A-662-88
Beeco Invest K/S et Beeco Chartering A/S
(appelantes) (demanderesses)
c.
La Reine du chef du Canada et l'Administration
de la voie maritime du Saint-Laurent (intimées)
(défenderesses)
RÉPERTORIÉ: BEECO INVEST K/S c. CANADA (C.A.)
Cour d'appel, juges Pratte, Marceau et Huges-
sen—Montréal, 8 novembre; Ottawa, 18 novembre
1988.
Droit maritime — Limitation de la responsabilité des pro-
priétaires de docks, de canaux ou de ports — Le mur de
l'écluse du canal Welland s'est effondré, entraînant la ferme-
ture du canal — Les demanderesses, propriétaires d'un navire,
ont subi une pure perte économique en raison de la fermeture
— Les défenderesses ont déposé une demande reconvention-
nelle en vue de limiter leur responsabilité sous le régime de
l'art. 650 de la Loi sur la marine marchande du Canada —
Appel de la décision par laquelle la Division de première
instance a refusé de radier la demande reconventionnelle —
Les demanderesses prétendent que l'art. 650 ne saurait servir
de fondement à une limitation de responsabilité lorsqu'aucune
avarie matérielle n'a été causée au navire — L'application de
l'art. 650 ne se limite pas à des avaries matérielles — L'inten-
tion du législateur de limiter la responsabilité des exploitants
de docks, de canaux et de ports s'étend à l'interruption de
services.
Le 14 octobre 1985, une partie du mur de l'écluse n° 7 du
canal Welland s'est effondrée, ce qui a nécessité la fermeture
du canal pendant plusieurs semaines. Les propriétaires du
navire Project Orient réclament de la Couronne des dommages-
intérêts dus à la fermeture. Dans leur demande reconvention-
nelle, les défenderesses cherchent à limiter leur responsabilité
sous le régime de l'article 650 de la Loi sur la marine mar-
chande du Canada. Le présent appel vise la décision par
laquelle la Division de première instance a refusé de radier la
demande reconventionnelle parce qu'elle ne révélait aucune
cause raisonnable d'action. Le juge Joyal n'a pas motivé l'or-
donnance qu'il a rendue. Les demanderesses font valoir que, en
vertu de l'article 650, la Couronne n'est pas fondée à déposer
une demande reconventionelle en vue d'une limitation de res-
ponsabilité puisqu'aucune avarie matérielle n'a été causée au
navire.
Arrêt (le juge Pratte étant dissident): l'appel devrait être
rejeté.
Le juge Hugessen (juge Marceau y souscrivant): l'arrêt
Marwell de la Cour suprême du Canada n'est d'aucune utilité
puisqu'il portait sur l'ancien article 657, prédécesseur de la
disposition litigieuse. Le texte de l'actuel article 650 dénote une
différence considérable, et le droit à une limitation de responsa-
bilité a maintenant trait à des dommages-intérêts générale-
ment. En conséquence, une perte ou une avarie à un bâtiment
inclut une perte ou une avarie causée à ses propriétaires: The
Cairnbahn, [1914] P. 25. En vertu de l'article 650, la limitation
de la responsabilité de la Couronne s'étend à l'interruption des
services qu'offre le canal.
Le juge Pratte (dissident): La question se pose de savoir si le
paragraphe 650(1) se rapporte uniquement à une avarie maté-
rielle ou à une perte à bord d'un bâtiment par opposition à la
pure perte économique subie par les propriétaires qui n'ont pas
pu utiliser leur navire. L'article 647 de la Loi sur la marine
marchande du Canada et les motifs prononcés par la Cour
suprême dans l'arrêt Marwell confirment l'idée que la Cou-
ronne peut limiter sa responsabilité seulement à l'égard d'une
avarie matérielle.
LOIS ET RÈGLEMENTS
Loi sur la marine marchande du Canada, S.R.C. 1952,
chap. 29, art. 657.
Loi sur la marine marchande du Canada, S.R.C. 1970,
chap. S-9, art. 647, 650(1).
JURISPRUDENCE
DÉCISION APPLIQUÉE:
The Cairnbahn, [1914] P. 25.
DISTINCTION FAITE AVEC:
Marwell Equipment Limited and British Columbia
Bridge and Dredging Company Limited v. Vancouver
Tug Boat Company Limited, [1961] R.C.S. 43.
