T-1828-88
Neil H. Keenan et Kimberley Monteith (requé-
rants)
c.
Commission de la Fonction publique (intimée)
RÉPERTORIÉ: KEENAN c. CANADA (COMMISSION DE LA FONC-
TION PUBLIQUE)
Division de première instance, juge Denault—
Ottawa, 27 octobre et 16 décembre 1988.
Fonction publique — Procédure de sélection — Chances
d'avancement préjudiciées — La Commission a refusé de
donner son avis sur la question de savoir si les chances
d'avancement avaient été amoindries puisqu'il n'y a pas eu de
«nomination» — L'employé devait occuper le poste pendant
une courte période définie, puis retourner à son ancien poste —
La Commission a compétence pour refuser de donner son avis
puisque l'art. 2/b) de la Loi sur l'emploi dans la Fonction
publique implique un processus à deux étapes — Il faut
d'abord établir s'il y a eu nomination avant que la Commission
donne son avis — La Commission a eu raison de conclure que
le détachement ne constituait pas une nomination — L'admi-
nistration doit jouir de suffisamment de souplesse pour être en
mesure de mener à bien la direction d'un ministère.
LOIS ET RÈGLEMENTS
Loi sur l'emploi dans la Fonction publique, S.R.C. 1970,
chap. P-32, art. 21.
JURISPRUDENCE
DÉCISION APPLIQUÉE:
Re Belisle et autres et Comité d'appel de la Commission
de la Fonction publique (1983), 149 D.L.R. (3d) 352
(C.A. F.).
DISTINCTION FAITE AVEC:
Doré c. Canada, [1987] 2 R.C.S. 503; Canada (Procu-
reur général) c. Brault, [ 1987] 2 R.C.S. 489.
DÉCISIONS CITÉES:
Lucas c. Canada (Comité d'appel de la Commission de la
Fonction publique), [1987] 3 C.F. 354 (C.A.); Blachford
c. Commission de la Fonction publique du Canada,
[1983] 1 C.F. 109 (1'° inst.).
AVOCATS:
Andrew J. Raven pour les requérants.
R. P. Hynes et Marie-Claude Turgeon pour
l'intimée.
PROCUREURS:
Soloway, Wright, Houston, Greenberg,
O'Grady, Morin, Ottawa, pour les requérants.
Le sous-procureur général du Canada pour
l'intimée.
NOTE DE L'ARRÊTISTE
La présente décision a été infirmée par la Cour
d'appel fédérale le 1 e ' juin 1989. Le jugement
d'appel sera publié dans le Recueil des arrêts de
la Cour fédéral. La question de savoir si une
affectation ou un détachement constitue une
nomination doit être déterminée, dans chaque
cas, en fonction des circonstances de chaque
espèce. Il appartient au comité d'appel, et non à
la Commission, de trancher.
Ce qui suit est la version française des motifs
de l'ordonnance rendus par
LE JUGE DENAULT: La Cour est saisie d'une
demande de bref de certiorari annulant la décision
de la Commission de la Fonction publique (ci-
après désignée «la Commission»), qui a refusé de
donner son avis, demandé par les requérants, sur la
question de savoir si leurs chances d'avancement
avaient été amoindries par la nomination d'un
collègue, ainsi que d'une demande de bref de
mandamus ordonnant à l'intimée de donner son
avis sur cette question, conformément à l'article 21
de la Loi sur l'emploi dans la Fonction publique,
S.R.C. 1970, chap. P-32, modifiée.
Les requérants sont des agents des douanes
(PM-01), pour Revenu Canada, Douanes et
Accise, respectivement affectés aux postes de
Woodstock Road et de St. Stephen (Nouveau-
Brunswick). En décembre 1987, l'un des cinq exa-
minateurs de l'immigration du Centre d'Immigra-
tion Canada, à Woodstock Road, a obtenu un
congé de quinze mois pour obligations personnel-
les. La vacance provisoire ainsi créée au poste
d'agent examinateur a été comblée par la Commis
sion de l'emploi et de l'immigration du Canada
(CEIC) au moyen de ce qui a été considéré comme
le «détachement» de Ronald B. Thornton, de
Revenu Canada, Douanes et Accise, à la CEIC.
Ce détachement a débuté le 14 décembre 1987 et
doit se terminer le 31 décembre 1988.
