T-127-86
Joseph John Kindler (requérant)
c.
Ministre de la Justice et Procureur général du
Canada (intimés)
RÉPERTORIÉ: KINDLER C. CANADA (MINISTRE DE IA JUSTICE)
Division de première instance, juge Pinard—
Montréal, 19 septembre et 3 octobre 1988.
Compétence de la Cour fédérale — Division de première
instance — Requête en suspension des procédures d'extradi-
tion en attendant qu'il soit statué sur un appel formé contre le
rejet d'une requête fondée sur l'art. 18 en vue de l'annulation
de la décision d'extrader — La Cour a la compétence voulue
pour accorder le redressement demandé — Elle se voit confé-
rer cette compétence par l'effet combiné de l'art. 24 de la
Charte et de l'art. 17 de la Loi sur la Cour fédérale — Les art.
18 et 50 de la Loi sur la Cour fédérale et la Règle /909 de la
Cour fédérale lui confèrent également compétence — La Loi
sur l'extradition et le Traité d'extradition viennent étayer cette
compétence conférée légalement — La Loi sur la Cour fédérale
et la Loi sur l'extradition constituent des «lois du Canada» au
sens où cette expression est employée à l'art. 101 de la Loi
constitutionnelle de 1867 — La Cour a également le pouvoir
implicite d'accorder un sursis si l'exécution de l'ordonnance
d'extradition avait pour effet de rendre l'appel inopérant.
Extradition — Requête en suspension des procédures en
attendant qu'il soit statué sur l'appel formé contre le refus
d'annuler la décision d'extrader — Le requérant fait face à
une sentence de mort aux États-Unis — Violations de la
Charte — La Cour a la compétence voulue pour accorder le
redressement demandé — Les procédures d'extradition doivent
respecter les règles de justice fondamentale — Le requérant
peut exercer un droit d'appel conféré légalement — Requête
accueillie.
Droit constitutionnel — Charte des droits — Vie, liberté et
sécurité — Le requérant fait face à une sentence de mort aux
États-Unis — Il n'a pas encore été statué sur la révision en
appel du refus d'annuler la décision d'extrader — Le requé-
rant demande de suspendre les procédures d'extradition
Requête accueillie — Les droits garantis par l'art. 7 de la
Charte sont en jeu.
Droit constitutionnel — Charte des droits — Recours — Le
requérant allègue la violation éventuelle des art. 7 et /2 de la
Charte s'il est extradé avant qu'il soit statué sur l'appel formé
contre le refus d'annuler la décision d'extrader — Le requé-
rant fait face à une sentence de mort aux États-Unis — La
requête en suspension des procédures d'extradition est accueil-
lie — L'effet prépondérant de l'art. 52(/) de la Loi constitu-
tionnelle de /982 rend inopérantes les lois qui lui sont incom
patibles — L'exécution de l'ordonnance d'extradition
entraînerait probablement la mort du requérant et la violation
de l'art. 7 de la Charte — Il ressort de l'art. 24 de la Charte
que la violation d'un droit permet à la victime d'obtenir une
«réparation convenable et juste».
Contrôle judiciaire — Recours en equity — Injonctions —
En vertu de l'art. 18 de la Loi sur la Cour fédérale, la Cour a
la compétence voulue pour accorder une suspension des procé-
dures d'extradition en attendant qu'il soit statué sur l'appel
formé contre le rejet du refus d'annuler la décision d'extrader
— Le sursis et l'injonction sont considérés comme des recours
de même nature — Application du test défini dans l'arrêt
American Cyanamid — Appel soulevant d'importantes ques
tions de droit en ce qui concerne l'équité en matière de
procédure dans les décisions administratives et le respect des
droits et libertés garantis par la Charte — Le refus d'accorder
le sursis causerait un préjudice irréparable (la perte de la vie)
au requérant — L'octroi du sursis ne causerait aucun tort à
l'intimé.
Pratique — Suspension d'instance — Requête en suspension
des procédures d'extradition en attendant qu'il soit statué sur
l'appel formé contre le refus d'annuler la décision d'extrader
— Le pouvoir de «suspendre les procédures» conféré par l'art.
50 de la Loi sur la Cour fédérale ne se limite pas aux
procédures de la Cour.
Pratique — Jugements et ordonnances — Sursis d'exécution
— La Cour a, en vertu de la Règle 1909 de la Cour fédérale, la
compétence voulue pour suspendre les procédures d'extradi-
tion en attendant qu'il soit statué sur l'appel formé contre le
refus d'annuler la décision d'extrader — La suspension des
procédures constitue un «autre redressement» à l'encontre de
l'ordonnance objet de l'appel, car elle contrera temporairement
l'effet de l'ordonnance.
Pratique — Res judicata — Requête en suspension des
procédures d'extradition en attendant qu'il soit statué sur
l'appel formé contre le rejet de la requête fondée sur l'art. 18
en vue de l'annulation de la décision d'extrader — La res
judicata ne s'applique pas pour éviter de nouveau l'application
de l'art. 18 de la Loi sur la Cour fédérale lorsqu'on demande
un redressement différent.
Pratique — Introduction des procédures — Bien qu'il soit
normal de procéder par action contre le procureur général du
Canada, la requête en suspension des procédures d'extradition
est une façon de faire qui est permise — Urgence de la
question, défaut d'objection ou de contestation relativement
aux faits pris en considération.
Il s'agit d'une requête en suspension d'une procédure d'extra-
dition en attendant qu'il soit statué sur un appel formé à
l'encontre du rejet d'une requête fondée sur l'article 18 en vue
de la révision de la décision d'extrader le requérant sans au
préalable tenter d'obtenir l'assurance qu'il ne serait pas exé-
cuté. L'Article 6 du Traité d'extradition conclu entre le
Canada et les États-Unis prévoit que, lorsque l'infraction pour
laquelle l'extradition est demandée n'est pas punissable de la
peine de mort dans l'État requis, l'extradition peut être refusée
en l'absence d'une assurance suffisante que la peine de mort ne
sera pas exécutée. Le requérant a soutenu que, s'il devait être
extradé avant l'audition de son appel, cet appel deviendrait
inopérant. Il a été allégué que cela constituerait une violation
flagrante des droits qui lui sont garantis par les articles 7 et 12
de la Charte. L'intimé a fait valoir que la Division de première
instance n'avait pas la compétence voulue car il n'y avait
aucune loi ni aucun règlement en vertu desquels elle pouvait se
prononcer.
Jugement: la requête est accueillie.
