T-1990-88
Michel Généreux (requérant)
c.
Cour martiale générale et ses membres convoquée
le 29 septembre 1988 par le lieutenant-général J.
A. Fox pour siéger le 18 octobre 1988 à la Base
des Forces canadiennes de Valcartier, Cource-
lette, Québec, le ministre de la Défense nationale
et le lieutenant-général J. A. Fox (intimés)
et
Procureur général du Canada (mis-en-cause)
RÉPERTORIÉ: GÉNÉREUX c. COUR MARTIALE GÉNÉRALE
Section de première instance, juge Dubé—Québec,
19 décembre 1988; Ottawa, 16 janvier 1989.
Droit constitutionnel — Charte des droits — Procédures
criminelles et pénales — Membre des Forces canadiennes
accusé de possession de stupéfiants en vue d'en faire le trafic
— Convocation d'une cour martiale — Demande d'un bref de
prohibition fondée sur le motif qu'il y a eu violation de l'art.
lld) de la Charte, qui prévoit le droit d'être jugé par un
tribunal indépendant — Application des critères de l'affaire
Valente — Tribunal indépendant — Une fois l'ordonnance de
convocation prononcée, l'inamovibilité des membres est assurée
relativement à l'accomplissement de la tâche — Puisque les
traitements sont liés aux taux prescrits par le Conseil du
Trésor et qu'aucune rémunération additionnelle n'est prévue
pour siéger à la cour martiale, les membres jouissent d'une
sécurité financière — Les ordonnances et les règlements con-
tiennent des dispositions permettant à la cour martiale de
maintenir une indépendance institutionnelle complète, pour les
questions administratives.
Droit constitutionnel — Charte des droits — Droits à
l'égalité — Membre des Forces armées accusé de possession de
stupéfiants en vue d'en faire le trafic — Convocation d'une
cour martiale — II s'agit de savoir si l'art. 15 de la Charte a
été violé puisqu'une partie civile qui est accusée de la même
infraction a droit à un procès civil — L'art. 15 a pour objet
d'assurer la tenue d'un procès devant un tribunal impartial et
indépendant — Que ce soit une cour martiale ou une cour
civile n'a pas d'importance.
Droit constitutionnel — Charte des droits — Clause limita-
tive — L'établissement d'une cour martiale est-il justifié? —
Il n'est pas nécessaire d'apporter d'autres précisions au juge-
ment puisque la Charte n'a pas été violée — Objectif suffi-
samment important — Moyens raisonnables.
Contrôle judiciaire — Brefs de prérogative — Prohibition
— Un membre des Forces armées accusé d'une infraction
relative aux stupéfiants cherche à obtenir un bref de prohibi
tion contre la cour martiale en alléguant que la Charte des
droits a été violée — La requête n'est pas prématurée — Bien
que la question ait pu être soulevé devant la cour martiale,
cette Cour a exercé son pouvoir discrétionnaire pour entendre
la requête au fond.
Forces armées — Cour martiale générale — La cour mar-
tiale constitue-t-elle un tribunal indépendant et impartial au
sens des art. 7 et l id) — La Charte n'a pas été violée — La
cour martiale est également justifiée par l'art. l de la Charte.
11 s'agit en l'espèce d'une demande visant l'obtention d'un
bref de prohibition contre une cour martiale générale pour le
motif que les droits à l'égalité du requérant ont été violés étant
donné que la Cour en question ne constitue pas un tribunal
indépendant et impartial au sens de l'article 7 et de l'alinéa
11d) de la Charte. Le requérant était accusé de possession d'un
stupéfiant en vue d'en faire le trafic. Une cour martiale géné-
rale a été convoquée. Il s'agit de savoir: (1) si la requête était
prématurée, puisque l'incompétence de la cour martiale n'était
pas évidente à la lecture même des actes de procédure; (2) si la
Cour martiale était indépendante; (3) si le droit à l'égalité était
menacé, vu que les personnes civiles accusées de la même
infraction ont droit à une enquête préliminaire, à la divulgation
de la preuve, à un procès devant jury et à un appel contre la
peine; et (4) si l'établissement de la cour martiale était justifié
par l'article 1 de la Charte.
Jugement: la requête doit être rejetée.
Bien que le requérant aurait pu attaquer la constitutionnalité
de la cour martiale devant cette dernière au lieu de présenter
cette requête devant la Cour fédérale, cela n'aurait pas vidé la
question de façon plus efficace et plus appropriée. Il pourrait
être incongru de s'attendre à ce qu'un requérant conteste
l'indépendance d'un tribunal devant ce dernier.
En ce qui concerne la question de l'indépendance de la cour
martiale, il fallait établir si elle pouvait raisonnablement être
perçue comme possédant (1) l'inamovibilité (2) la sécurité
financière et (3) l'indépendance administrative, soit les trois
conditions énoncées dans l'affaire Valente c. La Reine et autres.
La disposition réglementaire prévoyant qu'une cour martiale ne
peut être dissoute que lorsqu'elle a terminé ses délibérations
(sauf en cas de décès ou d'invalidité de l'un de ses membres)
constituait une garantie suffisante d'inamovibilité pour satis-
faire à la première condition de l'affaire Valente. La deuxième
condition a été satisfaite puisque les traitements des officiers
doivent êtres conformes aux taux prescrits par le Conseil du
Trésor et qu'aucune rémunération additionnelle n'est prévue
pour siéger en cour martiale. Enfin, l'indépendance administra
tive a été définie comme étant un contrôle judiciaire sur les
questions telles que l'assignation des juges aux causes et les
séances de la Cour. Les Ordonnances et Règlements de La
Reine prévoient plusieurs dispositions permettant à une cour
martiale de maintenir une indépendance institutionnelle com-
plète pour ce qui est des questions administratives.
