
Appel est interjeté d'un jugement de la Division de première
instance concluant que les intimés étaient responsables des
dommages causés aux filets de pêche des appelants ainsi que
des pertes de poisson qui en ont résulté. Le juge de première
instance a décidé que la négligence du capitaine intimé était la
seule cause des pertes subies, mais il a limité la responsabilité
supportée par la société intimée en qualité de propriétaire du
B.C. Baron sur le fondement de l'article 649 de la Loi sur la
marine marchande du Canada. Le capitaine était le principal
actionnaire de cette société et avait la direction de ses activités
commerciales. Les appelants ont soutenu que l'article 649 ne
devrait pas s'appliquer de façon à limiter la responsabilité d'une
société et que la limitation prévue à l'article 647 devrait être
refusée puisque les pertes étaient survenues avec «la faute ou
complicité réelle de la société».
Arrêt: L'appel devrait être accueilli.
L'article 649 prévoit que les articles 647 et 648 s'appliquent
à toute personne agissant en qualité de capitaine d'un navire.
Même si le terme «personne» est défini dans la Loi d'interpréta-
tion comme comprenant une corporation, le terme «personne»
désigne une personne physique dans le contexte particulier dont
il est question. Toute autre interprétation entraînerait des
conséquences absurdes. Lorsqu'il utilise le terme «capitaine»
ailleurs dans la Loi, le Parlement a à l'esprit une personne
physique (voir l'article 128). L'emploi du pronom «his» à l'arti-
cle 649 constitue également une forte indication que le Parle-
ment avait à l'esprit une personne physique lorsqu'il a utilisé le
mot «personne». Même si le paragraphe 26(6) de la Loi d'inter-
prétation prévoit que les mots désignant les personnes du sexe
masculin comprennent les corporations, le contexte et l'objet
visés en l'espèce indiquent clairement le contraire. Une clause
d'interprétation n'est pas destinée à empêcher un mot donné de
recevoir son sens ordinaire; elle a pour objet de permettre que
ce mot s'applique à des objets auxquels il ne serait pas ordinai-
rement applicable lorsque rien dans le contexte ou dans l'objet
considéré ne s'y oppose.
Bien qu'il puisse sembler incohérent qu'un propriétaire indi-
viduel ait la possibilité de limiter sa responsabilité mais qu'une
société à personne unique ne le puisse pas, l'on doit se rappeler
que l'individu et la société possèdent des personnalités juridi-
ques distinctes. Tout défaut de tenir compte d'une telle distinc
tion peut engendrer la confusion et entraîner des conséquences
juridiques imprévues. Le capitaine demeurait assujetti à la
direction et au contrôle de la société même si, pratiquement, il
se donnait des ordres à lui-même. Dans l'hypothèse où l'entre-
prise en cause aurait continué d'être exploitée sans être consti-
tuée en société, le capitaine aurait pu limiter sa responsabilité
conformément à l'article 649. La constitution de l'entreprise en
société substituait un fondement incertain de limitation de
responsabilité (l'article 647) hm fondement sûr prévu à l'article
649, ce qui démontre que la constitution d'une entreprise en
société peut entraîner des conséquences inattendues et même
indésirables.
Pour limiter sa responsabilité conformément à l'article 647,
la société doit démontrer que les pertes se sont produites sans sa
«faute ou complicité réelle». Toutefois, une société est une
fiction juridique et ne peut agir que par l'intermédiaire de
personnes physiques. Une action ne sera considérée comme
celle de la société que si elle a été posée par une personne dont
l'action est celle de la société elle-même. Le capitaine était
«l'âme dirigeante» de la société au moment de l'accident. L'in-
dividu comme capitaine ne pouvait être séparé de l'individu
comme commettant. La négligence du capitaine est devenue la
négligence de la société elle-même et la société ne peut limiter
sa responsabilité en vertu de l'article 647. La personne qui pose
un acte ne parle pas ou n'agit pas pour la société mais à titre de
société.
LOIS ET RÈGLEMENTS
Convention internationale sur la limitation de la respon-
sabilité des propriétaires de navires de mer ([Singh,
International Conventions of Merchant Shipping]
(British Shipping Laws, Vol. 8, 2nd ed. London: Ste-
vens & Sons, 1973)).
Loi d'interprétation, S.R.C. 1970, chap. 1-23, art. 26(6),
28.
Loi sur la marine marchande du Canada, S.R.C. 1970,
chap. S-9, art. 647, 649, 651(1)a) (mod. par S.C.
1976-77, chap. 38, art. 6).
Merchant Shipping Act 1979 (R.-U.), 1979, chap. 39,
art. 17(1), anexe 4.
Responsibility of Shipowners Act (R.-U.), 7 Geo. II,
chap. 15 (1734) (mod. par 26 Geo. III, chap. 86
(1786), 53 Geo. III, chap. 159 (1813)).
