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A-427-88
John F. Schaap, Paul M. Lagacé et la Commission canadienne des droits de la personne (requérants)
c.
Forces armées canadiennes (intimées)
RÉPERTORIÉ: SCNAAP C. FORCES ARMÉES CANADIENNES (CA.)
Cour d'appel, juges Pratte, Marceau et Huges- sen—Ottawa, 16 novembre et 20 décembre 1988.
Droits de la personne État matrimonial Les Forces armées fournissent des logements dits «familiaux» aux mem- bres mariés du personnel militaire, à l'exclusion de ceux qui vivent en union de fait Le tribunal canadien des droits de la personne a conclu à la discrimination, mais non pour le motif illicite de l'état matrimonial La décision du tribunal est annulée Sens de l'expression «état matrimonial» Examen de l'objet de la législation en matière de droits de la personne.
Forces armées Politique suivant laquelle les militaires vivant en concubinage ne peuvent bénéficier de logements familiaux Une distinction défavorable fondée sur l'état matrimonial est-elle contraire à la Loi canadienne sur les droits de la personne? L'intérêt que peut avoir l'employeur dans la stabilité d'une relation n'exige pas le mariage lorsque cinquante pour cent des mariages se terminent par un échec Politique contribuant à perpétuer un stéréotype.
Il s'agit d'une demande d'annulation de la décision du tribu nal des droits de la personne rejetant les plaintes suivant lesquelles les couples qui vivent en union de fait sont l'objet de discrimination de la part des Forces armées. Dans les bases militaires, des logements familiaux sont mis à la disposition des membres mariés du personnel et de leur famille, mais non de ceux qui vivent en concubinage. Le tribunal a conclu que les requérants avaient été victimes de discrimination mais que celle-ci n'était pas fondée sur l'état matrimonial, expression limitée aux relations supposant un mariage légal.
Arrêt (le juge Marceau dissident): la demande devrait être accueillie.
Le juge Hugessen: Le tribunal a commis une erreur de droit. Il n'aurait pas se demander si la relation de fait est comprise dans la définition de l'expression «état matrimonial». On ne saurait confondre relation et état, et bien que la première puisse conférer le second, affirmer qu'elle entre dans le cadre de la définition n'a aucun sens. La question qui se pose est donc plutôt de savoir si, en raison de leur état matrimonial, en l'occurrence celui de célibataires, les requérants ont été victi- mes d'un acte discriminatoire. La réponse à cette question dépend de sa formulation.
L'objet des lois sur les droits de la personne n'est pas de favoriser l'institution du mariage, mais de faire en sorte que certaines décisions soient fondées sur la valeur des individus et non sur des stéréotypes de groupe. La politique consistant à fournir des logements familiaux n'est pas nécessairement discri-
minatoire. Elle vise à fournir l'hébergement aux employés appelés à travailler loin de leur lieu d'origine ou dans des régions isolées, ou encore susceptibles d'être transférés fré- quemment. De toute évidence, l'intérêt de l'employeur n'existe que dans la mesure les relations possèdent un haut degré de stabilité. Toutefois, cet intérêt dans la stabilité et la perma nence d'une relation ne va pas jusqu'à l'exigence d'une sanction par les liens de mariage. Le mariage est un état, alors que l'intérêt de l'employeur se limite à une situation de fait. Les relations particulières que l'employeur cherche à encourager sont celles dont tirent profit les partenaires et qui peuvent contribuer au bon moral des employés. Or, la reconnaissance de tels liens particuliers est fondée sur l'état des partenaires, c'est-à-dire sur le fait que ces derniers soient mariés ou non ensemble. La politique s'appuie donc sur un stéréotype qu'elle contribue à perpétuer, soit la moindre valeur sociale accordée à la relation entre un homme et une femme lorsqu'elle n'est pas consacrée par le mariage. Il conviendrait plutôt d'apprécier le caractère stable et permanent d'une relation à partir des critè- res reposant sur des éléments de fait. Le mariage n'est plus le garant de la permanence et la stabilité. Cette politique crée en outre une caractéristique de groupe parmi les couples: les partenaires mariés l'un à l'autre reçoivent un avantage dont sont exclus ceux dont l'union n'est pas légalisée.