L'objet de l'article 15 de la Charte est d'assurer qu'une
personne puisse obtenir un procès devant un tribunal impartial
et indépendant. Le fait que ce soit une cour civile ou une cour
martiale n'empêche nullement le requérant de jouir du statut
d'égalité prévu à l'article 15. Les membres des Forces armées
ont, aux termes de la Loi sur la défense nationale, certains
privilèges et certaines obligations, y compris celle d'être jugé
par une cour martiale. La Loi sur la défense nationale a été
édictée en vertu de la compétence législative exclusive du
gouvernement fédéral sur le service militaire, ce qui permet
nécessairement d'établir des tribunaux chargés de l'application
de cette loi.
On n'a pas convaincu la Cour que les cours martiales vio-
laient la Charte et il n'était pas strictement nécessaire de se
référer à l'article 1 de la Charte. A titre indicatif, toutefois, les
critères énoncés dans l'arrêt Oakes ont été appliqués aux faits
de l'espèce. (1) La jurisprudence a bien établi que le régime de
cour martiale constitue un objectif suffisamment important
pour justifier la suppression d'un droit; et (2) les moyens choisis
étaient raisonnables. Cette dernière conclusion était fondée sur
l'application d'un baromètre de proportionnalité comportant
trois éléments: a) l'établissement de cours martiales doit être
relié de façon rationnelle au maintien de la discipline qui est
essentielle à l'état de préparation et à la morale, de sorte que les
Forces armées puissent remplir leur rôle; b) les moyens choisis
doivent être de nature à porter le moins possible atteinte aux
droits ou à la liberté de l'individu, de sorte que les militaires
jouissent dans la mesure du possible des mêmes protections
dont ils jouiraient devant les tribunaux civils; c) la mesure doit
être justifiée par les objectifs prévus, c'est-à-dire que les effets
préjudiciables sont minimes puisque le requérant jouit de la
même protection que devant les tribunaux civils, et l'objectif est
d'une importance capitale puisqu'il est relié à la discipline au
sein des Forces armées qui sont essentielles au maintien de la
paix et à la survivance d'une société démocratique.
LOIS ET RÈGLEMENTS
Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la
Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B,
Loi de 1982 sur le Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.),
art. 1, 7, I ld), 15.
Déclaration canadienne des droits, S.R.C. 1970, Appen-
dice Ill, art. 1(b).
Loi constitutionnelle de 1867, 30 & 31 Vict., chap. 3
(R.-U.) [S.R.C. 1970, Appendice II, n° 5] (mod. par la
Loi de 1982 sur le Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.),
annexe de la Loi constitutionnelle de 1982, n° I), art.
91(7).
Loi sur la défense nationale, S.R.C. 1970, chap. N-4, art.
35 (mod. par S.C. 1985, chap. 26, annexe I, art. 12),
120 (mod. par S.C. 1972, chap. 13, art. 73; 1985, chap.
19, art. 187, n° 5), 129 (mod. par S.C. 1985, chap. 26,
art. 52), 143, 147 (mod., idem, art. 59).
Loi sur la pension de retraite des Forces canadiennes,
S.R.C. 1970, chap. C-9.
JURISPRUDENCE
DÉCISIONS APPLIQUÉES:
Valente c. La Reine et autres, [1985] 2 R.C.S. 673;
Manitoba (Procureur général) c. Metropolitan Stores
Ltd., [1987] 1 R.C.S. 110; Schick c. La Reine (1987), 30
C.R.R. 79 (C.A.C.M.); La Reine c. Oakes, [1986] I
R.C.S. 103; Rutherford c. R. (1983), 26 C.R.R. 225
(C.A.C.M.).
DÉCISIONS EXAMINÉES:
MacKay c. La Reine, [1980] 2 R.C.S. 370; Harelkin c.
Université de Regina, [1979] 2 R.C.S. 561; Tétreault-
Gadoury c. Canada (Commission de l'emploi et de l'im-
migration du Canada), [1989] 2 C.F. 245 (C.A.); Mills
c. La Reine, [ 1986] 1 R.C.S. 863; R. c. Rahey, [ 1987] I
R.C.S. 588; R. c. Gamble, [ 1988] 2 R.C.S. 595; Commit
tee for Justice and Liberty et autres c. Office national de
l'énergie et autres, [1978] 1 R.C.S. 369.
AVOCATS:
Jean Asselin et Guy Cournoyer pour le
requérant.
Personne n'a comparu pour les intimés.
Jean-Marc Aubry, c.r. et Richard Morneau
pour le procureur général.
PROCUREURS:
Goudreau & St -Cyr, Québec, pour le
requérant.
Aucune inscription ne figure au dossier pour
les intimés.
Le sous-procureur général du Canada pour le
mis-en-cause.