DÉCISION CITÉE:
Margrande Compania Naviera v. The Leecliffe Hall's
Owners, [1970] R.C.É. 870.
AVOCATS:
Sean J. Harrington pour les appelantes.
Peter J. Cullen pour les intimées.
PROCUREURS:
McMaster Meighen, Montréal, pour les
appelantes.
Stikeman, Elliott, Montréal, pour les intimés.
Ce qui suit est la version française des motifs
du jugement rendus par
LE JUGE PRATTE (dissident): J'ai pris connais-
sance des motifs de jugement rédigés par mon
collègue le juge Hugessen, et je regrette de ne
pouvoir y souscrire.
La seule question qui se pose dans le présent
appel se rapporte au sens du membre de phrase
«une perte ou une avarie ... à un bâtiment, ou à
des bâtiments, ou à des marchandises, objets ou
autres choses à bord d'un bâtiment ou de bâti-
ments» figurant au paragraphe 650(1) de la Loi
sur la marine marchande du Canada'. Ce membre
de phrase se rapporte-t-il uniquement à une perte
et à une avarie matérielle de bâtiments, de mar-
chandises, d'objets ou d'autres choses à bord d'un
bâtiment, ou se rapporte-t-il également à la pure
perte économique subie par les propriétaires d'un
navire non endommagé qui n'ont pas pu utiliser ce
dernier?
J'estime que, dans son sens normal, ce membre
de phrase a uniquement trait à la perte ou à
l'avarie matérielle de bâtiments, de marchandises
ou de choses. Cette interprétation se trouve confir-
mée par une lecture de l'article 647 de la Loi sur
la marine marchande du Canada où l'expression
«avarie ou perte de biens» est clairement utilisée
pour viser uniquement la perte ou l'avarie de biens.
A mon avis, elle trouve également sa confirmation
dans l'arrêt de la Cour suprême du Canada Mar -
well Equipment Limited and British Columbia
Bridge and Dredging Company Limited v. Van-
couver Tug Boat Company Limited 2 , où il a été
statué que le membre de phrase «dommages-inté-
rêts à l'égard de perte ou d'avarie de bâtiments»
dans l'ancien article 657 de la Loi sur la marine
marchande du Canada' s'entendait de l'indemni-
sation d'une perte ou d'une avarie matérielle de
bâtiments.
' S.R.C. 1970, chap. S-9.
650. (1) Les propriétaires d'un dock ou d'un canal, ou une
commission de port, ne sont pas, lorsque, sans faute ou
complicité réelle de leur part, une perte ou une avarie est
causée à un bâtiment ou à des bâtiments, ou à des marchan-
dises, objets ou autres choses à bord d'un bâtiment ou de
bâtiments, responsables de dommages-intérêts dépassant un
montant global équivalant à mille francs-or par tonneau du
plus grand navire britannique immatriculé qui se trouve, au
moment de la perte ou de l'avarie, ou qui se trouvait, au
cours des cinq années précédentes, dans la zone où les
propriétaires d'un dock ou d'un canal, ou la commission de
port, remplit quelque fonction ou exerce quelque pouvoir; un
navire n'est pas censé s'être trouvé dans la zone où une
commission de port remplit quelque fonction ou exerce quel-
que pouvoir, du seul fait qu'il y a été construit ou équipé,
qu'il y a cherché refuge ou qu'il l'a traversée dans un voyage
entre deux endroits situés tous deux hors de cette zone, ou
qu'il y a chargé ou déchargé du courrier ou des passagers.
2 [1961] R.C.S. 43.
3 S.R.C. 1952, chap. 29. Cet article était le prédécesseur de
l'actuel article 647.
Par ces motifs, j'accueillerais l'appel, j'annule-
rais l'ordonnance de la Division de première ins
tance et je radierais la demande reconventionnelle
des intimées, le tout avec dépens devant les deux
instances.
