T-1480-83
Claudette Houle (demanderesse)
et
Claudette Houle en sa qualité de tutrice à sa fille
mineure, Catherine Gentès (demanderesse ès
qualité)
et
Martin Gentès (demandeur en reprise d'instance)
et
Monique Gentès (demanderesse)
c.
La Reine (défenderesse)
RÉPERTORIÉ: HOULE C. CANADA
Division de première instance, juge Joyal—Drum-
mondville (Québec), 6 au 9 avril, 13 au 16 avril;
Ottawa, 16 juillet 1987.
Couronne — Responsabilité délictuelle — Un individu qui
n'est pas partie à l'action a ramassé un obus provenant d'un
terrain d'essai et l'a jeté au feu — L'explosion a causé la mort
d'une personne et des blessures à deux autres — La Couronne
n'a pas réfuté la présomption de faute — Le risque n'est pas
éliminé — Insuffisance des avis figurant dans les journaux —
La doctrine «novus actus interveniens» ne s'applique pas —
L'intervention humaine ne détruit pas le lien de causalité —
L'obus n'est pas dangereux par suite d'un acte illégitime, mais
il est en soi dangereux — Le fait de jeter l'obus au feu
constitue un acte dangereux et fait que la responsabilité de la
Couronne est mitigée.
Code civil — Un obus échappé a explosé lorsqu'on l'a jeté
au feu — La responsabilité, qu'elle soit déterminée sous le
régime de l'art. 1054 du Code civil ou sous l'empire de l'art. 3
de la Loi sur la responsabilité de la Couronne, est soumise aux
mêmes critères — Responsabilité fondée sur la présomption de
faute contre le propriétaire du bien — La présomption n'a pas
été réfutée — La doctrine «novus actus interveniens» ne s'ap-
plique pas — L'intervention humaine ne détruit pas le lien de
causalité, mais elle mitige la responsabilité de la Couronne.
Il s'agit d'une action en dommages-intérêts intentée contre la
Couronne par suite de l'explosion d'un obus. Pour l'exposé des
faits et des arguments des parties, voir la note infra de
l'arrêtiste.
Jugement: Il y a lieu de rendre un jugement en faveur des
demanderesses et de limiter la responsabilité de la Couronne
aux deux tiers des dommages subis.
Que la question de la responsabilité soit tranchée sous le
régime du droit civil qui crée une présomption de faute contre
le propriétaire d'une chose ou en vertu de la doctrine de «duty
of care» (obligation de diligence) de la common law, le résultat
est le même. En tant que propriétaire d'un objet dangereux
qu'elle a permis de s'échapper sur le terrain voisin, la Couronne
ne saurait se soustraire à la responsabilité. La présomption de
faute ne crée toutefois pas une responsabilité absolue. Il était
loisible à la Couronne de réfuter cette présomption en prouvant,
notamment, que toutes les mesures sécuritaires avaient été
prises pour éviter le danger, ou que l'intervention humaine était
la cause de l'accident. Ni l'un ni l'autre de ces moyens de
défense n'ont été établis. Bien que, selon la preuve, la plupart
des obus soient inoffensifs, il est également prouvé que certains
s'échappent et ne sont jamais retrouvés. Ils constituent un
risque qu'on ne peut éliminer. Les avis annuels publiés dans
certains journaux ne captaient pas l'attention des lecteurs en
raison de leur longueur et du fait qu'ils insistaient sur le danger
d'empiéter sur la zone désignée.
L'argument de la Couronne selon lequel elle ne pouvait être
tenue pour responsable parce que l'intervention humaine était
la seule cause de l'accident devait être rejeté. Cet argument
reposait sur la doctrine novus actus interveniens: l'obus aurait
été en la possession de la personne qui l'avait jeté au feu pour
une durée suffisamment longue pour détruire le lien de causa-
lité entre la présence de l'objet retrouvé sur la plage, ce qui
entraînerait une présomption de faute, et la déflagration subsé-
quente qui était la causa proxima du dommage. Le facteur
d'intervention humaine a peut-être ajouté un anneau à la
chaîne de causalité, mais il n'a pas détruit le lien de causalité.
L'obus n'est pas devenu dangereux par suite d'un acte illégi-
time. Il était en soi un objet dangereux parce qu'il contenait
une substance dangereuse.
La Couronne est responsable du dommage subi, mais sa
responsabilité est mitigée par le geste de l'individu qui a jeté
l'obus au feu. Ce geste était impétueux et hasardeux. Ses aveux
selon lesquels il n'était pas au courant du danger ou il croyait
fermement que l'objet n'était pas dangereux ne sauraient le
mettre à l'abri de la conclusion qu'il aurait participé aux
dommages subis.