Voici les motifs du jugement rendus en français
par
LE JUGE Du BE: La présente requête vise l'émis-
sion d'un bref de prohibition contre la cour mar-
tiale générale et ses membres convoquée le 29
septembre 1988 pour juger le requérant, aux
motifs que cette cour ne constitue pas un tribunal
indépendant et impartial au sens de l'article 7 et de
l'alinéa 11d) de la Charte canadienne des droits et
libertés [qui constitue la Partie I de la Loi consti-
tutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le
Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.)] et porterait
atteinte aux droits à l'égalité du requérant tels que
garantis par l'article 15 de ladite Charte.
Les faits ne sont pas contestés. Le requérant a
été accusé le 20 septembre 1988 de trois chefs
d'accusation de possession d'un stupéfiant en vue
d'en faire le trafic et également de désertion. Le
requérant a comparu le 23 septembre 1988 devant
le lieutenant-colonel Caron, Royal 22e Régiment, à
la Base des Forces canadiennes de Valcartier. Ce
même jour le brigadier-général Addy de la Base a
demandé au lieutenant-général Fox, commandant
de la Force mobile, de convoquer une cour mar-
tiale, ce que ce dernier a fait le 26 septembre 1988.
L'ordre de convocation mentionne les noms des
officiers devant siéger à la cour, soit un colonel à
titre de président, de quatre officiers à titre de
membres et de deux autres en qualité de substituts.
Au départ, le procureur du requérant a bien
précisé à l'audition de cette requête qu'il ne met-
tait pas en doute l'impartialité des membres cons-
tituant la cour martiale et qu'il ne demandait pas
non plus de déclarer invalide la Loi constituante, la
Loi sur la défense nationale' («la Loi»)—il aurait
fallu procéder par voie d'action pour obtenir une
telle déclaration—mais qu'il voulait l'émission
d'un bref prohibant la cour martiale de siéger, vu
que sa constitution brime les droits du requérant.
La Loi prévoit à l'article 143 et suivants que le
ministre et les autres autorités qu'il désigne peu-
vent convoquer des cours martiales générales ou
disciplinaires et en nommer membres des officiers
des Forces canadiennes. La cour martiale généra-
le—et il s'agit ici d'une cour martiale générale—a
compétence en matière d'infraction d'ordre mili-
taire et se compose d'officiers au nombre mini
mum de cinq. Le président doit détenir au moins le
grade de colonel ou un grade au moins égal à celui
de l'accusé. L'article 147 [mod. par S.C. 1985,
chap. 26, art. 59] énumère les personnes inhabiles
à siéger, entre autres l'officier qui a convoqué la
cour martiale, les témoins, le commandant de l'ac-
cusé et ceux qui ont participé à une enquête con-
cernant le fond de l'accusation.
1. La requête est-elle prématurée?
Le procureur général du Canada soumet que
cette requête est prématurée de la part du requé-
rant, attendu que la prétendue incompétence de la
cour martiale n'est pas évidente à la face même
des pièces procédurales et compte tenu des com-
mentaires de la Cour suprême du Canada dans les
arrêts MacKay c. La Reine 2 et Valente c. La Reine
et autres'. Il soumet qu'en l'absence du caractère
évident d'incompétence, l'émission d'un bref de
prohibition devient discrétionnaire et ne doit être
accordé qu'à la suite de l'épuisement des autres
recours disponibles. Il allègue que l'obligation
d'épuiser les mécanismes internes avant de s'adres-
ser à un organisme externe se trouve confirmé par
les propos suivants du juge Beetz dans l'arrêt
Harelkin c. Université de Regina 4 (à la page 593):
' S.R.C. 1970, chap. N-4.
2 [ 1980] 2 R.C.S. 370.
3 [1985] 2 R.C.S. 673.
4 [ 1979] 2 R.C.S. 561.
Les cours ne doivent pas se servir de leur pouvoir discrétion-
naire pour favoriser les retards et les dépenses à moins qu'elles
ne puissent faire autrement pour protéger un droit.
En d'autres mots, selon le procureur général, le
requérant aurait dû se présenter devant la cour
martiale et attaquer sa constitutionnalité au lieu
de présenter cette requête devant la Cour fédérale.
À mon sens, il aurait pu le faire. L'arrêt de la
Cour d'appel fédérale Tétreault-Gadoury c.
Canada (Commission de l'emploi et de l'immigra-
tion du Canada) 5 , fait autorité en la matière, à
savoir qu'un tribunal qui de par sa loi constitutive,
a la compétence pour se prononcer sur une ques
tion de droit «ne perd pas cette compétence parce
que la question de droit à décider implique des
considérations qui mettent en jeu l'application
d'une disposition de la Charte» [à la page 256]
Par contre, je doute fort que cette procédure
aurait vidé la question de façon plus efficace et
plus appropriée que le moyen emprunté par le
requérant. D'ailleurs, les arrêts MacKay et Harel-
kin cités par le procureur général précèdent l'arri-
vée de la Charte. Des décisions plus récentes me
portent plutôt à exercer mon pouvoir discrétion-
naire et de considérer a priori l'opportunité
d'émettre un bref de prohibition avant la tenue de
l'instruction de la cour martiale.
Il faut retenir que le requérant attaque l'indé-
pendance de la cour martiale et se réclame des
dispositions de l'alinéa l 1 d) de la Charte selon
lequel tout inculpé a le droit d'être jugé par un
tribunal indépendant et impartial. Le juge Lamer
de la Cour suprême du Canada dans l'affaire Mills
c. La Reine 6 disait ceci relativement à un prévenu
qui se plaignait du retard de son procès (à la page
887):
On peut facilement comprendre qu'il serait incongru de dire
au prévenu d'attendre le procès pour se plaindre du retard à
tenir le procès (al. 11b)). L'incongruité serait encore plus
grande si on devait dire au prévenu de s'adresser au tribunal
dont les voies de droit seraient entachées de partialité au sens
de l'al. 11d) . .