* * *
Ce qui suit est la version française des motifs
du jugement rendus par
LE JUGE HUGESSEN: Le 14 octobre 1985, une
partie du mur de l'écluse n° 7 du canal Welland
s'est effondrée alors que le navire Furia se trouvait
dans cette dernière. Outre les dommages matériels
causés au navire Furia, l'incident a entraîné la
fermeture du canal pendant plusieurs semaines,
jusqu'au 7 novembre 1985. Puisque le canal Wel-
land est, pour les navires long-courriers, la seule
voie d'eau navigable entre le lac Érié et le lac
Ontario, tous les navires du réseau de la voie
maritime du Saint-Laurent en amont du canal
Welland ne pouvaient sortir avant la réouverture
de ce dernier.
Les demanderesses sont les propriétaires, affré-
teurs et exploitantes du navire Project Orient.
Elles réclament de Sa Majesté et l'Administration
de la voie maritime du Saint-Laurent des domma-
ges-intérêts qui seraient imputables à la fermeture
du canal. Leur action ne porte pas sur des domma-
ges matériels causés au navire Project Orient, ou à
sa cargaison, mais sur le manque à gagner par
suite du blocage du canal. Les défenderesses, tout
en se défendant dans l'action, ont déposé une
demande reconventionnelle en vue de limiter leur
responsabilité en vertu de l'article 650 de la Loi
sur la marine marchande du Canada 4 . Le présent
appel est formé contre le jugement par lequel le
juge Joyal de la Division de première instance a
refusé de radier la demande reconventionnelle au
motif qu'elle ne révélait aucune cause raisonnable
d'action.
Malheureusement, le juge Joyal n'a pas motivé
l'ordonnance qu'il a rendue. Nous avons donc à
statuer sur l'affaire sans avoir le bénéfice de son
opinion.
La partie applicable du paragraphe 650(1) de la,
Loi sur la marine marchande du Canada est ainsi
rédigée:
4 S.R.C. 1970, chap. S-9.
650. (1) Les propriétaires d'un dock ou d'un canal; ou une
commission de port, ne sont pas, lorsque, sans faute ou compli-
cité réelle de leur part, une perte ou une avarie est causée à un
bâtiment ou à des bâtiments, ou à des marchandises, objets ou
autres choses à bord d'un bâtiment ou de bâtiments, responsa-
bles de dommages-intérêts dépassant un montant global équiva-
lant à ...
Les demanderesses en tant qu'appelantes en l'es-
pèce prétendent que le passage cité ne saurait
servir de fondement à une limitation de responsa-
bilité dans les cas, comme en l'espèce, où aucune
avarie matérielle n'a été causée au navire à l'égard
duquel l'action est intentée. Elles s'appuient princi-
palement sur l'arrêt majoritaire rendu par la Cour
suprême du Canada dans l'affaire Marwell Equip
ment Limited and British Columbia Bridge and
Dredging Company Limited v. Vancouver Tug
Boat Company Limited, [1961] R.C.S. 43. J'es-
time toutefois que cette affaire ne nous est d'au-
cune utilité en l'espèce. La Cour suprême y sta-
tuait sur l'ancien article 657 de la Loi sur la
marine marchande du Canadas, qui était le prédé-
cesseur de l'actuel article 647 et qui en diffère
considérablement quant à la forme. Le passage
pertinent de l'ancienne Loi est ainsi conçu:
657. (1) ... sans la faute ou la complicité réelle des proprié-
taires d'un navire ...
d) perte ou avarie causée, par suite de fausse navigation du
navire, à un autre bâtiment ou à des marchandises, objets
ou autres choses à bord d'un autre bâtiment,
lesdits propriétaires ne sont pas responsables des dommages-
intérêts ... de perte ou d'avarie de bâtiments, marchandises,
objets ou autres choses ... une somme globale dépassant ...
Commentant ce texte, le juge Martland s'est
prononcé en ces termes au nom de la majorité, aux
pages 66 et 67:
[TRADUCTION] L'article 657 de cette Loi permet de limiter
la responsabilité, lorsqu'à la suite de sa navigation fautive, le
navire cause des pertes ou des avaries à un autre mais seule-
ment, «à l'égard de pertes ou d'avaries» causées à ce navire. À
mon avis, on n'utilise pas la formule citée ci-dessus pour définir
l'acte dommageable du propriétaire du navire dont le bâtiment
cause un dommage. On l'utilise pour définir le type d'avaries, à
la suite desquelles, l'acte dommageable s'étant produit, il peut
limiter sa responsabilité. Il ne peut le faire qu'en cas de
collision entre navires (à l'exclusion des revendications pour
décès ou blessures corporelles) lorsque les dommages-intérêts
sont dus pour pertes ou avaries de l'autre navire ou des mar
s S.R.C. 1952, chap. 29. Quant à l'effet des modifications
faites après l'affaire Marwell, voir Margrande Compania
Naviera v. The Leecliffe Hall's Owners, [1970] R.C.É. 870.
chandises, objets ou autres choses à bord du navire touché ou à
son propre bord.