Enfin, il est évident qu'il y aurait discrimination fondée sur l'état matrimonial si la situation était inversée et que le loge- ment n'était fourni qu'aux couples non mariés.
Le juge Pratte: L'expression «état matrimonial» contenue dans la Loi canadienne sur les droits de la personne ne désigne pas l'état d'une personne mariée mais celui d'une personne par rapport au mariage, savoir si elle est célibataire, mariée, divor cée ou veuve.
La discrimination dont les requérants ont été victimes était fondée sur leur état matrimonial, même s'il n'y a pas eu discrimination simplement parce que les requérants n'étaient pas mariés, mais plutôt parce que chacun d'eux n'était pas marié à la femme avec laquelle il vivait.
Le juge Marceau (dissident): La question qui se pose est celle de savoir si la distinction défavorable dont les plaignants ont fait l'objet était fondée sur leur état matrimonial. Le caractère légitime de la politique des Forces armées n'est pas pertinent aux fins de l'interprétation d'une disposition législative. Toute distinction fondée sur un motif illicite doit en effet être sanc- tionnée sans condition. Si le célibat des plaignants doit être considéré comme leur état matrimonial, ils ont été l'objet d'un acte discriminatoire prohibé par la Loi. En revanche, si ce statut n'est pas assimilé à un état matrimonial, l'acte n'est pas prohibé. La réponse dépend donc de la définition de l'expression «état matrimonial» utilisée dans la Loi. Au sens littéral, cette expression ne peut désigner que la situation particulière dans laquelle une personne est placée, en raison de son mariage, par rapport aux droits dont elle jouit et aux restrictions auxquelles elle est assujettie. Or, un état particulier ne saurait découler du fait de ne pas être quelque chose. Il y a lieu de faire une distinction entre l'état matrimonial et «l'état civil» du droit québécois examiné dans l'arrêt Ville de Brossard. Seules les personnes légalement mariées possèdent un état matrimonial au sens de la Loi canadienne sur les droits de la personne. Ce motif de distinction a été ajouté pour faire en sorte qu'un citoyen ne reçoive pas de traitement préjudiciable du seul fait
qu'il ait un conjoint particulier. Cela est conforme à l'objet de toute législation en matière de droits de la personne, soit de prévenir la victimisation des individus en raison de caractéristi- ques non pertinentes échappant à leur contrôle ou à l'égard desquelles leur liberté de choix est tellement vitale qu'elle ne doit pas être freinée par la peur d'éventuelles conséquences discriminatoires.
LOIS ET RÈGLEMENTS
Charte des droits et libertés de la personne, L.R.Q. 1977, chap. C-12.
Code civil du Bas-Canada.
Loi canadienne sur les droits de la personne, S.C. 1976-77, chap. 33, art. 5 à 10, 14 (mod. par S.C. 1980-81-82-83, chap. 143, art. 7), 15 (mod., idem, art. 8).
Loi sur la Cour fédérale, S.R.C. 1970 (2 e Supp.), chap. 10, art. 28.
Loi sur la pension de retraite des Forces canadiennes, S.R.0 1970, chap. C-9, art. 13(4) (mod. par S.C. 1974-75-76, chap. 81, art. 39).
JURISPRUDENCE
DÉCISIONS EXAMINÉES:
Cashin c. Société Radio-Canada, [1988] 3 C.F. 494; (1988), 86 N.R. 24 (C.A.); Brossard (Ville) c. Québec (Commission des droits de la personne), [1988] 2 R.C.S. 279; Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne), [1987] 1 R.C.S. 1114.
AVOCATS:
James Hendry pour les requérants.
Brian Saunders et Arthur McDonald pour les
intimées.
PROCUREURS:
Commission canadienne des droits de la per- sonne, Ottawa, pour les requérants.
Le sous-procureur général du Canada pour les intimées.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
LE JUGE PRATTE: Je partage l'opinion de mon collègue, le juge Hugessen, quant au bien-fondé de la présente demande.