Ce même juge est revenu à la charge dans
l'affaire R. c. Rahey 7 , toujours relativement à un
délai raisonnable (à la page 604):
5 [1989] 2 C.F. 245.
6 [ 1986] 1 R.C.S. 863.
7 [1987] 1 R.C.S. 588.
Les exemples les plus clairs, mais non nécessairement les seuls,
de cas où il faut exercer cette compétence se présentent lorsque
l'affaire n'est pas encore parvenue devant la juridiction de
jugement et qu'on a démontré l'opportunité de la réparation ou
la nécessité d'empêcher que se poursuive une violation de droits,
ou encore lorsqu'on allègue que ce sont les procédures elles-
mêmes devant le tribunal d'instance inférieure qui portent
atteinte aux garanties de la Charte.
Les deux jugements précédents ont été repris
récemment par la Cour suprême du Canada dans
l'affaire R. c. Gamble 8 . Le juge Wilson s'exprimait
ainsi relativement au recours à l'habeas corpus et
à l'attitude de l'intimée (à la page 635):
Bien que l'intimée ait raison de dire que la Charte ne crée pas
«un système parallèle pour l'administration des droits conférés
par celle-ci qui viendra s'ajouter aux mécanismes déjà existants
d'administration de la justice» et que les nouvelles responsabili-
tés de la cour en vertu du par. 24(1) peuvent «s'insérer dans le
système actuel de la procédure judiciaire canadienne» (Mills,
aux pp. 971 et 953), elle ne sert guère le système actuel quand
elle cherche à placer des barrières de procédure sur le chemin
de quelqu'un qui, à l'instar de l'appelante, cherche à faire valoir
l'un des droits les plus fondamentaux du citoyen devant le
tribunal traditionnellement compétent.
Relativement à la présomption de constitution-
nalité d'une loi et donc à la prétention que l'incom-
pétence de la cour martiale n'est pas évidente, vu
l'existence de la Loi sur la défense nationale, le
juge Beetz de la Cour suprême du Canada dans
l'affaire Manitoba (Procureur général) c. Metro
politan Stores Ltd. 9 déclarait ce qui suit (à la page
122):
... le caractère innovateur et évolutif de la Charte canadienne
des droits et libertés s'oppose à la notion voulant qu'une
disposition législative puisse être présumée conforme à celle-ci.
En conséquence, je crois devoir considérer la
présente requête et déterminer à ce stage si la cour
martiale ne brime pas les droits du requérant en
vertu des articles 7, 11d) et 15 de la Charte
canadienne des droits et libertés.
2. L'indépendance de la cour martiale
En conformité des dispositions de l'alinéa lld)
de la Charte, le requérant a le droit d'être jugé par
un tribunal impartial et indépendant. La Cour
suprême du Canada dans l'arrêt Valente précité a
formulé les critères servant à déterminer l'indépen-
dance d'un tribunal. Au départ, le juge Le Dain a
établi une distinction entre l'indépendance et l'im-
" [ 1988] 2 R.C.S. 595.
9 [1987] 1 R.C.S. 110.
partialité. Il a rappelé la définition de la crainte
raisonnable d'impartialité telle qu'énoncée par le
juge de Grandpré dans l'arrêt de la Cour suprême
du Canada, Committee for Justice and Liberty et
autres c. Office national de l'énergie et autres 10 ,
savoir que «la crainte de partialité doit être raison-
nable et le fait d'une personne sensée et raisonna-
ble qui se poserait elle-même la question et pren-
drait les renseignements nécessaires à ce sujet».
Le requérant n'attaque pas ici l'impartialité de
la cour martiale mais bien son indépendance. Dans
Valente, la Cour suprême avait à déterminer si un
juge siégeant à la Cour provinciale de l'Ontario
constituait un tribunal indépendant au sens de
l'alinéa 11d) de la Charte. La Cour a décrété
qu'un tribunal peut être considéré comme indépen-
dant au sens de cet alinéa s'il peut raisonnable-
ment être perçu comme possédant trois conditions
ou garanties objectives essentielles, à savoir l'ina-
movibilité, la sécurité financière et l'indépendance
administrative.
a) L'inamovibilité.
Dans Valente, la Cour a défini en ces termes (à
la page 698) l'essence de la caractéristique
d'inamovibilité:
L'essence de l'inamovibilité pour les fins de l'al. l Id), que ce
soit jusqu'à l'âge de la retraite, pour une durée fixe, ou pour
une charge ad hoc, est que la charge soit à l'abri de toute
intervention discrétionnaire ou arbitraire de la part de l'exécutif
ou de l'autorité responsable des nominations.
L'article 111.08 des Ordonnances et Règlements
prévoit que toute cour martiale ne peut être dis-
soute que dans les circonstances suivantes:
À moins qu'elle ne soit dissoute aux termes de l'article 112.64
(Décès ou invalidité de membres ou d'autres personnes), une
cour martiale est réputée dissoute lorsqu'elle a terminé ses
délibérations en conformité du paragraphe (19)(a) ou
(21)(e)(i) de l'article 112.05 au sujet de tout accusé qu'elle
peut juger.