JURISPRUDENCE
DÉCISIONS APPLIQUÉES:
Robinson v. Local Board for Barton -Eccles (1883), 8
App. Cas. 798 (H.L.); Lee v. Lee's Air Farming Ltd.,
[1961] A.C. 12 (P.C.); Lennard's Carrying Company v.
Asiatic Petroleum Company, [1915] A.C. 705 (H.L.);
Tesco Supermarkets Ltd. v. Nattrass, [1972] A.C. 153
(H.L.).
DÉCISIONS EXAMINÉES:
The Bramley Moore, [1964] P. 200 (C.A.); H. L. Bolton
(Engineering) Co. Ltd. v. T. J. Graham & Sons Ltd.,
[1957] 1 Q.B. 159 (C.A.).
DÉCISIONS CITÉES:
Ricard v. Lord, [1941] R.C.S. 1; Walithy Charters Ltd.
v. Doig (1980), 15 B.C.L.R. 45 (C.S.); The «Annie Hay»,
[1968] 1 Lloyd's Rep. 141 (Adm. Div.); The «Alastor»,
[1981] 1 Lloyd's Rep. 581 (C.A.); Salomon v. Salomon
& Co., [1897] A.C. 22 (H.L.); Vaccher et autre c.
Kaufman et autre, [1981] 1 R.C.S. 301; Paterson
Steamships Ltd. v. The Canadian Co-operative Wheat
Producers Ltd., [1935] R.C.S. 617; Leval & Company
Incorporated v. Colonial Steamships Limited, [1961]
R.C.S. 221; British Columbia Telephone Company et
autres c. Marpole Towing Ltd., [1971] R.C.S. 321.
DOCTRINE
Gower, L. C. B. Gower's Principles of Modern Company
Law, 4th ed. London: Stevens & Sons, 1979.
AVOCATS:
David F. McEwen pour les appelants (deman-
deurs).
Timothy P. Cameron pour les intimés
(défendeurs).
PROCUREURS:
McEwen & Company, Vancouver, pour les
appelants (demandeurs).
McMaster, Bray, Cameron & Jasich, Van-
couver, pour les intimés (défendeurs).
Ce qui suit est la version française des motifs
du jugement rendus par
LE JUGE STONE: Appel est interjeté d'un juge-
ment prononcé le 26 février 1987 par le juge Joyal
pour la Division de première instance [(1987), 9
F.T.R. 220]. Dans son jugement modifié en date
du 1" avril 1987, le juge de première instance a
fixé le taux de l'intérêt dû sur l'indemnité accordée
par le jugement et a accordé un intérêt postérieur
au jugement.
Le 28 mars 1985, l'hélice propulsive du bateau
de pêche intimé (le B.C. Baron), tandis que
celui-ci se trouvait sous le commandement de M.
Krause, s'est empêtrée dans la senne coulissante de
l'Ocean Horizon, qui appartient aux sociétés appe-
lantes, causant des dommages à ce filet et occa-
sionnant la fuite des poissons qui s'y trouvaient
retenus. Les appelants ont réclamé les pertes leur
résultant de cet accident. Celui-ci a eu lieu dans
l'inlet Kitkatla, de la côte de la Colombie-Britan-
nique, le jour même de l'ouverture de la saison de
pêche au hareng. De nombreux navires, dont le
B.C. Baron, se trouvaient alors groupés à cet
endroit. Deux autres navires avaient disposé leur
filet de telle façon qu'il ne restait qu'un passage
d'environ 50 à 75 pieds entre leurs fincelles flot-
tant à la surface de l'eau. Ce passage lui-même
était rétréci par l'ondoiement des filets sous la
surface. L'incident en cause est survenu lorsque le
B.C. Baron a tenté de manœuvrer entre ces deux
filets pour installer le sien.
Le juge de première instance a conclu à la
responsabilité des intimés et a évalué les domma-
ges subis à 100 920,48 $. Il estimait que les pertes
subies avaient été causées par la seule négligence
de M. Krause. Il a dit [à la page 224]:
Il y a peu de doutes quant à la responsabilité des défendeurs.
Malgré la sympathie que peut nous inspirer la situation du B.C.
Baron, qui esssayait de se frayer un chemin rapidement pour
s'approprier sa part de la prise de harengs, au cours des deux ou
trois heures dont il disposait, j'estime que le capitaine a agi de
façon négligente et que les dommages subis par le filet du
Ocean Horizon lui sont entièrement imputables.
Ni cette conclusion ni aucune des autres conclu
sions de fait du juge de première instance n'est
contestée devant cette Cour. La seule question
soulevée est celle de savoir si ce juge s'est trompé
en décidant que la société intimée (la «société»), à
titre de propriétaire du B.C. Baron, avait le droit
de limiter sa responsabilité en vertu de la Loi sur
la marine marchande du Canada, S.R.C. 1970,
chap. S-9. Le juge de première instance a dit au
sujet de M. Krause qu'il était le «principal action-
naire» (à la page 226 F.T.R.) de cette société, et il
semble avoir eu la gestion de ses activités
commerciales.