La doctrine de solidarité exprimée à l'article 1106 du Code
civil ne s'applique pas. La responsabilité solidaire ne s'applique
pas aux fautes successives et indépendantes telles que celles qui
sont en cause.
LOIS ET RÈGLEMENTS
Code civil du Bas Canada, art. 1054, 1106.
Loi sur la responsabilité de la Couronne, S.R.C. 1970,
chap. C-38, art. 3.
JURISPRUDENCE
DÉCISIONS APPLIQUÉES:
The King v. Laperrière, [1946] R.C.S. 415; Miles v.
Forrest Rock Granite Company (Leicestershire) (Limi-
ted) (1918), 34 T.L.R. 500 (C.A.); Deguire Avenue Ltd.
v. Adler, [1963] B.R. 101 (C.A. Qué.).
DÉCISIONS CITÉES:
Grand Trunk Ry. Co. v. McDonald (1918), 57 R.C.S.
268; Montreal City v. Watt and Scott, [1922] 2 A.C. 555
(P.C.); Quebec Ry. Light, Heat and Power Co. v. Vandry,
[1920] A.C. 662 (P.C.).
DOCTRINE
Baudouin, J.-L. La responsabilité civile délictuelle.
Cowansville: Les Editions Yvon Biais Inc., 1985.
Nadeau, A. et Nadeau, R. Traité pratique de la respon-
sabilité civile délictuelle. Montréal: Wilson & Lafleur
Limitée, 1971.
Pollock, Sir Frederick. Law of Torts: A Treatise on the
Principles of Obligations Arising from Civil Wrongs in
the Common Law, 14th ed. by P. A. Landon. London:
Stevens & Sons, 1939.
AVOCATS:
Germain Jutras pour les demanderesses.
M. H. Duchesne, c.r. et M. Nichols pour la
défenderesse.
PROCUREURS:
Jutras et Associés, Drummondville (Québec)
pour les demanderesses.
Le sous-procureur général du Canada pour la
défenderesse.
NOTE DE L'ARRÊTISTE
Le directeur général a décidé de publier les
motifs de jugement prononcés en l'espèce sous
forme abrégée. Les parties portant sur la respon-
sabilité de la Couronne et sur la question de
savoir si cette responsabilité devrait être fixée à
moins de cent pour cent étant donné la négli-
gence d'un tiers sont publiées dans leur totalité.
Les 24 pages que Sa Seigneurie a consacrées au
compte rendu des faits et les 13 pages qui trai-
tent du quantum des dommages-intérêts ont été
laissées de côté. De brefs résumés des parties
omises sont donnés.
Un soir de juin 1982, un groupe d'amis s'étaient
réunis à un endroit de villégiature, sur la grève du
fleuve Saint-Laurent. Au début de mai, les pro-
priétaires avaient découvert un objet cylindrique
alors qu'ils faisaient un nettoyage de la grève.
C'était un obus qui s'était échappé du terrain
d'essai du ministère de la Défense nationale à la
Pointe du Hameau. Personne ne s'en préoccupait
parce qu'on croyait que c'était un obus inerte et
qu'on n'y voyait aucun danger. On présumait
qu'une fois tiré du canon, tout élément dangereux
dans cet engin de guerre disparaissait. La nuit en
question, une invitée, en se dirigeant vers /e feu,
se frappa le pied sur l'obus. Elle demanda à l'un
des propriétaires de s'en débarrasser. Il prit
l'obus et le jeta au feu. Quelques minutes plus
tard, une explosion se produisit et fit un mort et
deux blessés. Il s'agit d'une action en dommages-
intérêts intentée contre la Couronne par suite de
l'explosion de l'obus d'artillerie.
Selon la preuve, les obus non éclatés ne don-
naient lieu à aucun problème pendant les saisons
plus chaudes. Ces obus tombaient dans la vase
du lit de fleuve pour ne plus revoir le jour. Il n'en
était pas de même en hiver où les obus défec-
tueux tombaient sur les glaces et les neiges. A
moins qu'ils ne soient récupérés, ils pouvaient, au
printemps, à la période de dégel, être transportés
sur les glaces flottantes. On maintenait plusieurs
équipes pour effectuer le ratissage des régions
que les obus échappés auraient pu atteindre. Une
grande région devait être vérifiée. Mais il était
impossible de récupérer tous les obus man-
quants. Plus de 90 % de ceux-ci ne représen-
taient aucun danger. Ce fut le premier incident
fâcheux depuis l'ouverture de l'installation mili-
taire en 1952. Au cours de cette période, quelque
400 000 cartouches avaient été tirées.
L'obus qui a éclaté dans le feu contenait du
TNT, l'un des explosifs les plus stables. Mais si
cette substance est soumise à une chaleur
intense, bien qu'il n'y ait pas une explosion vérita-
ble, il y a une déflagration au moment où elle
atteint un degré critique de température. C'est ce
qui est arrivé en l'espèce.