Le requérant allègue que les officiers siégeant à
la cour martiale, contrairement aux juges des
cours provinciales, supérieures ou autres, ne siè-
gent que rarement et à temps partiel. Ils ne jouis-
sent d'aucune stabilité d'emploi. Ils sont facile-
ment remplaçables et effectivement remplacés par
d'autres officiers. Ils sont soumis à la discipline de
la hiérarchie militaire. Ils ne siègent que lorsqu'ils
sont convoqués par leurs supérieurs.
10 [ 1978] 1 R.C.S. 369, la p. 394.
Cette question d'indépendance de la cour mar
tiale a déjà été traitée à fond par le juge Cavanagl
de la Cour d'appel des cours martiales du Canada
dans l'affaire Schick c. La Reine". Qu'il me suf
fise de citer ce passage tiré de la page 86 C.R.R.:
En l'espèce, les membres de la cour martiale ont été désigné:
conformément à l'ordonnance de convocation du tribunal pou]
instruire la présente affaire. Une fois l'ordonnance émise, la
stabilité de chacun des membres de la cour martiale étai
pleinement assurée pour les fins de cette charge. En vertu de
l'article 163 de la Loi sur la défense nationale, l'article 1 I2.1
des ORFC ne prévoit que la révocation d'un ou de plusieurs
membres, ou de remplaçants, sur récusation pour cause de la
part de l'accusé. Aucun mécanisme ni aucune autorité ne
prévoient d'autre mode de révocation d'un membre de la Coup
une fois qu'il a été nommé. Selon l'article 111.08, la Cour, une
fois convoquée, continue d'exercer ses fonctions jusqu'à l'issue
des procédures, indépendamment de l'autorité qui l'a convo-
quée, et elle ne peut être dissoute qu'en vertu de l'article
112.64, lequel prévoit cette dissolution, faute de quorum, à la
suite du décès ou de l'incapacité d'agir d'un ou plusieurs de se
membres. La première condition essentielle pour l'indépen-
dance judiciaire, établie dans l'arrêt Valente, se trouve donc
parfaitement remplie.
Je me dois d'ajouter que ce jugement prononcé
au nom des autres membres de la Cour a été signé
le 25 mai 1987 et se réfère à la Charte ainsi qu'au
jugement Valente précité. La Cour d'appel des
cours martiales du Canada est formée de juges de
la Cour fédérale et des cours supérieures des pro
vinces. J'adopte cette décision unanime dans l'af-
faire Schick, non seulement par collégialité, mais
également parce qu'elle reflète mes propres con
clusions en l'espèce.
b) La sécurité financière.
Quant au deuxième critère, la sécurité finan-
cière, je reviens au point de départ à savoir la
définition du juge Le Dain à ce sujet dans Valente
(à la page 704):
Cela veut dire un traitement ou autre rémunération assurés et,
le cas échéant, une pension assurée. Cette sécurité consiste
essentiellement en ce que le droit au traitement et à la pension
soit prévu par la loi et ne soit pas sujet aux ingérences arbitrai-
res de l'exécutif, d'une manière qui pourrait affecter l'indépen-
dance judiciaire. Dans le cas de la pension, la distinction
essentielle est entre un droit à une pension et une pension qui
dépend du bon vouloir ou des bonnes grâces de l'exécutif.
Comme le veut l'article 35 [mod. par S.C. 1985,
chap. 26, annexe I, art. 12] de la Loi, le solde et les
allocations des officiers doivent être conformes aux
taux prescrits par le Conseil du Trésor. La Loi et
" (1987), 30 C.R.R. 79.
les Ordonnances et Règlements ne prévoient pas de
rémunération additionnelle relative à une charge
ad hoc, telle celle de siéger à une cour martiale.
Cette fonction fait tout simplement partie des
devoirs d'un officier. Il en va de même du droit à
la pension, lequel est prévu à la Loi sur la pension
de retraite des Forces canadiennes 12 . Tout comme
le salaire, ce droit n'est pas affecté du fait qu'un
officier siège de temps à autre à une cour martiale.
Voici ce que le juge Cavanagh écrivait à ce chapi-
tre dans l'affaire Schick précitée (aux pages 86 et
87):
La deuxième condition essentielle mentionnée à la page 704
(C.C.C. 216) de l'arrêt est la sécurité financière des membres
du tribunal. Cette condition s'appliquerait difficilement en
l'espèce. Les officiers nommés pour siéger à la cour martiale
continuent de toucher leur salaire; ils ne siègent que pour jouer
leur rôle de membre de la cour martiale, mais vont ensuite
revenir à leur poste habituel. Aucun élément de preuve ne
permet de croire que leur salaire sera touché, et aucune autorité
ne permet de conclure qu'il pourrait l'être, parce qu'ils ont
rempli leurs fonctions judiciaires, en tant que membres de la
cour martiale.
c) L'indépendance administrative.