La Cour avait la compétence voulue pour statuer sur la
requête. Les trois conditions essentielles définies dans l'arrêt
ITO étaient rencontrées. L'effet combiné de l'article 24 de la
Charte et de l'article 17 de la Loi sur la Cour fédérale était
suffisant pour conférer compétence à la Cour. Celle-ci était un
tribunal compétent suivant l'article 24 de la Charte, car il
s'agissait d'une demande de redressement à l'encontre de la
Couronne ou d'un préposé de la Couronne suivant l'article 17
de la Loi sur la Cour fédérale. L'implication de la Loi sur
l'extradition et du Traité d'extradition de 1976 est suffisam-
ment importante pour soutenir l'attribution légale de compé-
tence par le Parlement fédéral. Tant la Loi sur la Cour fédérale
que la Loi sur l'extradition constituaient des alois du Canada»
au sens où cette expression est employée à l'article 101 de la
Loi constitutionnelle de 1867. L'article 18 de la Loi sur la
Cour fédérale conférait également la compétence voulue, car
une suspension d'instance est un redressement de la même
nature qu'une injonction. Bien que le requérant se fût déjà
prévalu de l'article 18 pour contester la décision de l'intimé, la
théorie de la res judicata ne s'appliquait pas vu que le redresse-
ment recherché était différent. L'article 50 de la Loi sur la
Cour fédérale conférait aussi la compétence voulue, étant
donné qu'il permet à la Cour de «suspendre les procédures» et
ne se limite pas à celles dont la Cour est saisie. Ce qu'on
cherchait à faire suspendre, c'étaient des «procédures» qui
n'auront pas été complétées tant et aussi longtemps que l'ordon-
nance formelle d'extradition n'aura pas été exécutée et que le
requérant n'aura pas été remis aux autorités américaines. La
Division de première instance avait compétence pour accorder
le redressement en vertu de la Règle 1909, car la suspension des
procédures d'extradition, qui contrerait temporairement l'effet
de l'ordonnance, constituait un «autre redressement» à l'encon-
tre de l'ordonnance objet de l'appel. Enfin, la Cour avait le
pouvoir exprès d'accorder une suspension si l'exécution de
l'ordonnance d'extradition en attendant qu'il soit statué sur
l'appel devait avoir pour effet de rendre l'appel inopérant. Étant
donné que le Parlement a accordé aux requérants le droit de
demander la révision de la décision ainsi que le droit d'interje-
ter appel, il doit avoir voulu que la Cour fédérale ait le pouvoir
de surseoir à l'exécution d'une ordonnance ainsi contestée de
sorte qu'elle puisse effectivement exercer tant son pouvoir de
révision que sa compétence en appel. Le pouvoir implicite de
surseoir qu'avait la Division d'appel n'empêchait pas la Division
de première instance d'avoir le même pouvoir implicite en
raison de son implication antérieure. Les Règles elles-mêmes
reconnaissent le pouvoir de la Division de première instance de
surseoir à l'exécution de ses propres jugements même lorsqu'ils
sont portés en appel. Enfin, la sauvegarde des droits résultant
de la Loi sur la Cour fédérale n'est pas du ressort exclusif
d'une seule de ses divisions, sauf si une disposition précise en
réserve expressément un aspect à une division particulière.
La Cour pouvait accorder la réparation appropriée compte
tenu de l'effet prépondérant de l'article 52 de la Loi constitu-
tionnelle de 1982, qui rend inopérantes les lois qui lui sont
incompatibles. Il ressort de l'article 24 de la Charte que la
violation des droits garantis par la Charte permet à la victime
d'obtenir une réparation convenable et juste. Il apparaît évident
que l'exécution de l'ordonnance d'extradition, celle-ci devant
probablement être suivie de l'exécution ou de la mise à mort du
requérant, porterait atteinte aux droits que lui garantit l'article
7 de la Charte. Cela ne saurait être fait qu'en conformité avec
les principes de justice fondamentale. Ce serait un accroc grave
à ces principes que de ne pas accorder le sursis demandé vu que
le droit d'appel était prévu expressément par la loi et que sa vie
est en jeu. L'intérêt de la justice commande qu'on assure au
requérant le plein exercice d'un droit d'appel légalement
conféré.
Il a été satisfait au test à trois volets défini dans l'arrêt
American Cyanamid. Le refus d'accorder le sursis demandé
causerait un préjudice irréparable au requérant, tandis que son
octroi ne causerait pas de tort à l'intimé ni ne serait contraire à
l'intérêt public. L'appel soulève d'importantes questions de
droit en ce qui concerne l'équité• en matière de procédure dans
les décisions administratives et le respect des droits et libertés
garantis par la Charte.
Bien qu'il semble que le requérant aurait dû procéder par
action vu que le procureur général était poursuivi, la présente
façon de procéder a été sanctionnée en raison de l'urgence de la
question, parce qu'aucune objection n'a été faite à ce sujet et
que les faits n'étaient pas contestés.
LOIS ET RÈGLEMENTS
Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la
Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B,
Loi de 1982 sur le Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.),
art. 7, 12, 24.
Loi constitutionnelle de 1867, 30 & 31 Vict., chap. 3
(R.-U.) [S.R.C. 1970, Appendice II, n° 5] (mod. par la
Loi de 1982 sur le Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.),
annexe de la Loi constitutionnelle de 1982, n° 1) art.
101.
Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur
le Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.), art. 52.
Loi sur la Cour fédérale, S.R.C. 1970 (2° Supp.), chap.
10, art. 2, 17, 18, 27, 50.
Loi sur l'extradition, S.R.C. 1970, chap. E-21, art.
18(1)a), 25, 26.
Règles de la Cour fédérale, C.R.C., chap. 663, Règles
2(1),(2), 303, 600(4), 603, 1209, 1213, 1909.
Règles de la Cour suprême du Canada, C.R.C., chap.
1512, Règle 126.
Sentencing Code, 42 Pa.C.S.A. § 9701.
Traité d'extradition de 1976, 3 décembre 1971, Canada-
États-Unis, R.T. Can. 1976, n° 3, Art. 6.
JURISPRUDENCE
DÉCISIONS APPLIQUÉES:
ITO—International Terminal Operators Ltd. c. Miida
Electronics Inc. et autre, [ 1986] I R.C.S. 752; Manitoba
(Procureur général) c. Metropolitan Stores Ltd., [1987]
1 R.C.S. 110; Commission d'énergie électrique du Nou-
veau-Brunswick c. Maritime Electric Company Limited,
[1985] 2 C.F. 13 (C.A.); Renvoi: Motor Vehicle Act de
la C.-B., [1985] 2 R.C.S. 486; American Cyanamid Co.
v. Ethicon Ltd., [1975] A.C. 396 (H.L.).
DÉCISIONS CITÉES:
Mohammad c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Im-
migration), A-362-88, jugement en date du 14-3-88,
C.A.F., encore inédit; Toth c. Canada (Ministre de l'Em-
ploi et de l'Immigration), 88-A-324, jugement en date du
21-6-88, C.A.F., encore inédit; Singh et autres c. Minis-
tre de l'Emploi et de l'Immigration, [1985] 1 R.C.S. 177.