Voici les motifs invoqués par les demanderes-
ses: (1) l'obus appartenait à la Couronne et il
s'agissait d'un objet dangereux; (2) le système de
ratissage adopté par la défenderesse était loin
d'être efficace; (3) tous les témoins qui avaient
observé l'obus partageaient l'opinion qu'il n'était
pas dangereux—on avait récupéré des obus
semblables de la grève pour en faire des cen-
driers et des lampes de table; (4) la défenderesse
n'avait pas informé le public du danger que pour-
rait constituer tout obus qui se serait échappé de
la zone d'essai et (5) le geste de jeter l'obus au
feu était innocent—on ne devrait pas s'attendre à
ce que la personne qui a jeté l'obus au feu
possède la connaissance d'un expert quant aux
éléments dangereux de cet obus.
Voici les moyens invoqués par la Couronne: (1)
il appartenait aux demanderesses de prouver que
l'obus était la propriété de la Couronne; (2) les
opérations d'essai existaient depuis une trentaine
d'années, et la population dans les environs était
au courant du danger que constituaient les obus
échappés; (3) on avait rendu les résidents cons-
cients du danger en publiant des avis annuels
dans les quotidiens métropolitains et dans un
hebdomadaire livré gratuitement à leur porte, et
même si certains d'entre eux n'en faisaient pas la
lecture, les nouvelles devaient se propager de
bouche à oreille; (4) le système de ratissage était
adéquat et (5) il était impossible de prévoir que
quelqu'un jetterait un obus au feu.
Voici les motifs du jugement rendus en français
par
LE JUGE JOYAL:
LA RESPONSABILITÉ CIVILE DE LA COURONNE
Les faits devant le tribunal sont clairs et ne sont
pas sensiblement controversés. Le tribunal doit
quand même en tirer ses propres conclusions afin
de déterminer la responsabilité civile pour les dom-
mages subis par les demanderesses. D'un côté, je
constate la présence d'un objet dangereux qu'un
propriétaire aurait permis de s'échapper sur le
terrain du voisin. De l'autre côté, je constate l'in-
tervention d'un individu qui aurait pris cet objet
dangereux et l'aurait jeté au feu.
J'ai bien dit un objet dangereux. C'est là ma
première conclusion. L'obus en question est un
objet dangereux et se place au milieu de toute la
jurisprudence qui touche la responsabilité civile de
son propriétaire. Il est vrai, selon les témoignages
de monsieur Pominville et de monsieur Bélanger,
que la trinitrotoluène en tant qu'explosif est relati-
vement stable. Elle n'en demeure pas moins un
explosif. La déflagration que subit cette substance
quand elle est mise à l'épreuve du feu n'a peut-être
pas l'intensité d'une explosion sous des conditions
idéales. Elle n'en demeure pas moins une explosion
violente et dont nous en connaissons tous les consé-
quences. À cet égard, je dois me pencher un peu
plus sur le témoignage de monsieur Pominville qui
nous suggère clairement qu'il existe toujours un
élément de danger dans ce genre de substance.
J'ajoute à cette conclusion une deuxième: l'obus
en question est la propriété de la défenderesse. La
preuve, quand elle est soumise au test de la pré-
pondérance des probabilités, ne pourrait vraisem-
blablement mener à d'autres conclusions.
Il s'agit donc d'un objet dangereux, la propriété
de la Couronne, qui s'échappe sur les terrains du
voisin. La jurisprudence, tant en droit civil qu'en
droit commun, impose au propriétaire un degré de
responsabilité civile qui est fort onéreux. Chez les
civilistes, il s'agit d'une présomption de faute. En
droit commun, on l'exprime par la doctrine de
«duty of care» ou par une règle de preuve res ipsa
loquitur. Les effets sont, à mon avis, substantielle-
ment les mêmes. Le professeur Jean-Louis Bau-
douin dans son texte sur La responsabilité civile
délictuelle, Cowansville: Les Éditions Yvon Blais
Inc., 1985, la page 44, paragraphe 73, dit bien:
73 — Etendue — La seconde hypothèse de responsabilité de la
couronne résulte du manquement à un devoir afférent à la
propriété, à l'occupation, à la possession ou à la garde d'un
bien. Sous ce langage bien compliqué, se trouve en fait l'hypo-
thèse de la responsabilité générale pour le fait de la chose dont
la couronne est gardien ou propriétaire (bâtiments, animaux,
objets mobiliers). Étant donné que, d'une part, les textes du
Code civil créant certaines présomptions sont antérieurs à 1953
et que, d'autre part, le droit jurisprudentiel québécois alors
existant en matière de fait des choses connaissait une présomp-
tion de faute, il semble que le régime de responsabilité de la
couronne de ce chef soit proche, sinon identique au régime du
droit commun.