Le droit à la limitation de responsabilité a été
plaidé de la manière suivante dans une demande
reconventionnelle incorporée dans la défense:
[TRADUCTION] 5. Les défendeurs (demandeurs reconvention-
nels) reprennent les allégués de la défense, et dans l'hypothèse
où les demandeurs (défendeurs reconventionnels) ou l'un quel-
conque d'entre eux auraient le droit de recevoir une indemnité
des défendeurs ou de l'un quelconque d'entre eux relativement
aux dommages causés à la senne coulissante mentionnée plus
haut, ce que les défendeurs n'admettent pas mais nient expres-
sément, ces derniers soutiennent que cette avarie est survenue
sans qu'il y ait faute ou complicité réelle -de la part des
propriétaires du M/V «B.C. BARON», les défenderesses Prince
Rupert Fishermen's Co -Operative Association ainsi que Bara-
nof Fishing Ltd., et que le défendeur Raymond Krause agissait
en qualité de capitaine du M/V «B.C. BARON» à tous les
moments pertinents; les défendeurs affirment également que
toute responsabilité de l'un des leurs, comme l'ensemble de
telles responsabilités, serait, en conséquence, limitée par les
articles 647 et 649 de la Loi sur la marine marchande du
Canada à l'équivalent en dollars canadiens de 300 000
francs-or, selon la définition donnée à cette unité de mesure
dans cette Loi ainsi que dans le Règlement sur la conversion
des francs-or (responsabilité maritime).
L'alinéa 651(1)a) [mod. par S.C. 1976-77, chap.
38, art. 6] de la Loi est également pertinent vu le
fait que la jauge du B.C. Baron était inférieure à
300 tonneaux. Cet alinéa porte que pour l'applica-
tion de l'article 647 «la jauge d'un navire de moins
de trois cents tonneaux est réputée de trois cents
tonneaux».
Le présent appel se fondait sur deux moyens.
Premièrement, il a été soutenu que le juge de
première instance avait commis une erreur en
concluant que la société en cause pouvait limiter sa
responsabilité conformément à l'article 649.
Deuxièmement, il a été dit que la présente affaire
était régie par l'article 647 de la Loi et que la
limitation demandée devrait être refusée parce que
les pertes se sont produites sans qu'il y ait eu
«faute ou complicité réelle» de la part de cette
société.
Le juge de première instance, dans ses motifs de
jugement justifiant sa conclusion que la société
visée avait le droit de limiter sa responsabilité, a
fait plusieurs observations pertinentes. Il serait
utile que je cite les passages dans lesquels elles
figurent. A la page 222, il a dit:
Il était également à prévoir que le capitaine et les propriétai-
res du B.C. Baron s'opposeraient à ces prétentions. Ils nient
évidemment toute responsabilité mais, ce qui est encore plus
important, ils allèguent que, advenant gain de cause des deman-
deurs, l'avarie s'est produite sans faute ou complicité réelle de
la part des propriétaires du B.C. Baron et que, par application
des articles 647 et 649 de la Loi sur la marine marchande du
Canada, les dommages-intérêts étaient limités à 33 271,74 $.
Aux pages 226 et 227, il a ajouté:
Notons que la règle régissant la responsabilité du proprié-
taire diffère de celle imposée au capitaine du bâtiment. La
responsabilité de ce dernier est limitée dans les cas prévus à
l'art. 647 de la Loi sur la marine marchande du Canada, peu
importe qu'il y ait faute ou complicité réelle de sa part. Lorsque
la même personne occupe ces deux rôles, j'estime qu'il faut lui
appliquer les critères énoncés dans l'affaire célèbre Walithy
Charters Ltd. v. Doig (1979), 15 B.C.L.R. 45, où la cour était
saisie de la question suivante (à la page 53): [TRADUCTION]
«Au moment pertinent, M. Doig accomplissait-il des fonctions
habituellement associées au capitaine d'un bâtiment ou agis-
sait-il en qualité de capitaine?»
Et, finalement, il a conclu à la page 227:
Je dois conclure que la conduite de M. Krause relevait de ses
fonctions de capitaine du B.C. Baron. Il exécutait les fonctions
relevant de son champ de compétence. Les propriétaires ne
peuvent être reconnus fautifs ou complices d'actes ou d'omis-
sions du capitaine à cet égard.
J'examinerai à présent les arguments présentés à
la lumière du libellé des dispositions de la Loi qui
nous intéressent.