DOCTRINE
Beaudoin, Gérald-A. et Tarnopolsky, Walter S., Charte
Canadienne des Droits et Libertés, Montréal, Wilson
& Lafleur et Sorej, 1982.
AVOCATS:
Julius H. Grey et Marie Murphy pour le
requérant.
Suzanne Marcoux-Paquette et L. Courte-
manche pour les intimés.
PROCUREURS:
Grey Casgrain, Montréal, pour le requérant.
Le sous-procureur général du Canada pour
les intimés.
Voici les motifs de l'ordonnance rendus en fran-
çais par
LE JUGE PINARD: Le 15 novembre 1983, à
Philadelphie, en Pennsylvanie, le requérant a été
trouvé coupable de meurtre au premier degré,
conspiration en vue de commettre un meurtre et
enlèvement. Le 16 novembre 1983, un jury recom-
manda, selon le Sentencing Code [42 Pa.C.S.A. §
9701] de Pennsylvanie, que la peine de mort lui
soit imposée.
Si le requérant est extradé, il fera donc face à
une sentence de mort et à une forte possibilité
d'exécution dans l'État de Pennsylvanie.
Si la peine de mort n'a pas encore été formelle-
ment imposée, c'est que le requérant s'est échappé,
aux États-Unis, le 19 septembre 1984, et qu'il n'a
été ensuite arrêté que le 25 avril 1985, près de
Ste-Adèle, dans la province de Québec.
Le 3 juillet 1985, une requête pour l'extradition
du requérant a été soumise au gouvernement du
Canada par celui des États-Unis, en vertu du
Traité d'extradition de 1976 [3 décembre 1971,
R.T. Can. 1976, n° 3] entre ces deux pays. Les
procédures en vertu de la Loi sur l'extradition,
S.R.C. 1970, chap. E-21 furent entamées et le 26
août 1985, l'audition relative à l'extradition du
requérant eut lieu devant un juge de la Cour
supérieure du Québec. C'est suite à cette audition
qu'un mandat pour l'incarération du requérant en
attendant qu'il soit envoyé aux États-Unis a été
émis selon l'alinéa 18(1)a) de la Loi sur
l'extradition.
Le 17 janvier 1986, l'intimé a décidé de permet-
tre l'extradition du requérant aux États-Unis sans
chercher à obtenir l'assurance préalable de la part
de ce pays que la peine de mort ne serait pas
imposée au requérant ou, si elle était imposée,
qu'elle ne serait pas exécutée. C'est selon l'Article
6 du Traité d'extradition de 1976 entre le Canada
et les États-Unis que le Canada peut, antérieure-
ment à l'extradition du requérant, chercher à obte-
nir ce genre d'assurance. En effet, cet Article 6
stipule:
ARTICLE 6
Lorsque l'infraction motivant la demande d'extradition est
punissable de la peine de mort en vertu des lois de l'État
requérant et que les lois de l'État requis n'autorisent pas cette
peine pour une telle infraction, l'extradition peut être refusée à
moins que l'État requérant ne garantisse à l'État requis, d'une
manière jugée suffisante par ce dernier, que la peine de mort ne
sera pas infligée ou, si elle l'est, ne sera pas appliquée.
Le requérant décida ensuite d'attaquer cette
décision de l'intimé devant la Cour fédérale du
Canada. Cependant, avant qu'il ne présente sa
requête en vertu de l'article 18 de la Loi sur la
Cour fédérale [S.R.C. 1970 (2 e Supp.), chap. 10]
devant la Division de première instance, il réussit à
s'échapper le 22 octobre 1986. L'intimé tenta
alors, mais sans succès, d'obtenir une ordonnance
de cette Cour statuant que le requérant, «devenu
fugitif de la justice», ne pouvait plus demander les
remèdes recherchés.
La requête en revision judiciaire selon l'article
18 de la Loi fut donc présentée en l'absence du
requérant, par son procureur, et par ordonnance
du 21 janvier 1987 [[1987] 2 C.F. 145 (lie inst.)],
M. le juge Rouleau refusa d'annuler la décision de
l'intimé à l'effet de permettre l'extradition du
requérant sans au préalable tenter d'obtenir l'assu-
rance que la peine de mort ne serait pas imposée
ou qu'elle ne serait pas exécutée.
Le 12 février 1987, pendant que le requérant
était toujours recherché par les autorités policières,
son procureur, selon les instructions du Barreau du
Québec, déposa un avis d'appel à l'encontre de
l'ordonnance de M. le juge Rouleau. Peu après la
toute récente arrestation du requérant au Canada,
ce dernier confirma le mandat de son procureur de
poursuivre cet appel.
Par sa présente requête, le requérant veut donc
simplement faire suspendre toutes procédures ou
démarches additionnelles nécessaires à son extradi
tion de fait aux États-Unis, en attendant que la
Division d'appel de cette Cour ait disposé de son
appel.
D'une part, le procureur du requérant soutient
que si sa requête est rejetée et que son client est
extradé aux Etats-Unis où il risque fort d'être
exécuté, son appel en vue d'obtenir ultimement
l'annulation de la décision de l'intimé de permettre
son extradition comme il l'a fait devient inopérant.
Il soumet donc que cela irait à l'encontre de
l'intérêt de la justice et qu'il en résulterait une
violation flagrante des droits garantis au requérant
par la Charte canadienne des droits et libertés
[qui constitue la Partie I de la Loi constitution-
nelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le
Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.)], notamment aux
articles 7 et 12. En plus d'invoquer l'article 24 de
la Charte, il appuie verbalement sa requête sur les
articles 18 et 50 de la Loi sur la Cour fédérale et
aussi sur la Règle 1909 [Règles de la Cour fédé-
rale, C.R.C., chap. 663].
Pour sa part, l'avocate de l'intimée plaide stric-
tement l'absence de juridiction ou de compétence
de la Division de première instance de cette Cour,
soutenant qu'il n'existe aucune loi ou règle pou-
vant la justifier d'intervenir comme le souhaite le
requérant.
Considérant d'abord la question de juridiction
ou de compétence, il faut souligner que l'article 24
de la Charte permet à toute personne, victime de
violation ou de négation des droits ou libertés qui
lui sont garantis par cette dernière, de s'adresser à
un tribunal compétent pour obtenir la réparation
que le tribunal estime convenable et juste eu égard
aux circonstances.
Or, s'agissant ici d'une demande de suspension
d'extradition dirigée contre le ministre de la Jus
tice et procureur général du Canada, nous sommes
en présence d'une demande de redressement contre
la Couronne ou contre un préposé de la Couronne
au sens de l'article 17 de la Loi sur la Cour
fédérale, article dont les dispositions pertinentes
sont les suivantes:
17. (1) La Division de première instance a compétence en
première instance dans tous les cas où l'on demande contre la
Couronne un redressement et, sauf disposition contraire, cette
compétence est exclusive.