Les requérants ont interjeté appel de la nomina
tion de leur collègue en vertu du paragraphe 21b)
de la Loi dont voici le texte:
21. Lorsque, en vertu de la présente loi, une personne est
nommée ou est sur le point de l'être et qu'elle est choisie à cette
fin au sein de la Fonction publique
a) à la suite d'un concours restreint, chaque candidat non
reçu, ou
b) sans concours, chaque personne dont les chances d'avan-
cement, de l'avis de la Commission, sont ainsi amoindries,
peut, dans le délai que fixe la Commission, en appeler de la
nomination à un comité établi par la Commission pour faire
une enquête au cours de laquelle il est donné à l'appelant et au
sous-chef en cause, ou à leurs représentants, l'occasion de se
faire entendre. La Commission doit, après avoir été informée de
la décision du comité par suite de l'enquête,
c) si la nomination a été faite, la confirmer ou la révoquer,
ou
d) si la nomination n'a pas été faite, la faire ou ne pas la
faire,
selon ce que requiert la décision du comité.
Les requérants croient que ce n'est pas le candi-
dat le plus méritant qui a été choisi pour combler
le poste vacant en cause et ils ont donc voulu
présenter leurs arguments devant un comité d'ap-
pel établi par la Commission de la Fonction publi-
que, conformément à l'article 21 de la Loi. Comme
la sélection qui a précédé la nomination de R. B.
Thornton au poste en cause n'a pas pris la forme
d'un concours officiel, les requérants devaient
d'abord obtenir l'avis de la Commission sur la
question de savoir si leurs chances d'avancement
avaient été amoindries par la nomination de R. B.
Thornton. La Commission, par le biais d'un enquê-
teur, a rassemblé tous les faits et entendu les
arguments des requérants. Le 29 avril 1988, la
Commission a rendu sa décision sur la question des
chances d'avancement posée par les requérants.
Voici le texte de cette décision:
[TRADUCTION] AVIS DE LA COMMISSION
La Commission ne donnera pas d'avis sur la question de savoir
si les chances d'avancement des requérants ont été amoindries
puisque le détachement de M. Thornton ne constitue pas une
nomination au sens de la Loi sur l'emploi dans la Fonction
publique.
MOTIFS DE L'AVIS
Pendant son détachement, M. Thornton conserve son poste à
Douanes et Accise tandis qu'il exerce ses fonctions au Centre
d'Immigration Canada pour une période de temps limitée.
Cette décision est contestée en l'espèce.
Seules deux questions sont en litige en l'occur-
rence: 1) la Commission a-t-elle erré en droit et
outrepassé ses pouvoirs en concluant que le pré-
tendu détachement de R. B. Thornton au poste
d'examinateur de l'immigration, au Centre d'Im-
migration Canada, à Woodstock (Nouveau-Bruns-
wick), n'était pas une nomination au sens du para-
graphe 21b) de la Loi sur l'emploi dans la
Fonction publique; 2) la Commission a-t-elle eu
tort de s'avouer incompétente en refusant de
donner son avis sur la question de savoir si les
chances d'avancement des requérants avaient été
amoindries par cette nomination?
Il convient de souligner que d'après les docu
ments déposés en preuve, une entente de détache-
ment a été signée entre Douanes et Accise, la
CEIC et l'employé détaché, pour établir les moda-
lités et la durée du détachement. Bref, selon cette
entente, M. Thornton devait travailler à titre
d'agent examinateur relevant du directeur du
Centre d'Immigration Canada à Woodstock
(N.-B.). Son affectation devait commencer le 14
décembre 1987 et se terminer le 31 décembre
1988; il devait alors retourner à Douanes et
Accise. Entre-temps, Douanes et Accise continue-
rait de lui verser son salaire, y compris les aug
mentations salariales et les avantages auxquels il
aurait droit.
Lors de l'audience, l'avocat des requérants a
prétendu que le processus d'appel adopté par le
Parlement, à l'article 21 de la Loi sur l'emploi
dans la Fonction publique, a pour but de garantir
l'application du principe du mérite, reconnu à
l'article 10 de la Loi, et que la sélection du candi-
dat le plus méritant pour une nomination, en don-
nant à toute personne dont les chances d'avance-
ment, de l'avis de la Commission, ont été
amoindries par cette nomination, un droit d'appel
devant un comité d'appel établi par la Commission
de la Fonction publique. Les décisions rendues par
la Commission à l'égard des chances d'avancement
peuvent être examinées par la Cour s'il y a eu
erreur de droit ou excès de pouvoir, et pour les
autres motifs qui justifient habituellement la déli-
vrance de brefs de certiorari ou de mandamus.