La présomption de faute ne crée pas cependant
une responsabilité absolue. Le propriétaire d'un
objet dangereux n'est pas un assureur. Il lui est
loisible de prouver qu'il aurait pris toutes les mesu-
res sécuritaires possibles pour éviter le danger,
qu'il s'agit de cas fortuit ou force majeure, que les
dommages sont imprévisibles ou, comme le sou-
tient le savant procureur de la défenderesse, que
l'intervention humaine est la cause véritable de
l'accident.
À tout événement, je dois prendre pour acquis
que la responsabilité statutaire sous l'article 1054
du Code civil ainsi que sous l'article 3 de la Loi
sur la responsabilité de la Couronne [S.R.C.
1970, chap. C-38] est soumise substantiellement
aux mêmes tests. La terminologie dont se servent
juristes et juges peut varier entre un système et
l'autre mais les conclusions demeurent substantiel-
lement les mêmes.
La défenderesse, sur la preuve, invite le tribunal
à conclure que toutes les mesures sécuritaires
auraient été prises pour éviter qu'un objet dange-
reux devienne cause de préjudice. J'admets bien
que cette conclusion, si on tient compte qu'aucun
obus dangereux aurait été cause de préjudice au
cours des trente ans qui ont précédé l'accident du
24 juin 1982, est à prime abord attrayante. Cette
conclusion reconnaîtrait que le système de ratis-
sage mis en vigueur dès le début des opérations du
CEE [Centre d'essai et d'expérimentation] est un
système efficace et rencontre toutes les exigences
du phénomène des obus qui se dispersent sur les
glaces flottantes d'une année à l'autre. La défende-
resse doit reconnaître, cependant, que le système
de ratissage ne peut être parfait. La preuve est à
l'effet que des obus s'échappent et ne sont pas
retrouvés. Ces obus, même si d'après la preuve ils
sont en grande majorité inertes et inoffensifs, cons
tituent quand même un risque qu'on ne pourrait
sensiblement éliminer. Je ne voudrais nullement
porter un jugement moral sur la politique de la
défenderesse en la matière ou en déduire un degré
d'insouciance ou d'indifférence envers la sécurité
du public. Je m'en tiens pour fins de mes conclu
sions à l'aspect purement juridique ou doctrinal de
la responsabilité civile.
Un autre aspect des mesures sécuritaires prises
par la défenderesse touche la sensibilisation de la
communauté environnante. La seule preuve tangi
ble d'un programme à cette fin est la publication
annuelle d'avis dans certains journaux nationaux
et régionaux. Après maintes réflexions, je suis
d'avis que la rédaction de ces annonces n'est pas de
nature à capter l'attention du lecteur qui habite
dans le voisinage du Lac Saint-Pierre. L'annonce
indique bien le danger des obus trouvés sur les
berges ou près des plages et avertit le public de ne
pas les toucher et d'en avertir aussitôt les autorités.
L'avertissement se trouve cependant au centre
d'un texte qui est long et qui est de nature à
ennuyer tout lecteur et à le décourager à le lire
plus attentivement. J'observe aussi que l'attention
du lecteur serait plus particulièrement dirigée vers
les dangers d'empiéter sur la zone désignée.
L'avis publié dans les journaux n'est certaine-
ment pas le seul moyen de sensibiliser les gens. Je
me permets d'observer que le CEE poursuivait ses
essais depuis bon nombre d'années. Ces essais
frappaient à l'oreille continuellement. Les annexes
à la pièce D-8 produites par la défenderesse indi-
quent un bon nombre d'obus retrouvés à l'extérieur
de la zone dangereuse et rapportés par des indivi-
dus. De ce nombre, une dizaine d'obus étaient
jugés suffisamment dangereux pour les détruire ou
les démolir. J'en conclus que d'une façon ou de
l'autre, certaines personnes étaient conscientes des
risques et par mesure de précaution, n'hésitaient
pas à en avertir les autorités. D'autres personnes,
dont la familiarité avec l'ambiance pouvait possi-
blement engendrer le mépris, s'en méfiaient beau-
coup moins. À cet égard, la méconnaissance de
certains témoins du danger inhérent de tout obus
trouvé sur les plages n'est peut-être pas totalement
innocente mais, comme nous le verrons plus tard,
c'est une observation qui n'ajoute ou ne soustrait
rien aux conclusions tirées de la preuve.