(4) La Division de première instance a compétence concur-
rente en première instance
b) dans les procédures dans lesquelles on cherche à obtenir
un redressement contre une personne en raison d'un acte ou
d'une omission de cette dernière dans l'exercice de ses fonc-
tions à titre de fonctionnaire ou préposé de la Couronne.
En outre, l'implication de la Loi sur l'extradi-
tion et du Traité d'extradition de 1976 entre le
Canada et les États-Unis est suffisamment impor-
tante pour soutenir l'attribution légale de compé-
tence ci-dessus par une loi du Parlement fédéral.
Tant la Loi sur la Cour fédérale que la Loi sur
l'extradition constituant chacune «une loi du
Canada» au sens où cette expression est employée
à l'article 101 de la Loi constitutionnelle de 1867
[30 & 31 Vict., chap. 3 (R.-U.) [S.R.C. 1970,
Appendice II, n° 5] (mod. par la Loi de 1982 sur le
Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.), annexe de la Loi
constitutionnelle de 1982, n° 1)], je suis d'avis que
les trois conditions essentielles pour pouvoir con-
clure à la compétence de la Cour fédérale, tel que
définies ci-après par M. le juge McIntyre dans
ITO—Interational Terminal Operators Ltd. c.
Miida Electronics Inc. et autre, [1986] 1 R.C.S.
752, la page 766, sont rencontrées:
Ces conditions sont les suivantes:
1. Il doit y avoir attribution de compétence par une loi du
Parlement fédéral.
2. Il doit exister un ensemble de règles de droit fédérales qui
soit essentiel à la solution du litige et constitue le fondement
de l'attribution légale de compétence.
3. La loi invoquée dans l'affaire doit être «une loi du
Canada» au sens où cette expression est employée à l'art. 101
de la Loi constitutionnelle de 1867.
De plus, je considère que l'article 18 de la Loi
sur la Cour fédérale confère toute la compétence
voulue à cette Cour:
18. La Division de première instance a compétence exclusive
en première instance
a) pour émettre une injonction, un bref de certiorari, un bref
de mandamus, un bref de prohibition ou un bref de quo
warranto, ou pour rendre un jugement déclaratoire, contre
tout office, toute commission ou tout autre tribunal fédéral;
et
b) pour entendre et juger toute demande de redressement de
la nature de celui qu'envisage l'alinéa a), et notamment toute
procédure engagée contre le procureur général du Canada
aux fins d'obtenir le redressement contre un office, une
commission ou à un autre tribunal fédéral.
En effet, l'analogie entre la demande de sursis
contenue dans la présente requête et le remède que
constitue l'injonction est telle qu'on peut certes
parler d'une «demande de redressement de la
nature de celui qu'envisage l'alinéa a)» de l'article
18 ci-dessus.
Dans l'arrêt de la Cour suprême du Canada
Manitoba (Procureur général) c. Metropolitan
Stores Ltd., [1987] 1 R.C.S. 110, M. le juge
Beetz, au nom de la Cour, a exprimé ce qui suit, à
la page 127:
La suspension d'instance et l'injonction interlocutoire sont
des redressements de même nature. À moins qu'un texte légis-
latif ne prescrive un critère différent, elles ont suffisamment de
traits en commun pour qu'elles soient assujetties aux mêmes
règles et c'est avec raison que les tribunaux ont eu tendance à
appliquer à la suspension interlocutoire d'instance les principes
qu'ils suivent dans le cas d'injonctions interlocutoires.
Il importe de souligner toutefois que même si le
requérant s'est déjà antérieurement prévalu de cet
article à l'encontre de la décision de l'intimé, le
remède recherché était alors différent, puisqu'il
visait l'annulation de la décision et que le fait
essentiel que constitue l'appel de l'ordonnance de
M. le juge Rouleau ne pouvait alors exister. On ne
saurait donc correctement invoquer la res judicata
pour empêcher ici l'application de l'article 18.
Quoi qu'il en soit, l'effet combiné de l'article 24
de la Charte et de l'article 17 de la Loi sur la Cour
fédérale, compte tenu de l'implication de la Loi
sur l'extradition et du Traité d'extradition de
1976 entre le Canada et les États-Unis, m'apparaît
suffisant, en l'espèce, pour conférer juridiction ou
compétence à cette Cour.
Les deux autres dispositions invoquées, l'une
émanant de la Loi sur la Cour fédérale et l'autre
des Règles de cette Cour, peuvent aussi, à mon
point de vue, conférer la compétence voulue pour
la disposition de la requête, et ce, indépendemment
de l'article 24 de la Charte. Il s'agit de l'article 50
de la Loi et de la Règle 1909.
En ce qui concerne l'article 50 de la Loi, il
importe d'en reproduire la partie pertinente:
50. (1) La Cour peut, à sa discrétion suspendre les procédu-
res dans toute affaire ou question,
a) au motif que la demande est en instance devant un autre
tribunal ou une autre juridiction; ou
b) lorsque, pour quelque autre raison, il est dans l'intérêt de
la justice de suspendre les procédures.
L'alinéa 50(1)b) ci-dessus permet donc à la
Cour de «suspendre les procédures» et celles-ci ne
sont pas limitées à celles dont la Cour est saisie.
Dans Commission d'énergie électrique du Nou-
veau-Brunswick c. Maritime Electric Company
Limited, [1985] 2 C.F. 13, M. le juge Stone de la
Division d'appel de cette Cour a confirmé ce point
de vue, à la page 24:
A première vue, le paragraphe 50(1) de la Loi ne se limite
pas aux procédures «dont la Cour est saisie». L'inclusion de ces
mots ou de mots à cet effet, aurait, je pense, enlevé tout doute
quant à l'intention du Parlement. Leur absence au paragraphe
50(1) appuie dans une certaine mesure l'argument selon lequel
le Parlement entendait, en utilisant le mot «procédures» accor-
der le pouvoir, dans les circonstances appropriées, de surseoir
également à des procédures autres que celles dont la Cour était
elle-même saisie.
Il est vrai que dans cette autre affaire, la Cour,
compte tenu des circonstances particulières du cas,
a conclu qu'elle ne pouvait qualifier de «procédu-
res» l'objet du sursis demandé. En effet, M. le juge
Stone a ajouté, toujours aux pages 24 et 25:
Il s'agit en effet de savoir si l'on peut correctement qualifier
de «procédures» ce qui ferait l'objet du sursis demandé. Seule
l'ordonnance de l'Office est en litige. Il a entendu la requête et
s'est prononcé. ll a tranché la question selon le libellé de son
ordonnance. Bref, il a tranché la question de sorte qu'il ne lui
reste plus rien à faire. MECL peut goûter les fruits de sa
victoire sans prendre d'autres mesures car aucune autre procé-
dure n'est prévue pour faire appliquer l'ordonnance. Il reste
simplement à se conformer aux formalités de l'article 15' de la
Loi sur l'Office national de l'énergie.