La limitation de responsabilité prévue à l'article
649
Les dispositions pertinentes de l'article 649 sont
ainsi libellées:
649. (1) Les articles 647 et 648 s'étendent et s'appliquent
a) à l'affréteur d'un navire;
b) à toute personne ayant un intérêt dans un navire ou la
possession d'un navire, à compter du lancement de ce navire
et y compris ce lancement; et
c) au gérant ou à l'exploitant d'un navire ou tout agent d'un
navire tenu responsable par la loi de dommages causés par le
navire
lorsque l'un quelconque des événements mentionnés aux alinéas
647(2)a) à d) se produit sans qu'il y ait faute ou complicité
réelle de leur part, ainsi qu'à toute personne agissant en qualité
de capitaine ou à tout membre de l'équipage d'un navire et à
tout employé du propriétaire ou de toute personne dont font
mention les alinéas a) à c) lorsque l'un quelconque des événe-
ments mentionnés aux alinéas 647(2)a) à d) se produit, qu'il y
ait ou non faute ou complicité réelle de leur part.
M. McEwen a plaidé de la manière suivante
l'inapplicabilité de l'article qui précède. Les termes
«Les articles 647 et 648 s'étendent et s'appliquent
... à toute personne agissant en qualité de capi-
taine ... d'un navire ... lorsque l'un quelconque
des événements mentionnés aux alinéas 647(2)a) à
d) se produit, qu'il y ait ou non faute ou complicité
réelle de leur part» ne peuvent s'appliquer à la
présente espèce, a-t-il dit, parce que le B.C. Baron
appartenait à la société intimée. Ces dispositions
n'auraient été applicables que si le propriétaire de
ce navire avait été une personne physique, et
encore, seulement si cette personne avait agi en
qualité de capitaine au moment de la manoeuvre
négligente.
M. Cameron a tenté de réfuter cet argument de
deux manières différentes. Premièrement, il nous a
invités à interpréter le terme «personne» figurant
dans les dispositions citées plus haut de l'article
649 comme s'étendant à la société. Cet avocat a
fondé une telle assertion sur la définition du terme
«personne» donnée à l'article 28 de la Loi d'inter-
prétation, S.R.C. 1970, chap. I-23:
28. Dans chaque texte législatif
«personne» ou tout mot ou expression ayant le sens du mot
«personne» désigne également une corporation;
Il a soutenu que l'application de cette définition
faisait de la société intimée une «personne agissant
en qualité de capitaine» au moment de l'incident et
que, en conséquence, cette société avait le droit de
limiter sa responsabilité conformément à l'article
649.
Je suis incapable d'accepter cette prétention.
Dans le contexte particulier dont il est question, le
terme «personne», à mon avis, désigne une per-
sonne physique. Toute autre interprétation entraî-
nerait des conséquences tout simplement absurdes.
Il est évident que le Parlement, lorsqu'il utilisait le
terme «capitaine» ailleurs dans la Loi, avait à
l'esprit une personne physique. L'article 128 illus-
tre bien cette proposition. Il autorise le ministre à
accorder à tout candidat un certificat de capitaine
après avoir reçu «des preuves satisfaisantes de sa
sobriété, de son expérience, de son habileté et de sa
bonne conduite habituelle à bord». Les qualités
décrites dans ce membre de phrase ne peuvent
appartenir qu'à une personne physique. Le para-
graphe 649(1) lui-même fournit ensuite une indi
cation supplémentaire de l'intention du Parlement.
Il permet au capitaine de limiter sa responsabilité
relativement à la perte subie «qu'il y ait ou non
faute ou complicité réelle de [sa] part». Cette
disposition a probablement été adoptée pour
mettre à effet la Convention internationale de
1957'. L'examen du pronom «his» de la version
anglaise en fonction du contexte global de cet
article et de la Loi dans son ensemble indique très
fortement que le Parlement envisageait seulement
une personne physique lorsqu'il a utilisé le terme
«personne» 2 .
De plus, je ne crois pas que la disposition de
l'article 28 de la Loi d'interprétation traitant du
terme «personne» soit destinée à être appliquée
' Cette convention est la Convention internationale sur la
limitation de la responsabilité des propriétaires de navires de
mer, signée à Bruxelles le 10 octobre 1957 ([Singh, Interna
tional Conventions of Merchant Shipping] (British Shipping
Laws, Vol. 8, 2nd ed. London: Stevens & Sons, 1973) à la page
1348 et suivantes) et portant en partie à l'article 6(3):
Article 6
3° Lorsqu'une action est dirigée contre le capitaine ou les
membres de l'équipage, ceux-ci peuvent limiter leur respon-
sabilité même si l'événement qui est à l'origine de la créance,
a pour cause leur faute personnelle. Toutefois, si le capitaine
... est en même temps seul propriétaire ... la disposition du
présent paragraphe ne s'applique que lorsqu'il s'agit d'une
faute commise en sa qualité de capitaine ... (Les souligne-
ments sont ajoutés.)
2 Je dis ceci malgré la présence du paragraphe 26(6) de la
Loi d'interprétation:
26.. ..
(6) Les mots désignant les personnes du sexe masculin
comprennent les personnes du sexe féminin et les
corporations.