Tout comme lui, j'estime que l'expression «état matrimonial» contenue dans la Loi canadienne des droits de la personne [S.C. 1976-77, chap. 33] ne désigne pas l'état d'une personne mariée mais
plutôt celui d'une personne par rapport au mariage, savoir si elle est célibataire, mariée, divorcée ou veuve.
Cela étant dit, une seule question demeure à mon avis: peut-on dire que la discrimination dont les requérants ont été victimes était fondée sur leur état matrimonial, compte tenu qu'il n'y a pas eu discrimination simplement parce que les requé- rants n'étaient pas mariés, mais plutôt parce que chacun d'eux n'était pas marié à la femme avec laquelle il vivait? Vu l'approbation qu'a donnée la Cour suprême du Canada' au passage des motifs du juge MacGuigan dans l'arrêt Cashin c. Société Radio Canada 2 était examiné un problème similaire, il est maintenant clair que cette question doit recevoir une réponse affirmative.
En conséquence, il devrait être statué en l'espèce de la manière indiquée par le juge Hugessen.
* * *
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
LE JUGE MARCEAU (dissident): Dans ses motifs de jugement que j'ai eu le privilège de lire, mon collègue, le juge Hugessen, estime bien fondée la présente demande introduite en vertu de l'article
28 l'encontre d'une décision du tribunal des droits de la personne. C'est à regret que je ne puis souscrire à cet avis. Je diffère d'opinion quant à la question réellement en litige et partant, sur la conclusion. J'estime pouvoir m'en expliquer assez brièvement.
Les plaintes dont le tribunal a été saisi étaient simples, et les faits sur lesquelles elles étaient fondées n'ont pas été contestés: bien que vivant chacun de façon permanente avec une compagne, les plaignants se sont vu refuser l'usage de loge- ments privés à l'intérieur du camp militaire ils étaient stationnés, en stricte conformité avec la politique du ministère de la Défense nationale qui réserve cet avantage exclusivement aux couples légalement mariés. La question, la seule à laquelle le tribunal devait répondre—comme nous devons à
Brossard (Ville) c. Québec (Commission des droits de la personne), [1988] 2 R.C.S. 279, aux p. 295 et suivantes.
2 [1988] 3 C.F. 494, aux p. 504 et suivantes; (1988), 86 N.R. 24 (C.A.), aux p. 30 et suivantes.
notre tour le faire en l'espèce—est de savoir si la distinction défavorable dont les plaignants ont fait l'objet était fondée, ainsi qu'il est allégué, sur leur «état matrimonial», l'un des motifs illicites en vertu de la Loi canadienne sur les droits de la personne'.
Il s'agit manifestement d'une question de droit, sa solution dépendant strictement de l'inter- prétation à donner à une disposition législative. A ce chapitre, je dirai d'abord que je ne vois pas en quoi le caractère «légitime» ou «raisonnables—ou son absence dans une société moderne—de la poli- tique contestée des Forces armées peut influer de quelque façon sur la réponse devant être fournie en l'espèce. Il est en effet clair que dans son effort pour promouvoir l'idéal d'égalité des chances, pour tous, le législateur, dans la Loi canadienne sur les droits de la personne a jugé bon de condamner tous les «actes discriminatoires» fondés sur certains motifs définis, quelles que soient les excuses ou les explications pouvant être apportées à leur égard. (Le juge en chef de la Cour suprême s'est exprimé en termes très forts à ce propos dans l'arrêt Com- pagnie des chemins de fer nationaux du Canada c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne), [1987] 1 R.C.S. 1114, particulièrement à la page 1134.) Ainsi, à moins que les articles 14 [mod. par S.C. 1980-81-82-83, chap. 143, art. 7] ou 15 [mod., idem, art. 8] de la Loi ne soient invoqués pour exclure un acte discriminatoire donné en raison de circonstances exceptionnelles, toute distinction fondée sur un motif illicite, en matière d'emploi et d'occupation de locaux com- merciaux ou de logements, doit être sanctionnée sans conditions.