Or, dans le présent cas, l'intimé n'a fait que
décider de permettre l'extradition du requérant
sans tenter d'obtenir l'assurance préalable des
États-Unis que la peine de mort ne serait pas
imposée ou exécutée. Les procédures requises sti-
pulées aux articles 25 et 26 de la Loi sur l'extradi-
' Cet article 15 traite simplement d'une formalité, c'est-à-
dire de la pratique et de la procédure à suivre pour qu'une
décision ou ordonnance de l'Office concerné devienne un arrêt,
une ordonnance ou un jugement de la Cour fédérale du Canada
ou d'une cour supérieure.
tion 2 pour l'extradition de facto du requérant n'ont
pas encore été toutes complétées. Ici on ne peut
dire, comme a pu le faire M. le juge Stone dans
Commission d'énergie électrique du Nouveau-
Brunswick (supra), que l'intimé «a tranché la ques
tion de sorte qu'il ne lui reste plus rien à faire»,
qu'à la suite de l'ordonnance de M. le juge Rou-
leau, l'intimé «peut goûter les fruits de sa victoire
sans prendre d'autres mesures car aucune autre
procédure n'est prévue pour faire appliquer l'or-
donnance». Je considère que les procédures d'ex-
tradition du requérant n'auront pas été complétés
tant et aussi longtemps que l'ordonnance formelle
d'extradition n'aura pas été exécutée et que le
requérant n'aura pas été effectivement remis aux
autorités américaines.
En conséquence, je suis d'avis que le requérant
peut invoquer l'alinéa 50(1)b) de la Loi sur la
Cour fédérale pour tenter de faire «suspendre les
procédures dans toute affaire ou question», c'est-à-
dire les procédures non encore complétées de son
extradition sous l'autorité de l'intimé. La compé-
tence de la Division de première instance de cette
Cour en regard de l'article 50 de la Loi est d'ail-
leurs bien reconnue. Qu'il suffise de rappeler que
le mot «Cour» dans le premier paragraphe de
l'article 50 désigne «la Cour fédérale du Canada»,
tel que le définit l'article 2 de la même Loi, sans
distinction de Division.
En ce qui concerne la Règle 1909, elle stipule:
Règle 1909. Une partie contre laquelle a été rendu un jugement
ou une ordonnance peut demander à la Cour la suspension de
l'exécution du jugement ou de l'ordonnance ou quelque autre
redressement à l'encontre de ce jugement ou de cette ordon-
nance, et la Cour peut, par ordonnance, accorder le redresse-
ment qu'elle estime juste, aux conditions qu'elle estime justes.
À ce sujet, je considère que le remède recherché,
soit la suspension des procédures en extradition,
2 25. Sous réserve de la présente Partie, le ministre de la
Justice, sur la demande d'un État étranger, peut ordonner, sous
ses seing et sceau, qu'un fugitif qui a été incarcéré pour être
extradé soit livré à la personne ou aux personnes qui, à son avis,
sont dûment autorisées à le recevoir au nom et de la part de
l'État étranger, et il est livré en conséquence.
26. Toute personne, à qui un ordre du ministre de la Justice,
rendu en vertu de l'article 25, est adressé, peut livrer, et la
personne y autorisée par cet ordre peut recevoir, détenir et
amener le fugitif dans la juridiction de l'État étranger; et s'il
s'évade de la garde de celui à qui il a été livré sur cet ordre, ou
en conformité de cet ordre, il peut être repris de la même
manière que toute personne accusée ou convaincue de crime
contre les lois du Canada peut être reprise après évasion.
peut constituer, en regard de l'ordonnance concer-
née de M. le juge Rouleau, un «redressement à
l'encontre de cette ordonnance» au sens de cette
Règle. Comme l'octroi du remède demandé aurait
pour effet de contrer temporairement l'effet de
cette ordonnance de la Cour, je considère que le
requérant, «partie contre laquelle a été rendu un
jugement ou une ordonnance», peut invoquer la
Règle 1909 et se prévaloir de cette partie de la
Règle qui permet «quelque autre redressement à
l'encontre de ce jugement ou de cette ordonnance».
D'ailleurs, cette interprétation me semble com
patible avec celle donnée par la Cour suprême du
Canada à sa propre Règle 126 [Règles de la Cour
suprême du Canada, C.R.C., chap. 1512], inter-
prétation que rappelle M. le juge Stone dans l'ar-
rêt Commission d'énergie électrique du Nouveau-
Brunswick (supra), aux pages 22 et 23:
La Cour suprême du Canada a conclu qu'elle avait, en vertu
de sa Règle 126 [Règles de la Cour suprême du Canada,
C.R.C., chap. 1512], le pouvoir d'accorder le sursis. Cette
Règle est ainsi rédigée:
RÈGLE 126. Une partie contre qui un jugement est pro-
noncé ou une ordonnance rendue peut demander à la Cour ou
à un juge un sursis d'exécution ou autre recours contre ledit
jugement ou ladite ordonnance. La Cour ou le juge peut
accorder ledit recours aux conditions réputées équitables.
En concluant ainsi, la Cour a rejeté une prétention selon
laquelle cette Règle s'appliquerait uniquement à ses propres
jugements ou ordonnances et non aux jugements ou ordonnan-
ces d'une autre cour. Elle a également refusé de reconnaître que
la suspension de l'effet d'une ordonnance en appel dépassait la
portée de la Règle. Le juge en chef Laskin, au nom de la Cour,
écarte ces prétentions (à la page 600) en ces termes:
On prétend que cette règle s'applique aux jugements ou
ordonnances de cette Cour et non aux jugements ou ordon-
nances de la cour dont dont on interjette appel. Le texte de la
règle me paraît inconciliable avec une pareille interprétation.
En outre, la thèse de l'intimé selon laquelle il n'existe aucun
jugement dont l'exécution puisse être suspendue me semble
intenable et, même si c'était le cas, il est clair qu'une
ordonnance a été rendue contre l'appelante. De plus, la règle
126, qui autorise cette Cour à accorder un redressement
contre une ordonnance, ne doit pas être interprétée de façon
à permettre à la Cour d'intervenir uniquement contre l'or-
donnance et non contre son effet s'il y a pourvoi contre cette
ordonnance devant cette Cour. En conséquence, l'appelante a
le droit de demander un redressement interlocutoire visant le
sursis d'exécution de l'ordonnance qui rejette son action
déclaratoire et cette Cour a le pouvoir d'accorder un redres-
sement aux conditions qu'elle estime équitables.
Cet arrêt se rapportait naturellement à l'interprétation de la
Règle 126 dans sa version de l'époque, et la Cour suprême du
Canada a décidé que la Règle s'appliquait tant au sursis de
l'exécution d'une ordonnance de la Division de première ins
tance de cette Cour qu'à une ordonnance ou un jugement de la
Cour suprême elle-même. Étant donné cette conclusion, elle se
considérait habilitée à surseoir à l'exécution de l'ordonnance (et
de son effet) conformément aux dispositions de cette Règle. Les
Règles de la Cour fédérale contiennent elles aussi à la Règle
1909 une disposition analogue.