Je passe maintenant au troisième critère, celui
de l'indépendance administrative. Encore une fois,
il faut revenir à l'arrêt Valente où le juge Le Dain
précise sa pensée relativement à ce critère (à la
page 709):
Le contrôle judiciaire sur les questions mentionnées par le
juge en chef Howland, savoir l'assignation des juges aux causes,
les séances de la cour, le rôle de la cour, ainsi que les domaines
connexes de l'allocation de salles d'audience et de la direction
du personnel administratif qui exerce ces fonctions, a générale-
ment été considéré comme essentiel ou comme une exigence
minimale de l'indépendance institutionnelle ou «collective». Voir
Lederman, «The Independence of the Judiciary», dans The
Canadian Judiciary (1976, ed. A. M. Linden), aux pp. 9 et 10;
Deschênes, Martres chez eux, aux pp. 83, 84 et 130.
J'ai déjà expliqué qu'une cour martiale est com
posée d'un nombre variant entre cinq et neuf offi-
ciers et présidée par un officier détenant le grade
de colonel, ou plus élevé selon le cas. De plus, la
Loi prévoit la désignation d'un juge-avocat chargé
de statuer sur les questions de droit ou sur les
questions mixtes de droit et de fait. Tous les
membres de la cour martiale, ainsi que le juge-avo-
cat, doivent prêter le serment, jurant d'administrer
dûment la justice en conformité de la loi, sans
partialité, faveur ni affection.
' 2 S.R.C. 1970, chap. C-9.
Le paragraphe 112.54(1) des Ordonnances et
Règlements prescrit qu'il incombe au président de
prendre les dispositions suivantes: a) de faire en
sorte que le procès soit dirigé avec ordre et d'une
façon digne d'une cour de justice; b) de veiller à ce
que la cour s'acquitte comme il faut de ses fonc-
tions pendant le procès; et c) en l'absence de
juge-avocat, de veiller à la préparation et à la mise
au point définitive du procès-verbal, des délibéra-
tions de la cour et à la garde des pièces.
La Cour d'appel des cours martiales du Canada
a considéré dans Schick que ce critère s'appliquait
surtout au poste de juge provincial dans l'affaire
Valente. Pour ce qui a trait aux membres de la
cour martiale, ceux-ci ne sont nommés que pour
une cause et par après ils reprennent leurs fonc-
tions militaires.
Par ailleurs, le chapitre 112 des Ordonnances et
Règlements prévoit plusieurs dispositions permet-
tant à une cour martiale de maintenir, une fois
établie, une indépendance institutionnelle complète
pour les questions administratives les touchant
directement. De plus, l'ordonnance 111-1 des
Ordonnances administratives applicables aux
Forces canadiennes prescrit également des instruc
tions de nature administrative touchant les cours
martiales.
3. Le droit à l'égalité est-il menacé?
Le deuxième volet de la requête est à l'effet que
la cour martiale ne peut juger le requérant relati-
vement aux accusations de possession de stupé-
fiants en vue d'en faire le trafic en vertu de la
juridiction prévue à l'article 120 [mod. par S.C.
1972, chap. 13, art. 73; 1985, chap. 19, art. 187,
item 5] de la Loi sur la défense nationale parce
que cette juridiction porte atteinte aux droits à
l'égalité du requérant tels que garantis par l'article
15 de la Charte canadienne des droits et libertés.
Le paragraphe 15(1) de la Charte se lit comme
suit:
15. (1) La loi ne fait acception de personne et s'applique
également à tous, et tous ont droit à la même protection et au
même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimina
tion, notamment des discriminations fondées sur la race, l'ori-
gine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l'âge
ou les déficiences mentales ou physiques.
À ce chapitre, le requérant prétend que ces
dispositions de la Charte lui donnent l'opportunité
et le droit d'être jugé par un tribunal de droit
commun relativement aux infractions relevant de
la loi ordinaire. Vu qu'il ne s'agit pas ici d'une
offense militaire, le requérant prétend qu'il a droit,
tout comme les autres Canadiens non militaires, à
une enquête préliminaire, une divulgation de
preuve, un procès devant jury, un appel sur la
sentence, etc., bref à un procès civil.
À mon sens, l'objet essentiel de l'article 15 de la
Charte est d'assurer qu'une personne puisse obte-
nir un procès devant un tribunal impartial et indé-
pendant. Le fait que ce tribunal soit une cour civile
ou une cour martiale n'empêche nullement le
requérant de jouir du statut d'égalité prévu à
l'article 15. Les membres des forces armées sont
assujettis à la Loi sur la défense nationale laquelle
Loi comporte certains privilèges et certaines obli
gations, y compris celle d'être jugé par une cour
martiale. Dans l'affaire MacKay précitée, le juge
Ritchie, au nom de la majorité de la Cour suprême
du Canada, écrivait ceci relativement à un argu
ment semblable basé sur l'alinéa 1 b) de la Décla-
ration canadienne des droits [S.R.C. 1970, Appen-
dice 111] (aux pages 390 et 391):
Le principal argument de l'appelant pour invoquer l'al. lb)
est, si j'ai bien compris, que les dispositions de la Loi sur la
défense nationale le privent de son droit à l'égalité devant la loi
que garantit cet alinéa parce qu'il peut être jugé par un tribunal
(c.-à-d. une cour martiale) différent de celui qui peut juger les
autres citoyens. Dans l'examen de ce point et des autres préten-
tions de l'appelant, il faut d'abord faire remarquer que la Loi
sur la défense nationale, en vertu de laquelle les accusations
ont été portées en l'espèce, est une loi édictée en application de
l'obligation de légiférer assignée au Parlement par le par. 91(7)
de l'Acte de l'Amérique du Nord britannique qui dispose:
... l'autorité législative exclusive du Parlement s'étend à ...