Suivant un raisonnement analogue, le terme «his» de la version
anglaise de la partie de l'article 649 dont il est question en
l'espèce ne doit pas s'interpréter comme désignant la société
intimée lorsque le contexte et l'objet considérés s'y opposent
clairement.
aveuglément et sans tenir compte du contexte dans
lequel ce terme figure ou de l'objet auquel il se
rapporte dans une loi particulière. La jurispru
dence confirme une telle assertion. Ainsi, dans
l'arrêt Robinson v. Local Board for Barton -Eccles
(1883), 8 App. Cas. 798 (H.L.), le lord chancelier
Earl of Selborne, traitant de l'application d'une
définition contenue dans une loi qui, comme la
définition en l'espèce, avait un caractère inclusif, a
dit à la page 801:
[TRADUCTION] Une clause d'interprétation de ce type n'est pas
destinée à empêcher le mot visé de recevoir son sens ordinaire,
courant et naturel lorsque celui-ci est approprié; elle a pour but
de permettre que ce mot, lorsque rien dans le contexte ou dans
l'objet considéré ne s'y oppose, s'applique avec le sens que lui
confère la loi en jeu à des objets auxquels il ne serait ordinaire-
ment pas applicable. [Les soulignements sont ajoutés.]
Je fais également référence aux propos tenus par le
juge Rinfret dans l'arrêt Ricard v. Lord, [1941]
R.C.S. 1, aux pages 10 et 11.
M. Cameron a alors présenté une argumentation
différente de celle qui précède. Il a dit qu'il serait
illogique que cette société à personne unique ne
puisse pas limiter sa responsabilité alors qu'une
personne physique propriétaire agissant en qualité
de capitaine pourrait le faire (voir Walithy Char
ters Ltd. v. Doig (1980), 15 B.C.L.R. 45 (C.S.);
The «Annie Hay», [1968] 1 Lloyd's Rep. 141
(Adm. Div.); The «Alastor», [1981] 1 Lloyd's
Rep. 518 (C.A.)). Il est de pratique courante au
Canada, a-t-il affirmé, que les individus exerçant
des activités de pêche dans un but commercial
constituent leur entreprise en société. La société
propriétaire devrait être considérée de la même
manière que la personne physique propriétaire
puisque, comme l'a dit le juge de première instance
au sujet de la fonction de capitaine et de celle
exercée par la société, «la même personne occupe
ces deux rôles» (à la page 227 F.T.R.). Ceci est
particulièrement vrai lorsque, comme c'est le cas
en l'espèce, le propriétaire antérieur exploite l'en-
treprise visée en grande partie comme il le faisait
avant la constitution de celle-ci en société.
La présente affaire illustre une situation assez
répandue dans laquelle, dans le cadre d'une
société, le même individu agit tour à tour à des
titres distincts, par exemple en qualité d'action-
naire, de directeur, d'administrateur, etc. Il pour-
rait être tentant, dans de telles circonstances, de
faire abstraction de l'existence indépendante de la
société pour considérer uniquement l'individu.
Cette manière de procéder peut ne soulever aucune
difficulté dans l'exercice courant des activités de la
société; la situation est cependant tout autre en
droit strict. L'individu et la société ont des person-
nalités juridiques distinctes (Salomon v. Salomon
& Co., [1897] A.C. 22 (H.L.)), et tout défaut de
tenir compte d'une telle distinction ne peut qu'en-
gendrer la confusion et entraîner des conséquences
juridiques imprévues.
Le dossier suggère que M. Krause, parce qu'il
exerçait une influence prépondérante sur la société
en cause, avait la direction de ses activités. Il
s'était présumément lui-même choisi comme capi-
taine du B.C. Baron, mais aux yeux de la loi, cette
décision était celle de la société. Il demeurait
assujetti à la direction et au contrôle de cette
dernière même si, pratiquement, il se donnait des
ordres à lui-même. Cette importante distinction
trouve une bonne illustration dans l'arrêt Lee v.
Lee's Air Farming Ltd., [1961] A.C. 12 (P.C.).
L'actionnaire majoritaire d'une société, qui pilotait
l'avion de celle-ci, avait perdu la vie dans l'exercice
de ses fonctions en tant que pilote en effectuant le
surfaçage du champ d'un client. Le défunt et la
société avaient conclu ensemble un contrat de
louage de services. La question à trancher était
celle de savoir si, dans les circonstances, le défunt
pouvait être considéré comme un «worker» («tra-
vailleur») pour les fins d'une loi relative à l'indem-
nisation des accidents de travail. En rendant juge-
ment, lord Morris of Borth -y-Gest a insisté sur
l'importance de l'existence juridique distincte de
l'individu et de la société, affirmant aux pages 26
et 27:
[TRADUCTION] Il est dit que là réside la difficulté en l'espèce:
le défunt n'aurait pas pu avoir à la fois le devoir de donner des
ordres et l'obligation d'y obéir. Cette façon de voir ne tient
cependant point compte du fait que les ordres seraient donnés
par la société et non par le défunt. Le contrôle continuerait
d'appartenir à la société peu importe l'identité du mandataire
chargé de l'exercer. Le fait que le défunt aurait la responsabi-
lité de donner les ordres en question comme mandataire de la
société tant qu'il continuerait d'être son administrateur en titre
et de détenir des pouvoirs très étendus ne rend pas moins
distinctes leurs personnalités juridiques respectives. La conclu
sion d'un contrat de louage de services entre le défunt et la
société impliquait que celle-ci détenait un droit de contrôle. La
manière dont ce contrôle serait exercé ne toucherait ni ne
diminuerait le droit à son exercice. L'existence d'un droit de
contrôle ne peut cependant être niée une fois reconnue la réalité
de l'existence juridique de la société. Ce caractère d'entité
juridique distincte de la société permettait l'établissement de
relations contractuelles entre celle-ci et le défunt comme il
autorisait la société à lui donner des ordres.