Les savants procureurs de la défenderesse m'in-
vitent à traiter en profondeur de l'intervention
humaine et de conclure que cette intervention est
la seule et unique cause de l'accident. Pour en faire
le résumé, cette argumentation est fondée sur une
alternative mutuelle et concurrente. La première
est à l'effet q'ue l'obus en question n'est pas un
objet dangereux per se et ne le devient qu'à la suite
du geste inconsidéré, impétueux et délictuel de la
part de Rémi Houle. L'autre alternative est fondée
sur la doctrine novus actus interveniens: l'obus en
question aurait été en la possession ou sous la
surveillance de Rémi Houle pour une durée suffi-
samment longue pour détruire le lien de causalité
entre la présence de l'objet retrouvé sur la plage,
ce qui entraînerait une présomption de faute, et sa
déflagration subséquente qui était la causa
proxima des dommages.
Il m'est impossible, pour des raisons évidentes,
de souscrire à la première alternative. Ayant
décidé que l'obus contenant quatre à cinq livres de
TNT est un objet dangereux, je dois m'en tenir
aux principes jurisprudentiels qui touchent la res-
ponsabilité civile de son propriétaire.
En ce qui concerne l'argument basé sur novus
actus interveniens, la preuve indique tout simple-
ment que l'obus en question, trouvé sur la plage à
la mi-mai 1982 où il est demeuré jusqu'à la fin de
juin 1982, n'aurait subi aucune manipulation ou
traitement au cours de cette période. Il gisait seul
sur la plage. L'acte posé par Rémi Houle ajoute
peut-être un anneau à la chaîne de causalité, mais
l'objet dangereux n'en demeure pas moins offensif.
Il garde ce caractère dangereux parce qu'il con-
tient une substance dangereuse et l'intervention
humaine, si maladroite soit-elle, ne pourrait briser
les liens de causalité. Le tout se résume à signaler
que l'objet dangereux n'aurait pas été une cause de
préjudice si on ne l'avait pas jeté au feu et que
l'intervention humaine n'aurait pas été cause de
préjudice n'eut été de l'objet dangereux.
Certains juristes, dans leur tâche de synthétiser
les arrêts jurisprudentiels pour en extraire une
doctrine auraient peut-être accordé une impor
tance particulière à l'effet du novus actus interve-
niens quand il s'agit d'un objet dangereux. Les
procureurs de la défenderesse soulignent à cet
égard les propos du professeur Baudouin (op. cit.)
à la page 187, paragraphe 361, l'effet que:
361— Constatations générales — Dans sa recherche d'un lien
causal ayant un caractère logique, direct et immédiat, la juris
prudence accorde une importance particulière à l'effet du novus
actus interveniens, c'est-à-dire à l'événement nouveau, indépen-
dant de la volonté de l'auteur de la faute et qui rompt la
relation directe entre la faute et le préjudice, même si, selon le
système de la causalité adéquate, l'acte fautif pouvait à lui seul
objectivement provoquer le dommage et l'agent prévoir les
conséquences de celui-ci.
Au paragraphe 362 [page 188], le professeur
Baudouin ajoute ces commentaires:
362 ... Un cas fréquent de rupture du lien est celui où la
faute d'un tiers s'interpose entre le premier acte fautif et le
dommage. Un exemple jurisprudentiel illustrera cette hypo-
thèse. Des enfants ramassèrent une pièce pyrotechnique aban-
donnée par le défendeur après un feu d'artifice. Le père de l'un
d'entre eux, s'en étant aperçu, confisqua l'objet et le remit à
l'un de ses employés en lui demandant de s'en débarrasser. Ce
dernier le fit exploser en compagnie des enfants qui furent
grièvement blessés. La cour rejeta la poursuite du père contre
celui qui avait abandonné la pièce, au motif que l'acte du
préposé constituait une intervention qui rompait le lien unissant
la faute première au préjudice.
Tout en accordant un respect non équivoque à
ces commentaires, le tribunal se doit quand même
de relier la doctrine aux faits particuliers de la
cause. On doit se souvenir que dans l'arrêt cité par
l'auteur, l'action en dommages avait été prise par
le père comme tuteur de son fils. Le père connais-
sait bien le danger d'une pièce pyrotechnique que
son propriétaire avait laissée sur un terrain. L'in-
tervention du demandeur et ses instructions expli-
cites à son employé de s'en débarrasser consti-
tuaient ce genre d'intervention qu'un tribunal
pourrait facilement apprécier comme un nouvel
acte de nature à rompre le lien de causalité. Ces
faits particuliers ne sont pas devant moi.
La jurisprudence, tout en tranchant les principes
de responsabilité civile sous l'article 1054 du Code
civil aurait bien voulu dans l'arrêt du Conseil
privé, Quebec Ry. Light, Heat and Power Co. v.