Il s'ensuit, à mon avis, que si le statut de céliba- taire des plaignants—l'unique raison pour laquelle on leur a refusé des logements privés—doit être considéré comme leur «état matrimonial» au sens que la Loi donne à cette expression, ils ont sans nul doute été l'objet d'un acte discriminatoire prohibé par cette Loi. En revanche, si ce statut ne devait pas être assimilé à un «état matrimonial», il va également de soi que l'acte en cause, tout discrimi- natoire qu'il puisse être, ne tomberait pas sous le coup de la Loi. La réponse à la question de droit qu'il appartenait au tribunal, et qu'il incombe
En fait, l'un des plaignants a avancé un second motif de discrimination; j'y reviendrai plus loin.
maintenant à cette Cour de trancher, dépend donc uniquement et entièrement de la définition du terme «état matrimonial» utilisé dans la Loi.
C'est manifestement l'approche que le tribunal a retenue, bien que de façon indirecte étant donné qu'il estimait devoir examiner non pas deux mais trois expressions: être marié, vivre en union libre et être célibataire. Il y a lieu, à ce propos, de citer sa conclusion:
Le Parlement a décidé de ne pas définir l'état matrimonial ou la situation de famille de façon à y inclure les relations de droit commun, comme cela s'est fait en Ontario et en Saskatchewan. Il n'a pas jugé bon de prévoir des dispositions reconnaissant certaines situations de droit commun, comme il l'a fait dans d'autres lois, notamment dans le domaine des pensions de retraite.
En cherchant à cerner l'objectif de la loi, afin d'y donner effet, je ne dois pas légiférer dans un domaine que le législateur a jugé bon de laisser imprécis. Je ne peux étendre le sens des mots au-delà de leur signification ordinaire et naturelle.
À mon sens, le terme anglais «status» (état) désigne essentiellement en droit la condition dans laquelle un individu se trouve en raison de son appartenance à une catégorie de personnes jouis- sant de certains droits spécifiques ou assujetties à certaines restrictions particulières; et d'après tous les dictionnaires, le terme anglais «marital» (matri- monial) est bien sûr défini ainsi: «of or pertaining to marriage» (du mariage ou qui s'y rapporte). Au sens littéral, l'expression «marital status» ne peut donc désigner, selon moi, que la situation particu- lière dans laquelle une personne est placée, en raison de son mariage, par rapport à ces droits et restrictions. L'équivalent français «état matrimo nial» revêt exactement le même sens. Or un état particulier ne saurait, me semble-t-il, découler du fait de ne pas être quelque chose. Le terme «état civil» du droit québécois que le juge Beetz a exa- miné dans l'arrêt Brossard (Ville) c. Québec (Commission des droits de la personne), [1988] 2 R.C.S. 279, recouvre quant à lui une notion juridi- que tout à fait différente. Tout comme la «person- nalité», il s'agit, selon ce que je comprends, d'un attribut que le système juridique confère à tout être humain vivant en société. Toujours d'après moi, et de façon générale, l'état civil représente la situation d'un individu, relativement ou par rap port aux autres membres de la société, eu égard à
un certain nombre de faits ou d'événements de sa vie auxquels la loi attache des effets juridiques. Tout citoyen a nécessairement un «état civil» de sa naissance à sa mort, mais cet état est susceptible de changer au cours de sa vie.
Au Québec, le Code civil du Bas-Canada exige que les trois grands événements qui déterminent traditionnellement l'état civil du citoyen, soit la naissance, le mariage et le décès, soient formelle- ment consignés, par des fonctionnaires de l'État, dans des registres publics spéciaux appelés «actes de l'état civil. Dans l'affaire Ville de Brossard, la question était de savoir si une politique d'embau- chage excluant, pour éviter le népotisme, tout pos- tulant apparenté à une personne ayant des liens avec la ville, tel un fils, une fille ou un conjoint, constituait une discrimination fondée sur «l'état civil» et partant, prohibée par la Charte des droits et libertés de la personne [L.R.Q. 1977, chap. C-12] du Québec. La ville soutenait que la notion d'«état civil» visée par cette Charte n'avait pas une portée différente de l'état qui découle des trois faits dont l'enregistrement est obligatoire en vertu du Code civil, pris en eux-mêmes en termes abso- lus. Cette notion, prétendait-elle, n'était donc pas suffisamment large pour englober la relation parti- culière existant entre un enfant et ses parents, ou entre un mari et sa femme. Au nom de la Cour, le juge Beetz a facilement rejeté cet argument en statuant que la portée de l'état civil au Québec s'étend au contraire au-delà des effets juridiques auxquels donnent lieu les trois grands événements officiellement enregistrés sous le nom de chaque individu, et que cette notion englobe sans nul doute la filiation, la fraternité, la «sororité», de même que les relations conjugales. Dans ce contexte, c'est un truisme que d'affirmer, comme l'a fait accessoire- ment le juge Beetz dans ses motifs, que «le statut de célibataire est incontestablement compris dans l'état civil», et je ne crois pas qu'il ait voulu aller plus loin. Mais quoi qu'il en soit, ce qu'il n'a sûrement pas dit, c'est que le fait de ne pas être marié pouvait conférer un «état matrimonial>.