Que la Division de première instance de cette
Cour ait compétence pour accorder le redresse-
ment stipulé à la Règle 1909 est bien reconnu et
confirmé tant par la définition de «Cour» contenue
à la Règle 2(1) que par les commentaires ci-dessus
du juge en chef Laskin à l'égard d'une Règle
semblable.
Finalement, même si j'en étais venu à la conclu
sion que la compétence de la Division de première
instance de cette Cour ne saurait trouver de fonde-
ment sur une disposition législative précise ou une
règle particulière, ce qui n'est pas le cas, je suis
d'avis que cette Division de la Cour a le pouvoir
implicite d'accorder un sursis si l'exécution de
l'ordonnance d'extradition pendant l'appel de l'or-
donnance de M. le juge Rouleau a pour consé-
quence de rendre cet appel inopérant.
En effet, le requérant avait le droit de demander
à cette Cour, en vertu des dispositions de l'article
18 de la Loi sur la Cour fédérale, la révision et
l'annulation de la décision de l'intimé. Le requé-
rant avait en outre le droit d'en appeler à la
Division d'appel de cette Cour de l'ordonnance lui
refusant les remèdes demandés, et ce, en vertu de
l'article 27 de la Loi sur la Cour fédérale. Je suis
d'avis que puisqu'il a ainsi adopté les articles 18 et
27 de la Loi, le Parlement doit avoir également eu
l'intention que la Cour fédérale soit habilitée à
surseoir à l'exécution d'une ordonnance ainsi atta-
quée afin de pouvoir effectivement exercer et sa
compétence de révision judiciaire et celle d'appel.
Je souscris entièrement aux commentaires suivants
de M. le juge Stone, dans l'arrêt Commission
d'énergie électrique du Nouveau-Brunswick
(supra), au sujet d'une prétention semblable, aux
pages 26, 27 et 28:
La requérante soutient que, puisqu'il a ainsi disposé, le
Parlement doit avoir également eu l'intention que cette Cour
soit habilitée à surseoir à l'exécution d'une ordonnance en appel
afin qu'elle puisse effectivement exercer sa compétence d'appel.
À mon avis, cette prétention n'est pas sans fondement. Cette
théorie a fait récemment l'objet de commentaires de la part de
cette Cour dans l'arrêt Banque Nationale du Canada c. Granda
(1985), 60 N.R. 201 dans le contexte d'une décision qui faisait
alors l'objet d'un examen conformément à l'article 28 de la Loi.
Dans ses motifs de jugement (à la page 202), le juge Pratte a
fait, pour son compte, les observations suivantes:
Il ne faudrait pas que l'on déduise de ce que je viens de
dire que la Cour d'appel possède, à l'égard des décisions de
tribunaux fédéraux qui font l'objet de demandes d'annulation
en vertu de l'article 28, le même pouvoir d'ordonner des
sursis d'exécution que la Division de première instance à
l'égard des décisions de la Cour.
Les seuls pouvoirs que possède la Cour à l'égard de
décisions qui font l'objet de demandes d'annulation en vertu
de l'article 28 sont ceux que lui confèrent l'article 28 et
l'alinéa 52d) de la Loi sur la Cour fédérale. Il est clair que
ces textes n'accordent pas expressément à la Cour le pouvoir
de suspendre l'exécution des décisions qu'on lui demande de
réviser. On peut prétendre, cependant, que le Parlement a
conféré ce pouvoir à la Cour de façon implicite dans la
mesure où l'existence et l'exercice de ce pouvoir sont néces-
saires pour que la Cour puisse pleinement exercer la compé-
tence que l'article 28 lui confère de façon expresse. Telle est,
à mon sens, la seule source possible de pouvoir qu'aurait la
Cour d'appel d'ordonner que l'on sursoie à l'exécution d'une
décision faisant l'objet d'un pourvoi en vertu de l'article 28. Il
s'ensuit logiquement que si la Cour peut ordonner que l'on
sursoie à l'exécution de pareilles décisions, elle ne peut le
faire que dans les rares cas où l'exercice de ce pouvoir est
nécessaire pour lui permettre d'exercer la compétence que lui
confère l'article 28.
Ces observations montrent l'absurdité qui résulterait si, pen
dant un appel, l'exécution de l'ordonnance contestée rendait
celui-ci inopérant. Notre compétence en tant que cour d'appel
serait alors futile et réduite à de simples mots vides de sens. Le
droit d'une partie à un «appel» n'existerait que sur papier parce
que, en réalité, il n'y aurait pas «d'appel» à entendre, pas plus
qu'il n'y aurait une partie heureuse et l'autre, déboutée. Le
processus d'appel serait entravé. Il ne pourrait offrir, comme il
le devrait, la possibilité d'un redressement à qui l'invoquerait.
Ainsi la Cour serait incapable, contrairement à son objet, de
résoudre véritablement un litige. Je ne peux croire que le
Parlement entendait que la Cour soit incapable de prévenir une
telle situation. À mon avis, le raisonnement du juge en chef
Laskin de la Cour suprême du Canada dans l'arrêt Brasseries
Labatt (à la page 601) s'applique également au pouvoir de cette
Cour d'empêcher que l'exécution d'une ordonnance en appel ne
rende cet appel inopérant:
Même si j'estime que la règle 126 s'applique et permet le
prononcé d'une ordonnance de la nature de celle convenue
par les avocats des parties, cela ne signifie pas que cette Cour
n'a pas, en d'autres circonstances, le pouvoir d'éviter que des
procédures en instance devant elle avortent par suite de
l'action unilatérale d'une des parties avant la décision finale.
J'ai conclu que cette Cour possède effectivement le pouvoir
implicite d'accorder un sursis si l'exécution de l'ordonnance de
l'Office pendant l'appel rendait cet appel inopérant.
Le pouvoir implicite de surseoir que pourrait
avoir la Division d'appel, ici 3 , ne saurait à mon
3 Voir aussi Mohammad c. Canada (Ministre de l'Emploi et
de l'Immigration), Cour d'appel fédérale, A-362-88, jugement
en date du 14 mars 1988; et Toth c. Canada (Ministre de
l'Emploi et de l'Immigration), Cour d'appel fédérale,
88-A-324, jugement en date du 21 juin 1988, encore inédits.
point de vue empêcher la Division de première
instance d'avoir aussi le même pouvoir implicite,
en raison de son implication antérieure reliée à
l'ordonnance et aux procédures constituant l'objet
du sursis demandé. Il ne répugne pas que la Divi
sion de première instance puisse ainsi intervenir,
même si un appel est pendant devant la Division
d'appel, puisque nos Règles elles-mêmes (1213 et
1909) reconnaissent le pouvoir de la Division de
première instance de surseoir à l'exécution de ses
propres jugements lors même qu'ils sont portés en
appel. Enfin, la sauvegarde des droits résultant de
la Loi sur la Cour fédérale n'est pas du ressort
exclusif d'une seule de ses divisions, sauf si une
disposition précise en réserve expressément un
aspect à une division particulière.