Vandry, [1920] A.C. 662, imposer ce que le pro-
fesseur Baudouin, au paragraphe 638 [page 312],
qualifie de «présomption pratiquement irréfragable
à l'encontre du gardien» lequel pour se dégager de
sa responsabilité doit donc «prouver son impossibi-
lité d'empêcher le dommage». Et l'auteur ajoute
[aux pages 312 et 313, note 638]:
Cette preuve d'impossibilité, dans l'esprit du Conseil privé,
semble toutefois être plus qu'une simple preuve générale d'ab-
sence de faute ... le gardien ne peut se contenter d'une preuve
générale de comportement non fautif. Il doit prouver l'impossi-
bilité de prévenir le fait dommageable.
Même si plus tard, dans l'arrêt Montreal City v.
Watt and Scott, [1922] 2 A.C. 555, le Conseil
privé opérait un retour en arrière en n'imposant
qu'une preuve relative d'impossibilité d'empêcher
les dommages, la présomption de faute existe
toujours.
Dans la fameuse cause, The King v. Laperrière,
[1946] R.C.S. 415, la Cour suprême du Canada
témoigne de la négligence de la Couronne en lais-
sant sur un terrain un explosif communément
appelé «thunderflash». Certains jeunes garçons
s'emparèrent de l'explosif, lequel plus tard leur fut
cause de dommages corporels. Le juge Kerwin, au
nom de la majorité du tribunal disait ceci à la page
433:
[TRADUCTION] Compte tenu de ces faits, l'appelant prétend
qu'il n'y a pas eu négligence de la part d'un officier ou préposé
de la Couronne dans l'exercice de ses fonctions. Le juge de
première instance a conclu que les officiers chargés de la
manoeuvre avaient fait preuve de négligence en laissant le
grand pétard non explosé sur la ferme de Giroux sans procéder
à une fouille, et j'y souscris. Il est évident que, l'un des hommes
ait réellement traversé une partie de la ferme de Giroux ou non,
celle-ci a en fait été utilisée comme une partie de la région
destinée aux manoeuvres et que, bien qu'en temps de guerre il
faille donner une grande latitude aux services armés dans leurs
opérations d'entraînement, on aurait dû prendre des mesures
pour faire exploser les grands pétards utilisés. Les grands
pétards sont des articles dangereux, et en l'absence de telles
mesures, on aurait dû s'attendre à ce que des enfants trouvent
un grand pétard non explosé sur la ferme de Giroux et jouent
avec de manière à se blesser. Le fait que ce pétard particulier,
bien qu'on l'ait trouvé sur la ferme, ait causé à un autre endroit
les blessures faisant l'objet de la plainte, y compris celles
causées à une personne qui n'est pas celle qui l'a trouvé,
importe peu.
L'appelant prétend que les blessures n'ont pas résulté d'une
telle négligence, mais qu'elles ont été causées par un novus
actus interveniens, c'est-à-dire par le fait des deux garçons.
Toutefois, sous réserve de la question discutée ci-après, c'est
précisément cela que les officiers ou préposés auraient dû
prévoir, et le principe invoqué n'est pas applicable en l'espèce.
À la page 436, le juge Estey empruntait les
paroles du juge Swinfen Eady, M.R., dans Miles v.
Forrest Rock Granite Company (Leicestershire)
(Limited) (1918), 34 T.L.R. 500 (C.A.), à la page
501:
[TRADUCTION] En amenant ces matériaux étrangers et dan-
gereux sur le terrain pour les y faire exploser, les défendeurs
étaient tenus d'empêcher que les conséquences de l'explosion se
propagent en dehors de leurs terrains, et l'explosion a gagné
l'extérieur à leurs risques et périls. [C'est moi qui souligne.]
Il ajoutait un extrait de Pollock on Torts, 14e
éd., à la page 402:
[TRADUCTION] Cela revient à dire que, devant un instrument
dangereux de ce genre, la seule précaution qui sera jugée
suffisante sur le plan juridique réside dans l'abolition complète
de son caractère dangereux.
Dans l'arrêt Deguire Avenue Ltd. v. Adler,
[1963] B.R. 101, Cour d'appel du Québec, il
s'agissait d'une faute de certains peintres en
oubliant de raccorder un poêle à gaz au tuyau
d'alimentation et d'une faute des concierges de
l'immeuble qui auraient accidentellement ouvert
un compteur que les peintres avaient fermé quel-
ques semaines plus tôt. Le juge d'appel Choquette,
aux pages 105 et 106 disait ceci:
Le premier facteur constitue une faute, à mon avis, de la part
des peintres St-Onge et St-Denis, employés personnels d'Adler.