D'autre part, et tant que l'institution du mariage n'aura pas été abolie ou du moins organisée sui- vant des principes tout à fait différents de ceux qui sont présentement reconnus dans ce pays, je ne crois pas qu'il soit permis à quiconque de confon- dre en droit le fait d'être marié et celui de ne pas
l'être, et d'accorder ainsi le statut de couple marié à un couple qui ne l'est pas. Évidemment, il va sans dire que le législateur peut toujours intervenir pour rendre pratiquement identiques, à plusieurs égards, les conséquences juridiques découlant de chacune de ces situations.
Aussi suis-je d'accord avec le tribunal pour affirmer que seules les personnes légalement mariées possèdent un «état matrimonial» au sens de la Loi canadienne sur les droits de la personne. À mon avis, en ajoutant ce motif de distinction, le législateur voulait faire en sorte qu'un citoyen ne reçoive pas de traitement préjudiciable du seul fait qu'il ait accepté d'être uni à une autre personne par les liens du mariage, c'est-à-dire du seul fait qu'il ait, ou qu'il ait eu, un conjoint ou un conjoint particulier. Cette intention n'est-elle pas en par- faite harmonie avec l'objet de toute législation en matière de droits de la personne, soit de prévenir la victimisation des individus en raison de caractéris- tiques non pertinentes sur lesquelles ils n'ont aucun contrôle (le sexe, la couleur, la déficience), ou à l'égard desquelles leur liberté de choix est d'une importance tellement vitale qu'elle ne doit en aucun cas être freinée par la peur d'éventuelles conséquences discriminatoires (la religion, l'état matrimonial). La conclusion du tribunal portant que les requérants n'ont pas, contrairement à la Loi canadienne sur les droits de la personne, subi de préjudice du fait de leur état matrimonial, était à mon avis la conclusion appropriée.
Un dernier commentaire s'impose. J'ai examiné, dans les présents motifs, la question qui était com mune aux deux plaignants, savoir l'allégation de discrimination fondée sur «l'état matrimonial». L'un d'eux cependant soutenait en plus avoir été l'objet d'une discrimination fondée sur sa «situa- tion de famille» parce que, malgré la présence de l'enfant de sa concubine, on avait refusé de lui accorder un logement privé comme le prévoit la politique du ministère de la Défense nationale dans le cas d'un père vivant avec son enfant. Sur cet aspect secondaire de l'espèce, je ne vois rien à ajouter à l'opinion du tribunal.
Je suis d'avis de rejeter la demande.
* * *
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
LE JUGE HUGESSEN: Les Forces armées cana- diennes mettent des logements à la disposition des membres du personnel militaire. Lorsque ceux-ci ont conjoint et enfants, on leur fournit des loge- ments dits «familiaux».
Les requérants en l'espèce sont membres des Forces armées canadiennes. À l'époque en cause, chacun affirmait vivre en union de fait avec une personne du sexe opposé. Or, suivant la politique des Forces contenue dans les Ordonnances et Règlements royaux, les militaires vivant dans une telle situation sont privés du privilège de loger dans des résidences réservées aux personnes mariées'. Les requérants se sont plaints auprès de la Com mission canadienne des droits de la personne d'être l'objet d'un acte discriminatoire fondé sur «l'état matrimonial» 5 .