Ayant conclu que cette Cour a compétence pour
disposer de la présente requête, il me reste à
décider si le sursis demandé doit être accordé
compte tenu des circonstances particulières du pré-
sent cas.
Il importe de préciser tout de suite qu'il ne s'agit
pas ici de discuter du mérite de l'appel de la
décision de M. le juge Rouleau; il suffit de consta-
ter que cet appel soulève des questions de droit
sérieuses et importantes.
Il ne s'agit pas plus de juger et de punir le
requérant pour évasion; d'ailleurs, il n'appartient
pas à la Cour fédérale de le faire, mais bien aux
tribunaux provinciaux.
En regard, donc, de l'article 24 de la Charte, il
faut se rappeler que cette Cour, comme tribunal
compétent, peut accorder la réparation appropriée,
compte tenu de l'effet prépondérant de la Loi
constitutionnelle de 1982, tel que stipulé à son
paragraphe 52(1).
Ces paragraphes 24(1) et 52(1) de la Loi cons-
titutionnelle de 1982 stipulent:
24. (1) Toute personne, victime de violation ou de négation
des droits ou libertés qui lui sont garantis par la présente
charte, peut s'adresser à un tribunal compétent pour obtenir la
réparation que le tribunal estime convenable et juste eu égard
aux circonstances.
•
52. (1) La Constitution du Canada est la loi suprême du
Canada; elle rend inopérantes les dispositions incompatibles de
toute autre règle de droit.
Au sujet de l'application par les tribunaux de
ces deux dispositions, l'auteur Peter W. Hogg
écrit, dans Charte Canadienne des Droits et Liber-
tés, un ouvrage rédigé sous la direction des profes-
seurs Gérald-A. Beaudoin et Walter S. Tarno-
polsky, aux pages 16 et 17:
A. L'article 52(1) de la Charte
L'effet prépondérant de la Charte, qui rend «inopérantes» les
règles de droit qui lui sont incompatibles, constitue une mesure
importante d'application. En vertu de cet article, tout tribunal a
le pouvoir (et le devoir) de refuser de donner effet à une loi qui
lui parait incompatible avec la Charte.
B. L'article 24 de la Charte
L'article 24 autorise «toute personne, victime de violation ou de
négation des droits ou libertés qui lui sont garantis par la
présente charte ... (a) ... s'adresser à un tribunal compétent
pour obtenir la réparation que le tribunal estime convenable et
juste eu égard aux circonstances». Cette disposition contient
deux règles implicites. Premièrement, toute personne qui peut
alléguer vraisemblablement avoir été victime d'une violation de
la Charte possède le locus standi lui permettant d'intenter une
action. Deuxièmement, la violation ou la négation d'un des
droits ou d'une des libertés garantis par la Charte constitue en
soi une cause d'action permettant à la victime d'obtenir une
«réparation ... convenable et juste».
Ici, il m'apparaît évident que l'exécution d'une
ordonnance d'extradition, celle-ci devant être vrai-
semblablement suivie de l'exécution ou de la mise
à mort du requérant aux États-Unis, porterait
atteinte au droit à la vie, à la liberté et à la
sécurité de la personne garanti par l'article 7 de la
Charte. Par conséquent, cela ne saurait être fait
qu'en conformité avec les principes de justice fon-
damentale (voir Singh et autres c. Ministre de
l'Emploi et de l'Immigration, [1985] 1 R.C.S.
177).
Incidemment, quant à l'interprétation à donner
à l'article 7 de la Charte, les observations et
conclusions suivantes de M. le juge Lamer, dans
l'arrêt de la Cour suprême du Canada Renvoi:
Motor Vehicle Act de la C.-B., [1985] 2 R.C.S.
486, aux pages 499 et 500, m'apparaissent fort
pertinentes:
Le rôle de la Cour ne consiste pas à choisir entre l'aspect
fond et l'aspect procédure en tant que tels, mais à assurer que
les personnes «bénéficient pleinement de la protection accordée
par la Charte» (le juge Dickson (maintenant Juge en chef) dans
l'arrêt R. c. Big M Drug Mart Ltd., [ 1985] I R.C.S. 295, la
p. 344), à l'art. 7, tout en évitant de se prononcer sur le
bien-fondé de politiques générales. Cela ne peut se faire que par
une analyse de l'objet visé et la formulation (pour reprendre les
termes utilisés dans l'arrêt Curr c. La Reine, [1972] R.C.S.
889, la p. 900) «de normes objectives et faciles à appliquer»
pour que l'article s'applique dans ce contexte.
Je propose donc d'aborder l'interprétation de l'art. 7 de la
manière énoncée par le juge Dickson dans les arrêts Hunter c.
Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145 et R. c. Big M Drug Mart
Ltd., précité, et par le juge Le Dain dans l'arrêt R. c. Therens,
[1985] 1 R.C.S. 613. Dans l'arrêt R. c. Big M Drug Mart Ltd.,
le juge Dickson écrit, à la p. 344:
Dans l'arrêt Hunter c. Southam Inc., [ 1984] 2 R.C.S. 145, la
Cour a exprimé l'avis que la façon d'aborder la définition des
droits et des libertés garantis par la Charte consiste à exami
ner l'objet visé. Le sens d'un droit ou d'une liberté garantis
par la Charte doit être vérifié au moyen d'une analyse de
l'objet d'une telle garantie; en d'autres termes, ils doivent
s'interpréter en fonction des intérêts qu'ils visent à protéger.
A mon avis, il faut faire cette analyse et l'objet du droit ou de
la liberté en question doit être déterminé en fonction de la
nature et des objectifs plus larges de la Charte elle-même, des
termes choisis pour énoncer ce droit ou cette liberté, des
origines historiques des concepts enchâssés et, s'il y a lieu, en
fonction du sens et de l'objet des autres libertés et droits
particuliers qui s'y rattachent selon le texte de la Charte.
Comme on le souligne dans l'arrêt Southam, l'interprétation
doit être libérale plutôt que formaliste et viser à réaliser l'objet
de la garantie et à assurer que les citoyens bénéficient pleine-
ment de la protection accordée par la Charte. [J'ai souligné.]
Et aux pages 512 et 513:
En conséquence, je peux résumer mes conclusions ainsi:
L'expression «principes de justice fondamentale» constitue
non pas un droit, mais un modificatif du droit de ne pas se voir
porter atteinte à sa vie, à sa liberté et à la sécurité de sa
personne; son rôle est d'établir les paramètres de ce droit.