Leur omission de raccorder le poêle ou de boucher le tuyau
conducteur de gaz n'aurait peut-être pas créé de danger dans
une maison à logement et à compteur unique; mais, dans un
immeuble à logements multiples, tantôt occupés, tantôt inoccu-
pés, et à compteurs multiples (juxtaposés dans la même pièce),
tantôt ouverts, tantôt fermés, la situation me paraît différente.
Le risque d'une ouverture accidentelle comme celle qui s'est
produite constituait un danger dont les peintres auraient dû
prévoir les conséquences et dont ils auraient dû prévenir les
concierges. La durée de ce danger pendant au-delà de cinq
semaines dénote aussi un défaut de surveillance de la part de
Boivin tant en sa qualité de contremaître d'Adler qu'en sa
qualité de surintendant de Deguire Avenue Ltd.
On dit que cette faute des peintres, sans laquelle l'explosion
ne se serait pas produite, est une cause trop éloignée pour
engager leur responsabilité et celle de leur commettant (Adler).
A ceci, je répondrais que la faute des peintres est une faute
continue, tout comme le danger qu'ils ont créé et laissé subsis-
ter, et qu'elle doit être retenue comme l'une des causes détermi-
nantes du dommage.
Il est vrai, comme le soulignent les procureurs
de la défenderesse, qu'une victime doit faire preuve
d'un lien direct entre le préjudice créé et la faute
qu'elle reproche à la défenderesse. Comme le dit le
professeur Baudouin (op. cit.) paragraphe 366
[page 189]:
366 ... Le caractère direct de ce lien est apprécié avant tout
à l'aide d'un examen de la situation de fait ...
En me penchant sur les faits dans Laperrière
(op. cit.) et pour répondre particulièrement à l'ar-
gument du fait nouveau qui serait intervenu, l'in-
tervention des jeunes dans cette cause n'était pas
instantanée. Ces jeunes auraient commencé à
s'amuser avec l'obus en retirant de la poudre en
petites quantités et en y mettant le feu. L'un d'eux
se brûla même le pouce à cette occasion. Ce n'est
que le soir du même jour qu'est survenu l'accident
dans des circonstances où les jeunes étaient déjà
prévenus du danger. Ces circonstances auraient
poussé le juge en chef à l'époque à exprimer sa
dissidence, ce qui n'aurait pas empêché la majorité
de la Cour de confirmer le jugement contre la
Couronne.
La jurisprudence citée par les juges Kerwin,
Hudson et Estey indique bien jusqu'à quel point la
responsabilité civile d'un propriétaire est engagée
dans de telles circonstances.
En ce qui concerne l'élément de prévisibilité, il
est clair d'après la preuve que les actes posés par la
Couronne visaient justement l'aspect dangereux
des obus qui s'échappent sur les berges.
Que ce soit sous l'égide du droit civil qui traite
de la présomption de faute, ou de la doctrine du
«duty of care» en droit commun, la conclusion
demeure la même. La Couronne ne peut, compte
tenu de la preuve, se soustraire à toute
responsabilité.
LIMITE À LA RESPONSABILITÉ DE LA COURONNE
La conclusion que je viens d'exprimer, cepen-
dant, ne me permet pas de clore le débat. Il me
faut déterminer le facteur de l'intervention
humaine en jetant un objet dangereux dans le feu.
Pour ce faire, il faut brièvement mais nécessaire-
ment retourner aux éléments de preuve dont le
tribunal ne peut prendre connaissance que par
ricochet. Il s'agit en fait du témoignage de Rémi
Houle, un des hôtes à la célèbre fête du 24 juin
1982. Mes commentaires sur ses gestes cette soi-
rée-là sont plutôt restreints, vu qu'il n'est pas
co-défendeur et qu'une action en dommages insti-
tuée contre lui par les demandeurs devant la Cour
supérieure du Québec est en suspens.
Son témoignage se limite donc à celui qu'il
donnait à l'enquête du coroner. L'essence de son
témoignage est à l'effet qu'il croyait que l'obus
trouvé sur sa plage était inerte et, ayant déjà été
tiré par le CEE, ne créait aucun danger. Il décrit
l'obus comme étant une sorte de douille qui «avait
l'air tellement inoffensif». Il en avait déjà vu dans
les années précédentes mais il n'y avait jamais
porté attention. Il supposait que c'était quelque
chose que la Défense nationale avait tirée dans
l'eau. Il aurait déplacé l'obus à plusieurs reprises
au cours des quelques semaines pendant lesquelles
l'obus se trouvait sur la grève. D'après lui, son
geste en jetant l'obus au feu était tout à fait
naturel: ce n'était qu'un moyen comme bien d'au-
tres d'éviter que les convives n'y trébuchent.