La présente demande introduite en vertu de l'article 28 vise à faire annuler la décision du tribunal canadien des droits de la personne, en date du 29 février 6 1988, rejetant les plaintes.
Le tribunal a conclu que les requérants avaient effectivement été victimes de discrimination en raison du fait qu'ils vivaient en union libre au lieu d'être mariés. Voici son analyse à cet égard:
MM. Schaap et Lagacé se sont tous deux plaints qu'ils avaient été victimes d'une discrimination en raison de leur état matri monial, parce qu'on avait refusé de leur accorder des logements pour personnes mariées en raison du fait qu'ils vivaient en union libre. M. Lagacé, pour sa part, invoque également le motif de la situation de famille. Le procureur du mis en cause a laissé entendre que, si je devais soutenir que les expressions «état matrimonial» et «situation de famille» englobent la rela tion de droit commun, je devrais alors définir ou expliquer ce que l'on entend par une relation de droit commun. J'estime
^ L'article 1.075 des Ordonnances et Règlements royaux dispose qu'
... un officier ou homme est considéré comme étant marié pourvu qu'un mariage ait été célébré ...
Dans la «Demande pour obtenir une résidence de personne mariée» présentée en preuve devant le tribunal, l'une des condi tions d'occupation stipule que ales unions de fait ne sont pas reconnues». (Dossier, p. 9.)
5 Le requérant Lagacé affirme également avoir été victime d'un acte discriminatoire fondé sur la «situation de famille», motif qui a été ajouté au paragraphe 3(1) [S.C. 1980-81-82-83, chap. 143, art. 2] de la Loi canadienne sur les droits de la personne après le dépôt de la plainte de M. Schaap.
6 Ou du 11 mars, selon qu'on lit la première ou la dernière page du document.
toutefois que la question n'est pas ici de définir la relation de droit commun, mais de donner une définition aux termes «état matrimonial» et «situation de famille», pour ensuite déterminer si la relation dont il est question dans les plaintes entre dans le cadre de cette définition. Certains législateurs provinciaux ont cru bon de donner des définitions expresses de ces termes. Toutefois, cela n'a pas été fait dans la loi qui nous occupe.
J'ai la conviction, sans toutefois vouloir ici soumettre une définition exhaustive de la relation de droit commun, que les deux plaignants étaient engagés dans ce type de relation. J'ai également la conviction que le mis en cause avait pour politique de ne pas accorder de logement pour personnes mariées aux requérants engagés dans une union de fait, à moins que ceux-ci aient un enfant vivant avec eux, qui leur soit apparenté par le sang, le mariage ou l'adoption, et qui fasse l'objet d'une récla- mation pour personne à charge aux fins de l'impôt sur le revenu. Qui plus est, je suis convaincu que les deux plaignants n'ont pas obtenu les logements pour personnes mariées parce qu'ils n'ont pas été considérés comme «mariés», et dans le cas de M. Lagacé parce qu'il n'a pas été considéré comme ayant une «famille». À mon avis, les deux plaignants ont été l'objet d'une discrimination parce qu'ils vivaient une relation de droit commun au lieu d'être légalement mariés. [Dossier, aux pages 888 et 889.]
Le tribunal poursuit toutefois en statuant que la discrimination faisant l'objet de la plainte n'est pas fondée sur un motif prohibé par la Loi:
À mon sens, l'expression «état matrimonial» contenue dans la Loi canadienne sur les droits de la personne, est limitée aux relations supposant un mariage légal. La loi fédérale, contraire- ment à la loi ontarienne par exemple, ne dispose rien de plus. En fait, j'estime que les relations de M. Schaap et de M. Lagacé sont distinctes du mariage dans sa forme légale et qu'elles ne peuvent être considérées comme constituant un état qui soit matrimonial. La signification ordinaire et naturelle du terme «état matrimonial» concerne le mariage légal et ne peut être étendue de manière à englober la relation de droit commun. C'est pourquoi j'estime non fondées les deux plaintes de discrimination fondée sur le motif illicite de l'«état matrimo nial». [Dossier, à la page 890.]
À mon avis, le tribunal a commis une erreur de droit en statuant ainsi.