Dans l'hypothèse où l'entreprise en cause aurait
continué d'être exploitée sans être constituée en
société, il ne semble faire aucun doute que M.
Krause aurait pu limiter sa responsabilité confor-
mément à l'article 649 même en ayant agi avec
négligence comme capitaine du B.C. Baron. La
constitution de l'entreprise en société substitue un
fondement incertain de limitation de responsabilité
(l'article 647) au fondement sûr prévu à l'article
649. Comme je l'ai déjà dit, la présente espèce
démontre une fois de plus que la constitution d'une
entreprise en société peut entraîner des conséquen-
ces inattendues et même commercialement indési-
rables: ainsi qu'il a été pertinemment observé,
[TRADUCTION] «la constitution en société fait par-
fois boomerang pour faucher celui qui tentait de se
prévaloir de ses avantages» 3 . L'argument voulant
que la limitation soit permise dans une situation
comme celle en l'espèce parce que les activités de
M. Krause se sont poursuivies à peu près de la
même manière après la constitution de l'entreprise
en société qu'avant celle-ci ne pourrait être accepté
que si la Loi autorisait la limitation dans de telles
conditions. Je suis obligé de répéter qu'une telle
limitation est impossible suivant le présent libellé
de la Loi. Je puis dire, avec déférence, qu'il serait
peut-être plus approprié de soumettre cet argu
ment au législateur qu'à une cour de justice.
La limitation fondée sur l'article 647
Pour invoquer avec succès la disposition en titre,
la société doit démontrer que les pertes se sont
produites sans sa «faute ou complicité réelle», et le
fardeau d'une telle preuve est certainement très
lourd (voir l'arrêt Vaccher et autre c. Kaufman et
autre, [1981] 1 R.C.S. 301). Les dispositions perti-
nentes de l'article 647 sont les suivantes:
647... .
(2) Le propriétaire d'un navire, immatriculé ou non au
Canada, n'est pas, lorsque l'un quelconque des événements
suivants se produit sans qu'il y ait faute ou complicité réelle de
sa part, savoir:
d) avarie ou perte de biens, autres que ceux qui sont men-
tionnés à l'alinéa b), ou violation de tout droit
3 Gower, L. C. B. Gower's Principles of Modern Company
Law, 4th ed., London, Stevens & Sons, 1979, la p. 100.
(i) par l'acte ou l'omission de toute personne, qu'elle soit
ou non à bord du navire, dans la navigation ou la conduite
du navire, le chargement, le transport ou le déchargement
de sa cargaison, ou l'embarquement, le transport ou le
débarquement de ses passagers ...
responsable des dommages-intérêts au-delà des montants sui-
vants, savoir:
j à l'égard de toute avarie ou perte de biens ou de toute
violation des droits dont fait mention l'alinéa d), un montant
global équivalent à 1,000 francs-or pour chaque tonneau de
jauge du navire.
Le critère ainsi édicté se retrouve dans le droit
écrit du Royaume-Uni—un critère radicalement
différent' fondé sur la Convention de 1976 y a
récemment été adopté sans proclamation immé-
diate.
Les arguments présentés de part et d'autre à
l'audience au sujet de l'applicabilité de l'article
647 sont les suivants. D'une part, il a été soutenu
que la limitation de la responsabilité doit être
refusée parce que l'action négligente a été posée
par la société elle-même. D'autre part, il a été
prétendu que l'on devait chercher à savoir en
quelle qualité M. Krause agissait au moment de
l'incident. S'il était conclu qu'il agissait en qualité
de capitaine du B.C. Baron, l'action posée avec
négligence (c.-à-d. la manoeuvre fautive) constitue-
rait son fait personnel. Bien que la règle respon-
deat superior rendrait la société responsable d'une
telle faute, cette responsabilité pourrait être limi-
tée. Dans l'hypothèse où, au contraire, il aurait agi
comme propriétaire en personnifiant la société
elle-même, son acte devrait être considéré comme
celui de cette société, et la responsabilité de cette
dernière ne pourrait être limitée.