Le texte de l'actuel article 650 de la Loi sur la
marine marchande du Canada diffère à plusieurs
égards importants de celui qui était en litige dans
l'arrêt Marwell. En particulier, le droit à une
limitation est énoncé simplement comme portant
sur une responsabilité pour «dommages-intérêts»
sans préciser que ces dommages-intérêts doivent
être «à l'égard de» un genre particulier de pertes ou
d'avaries. Pour qu'il y ait limitation de la responsa-
bilité sous le régime du paragraphe 650(1), une
perte ou une avarie doit avoir été causée à un
bâtiment ou à une chose à bord d'un bâtiment. À
mon avis, une perte ou une avarie à un bâtiment
doit comprendre une perte ou une avarie causée à
ses propriétaires et à ceux qui ont un droit sur ce
bâtiment. C'est ce qui se dégage de la décision
rendue par la Cour d'appel dans l'affaire The
Cairnbahn, [1914] P. 25. Dans cette affaire, la
disposition législative applicable parlait de [TRA-
DUCTION] «avarie ou perte ... causée à un ou
plusieurs ... bâtiments, à leur cargaison ou fret,
ou à un bien se trouvant à bord». C'est à l'unani-
mité que la Cour a confirmé que ces mots s'éten-
daient pour couvrir l'argent que les propriétaires
du navire devraient payer à titre de dommages-
intérêts à un tiers:
[TRADUCTION] De plus, j'estime que, bien que l'article fasse
état d'avarie ou de perte causée à un ou plusieurs bâtiments
fautifs, à leur cargaison ou fret ou à un bien se trouvant à bord,
il ne s'agit là que d'une façon figurée de mentionner l'avarie ou
la perte causée aux personnes ayant un droit sur ces bâtiments,
leur cargaison ou fret, ou sur tout bien se trouvant à bord. À
proprement parler, on ne saurait dire d'une perte qu'elle est
causée à un bâtiment ou à d'autres biens, bien qu'on puisse en
dire qu'elle est causée à ceux qui ont un droit sur le bâtiment ou
le bien en question (Lord Parker de Waddington, à la p. 31.)
Certes, une avarie peut être causée à un bâtiment; mais ni le
mot perte ni l'expression «une avarie est causée à un bâtiment»
n'est susceptible d'exprimer simplement l'idée que le navire est
endommagé. Une perte est causée aux propriétaires et aux
affréteurs du bâtiment, et un préjudice leur est également causé
lorsque le bâtiment est endommagé. Je crois que l'article
réglemente les droits et responsabilités entre les parties fautives
et s'étend au préjudice pécuniaire que peuvent subir, légale-
ment et pas trop indirectement, les personnes ayant un droit sur
les bâtiments en raison de la navigation fautive de personnes
dont ils sont responsables (Lord Sumner, aux pages 32 et 33.)
J'estime en outre qu'une perte ou avarie causée
à un bâtiment n'est pas limitée à ces cas où le
bâtiment lui-même ou sa cargaison sont matériel-
lement endommagés. Pourquoi devrait-il en être
ainsi? En vertu de l'article 650, les personnes
exploitant des docks, canaux ou ports ont droit à
une limitation de responsabilité. De façon géné-
rale, on peut dire de ces personnes qu'elles fournis-
sent des services à des bâtiments, et il me semble-
rait que si la politique du législateur est de leur
donner le droit de limiter leur responsabilité, ce
droit doit s'étendre aux conséquences de l'interrup-
tion ou suspension de ces services aussi bien qu'à
toute avarie simplement matérielle qui peut être
causée à des bâtiments au cours de l'exécution de
ces services.
En conséquence, j'estime que le juge de pre-
mière instance a eu raison de ne pas radier la
demande reconventionnelle, et je rejetterais l'appel
avec dépens.
LE JUGE MARCEAU: Je souscris aux motifs
ci-dessus.
Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.