Ce fut quand même de la part du témoin un
geste impétueux et hasardeux dont les éléments
coupables ne peuvent être écartés par les déclara-
tions d'ignorance du témoin ou par sa forte convic
tion que l'objet n'était pas dangereux. Le seul fait
que l'obus qui pesait une dizaine ou une douzaine
de livres et à vue d'oeil, ne pouvait être une
«douille» vide, aurait engagé le bon jugement d'un
bon père de famille à se demander ce que la
«douille» contenait. Les aveux du témoin ne peu-
vent le porter à l'abri d'une conclusion qu'il aurait
participé, même inconsciemment, aux dommages
subis.
J'ajouterais à ces observations que l'objet en
question n'est pas un produit destiné aux consom-
mateurs dont le témoin pouvait connaître les
caractéristiques et les limites des risques associés à
son usage et dont il fait mention dans son témoi-
gnage. L'attitude et les gestes du témoin vis-à-vis
l'obus étaient fondés sur une simple croyance et
non sur une connaissance ou une expérience. À
mon avis, raison de plus pour lui de s'en méfier.
Je dois donc conclure que la responsabilité civile
de la Couronne est mitigée en raison de l'acte posé
par ce témoin. Compte tenu de la preuve sur la
responsabilité initiale et inexorable de la Cou-
ronne, je fixe la responsabilité de cette dernière à
66 2 / 3 % des dommages subis.
Cette conclusion pourrait dans d'autres circons-
tances provoquer l'application de la doctrine de
solidarité exprimée à l'article 1106 du Code civil.
Sur les faits devant moi, cependant, je dois exclure
l'application de cette doctrine. L'article 1106 se lit
comme suit:
Art. 1106. L'obligation résultant d'un délit ou quasi-délit
commis par deux personnes ou plus est solidaire.
Le texte anglais de cet article semble donner
encore plus de précision:
Art. 1106. The obligation arising from the common offence
or quasi -offence of two or more persons is joint and several.
[C'est moi qui souligne.]
Le professeur Baudouin traite de cette situation
quand il s'agit de fautes successives. Il dit bien à la
page 199 de son oeuvre:
387 — ... Lorsque deux fautes séparées sont commises suc-
cessivement et que chacune d'elles peut être reliée à un dom-
mage précis, il ne peut y avoir solidarité des auteurs à l'endroit
de la victime. Il y a en effet deux délits distincts qui mettent en
échec l'application de l'article 1106 C.c.
L'auteur dit plus tard que la jurisprudence peut
permettre d'établir sur les faits de la cause des
quote-parts de responsabilité sans toutefois pro-
noncer de condamnation solidaire.
À la page 572 de A. Nadeau et R. Nadeau,
Traité pratique de la responsabilité civile délic-
tuelle, Montréal: Wilson & Lafleur Limitée, 1971,
les auteurs citent l'arrêt de la Cour suprême du
Canada dans Grand Trunk Ry. Co. c. McDonald
(1918), 57 R.C.S. 268, qui édicte que la solidarité
ne s'applique à l'égard de fautes distinctes et indé-
pendantes des coauteurs des dommages qu'en
autant qu'elles soient simultanées et qu'elles con-
tribuent directement à l'accident.
Les auteurs poursuivent ce thème à la page 574
[paragraphe 612] en déclarant:
... il est bien évident que des fautes successives et indépendan-
tes, commises par différentes personnes, à des dates et des
endroits différents, n'engageront pas la responsabilité solidaire
de leurs auteurs.
Il m'apparaît clair sur les faits devant moi qu'il
s'agit de fautes successives et indépendantes et je
n'ai à traiter que de la faute de la Couronne.
Je ne pourrais à tout événement déclarer soli-
daire une tierce personne qui n'est pas une partie
au litige mais où la preuve me fait conclure que la
responsabilité de la Couronne doit être limitée aux
2 / 3 des dommages subis. En limitant sa responsabi-
lité de la sorte, je ne désire porter aucune condam-
nation sur cette tierce personne ni engager d'une
façon ou de l'autre une Cour supérieure qui est
déjà saisie d'une réclamation portée contre elle.
NOTE DE L'ARRÊTISTE
Sa Seigneurie a évalué les préjudices des
demanderesses, et il a ordonné à la défende-
resse de verser les sommes suivantes: à la veuve
du défunt, Claudette Houle-Gentès, 190 000 $
pour perte de revenu; 20 000 $ pour perte de
consortium et servitium; 4 400 $ pour blessures
corporelles et 10 000 $, ès qualité tutrice de sa
fille mineure Catherine; à Monique Gentès, étu-
diante, 6 000 $ pour blessures corporelles, et à
Martin Gentès, fils devenu majeur de Claudette
Houle-Gentès, 10 000 $. Les sommes ci-dessus
étaient celles accordées après réduction d'un
tiers de la responsabilité, la défenderesse ayant
été déclarée responsable pour les deux tiers.
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