Heureusement, les circonstances dans lesquelles
une société peut limiter sa responsabilité font l'ob-
jet d'une jurisprudence abondante. Le critère à
4 Voir la Merchant Shipping Act 1979 (R.-U.), 1979, chap.
39, art. 17(1) et annexe 4. L'article 4 de la Convention de 1976
sur la limitation de responsabilité en matière de créances
maritimes porte:
Article 4
Une personne responsable n'est pas en droit de limiter sa
responsabilité s'il est prouvé que le dommage résulte de son
fait ou de son omission personnels, commis avec l'intention
de provoquer un tel dommage, ou commis témérairement et
avec conscience qu'un tel domage en résulterait probable-
ment.
appliquer dans une telle situation a été élaboré par
les tribunaux anglais avant que ne soient adoptées
en 1979 les modifications de la législation du
Royaume-Uni à la suite de la Convention de 1976.
Je commence en citant les propos tenus par le
Maître des rôles lord Denning dans l'arrêt The
Bramley Moore, [1964] P. 200 (C.A.), à la page
220:
[TRADUCTION] ... la limitation de la responsabilité n'est pas
fondée sur le principe de justice. Il s'agit d'une règle d'intérêt
public qui trouve son origine dans l'histoire et sa justification
dans son utilités.
La difficulté que les tribunaux voient à l'applica-
tion du concept de la «faute ou complicité réelle» à
une société tient au fait qu'une telle entité, bien
que jouissant d'une personnalité distincte en vertu
de la loi, n'est qu'une fiction juridique. Laissée à
elle-même, elle ne peut rien faire. Elle n'agit que
par l'intermédiaire de personnes physiques. Ainsi,
dans l'arrêt H. L. Bolton (Engineering) Co. Ltd. v.
T. J. Graham & Sons Ltd., [1957] 1 Q.B. 159
(C.A.), le lord juge Denning a observé à la page
172:
5 La doctrine de la limitation de la responsabilité du proprié-
taire de navire se trouve profondément enchâssée dans le droit
écrit du Royaume-Uni, remontant à aussi loin que la Responsi
bility of Shipowners Act (R.-U.), 7 Geo. II, chap. 15 (1734),
qui a été suivie des lois 26 Geo. III, chap. 86 (1786) et 53 Geo.
III, chap. 159 (1813). Les attendus de la loi de 1734 décrivent
[TRADUCTION] l'«intérêt public» que lord Denning avait sans
doute à l'esprit:
[TRADUCTION] ATTENDU qu'il est de la plus grande impor
tance pour le Royaume de promouvoir l'accroissement de sa
flotte et d'entraver tout désintérêt des commerçants et autres
personnes concernées à l'égard des bateaux et des navires: et
attendu qu'il a été statué à de nombreuses reprises que les
propriétaires de bateaux et de navires sont responsables des
biens et marchandises expédiés ou chargés à bord de leurs
bâtiments même lorsque la cargaison est volée après son
chargement à bord par le fait des capitaines ou de l'équipage
desdits bateaux et navires, sans que le ou les propriétaires de
ces bâtiments aient connaissance ou soient complices d'une
telle action, et que de tels précédents dissuadent fortement
les commerçants et les autres personnes concernées d'acqué-
rir la propriété de bateaux ou de navires pour devenir arma-
teurs, ce qui tend à porter préjudice au commerce et à la
navigation de ce Royaume.
Cette politique a été énoncée à nouveau dans le préambule de la
loi de 1813:
[TRADUCTION] ATTENDU qu'il est de la plus grande impor
tance pour ce Royaume de promouvoir l'accroissement de sa
flotte de bateaux et navires enregistrés conformément à la loi
et d'entraver tout désintérêt des commerçants et autres per-
sonnes concernées à l'égard de tels bâtiments.
[TRADUCTION] Une compagnie peut être comparée à un corps
humain de plusieurs façons. Elle possède un cerveau et un
centre nerveux qui contrôlent ce qu'elle fait. Elle a également
des mains qui tiennent les outils et agissent conformément aux
directives venant de ce centre. Certaines personnes au sein de la
compagnie sont de simples préposés et mandataires qui ne sont
rien de plus que des mains qui accomplissent le travail et dont
on ne peut pas dire qu'elles en représentent l'âme ou l'esprit.
D'autres sont des administrateurs et des gérants qui représen-
tent l'âme dirigeante de la compagnie et qui ont la haute main
sur son activité. L'état d'esprit de ces gérants est celui de la
compagnie et est considéré juridiquement comme tel.