Les articles 8 à 14 visent des atteintes spécifiques au «droite à
la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne, qui contrevien-
nent aux principes de justice fondamentale et qui, en tant que
telles, violent l'art. 7. Ils constituent donc des illustrations du
sens, en droit pénal ou criminel, de l'expression «principes de
justice fondamentale»; ils représentent des principes reconnus,
en vertu de la common law, des conventions internationales et
de l'enchâssement même dans la Charte, comme des éléments
essentiels d'un système d'administration de la justice fondé sur
la foi en la dignité et la valeur de la personne humaine et en la
primauté du droit.
En conséquence, les principes de justice fondamentale se
trouvent dans les préceptes fondamentaux non seulement de
notre processus judiciaire, mais aussi des autres composantes de
notre système juridique.
La question de savoir si un principe donné peut être considéré
comme un principe de justice fondamentale au sens de l'art. 7
dépendra de l'analyse de la nature, des sources, de la raison
d'âtre et du rôle essentiel de ce principe dans le processus
judiciaire et dans notre système juridique à l'époque en cause.
En conséquence, on ne peut donner à ces mots un contenu
exhaustif ou une simple définition par énumération; ils pren-
dront un sens concret au fur et à mesure que les tribunaux
étudieront des allégations de violation de l'art. 7.
En l'espèce, le droit d'appel dont s'est prévalu le
requérant lui est accordé expressément par une loi
du Parlement du Canada et s'inscrit dans le genre
d'appel généralement conféré dans le processus
judiciaire et dans notre système juridique cana-
dien. Ce serait donc, dans les circonstances, un
accroc grave aux principes de justice fondamentale
que de ne pas accorder le sursis demandé en
attendant que la Cour d'appel fédérale ait disposé
de l'appel du requérant, soit un appel sérieux dont
le résultat est susceptible, ultimement, de lui
sauver la vie.
En regard, maintenant, tant de l'article 50 de la
Loi sur la Cour fédérale que de la Règle 1909, que
ces dispositions soient considérées ensemble ou
séparément, il est clair que refuser le sursis
demandé par le requérant serait permettre que son
appel devienne inopérant. Je n'ai donc pas à élabo-
rer pour conclure que si d'une part ce serait faire
injure à la raison que de permettre l'exécution
d'une ordonnance dont l'effet est de rendre par
ailleurs inopérant l'exercice complet d'un droit
d'appel à son sujet, d'autre part, ce serait causer
au requérant un préjudice évidemment irréparable
que de permettre son exécution ou sa mise à mort
avant même qu'il n'ait pu exercer complètement
un droit d'appel dont le résultat est susceptible,
ultimement, d'empêcher cette exécution. À mon
point de vue, l'intérêt de la justice commande
qu'on assure au requérant, dans les circonstances,
le plein exercice d'un droit d'appel légalement
conféré, d'autant plus que cet appel soulève d'im-
portantes questions de droit reliées tant à l'équité
procédurale en matière de décision administrative
qu'au respect des droits et libertés garantis par la
Charte. Il est bien évident, par ailleurs, que ce
simple sursis ne saurait occasionner d'inconvé-
nients significatifs à l'intimé, ni aller véritablement
à l'encontre de l'intérêt public.
En regard, finalement, tant de l'article 18 de la
Loi sur la Cour fédérale que du pouvoir implicite,
s'il y a lieu, il importe de considérer la situation
dans l'optique du test à trois volets défini dans
l'arrêt American Cyanamid Co. v. Ethicon Ltd.,
[1975] A.C. 396 (H.L.). Ce test requiert, pour
accorder une injonction interlocutoire (ici, un
sursis de procédures), que le requérant établisse
d'abord qu'il y a matière sérieuse à procès; deuxiè-
mement, qu'il subirait un préjudice irréparable si
l'ordonnance n'était pas accordée; et troisième-
ment que la balance des inconvénients, considérant
la situation globale des parties, favorise l'émission
de l'ordonnance.
L'analyse ci-dessus de la situation, en regard des
autres dispositions législatives selon moi applica-
bles, m'apparaît suffisante pour bien démontrer
que le requérant satisfait entièrement aux exigen-
ces du test en question. Qu'il suffise de préciser
que les importantes questions de droit soulevées
dans l'appel du requérant ne semblent pas avoir
encore été considérées au niveau des plus hautes
instances, en regard de la Loi sur l'extradition; à
mon point de vue, compte tenu de l'avènement
plutôt récent de la Charte, il importe que cela se
fasse aussi dans le contexte de la jurisprudence
moderne.
Pour toutes ces raisons, je suis donc disposé à
accorder le remède demandé, soit le sursis de
toutes procédures ou démarches reliées à une
ordonnance de l'intimé visant l'extradition du
requérant aux États-Unis, en attendant que la
Cour d'appel fédérale ait disposé de l'appel de ce
dernier à l'encontre du jugement de cette Cour,
rendu le 21 janvier 1987, par M. le juge Rouleau.
Lors de l'audition, le procureur du requérant a
indiqué qu'il avait maintenant mandat d'agir avec
célérité et qu'il allait même présenter une requête
à la Cour d'appel fédérale pour que celle-ci
entende l'appel de son client, si possible, dès le
prochain terme disponible d'octobre. À cet égard,
je n'entends cependant pas imposer de conditions à
l'ordonnance de sursis que j'accorde. Au cas de
manque de diligence ou de lenteur à agir de la part
du requérant, l'intimé pourra toujours se prévaloir
de la Règle 1209 qui lui permet, en semblable
circonstance, de présenter à la Cour d'appel une
requête pour rejet d'appel, rejet qui entraînerait la
fin du sursis accordé.
Vu la collaboration de l'intimé qui, par son
avocate, a fourni à la Cour l'assurance que l'extra-
dition du requérant ne serait pas complétée pen
dant le délibéré sur la présente requête, cette
dernière sera accordée sans frais.
Avant de terminer, sur le plan purement procé-
dural, il semblerait que selon les Règles 600(4) et
603, dans cette affaire où le procureur général du
Canada est poursuivi, le requérant aurait dû procé-
der par action plutôt que par requête. Trois raisons
m'incitent toutefois à référer aux Règles 2(2) et
303, si nécessaire, pour sanctionner la présente
façon de procéder:
1. 11 s'agit ici d'une affaire urgente, tel qu'il appert de la lettre
du 15 septembre 1988, écrite par l'avocate de l'intimé au
procureur du requérant, à l'effet que le Canada entend retour-
ner le requérant aux États-Unis dès les arrangements appro-
priés complétés;
2. Aucune objection n'a été faite à ce sujet par ou pour
l'intimé;
3. Les faits ne sont pas contestés.
Une ordonnance est donc rendue à l'effet d'ac-
corder la requête, mais sans frais.
Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.