L'avocat des requérants prétend principalement
qu'au moment de donner son avis en vertu de
l'article 21b) de la Loi, la Commission doit tenir
compte d'une question primordiale, à savoir le
préjudice que pourrait ou non causer la nomina
tion sans concours qui est contestée: lorsque la
Commission s'adresse à des points qui ne sont
aucunement liés à cette question primordiale, elle
outrepasse ses pouvoirs et sa décision devrait être
annulée en conséquence. L'avocat ajoute que la
Commission a eu tort de fonder sa décision sur des
questions relatives à la nomination, car elles relè-
vent de la compétence exclusive du comité d'appel.
Enfin, les requérants prétendent que la Commis
sion a eu tort de s'avouer incompétente en con-
cluant que le détachement présumé de R. B.
Thornton n'était pas une nomination aux fins de
l'article 21 de la Loi. Ils invoquent deux décisions
récentes de la Cour suprême du Canada, les arrêts
Brault' et Dorée, ainsi que la décision rendue par
la Cour d'appel fédérale dans Lucas'.
D'autre part, l'avocat de l'intimée a avancé que
lorsque la Commission a donné l'avis demandé par
les requérants, elle a bien jugé de la question à
partir des faits pertinents, savoir notamment que la
dotation de ce poste pour une période fixe de douze
mois n'était certainement pas une nomination.
L'avocat prétend que la Loi n'interdit pas à l'em-
ployeur de procéder au détachement ou prêt provi-
soire d'un employé pour exécuter des fonctions
différentes de celles qui lui sont habituellement
conférées, lorsqu'il est clair que ce prêt est bel et
bien de nature provisoire et que l'employé conserve
son poste normal, ne touche pas d'augmentation
salariale et retournera à son poste, à la fin du prêt,
ce qui semble être le cas dans l'«entente de déta-
chement» en cause.
Il est reconnu que l'avis donné par la Commis
sion en vertu de l'alinéa 21b) de la Loi peut faire
l'objet d'un examen par la Cour 4 .
Pour trancher ce litige, il faut étudier en profon-
deur l'alinéa 21b) de la Loi qui porte sur la
nomination sans concours. À mon avis, le texte
même de cet alinéa implique un processus à deux
étapes. Tout d'abord, il faut établir si une nomina-
1 Canada (Procureur général) c. Brault, [ 1987] 2 R.C.S. 489.
2 Doré c. Canada, [ 1987] 2 R.C.S. 503.
3 Lucas c. Canada (Comité d'appel de la Commission de la
Fonction publique), [1987] 3 C.F. 354.
4 Blachford c. La Commission de la Fonction publique du
Canada, [1983] 1 C.F. 109 (1" inst.).
tion a été faite ou est sur le point de l'être. Ensuite,
le cas échéant, toute personne qui estime que ses
chances d'avancement sont ainsi amoindries peut
demander à la Commission qu'elle donne son avis
et si celle-ci conclut que les chances d'avancement
ont été amoindries, la personne peut interjeter
appel devant un comité établi par la Commission.
Il relève de la Commission, et non du comité
d'appel, d'établir tout d'abord s'il s'agit ou non
d'une nomination.
Après avoir tranché la question de la compé-
tence, la Cour doit maintenant déterminer si la
Commission a eu raison de conclure que, en l'es-
pèce, il ne s'agissait pas d'une nomination mais
bien d'un détachement. L'intimée invoque l'en-
tente de détachement signée par les parties ainsi
que l'arrêt Belisle 5 , portant sur des faits sembla-
bles, où la Cour d'appel fédérale a déclaré ce qui
suit [à la page 358]:
Si je comprends bien, chacun des cinq agents du service
extérieur dont le détachement fait l'objet d'un appel a été
détaché conformément à un plan ayant pour but d'affecter
provisoirement des agents du service extérieur du ministère des
Affaires extérieures dans d'autres ministères. Le terme «déta-
ché» («second») employé dans le protocole en cause a, je pense,
le sens que lui donne l'une des définitions du Concise Oxford
Dictionary, 6th ed. (1976) la page 1025: «affectation (offi-
cielle) provisoire à d'autres fonctions.» Chacun de ces détache-
ments suppose que l'agent conservera son poste au ministère des
Affaires extérieures pendant qu'il exerce ses fonctions à la
Commission de l'emploi et de l'immigration pour une période
de temps limitée. D'après le dossier de l'affaire, je constate que
c'est là ce qui s'est passé. Je reconnais avec le comité que ces
détachements n'impliquaient aucunement une nomination des
agents détachés à de nouveaux postes à la Commission.