En premier lieu, j'estime que le tribunal a posé la mauvaise question en cherchant à établir, comme en témoigne le premier passage cité plus haut, si la relation de droit commun entre dans le cadre de la définition de l'expression «état matri monial». À l'évidence, la réponse est non: on ne saurait confondre relation et état, et bien que la première puisse conférer le second, affirmer qu'elle «entre dans le cadre de la définition» n'a aucun sens. «État matrimonial» ne signifie en effet
rien d'autre que le fait d'être [TRADUCTION] «marié ou non marié»'.
La question qui se pose est donc plutôt de savoir si, en raison de leur état matrimonial, en l'occurrence celui de célibataires, les requérants ont été victi- mes d'un acte discriminatoire. La réponse à cette question dépendra de sa formulation.
S'il s'agit de déterminer, en ce qui concerne la fourniture de logements familiaux par les Forces armées, s'il existe une distinction fondée sur l'état matrimonial des personnes vivant en union libre, la réponse est manifestement négative. La politique s'applique à elles indépendamment du fait qu'elles soient mariées ou non. Les Forces armées refusant d'accorder des logements familiaux à quiconque appartient à cette catégorie, il n'y a pas au sein même de ce groupe de distinction défavorable fondée sur l'état matrimonial.
Si en revanche la question est de savoir si l'état matrimonial d'un employé 8 constitue un facteur déterminant dans la décision de l'employeur de lui accorder l'avantage d'habiter un logement fami lial, la réponse est, tout aussi sûrement, affirma tive. L'état matrimonial comprend la condition de célibataire et ceux qui sont dans cette condition ne pourront jamais être admissibles à ce programme.
Est-ce répondre à cette seconde question que de faire valoir, comme le font les partisans de la première, que les couples mariés ne profitent pas tous de logements familiaux? Il semble qu'il faille pour cela analyser soigneusement la politique appliquée, de même que les objectifs visés par la législation sur les droits de la personne. Ce sont des questions de droit qu'il appartient à cette Cour de trancher.
En ce qui concerne d'abord ce dernier point, je ne crois pas que l'objet des lois sur les droits de la personne soit de favoriser l'institution du mariage
Cashin c. Société Radio-Canada, [1988] 3 C.F. 494, la p. 504; (1988), 86 N.R. 24 (C.A.), à la p. 30; voir aussi l'opinion du juge Beetz dans l'arrêt Brossard (Ville) c. Québec (Commis- sion des droits de la personne), [1988] 2 R.C.S. 279, la p. 291:
Le statut de célibataire est incontestablement compris dans l'état civil ...
Bien que, strictement parlant, les requérants ne soient pas employés des Forces armées, il est plus facile d'analyser la politique visant les logements familiaux à la lumière des rela tions entre employeur et employé. L'analogie est juste.
(pas plus, d'ailleurs, que celle du célibat). Au contraire, j'estime qu'en incluant l'état matrimo nial au nombre des motifs des distinction illicite tels la race, l'origine ethnique, la couleur ou la déficience, la loi indique clairement qu'aucun de ces motifs ne doit servir à justifier l'une quelcon- que des décisions visées par les articles 5 à 10 inclusivement. Ces décisions doivent être fondées sur la valeur ou les qualités des individus et non sur des stéréotypes de groupe.
D'autre part, une politique consistant à fournir des logements familiaux aux employés (ou peut- être est-il plus juste de parler de logement les employés peuvent habiter avec les personnes de leur choix) n'est pas nécessairement discrimina- toire quant à son objet ou à ses effets. Il est dans l'intérêt évident d'un employeur de fournir ce genre de logement à ses employés appelés à tra- vailler dans des régions isolées ou loin de leur lieu d'origine ou encore devant fréquemment changer de lieu de travail. Il me semble également évident que cet intérêt n'existe que dans la mesure les relations dans lesquelles les employés sont engagés possèdent un haut degré de permanence et de stabilité; l'employeur n'a en effet pas avantage à ce que ses employés transforment les installations fournies en pension ou en bordel.