Il est donc évident que seules les actions de
certains employés ou mandataires seront considé-
rées comme celles de la société elle-même, et pour
cela, ces actions doivent satisfaire au critère
énoncé par le vicomte Haldane, lord Chancelier,
dans l'arrêt Lennard's Carrying Company v. Asia-
tic Petroleum Company, [1915] A.C. 705 (H.L.),
où il a dit aux pages 713 et 714:
[TRADUCTION] Car, si M. Lennard était l'âme dirigeante de la
compagnie, sauf à conclure à l'irresponsabilité totale d'une
compagnie, son acte a dû être celui de la compagnie elle-même
au sens de l'art. 502. Il doit s'agir, selon une interprétation juste
de cet article dans un cas comme celui qui se présente ici, de la
faute ou de la complicité, non seulement d'un préposé ou d'un
mandataire dont la compagnie est responsable en vertu de la
règle respondeat superior, mais d'une personne qui engage la
responsabilité de la compagnie parce que son acte est l'acte de
la compagnie elle-même.
Cette façon de voir a subi l'épreuve du temps et a
été appliquée constamment dans notre pays (voir,
par exemple, les arrêts Paterson Steamships Ltd.
v. The Canadian Co-operative Wheat Producers
Ltd., [1935] R.C.S. 617, la page 625; Leval &
Company Incorporated v. Colonial Steamships
Limited, [1961] R.C.S. 221, la page 230; et
British Columbia Telephone Company et autres c.
Marpole Towing Ltd., [1971] R.C.S. 321, aux
pages 326 et 327).
À la lumière de cette jurisprudence, je crois que
M. Krause était [TRADUCTION] «l'âme dirigeante»
de la société au moment de l'incident au sens où
son acte était [TRADUCTION] «l'acte de la compa-
gnie elle-même». Toute autre conclusion me
semble impliquer l'établissement d'une distinction
que n'autorisent pas ces arrêts. Le capitaine
Krause ne peut être séparé du commettant Krause.
À l'époque visée, il était clairement [TRADUC-
TION] «l'âme et la volonté dirigeantes» de la
société. Bien que l'incident soit dû à sa négligence
personnelle, l'acte posé était celui de la société
elle-même. Dans l'arrêt Tesco Supermarkets Ltd.
v. Nattrass, [1972] A.C. 153 (Hl.), lord Reid a,
une fois de plus, tiré la ligne de démarcation entre
les actes posés pour une société et les actes posés à
titre de société lorsqu'il a dit à la page 170:
[TRADUCTION] Il me faut tout d'abord examiner la nature
de la personnalité attribuée aux sociétés par le jeu d'une fiction
juridique. Une personne physique possède un esprit capable de
connaissance, d'intention et de négligence; elle possède égale-
ment des mains lui permettant de réaliser les intentions qu'elle
a formées. Une société n'est dotée d'aucun de ces attributs: elle
ne peut agir que par l'intermédiaire de personnes physiques,
sans toutefois que ses actes doivent toujours être posées par une
seule personne ou par la même personne. La personne qui pose
alors un acte ne parle pas ou n'agit pas pour la société. Elle agit
à titre de société, et l'esprit qui régit ses actes est celui de la
société. Il n'est point question pour la société d'une responsabi-
lité du fait d'autrui. La personne en question n'agit point en
qualité d'employée, de représentante, de mandataire ou de
déléguée. Elle incarne la société ou, pourrait-on dire, entend et
parle par la personne de la société dans le cadre des attributions
qui lui sont propres, et son esprit est l'esprit de la société. Si cet
esprit est coupable, la société est coupable. Doit constituer un
point de droit la question de savoir si, une fois les faits établis,
une personne doit être considérée comme ayant posé certains
actes particuliers à titre de société ou simplement en qualité
d'employée ou de mandataire de la société. Dans ce dernier cas,
toute responsabilité de la société ne peut être qu'une responsa-
bilité prévue dans une loi ou une responsablité du fait d'autrui.
[Les soulignements sont ajoutés.]
À mon point de vue, la distinction établie pour
les fins de l'article 649 entre un acte posé par un
individu particulier en sa qualité de capitaine et un
acte posé par cet individu en sa qualité de proprié-
taire ne s'applique pas lorsqu'il s'agit de détermi-
ner si l'acte visé a été accompli «sans qu'il y ait
faute ou complicité réelle» de la part de la société
pour les fins de l'article 647. Dans ce dernier cas,
comme l'affirme la jurisprudence, la question
importante est celle de savoir si la personne qui a
posé l'acte en cause occupait à ce moment-là au
sein de la société un poste tel que son acte puisse
être considéré comme l'acte de la société elle-
même. J'ai conclu que les actes et les omissions de
M. Krause appartenaient à cette catégorie et, en
conséquence, la société ne peut limiter sa responsa-
bilité. Les pertes ne se sont pas produites sans qu'il
y ait «faute ou complicité réelle» de sa part.
En conséquence, l'appel devrait être accueilli
avec dépens. Je modifierais le jugement porté en
appel en substituant à son second paragraphe les
dispositions suivantes:
Les demandeurs ont gain de cause contre les autres défendeurs
pour la somme de 100 920,48 $ plus les dépens.
LE JUGE PRATTE: Je souscris à ces motifs.
LE JUGE MACGUIGAN: Je souscris à ces motifs.
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