L'avocat des requérants prétend que l'arrêt
Belisle, datant de 1983, a de fait été renversé par
la Cour suprême du Canada dans les arrêts Brault
et Doré susmentionnés, rendus en 1987.
Je ne suis pas d'accord.
Dans l'affaire Brault, le ministère du Revenu
national, Douanes et Accise, avait autorisé la créa-
tion d'une unité canine de détection et affiché un
avis invitant les inspecteurs des douanes à se porter
candidats pour une affectation à titre de «maître-
chien», fonction qui requiert des qualifications spé-
5 Re Belisle et autres et Comité d'appel de la Commission de
la Fonction publique (1983), 149 D.L.R. (3d) 352 (C.A.F.).
ciales supplémentaires. La Cour suprême devait
déterminer si la modification des fonctions d'un
poste de la Fonction publique, appelant des qualifi
cations supplémentaires, et la sélection d'une per-
sonne ayant ces qualifications équivaut à la créa-
tion d'un nouveau poste nécessitant une
nomination faite selon une sélection établie au
mérite, dont on peut interjeter appel devant un
comité d'appel, en vertu de l'article 21 de la Loi.
Dans cette affaire, les faits étaient très diffé-
rents de l'espèce, et même si la Cour suprême a
accueilli l'appel, le juge Le Dain a affirmé que le
principe de sélection établie au mérite doit être
accompagné d'une certaine souplesse en faveur de
l'administration. Voici ce qu'il a déclaré [aux
pages 501-502]:
De toute évidence, l'administration doit pouvoir jouir de
suffisamment de souplesse pour être en mesure d'apporter des
modifications mineures aux fonctions que le titulaire d'un poste
déjà existant de la Fonction publique peut être appelé à rem-
plir, sans par là créer un nouveau poste nécessitant une nomina
tion faite selon une sélection établie au mérite. Lorsque, toute-
fois, comme en l'espèce, la modification des fonctions est
suffisamment importante ou substantielle pour requérir des
qualifications supplémentaires ou particulières exigeant une
évaluation et donc ce qui correspond à une nouvelle sélection
pour le poste, un nouveau poste au sens de la Loi est alors créé.
Ce n'est certainement pas le cas en l'espèce, puis-
qu'aucun nouveau poste n'a été créé.
Dans l'arrêt Doré, rendu par la Cour suprême
du Canada en même temps que l'arrêt Brault, le
juge Le Dain a cité Belisle, mais on ne peut pas
conclure qu'il l'a renversé. Dans Doré, une
employée d'un centre d'emploi du Canada a été
affectée au poste de surveillant à l'accueil et aux
renseignements en attendant la classification d'un
nouveau poste pour ces fonctions. La Cour
suprême devait trancher la question de savoir si
cette affectation constituait une nomination au
sens de la Loi sur l'emploi dans la Fonction
publique, accompagnée d'un droit d'appel en vertu
de l'article 21 de la Loi. La Cour a conclu que les
nouvelles fonctions de l'employée étaient suffisam-
ment différentes de ses anciennes fonctions pour
constituer un nouveau poste, selon le critère établi
dans l'arrêt Brault et parce que l'employée avait
occupé ce poste de façon permanente pendant
quelque neuf mois. Mais le juge Le Dain a
exprimé l'opinion de la Cour de la façon suivante
[à la page 511]:
À l'égard de cette question, je suis d'avis que, bien que l'admi-
nistration doive être en mesure d'affecter temporairement un
fonctionnaire à de nouvelles fonctions sans donner lieu à l'appli-
cation du principe du mérite et au droit d'appel, cet accommo-
dement ne devrait plus pouvoir être utilisé lorsque, comme en
l'espèce, on permet que la durée de l'affectation soit considéra-
ble et indéterminée au point que le titulaire du poste est
présumé détenir un net avantage dans tout processus de sélec-
tion subséquent.
En l'espèce, la situation est assez différente: R.
B. Thornton a été affecté à un nouveau poste pour
une période déterminée de douze mois après
laquelle il doit reprendre son ancien poste. Par
conséquent, je conclus que la Commission a eu
raison de juger que la dotation d'un poste pour une
courte période définie, pendant que la personne qui
occupait le poste en cause était en congé pour
obligations personnelles, constituait bel et bien un
détachement et non une nomination. Voilà un
exemple d'exercice de la souplesse dont doit jouir
l'administration pour mener à bien la direction
d'un ministère.
Pour ces raisons, la requête est sans fondement
et doit être rejetée avec dépens.
Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.