L'intérêt que peut avoir l'employeur dans la stabilité et la permanence d'une relation va-t-il jusqu'à exiger la présence d'un lien matrimonial? Je ne le crois pas. Le mariage n'est après tout qu'une question d'état, alors que l'intérêt de l'em- ployeur se limite à une simple situation de fait. Que l'une n'équivaille pas automatiquement à l'au- tre va de soi à une époque l'on nous a dit qu'environ cinquante pour cent des mariages se termineront par un échec.
La politique en cause vise à fournir l'héberge- ment aux employés de même que, dans certaines circonstances, aux tiers qui, de l'avis de l'em- ployeur, entretiennent avec un employé une rela tion particulière. On considère probablement qu'une relation de cette nature représente non seulement une valeur souhaitable sur le plan social mais qu'elle est également avantageuse pour ses partenaires. En encourageant ces liens spéciaux, l'employeur contribue à améliorer le moral de ses employés.
Sous l'angle toutefois de la législation en matière de droits de la personne, le défaut de cette politique est de reconnaître la valeur de tels liens particuliers en se fondant sur l'état des partenaires, c'est-à-dire sur le fait que ces derniers soient ou non mariés ensemble. Le programme s'appuie ainsi sur un stéréotype qu'il contribue à perpétuer, soit que la valeur sociale de la relation entre un homme et une femme est moins grande lorsqu'elle n'est pas consacrée par le mariage.
En admettant qu'un employeur puisse légitime- ment exiger des partenaires qu'ils fassent la preuve du caractère relativement stable et permanent de leur relation pour être admissibles au programme, encore faudrait-il que les critères permettant d'ap- précier ce caractère reposent sur des éléments de fait 9 . C'est un lieu commun d'affirmer que les liens du mariage ne sont pas garants de la permanence ni de la stabilité d'une relation, tout comme leur absence n'est pas nécessairement le signe d'une simple amourette.
Cette politique crée en outre une «caractéristi- que de groupe» 10 : parmi les couples qui vivent ensemble, ceux qui sont mariés l'un à l'autre reçoi- vent un avantage duquel sont exclus ceux qui ne sont pas mariés.
L'appréciation correcte de l'état d'une personne nécessite souvent l'examen de la situation d'une autre personne 11 . C'est le cas en l'espèce. Pour déterminer l'état matrimonial des requérants, il importe de tenir compte de la situation dans laquelle se trouvent les personnes avec qui ils vivent comme mari et femme. Or, les requérants ne sont pas mariés avec elles et c'est pour cette unique raison qu'ils ne peuvent bénéficier de loge- ments familiaux.
Imaginons, pour les fins de l'analyse, la politique contraire. Supposons que les Forces armées cana- diennes ne fournissent le logement qu'aux parte- naires des membres du personnel militaire qui ne
9 L'établissement de tels critères ne pose pas de difficultés insurmontables. Voir, à titre d'exemple les Forces armées sont directement visées, le paragraphe 13(4) de la Loi sur la pension de retraite des Forces canadiennes, S.R.C. 1970, chap. C-9 (mod. par S.C. 1974-75-76, chap. 81, art. 39).
1 ° Voir Ville de Brossard, précité, aux p. 298 et 299. ... dans bien des cas l'état civil d'une personne ne peut être décrit que par rapport à la situation d'une autre personne (le juge Beetz dans Ville de Brossard, précité, à la p. 300).
sont pas mariés. Nul ne saurait dans ce cas contes- ter sérieusement le fait que les gens mariés seraient victimes d'une discrimination fondée sur leur état matrimonial.
J'en conclus que le tribunal a erré en ne statuant pas que la discrimination dont il reconnaît que les requérants ont été victimes était fondée sur le motif illicite de l'état matrimonial. Puisque cette conclusion suffit à trancher l'espèce, il n'y a pas lieu d'examiner l'autre question de savoir si M. Lagacé a également fait l'objet d'une distinction en raison de sa situation de famille.
Pour ces motifs, je suis d'avis d'accueillir la demande présentée en vertu de l'article 28, d'annu- ler la décision du tribunal et de lui renvoyer le dossier pour qu'il statue en tenant compte du fait que la discrimination dont les requérants ont été l'objet était fondée sur leur état matrimonial.
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