7. La milice, le service militaire et le service naval, et la
défense du pays.
Ce pouvoir doit, à mon avis, comporter celui d'édicter des lois
pour réglementer et régir la conduite et la discipline des
membres des forces armées, ce qui implique en conséquence
l'adoption de dispositions établissant des tribunaux chargés de
leur application.
11 s'agit là de toute évidence d'une loi adoptée en cherchant
l'accomplissement d'un objectif fédéral régulier, qui vise une
catégorie particulière d'individus, savoir les membres des forces
armées.
Même si ce jugement a été rendu avant l'arrivée
de la Charte, le juge Le Dain s'y est référé dans
Valente et il n'a pas dit que l'avènement de la
Charte changeait la situation.
4. L'établissement d'une cour martiale est-il
justifié?
Ceci étant dit et le requérant ne m'ayant pas
convaincu que le régime de cour martiale porte
atteinte par son objet ou ses effets à la Charte, il
n'est pas strictement nécessaire que je me réfère à
l'article 1 de la Charte afin de démontrer que les
droits du requérant peuvent être restreints dans
des limites raisonnables dont la justification puisse
se démontrer dans le cadre d'une société libre et
démocratique. Par contre, au cas où je sois dans
l'erreur et à tout événement pour mieux arrondir
ce jugement, je vais tenter d'appliquer les critères
d'analyse exposés par le juge en chef Dickson dans
l'arrêt bien connu La Reine c. Oakes' 3 pour déter-
miner si l'établissement d'une cour martiale est
justifié.
Dans cet arrêt, la Cour a décidé que, pour
établir si une restriction est raisonnable et si sa
justification peut se démontrer dans le cadre d'une
société libre et démocratique, il faut appliquer
deux critères fondamentaux. Dans un premier
temps, l'objectif doit être suffisamment important
pour justifier la suppression d'un droit et, en
deuxième lieu, les moyens choisis doivent être rai-
sonnables et leur justification doit être démontra-
ble.
a) L'objectif est-il suffisamment important?
Au départ, il faut retenir que le paragraphe
91(7) de la Loi constitutionnelle de 1867 [30 & 31
Vict., chap. 3 (R.-U.) [S.R.C. 1970, Appendice II,
n° 5] (mod. par la Loi de 1982 sur le Canada,
1982, chap. 11 (R.-U.), annexe de la Loi constitu-
tionnelle de 1982, no 1)] accorde au Parlement
fédéral le pouvoir d'établir une cour de justice
relative à «La milice, le service militaire et le
service naval et la défense du pays.» Qu'il suffise
de citer ce passage de l'arrêt MacKay précité (à la
page 390):
Ce pouvoir doit, à mon avis, comporter celui d'édicter des lois
pour réglementer et régir la conduite et la discipline des
membres des forces armées, ce qui implique en conséquence
l'adoption de dispositions établissant des tribunaux chargés de
leur application.
Quant à la nécessité d'imposer la discipline et
d'établir des cours martiales au sein des forces
armées, il convient de reproduire certains passages
" [1986] 1 R.C.S. 103.
pertinents et éloquents des jugements majoritaires
dans MacKay. D'abord un passage du juge Ritchie
(à la page 398):
On reconnaît depuis toujours la nécessité d'appliquer un code
distinct au sein des forces armées comme un ingrédient essen-
tiel de la vie militaire et, à mon avis, l'application de la Loi sur
la défense nationale doit être étudiée à la lumière de l'histoire
et de l'évolution de ce code.
Un peu plus loin le juge McIntyre, écrivant
également au nom du juge Dickson [tel était alors
son titre], disait ceci (à la page 402):
Depuis très longtemps, on reconnaît en Angleterre et dans les
pays d'Europe occidentale, qui ont transmis leurs traditions et
principes juridiques à l'Amérique du Nord, que la situation
particulière que crée la présence dans la société d'une force
militaire armée, jointe aux impératifs d'efficacité et de disci
pline de cette force, a exigé l'élaboration d'un droit distinct que
l'on a appelé droit militaire. A des degrés divers parfois, mais
toujours clairement, ce droit distinct a reconnu un rôle judi-
ciaire aux officiers de la force militaire en cause.
Et finalement il ajoute aux pages 404 et 405:
Les nécessités pratiques de la vie militaire exigent que ce rôle
soit rempli par des officiers des forces armées et je n'y vois
aucune violation de la Déclaration canadienne des droits.
J'ajouterai qu'il existe maintenant un Tribunal d'appel des
cours martiales, une cour d'appel professionnelle ayant une
compétence générale d'appel sur les cours martiales. C'est là, à
mon avis, une garantie importante, et sa création est un pas
réaliste et pratique vers l'assurance de la protection requise
dans les circonstances.
Encore une fois, il est vrai que l'arrêt MacKay a
été rendu avant l'arrivée de la Charte. Cependant,
la Cour suprême avait à décider si le régime de
cour martiale était inopérant en raison de la
Déclaration canadienne des droits et, en majorité,
elle a répondu par la négative. De plus, l'ensemble
des propos précités a été consacré par le juge Le
Dain dans l'arrêt Valente, lequel jugement a été
rendu après l'arrivée de la Charte. Dans MacKay,
les juges Ritchie et McIntyre ont insisté sur la
tradition fort ancienne d'un système distinct de
justice militaire administré par des cours martia-
les. Tous deux ont aussi souligné que le statut de la
Cour d'appel des cours martiales et son indépen-
dance des forces armées ajoutaient des garanties
additionnelles en faveur de l'accusé, lequel
demeure innocent jusqu'à preuve du contraire.
Fort de l'appui de ces autorités imminentes, je
n'ai aucun doute que le régime de cour martiale
constitue un objectif suffissamment important au
sens du premier critère tel que stipulé dans Oakes.
b) Les moyens sont-ils raisonnables?
Le deuxième critère, à savoir si les moyens
choisis sont raisonnables, nécessite l'application
d'un baromètre de proportionnalité lequel com-
porte trois éléments distinctifs. Le premier est à
l'effet que le moyen choisi, en l'occurrence l'éta-
blissement d'une cour martiale, doit être relié par
un lien rationnel à l'objectif poursuivi, l'objectif
étant la bonne conduite et la discipline des mem-
bres des forces armées.
À la suite des citations précitées, il me semble
évident que l'établissement des cours martiales est
relié de façon profondément rationnelle au but
ultime de maintenir la discipline chez les membres
des forces armées. Je vois difficilement comment
on pourrait prétendre que le régime des cours
martiales soit une mesure arbitraire, inéquitable
ou irrationnelle. À ce chapitre, le procureur du
requérant a suggéré que les juges de la Cour
fédérale siègent à la cour martiale, constituant,
pour ainsi dire, une chambre martiale de la Cour
fédérale. Selon lui, cette solution ne violerait pas
les droits du requérant. Je n'ai pu m'empêcher de
lui suggérer qu'il ne serait pas tellement pratique
de parachuter des juges derrière les lignes de
combat en temps de guerre pour juger les militai-
res et imposer la discipline. C'est un peu dans ce
sens qu'abondait le juge Mahoney siégeant à la
cour d'appel martiale, dans l'arrêt Rutherford c.
R.' 4 ( à la page 261):
En résumé, le rôle des Forces armées canadiennes est donc
d'assurer la défense du Canada, au pays et à l'étranger et, dans
certaines circonstances précises, de prêter main-forte aux auto-
rités civiles. Elles doivent être prêtes à remplir ce rôle dès qu'on
leur en fait la demande. L'état de préparation et le moral de ses
membres sont tributaires de leur discipline. Le droit militaire
regroupe les règles de cette discipline. Son application ne se
justifie dans une société libre et démocratique que si elle est
nécessaire au maintien du moral et à la préparation des forces
armées.
Je passe maintenant au deuxième élément de
proportionnalité, à l'effet que le moyen choisi doit
être de nature à porter le moins possible atteinte
aux droits ou à la liberté de l'individu. Comme on
l'a déjà vu, les Ordonnances et Règlements préci-
tés assurent aux militaires, dans la mesure du
14 (1983), 26 C.R.R. 255.
possible, les mêmes protections dont ils jouiraient
devant les tribunaux civils. À cet effet, l'article
129 [mod. par S.C. 1985, chap. 26, art. 52] de la
Loi projette un éclairage réconfortant:
129. Les règles et principes suivis à l'occasion devant les
tribunaux civils qui feraient d'une circonstance quelconque une
justification ou une excuse d'un acte ou d'une omission, ou un
moyen de défense contre une accusation, s'appliquent à toute
procédure engagée en vertu du Code de discipline militaire.
Et, encore une fois, les militaires peuvent se
pourvoir de la décision d'une cour martiale auprès
de la Cour d'appel des cours martiales du Canada
dont le statut d'indépendance n'a jamais été mis en
question. Il faut toujours retenir que les cours
martiales peuvent être appelées à rendre justice
non seulement au Canada mais partout dans le
monde auprès des militaires canadiens, soit en
mission de paix ou sur un théâtre de guerre.
Finalement, le troisième élément de proportion-
nalité, à savoir que la mesure attaquée soit justi-
fiée par les objectifs qu'elle est destinée à servir.
Cet élément est ainsi précisé par le juge en chef
Dickson dans l'arrêt Oakes (à la page 140):
Plus les effets préjudiciables d'une mesure sont graves, plus
l'objectif doit être important pour que la mesure soit raisonna-
ble et que sa justification puisse se démontrer dans le cadre
d'une société libre et démocratique.
Le requérant n'a pas établi qu'il a subi ou qu'il
subirait des effets préjudiciables, mais même si tel
était le cas, ces effets ne peuvent être que très
minimes dans les circonstances puisqu'il jouit, à
toutes fins pratiques, de la même protection que
devant les tribunaux civils. Par ailleurs, comme je
l'ai mentionné déjà, l'objectif est d'une importance
capitale puisqu'il est relié à la discipline au sein
des forces armées et que ces forces, dans le monde
imparfait où nous vivons, sont essentielles au main-
tien de la paix et de la survivance d'une société
démocratique telle que la nôtre.
Par conséquent, je considère que la cour mar-
tiale constitue un tribunal indépendant et impar
tial au sens de l'article 7 et de l'alinéa 11d) de la
Charte et qu'elle peut juger le requérant relative-
ment aux accusations précitées, attendu qu'elle ne
porte pas atteinte aux droits à l'égalité du requé-
rant tels que garantis par l'article 15 de la Charte.
Cette requête sera donc rejetée avec frais et
dépens.
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